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On le sait, un large pan des Sciences humaines et sociales est
aujourd'hui menacé de disparition pure et simple, au nom
de son inutilité en matière de «rentabilité
et de matérialisation» brandie par la «gouvernance»
de la recherche scientifique. Seuls seraient sauvegardés
des champs de recherche ravalés au rang de technologie socioéconomique,
de l'ingénierie de contrôle social aux marottes conceptuelles
destinées à enjoliver les tristes horizons du «développement
durable» ou de «l'alter capitalisme». Mais cet
anathème cache des motivations bien plus profondes que l'impératif
de gestion, voire même que la simple nécessité
politique d'abattre les «forteresses» de la recherche
critique.
Ces champs scientifiques aujourd'hui menacés durent pour
la plupart leur essor à une double référence,
qui se constitua en «noyau» conceptuel des luttes sociales
du XXe siècle: le freudisme et le marxisme. Sociologie, anthropologie,
linguistique, psychanalyse, histoire, philosophie, politique, économie:
l'essentiel de la production des SHS – elle est immense –
s'inscrivit dans le mouvement des luttes sociales menées
contre le capitalisme industriel puis postindustriel.
Immanquablement, les SHS n'ont décrit qu'un seul objet: le
capitalisme et ses effets - y compris par l'étude de sociétés
non capitalistes (ou pré-capitalistes) dans la mesure où
l'angle de vue était précisément celui de l'extinction
de ces sociétés du fait de la domination capitaliste.
Ainsi, on pourra schématiser la sociologie comme s'attachant
à l'analyse du travail en mode capitaliste et de ses effets
(l'organisation sociale, jusque dans ses symboles et ses rites, qui
en découle), l'économie comme attachée à
l'analyse du fonctionnement capitalistique. Une large part de ces
sciences se positionna donc comme critique à l'égard
de leur objet.
Le capitalisme triomphant prétend sonner la fin de leur «règne»
comme devant nécessairement accompagner la chute des régimes
dits du «socialisme réel» auxquels, selon lui,
ces sciences seraient censées devoir leur justification et
leur référent. Le mieux qu'elles soient désormais
autorisées et astreintes à fournir à la machinerie
marchande se réduit à de nouveaux moyens «technoscientifiques»
d'oppression, de manipulation, de formatage et de contrôle,
en vue d'une productivité toujours mieux huilée. Dans
la foulée de leur instrumentalisation ont surgi en leur sein,
après 1989, comme autant de champignons après l'averse,
de nouvelles «sciences» dûment estampillées
«humaines et sociales», comme les «ressources»
du même nom: communication, gestion, médiologie, cybernétique...
Ainsi, le laboratoire de sociologie analysant de nouvelles formes
du travail (télé performance, e-business) ne manque
pas d'attirer aujourd'hui le management d'entreprise (souvent commanditaire)
— mais il est parfaitement hypocrite d'espérer justifier
socialement et scientifiquement cette ingénierie triviale en
escomptant que l'inspection du travail ou les salariés eux-mêmes
se trouvent destinataires heureux et comblés des «valeurs»
ainsi créées. Le même laboratoire ne trouvera
jamais le moindre subside pour mener une étude sur l'exploitation
salariale conduite par les hard discounters de l'alimentaire (Ed,
capitalisme, etc.) et en mènera d'ailleurs d'autant moins que,
de toute manière, personne n'a besoin d'une analyse «scientifique»
pour savoir que ces entreprises sont - en toute impunité -
les têtes de pont de l'offensive esclavagiste en occident.
Beaucoup, hélas, parmi les chercheurs, cèdent à
l'injonction alimentaire de faire œuvre scientifique en se
penchant sur «l'objectivité» du boulet qui les
entrave. La productivité scientifique suit en cela la règle
capitalistique et contribue avec empressement au recul, avec les
droits, des connaissances: tant qu'il se consacre à la taxinomie
du boulet, le «chercheur» ne cherche pas à en
briser la chaîne...
Cerise sur le gâteau médiatique du décervelage
haut de gamme: le Nobel 2003 de médecine ne vient-il pas d'être
attribué aux derniers perfectionnements apportés à
l'imagerie médicale (IRM), autrement dit à la technologie
pure, conférant ainsi à celle-ci le «label»
jusque là réservé à la recherche fondamentale?...
quelle agence de pub eût osé rêver disposer un
jour du Nobel pour accroche?
De même les SHS se voient sommées, sous la contrainte
alimentaire, de se muer en performance de la domination au pire, du
«réformisme structurel» au mieux.
Revendiquer leur «excellence» face aux diktats gouvernementaux
est un combat perdu d'avance. Ergoter sur les «valeurs»,
notamment culturelles et éducatives, dont la recherche publique
en SHS serait porteuse au détriment de la recherche privée
est argument mort lorsque ledit secteur public prétend simplement
se poser en concurrent au secteur privé, dans le même
esprit mercantile. Ainsi, entrer dans le «dialogue» avec
le pouvoir condamne notre imagination et notre inventivité
à l'argument rhétorique, politicien, et à la
compromission. Le libéralisme n'est pas qu'un «idiôme
dominant» qu'on pourrait se croirait assez malin pour déjouer.
Il est, dans les faits, dictature, oppression et répression.
Pourtant, il est intéressant d'approfondir les raisons de
la mise à mort annoncée des SHS, du point de vue de
leur épistémologie même et sous l'angle de leur
dimension politique, le tout au-delà de la situation critique
qu'elles affrontent.
Car tout se passe en réalité «comme si»
le capitalisme décrétait que les SHS n'ont plus rien
de fondamental à révéler sur «l'Homme»,
en tant que construction sociale et individu, en tant que collectif
et société, en regard du Graal biologique enfin atteint:
le séquençage du génome humain. Celui-ci est
présenté comme l'ultime réponse, ô combien
en puissance d'extases «techno», à toutes les
questions (on ne développera pas ici l'absurdité du
fantasme «d'innéité définitive»,
attaché par le battage médiatique au génome,
au nom de quoi on s'empresse de confier à la seule intervention
«mécanique» de quelques bidouilleurs aux ordres
de leurs maîtres la responsabilité d'une évolution
de la race humaine: cette guignolade ne vise qu'à conforter
l'image d'une toute-puissance quasi magique des patrons du capital
afin de mieux y soumettre le quidam terrifié; elle piétine
toute objectivité scientifique véritable, compte tenu
de l'ignorance subsistant sur le fonctionnement des processus génétiques
et des barrières, créées par nos modes cognitifs
eux-mêmes tels qu'ils sont précisément déterminés
par l'organisation officielle des savoirs, qui s'opposent probablement
aux protocoles d'investigation qu'exigerait ce domaine).
Or, s'il est bien une vérité acquise des SHS, c'est
d'une part, en tant qu'humaines et sociales, leur relativité
à tout système social organisationnel, lui-même
relatif à un certain nombre de rapports de force variables,
et d'autre part, en tant que sciences, leur refus de considérer
leur objet comme «fini».
La résistance des SHS, pour sauvegarder leur autonomie face
aux ukases délirantes d'un système aux prises avec
sa propre clôture, devrait inciter à la plus grande
circonspection quant à la viabilité de ce dernier.
Car le capitalisme, système clos, a nécessairement
besoin d'un être humain «fini». La «finitude»
supposée du génome vient à point constituer
la divine révélation. A l'instar du dogme religieux,
la gestion sociale capitaliste a besoin du principe que l'être
humain est fini, qu'on en a fait le tour et que ne s'ouvrirait,
comme ère nouvelle, que celle de bidouillages pitoyables
et juteux, pour le bien de troupeaux «pacifiés»
et dociles. L'épais jargon «technoscientifique»
qui masque ce projet est d'autant plus creux qu'il ne renvoie qu'à
la tautologie et à l'autoréférence: le pouvoir
pour et par lui-même.
Sa clôture amènera l'effondrement du système.
Comme tout absolutisme. Ainsi la toute-puissance du dogme catholique
et sa prétention à poser sa «vérité»
comme «réel» s'effondrèrent malgré
l'acharnement de l'Eglise pour imposer, les bûchers de l'Inquisition
aidant, la finitude et la clôture obsolètes du système
ptoléméen.
Car, de deux choses l'une: si l'être humain n'est pas «fini»,
alors c'est le capitalisme qui l'est. Exactement comme l'était
le système de Ptolémée au génome siècle.
Il n'y a pas photo: si la survie du système capitaliste exige
aujourd'hui de «clore» la connaissance de l'humain,
dites-vous bien que ce n'est pas pour des prunes.
Cela confère alors une toute autre importance aux Sciences
humaines et sociales: ce n'est pas pour leur coût ni pour
leur potentiel critique que le système cherche à les
abattre, mais parce que, par définition même, sur le
plan ontologique, elles opposent à sa forclusion la non-clôture
de leur objet - l'être humain social.
La contradiction qui leur est adressée par les maîtres
à penser de l'offensive de la dernière chance capitaliste
obéit bien sûr à la real-politik la plus triviale
mais relève surtout de la «pensée magique»,
de «l'obligation de croyance» qui veut imposer la confusion
du vrai et du réel: affirmer que «rien ne nous incite
à parier sur la supériorité d'un modèle
non capitaliste» revient à dire que «l'Homme
social» est rigoureusement accompli dans ce «réel»
forclos, entièrement organisé et construit par la
répression capitalistique, au profit de son délire
de convoitise.
Alors que, pour peu qu'on s'y arrête, au contraire, la précarité
d'un tel état des choses, cette forclusion du système
sur sa propre existence comme «preuve» de son excellence
et légitimité de son exercice ainsi que le vide, logique
et symbolique, sur lequel il repose et qu'il est voué à
répandre, tout cela autorise d'autant mieux à penser
que n'importe quelle organisation sociale non-capitaliste, à
partir du point historique-anthropologique où les sociétés
sont actuellement parvenues (et sans pour autant rejeter les acquis
technologiques), sera sans conteste plus «vivable» -
entendons par là au moins quelques millions de morts économisés,
puisqu'il est question d'économie - sans développer
les questions de bien-être, de liberté, de progrès,
etc..
Ceci est non seulement pensable mais envisageable et conceptualisable.
En toute raison objective, au regard des mêmes désastres
inlassablement répétés par le capitalisme triomphant,
et pour peu qu'on ait l'intelligence pas totalement vaincue, assez
de goût de vivre et un peu de coeur, on ne peut que parier
sur la supériorité d'un système non-capitaliste
d'organisation sociale (le «socialisme réel»,
URSS ou Pol Pot, n'étant que l'avatar étatique de
l'organisation capitaliste, n'abolissant aucun de ses principes
- valeur d'échange, salariat, etc. - et participant du système
et de sa clôture).
Je ne veux pas employer ici le terme de «modèle»,
car une telle organisation ne peut être prédéterminée
- et certainement pas par l'actuelle élite scientifique,
compte tenu des nombreuses incohérences et impasses auxquelles
elle est soumise - quand elle ne s'y soumet pas elle-même
avec l'empressement que l'on voit, alors qu'il serait de sa fonction
de lutter sans relâche pour l'extension de la connaissance.
Il est bien évident qu'une telle perspective implique forcément
que, chercheurs en SHS, nous ne cédions pas à cette
idée de «l'Homme fini» sous prétexte que
sa connaissance en milieu capitaliste est bouclée. Il est
certes aussi évident que de tels champs de recherche, de
déconstruction, d'investigation et de prospective n'attireront
pas le moindre centime poliment quémandé. Mais il
est tout aussi certain que l'ouverture de tels champs, de cette
véritable «recherche» au sens strict, non-systémique,
exploratoire, relançant les sciences humaines et sociales
ne peut qu'aller exactement de pair avec le développement
des luttes sociales: les nouveaux champs de recherche ne pourront
s'ouvrir qu'à proportion de l'organisation des luttes, de
l'élargissement de leur front et de leurs champs.
Autrement dit: la recherche en SHS doit devenir «révolutionnaire»
ou les SHS disparaître en tant que sciences. La progression
de la recherche, dans ce champ au moins (et cela probablement à
un très haut niveau de découvertes et de connaissances
objectives) est désormais intrinsèquement liée
à celle des luttes. Déjà, nombre de travaux
menés dans d'effroyables conditions, sociales, matérielles
et alimentaires, et officiellement «barrés»,
portent en eux l'espoir de telles recherches et témoignent
de la véritable valeur créatrice de celles-ci - au-delà
de tout utilitarisme à court, moyen ou long terme. Le «tour
de force» intellectuel que ces défis à la mort
lente exigent est, on le sait bien, proprement «inchiffrable»:
«Les travailleurs précaires [de la recherche, NDLR]
savent d'expérience ce qu'est le monde du travail puisqu'ils
y sont intégrés parfois de façon permanente
dans des travaux alimentaires afin de gagner leur vie. […]
De grandes erreurs théoriques viennent de ce que tant d'intellectuels
n'ont pas connu d'autres univers que celui où ils ont été
leur vie durant immergés, à l'abri d'une compréhension
un peu plus fine des autres univers sociaux […] La précarité
sociale de certains chercheurs en sciences sociales n'a pas seulement
des conséquences sociales négatives mais également
des conséquences épistémologiques positives.
[…] Le chercheur peut faire de la nécessité
de sa condition sociale vertu épistemologique. […]
En effet, cette situation de précarité totale peut
avoir des effets salutaires, comme de libérer les cerveaux
de ceux qui, se rendant compte que les concessions théoriques
ne payent de toute façon pas, peuvent vaquer à leurs
problématiques favorites […]: celui qui n'a, de toute
façon, pas d'avenir est libéré des contraintes
des calculs de rentabilité du travail sociologique; quand
les investissements les plus cyniques ne sont même plus rentables,
la liberté théorique n'est plus d'un si haut prix.
[…] Il convient de ne pas passer sous silence ce qui, dans
le plus mauvais des statuts, peut avoir de positif […], jusque
dans ses aspects les plus déplaisants. […] Ceci ne
revient, en aucune manière, à dire que la souffrance
sociale des chercheurs précaires en sciences sociales est
bonne pour leur recherche […] Pourtant les faits, têtus,
sont là et il convient donc, d'une façon tout aussi
têtue, […] d'en rendre raison puisque c'est là
notre métier». (1)
Mais cela implique évidemment la réciprocité
de la proposition: l'organisation des luttes doit être également
«scientifique», c'est-à-dire articulée
sur la connaissance et la capacité de production créative,
conceptuelle, politique et sociétale, de chacun, et soutenir
ses champs de recherche contre leur répression. Autrement
dit, cette organisation est auto-organisation réfléchie
et délibérée, et non marche «suivie»,
dans l'émotion collective, derrière un idéal
porté par nombre de chefs ou d'«associations»
charismatiques toujours empressés de sacrifier leur liberté
à l'idôlatrie. L'information, la diffusion des connaissances,
la formation intellectuelle sont donc nécessairement un devoir
révolutionnaire - bien au-delà des tristes catéchismes
de feue «l'Education populaire». Il ne s'agit évidemment
pas que les chercheurs s'érigent en «bergers du troupeau»,
ainsi qu'on en voit déjà les dégâts à
l'œuvre parmi les héritiers de Bourdieu, flics savants,
autoproclamés et vigilants, de la voie royale du «réformisme»
capitalisme (2).
Ce concept d'une synergie des SHS et des luttes sociales, qui seule
peut amener une véritable relance de la recherche scientifique
à mesure que s'accomplira la révolution anticapitaliste
et que «l'homme social» se dépassera lui-même
en transformant son milieu, la société, montre clairement
que l'aporie, logique et anthropologique, se situe du côté
du système actuel - l'impérialisme capitaliste ne
pouvant intégrer une telle problématique sans s'auto-détruire
-, et non pas du côté de «l'imagination rationnelle»
capable d'envisager son abolition. Car celle-ci est envisageable,
pour le moins. Et c'est bien le moins que nous puissions faire,
en tant que chercheurs en SHS, de l'envisager en toute rigueur,
dans sa coïncidence obligée avec la nécessaire
sauvegarde du principe même qui fonde ces sciences.
N'en déplaise aux nouveaux clercs empressés de grossir
les rangs de la nouvelle Inquisition, les «sciences mortes»
ne sont pas du côté que l'intérêt capitaliste
nous incite à le croire. Et pour ma part je ne crois pas,
et ne croirai jamais, que l'humanité s'arrête au capitalisme
et sa science à la technologie - sauf à en mourir.
Car il est très probable au contraire que l'humanité
soit en train de parvenir au point où briser la coquille
capitaliste est le passage obligé pour «naître»
à un autre stade d'expression collective et à de nouveaux
modes de développement - sociaux, culturels, politiques,
scientifiques... «naissance» qui est un impératif
de survie - pour reprendre Arendt: «Si nous ne transformons
pas le monde, ils le détruiront».
Le chantier à ouvrir est immense - à la mesure des
luttes à mener.
Il nous reste à en forger, à en prendre et à
en répandre les moyens.
Anne Vernet
Janvier 2004 via Internet
(1) Pierre Verdrager, «Les passagers clandestins de l'université
française» paru dans la revue Carnets de bord n°4,
déc. 2002
(2) qu'on ne voit aucune allégeance, dans le lien de nécessité
que j'établis entre la progression de la recherche en SHS
(fondamentale et non instrumentale) et les luttes sociales, à
la compromission bourdieusienne dramatisant «la misère
du monde» pour faire passer l'épaisse couleuvre que
le maître, si gourmand d'honneurs, dut avaler. Que Bourdieu
ait pu produire et imposer, sans soulever d'opposition véritable
et ce grâce à la molle et constante déploration
qu'il en fit lui-même, son abjecte sociologie de «l'immanence
fatale» de l'ordre et de la hiérarchie capitalistes
prouve à quel degré d'incohérence, de confusion
et de domestication intellectuelle une certaine élite de
la recherche est parvenue. A mettre au rang des dégâts
postmodernes...
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