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La « digitalisation de la vie même » :
enjeux épistémologiques et politiques de la mémoire digitale
Antoinette Rouvroy
2010

origine : http://www.adbs.fr/presence-numerique-pole-3-la-digitalisation-de-la-vie-meme-enjeux-epistemologiques-et-politiques-de-la-memoire-digitale-80055.htm?RH=REVUE

http://www.adbs.fr/adminsite/objetspartages/liste_fichiergw.jsp?OBJET=DOCUMENT&CODE=76971425&LANGUE=0

antoinette.rouvroy (at) fundp.ac.be

Docteur en droit de l'Institut universitaire européen de  Florence (2006), Antoinette Rouvroy est chercheuse  qualifiée du FNRS au Centre de recherche Informatique et  droit de l'Université de Namur. Ses travaux ont en outre  bénéficié de séjours de recherche à Lausanne, York et  aux apports des critical legal studies, des sciences and  technology studies, des gender and critical race theories,  elle aborde les enjeux j uridiques, philosophiques et politiques des biotechnologies (Human Genes and Neoliberal  Governance: A Foucauldian Critique, Abingdon & New York,  Routledge-Cavendish, 2007), et des nouvelles technologies de l'information et de la communication (RFIDs, environnements intelligents, autonomic computing, etc.). Elle a  notamment publié une série d'articles sur les enjeux juridiques et politiques liés à la protection de la vie privée et  des données à caractère personnel, ainsi qu'aux risques  induits par l'intensification de la « surveillance » dans la  « société de l'information ».

La présente contribution est une version revue et abrégée  d’un texte intitulé « Réinventer l'art d'oublier et de se faire  oublier dans la société de l'information ? », paru dans : Stéphanie Lacour, éd., La sécurité de l'individu numérisé : réflexions prospectives et internationales, Paris,  L'Harmattan, 2008, p. 249-278.

2010, vol. 47, n°1 IDocumentaliste ­Sciences de l’informationI 63 dossier Présence numérique UN ENJEU de société


[analyse] La « digitalisation » croissante de tout ce qui fait la substance même de la vie fragilise l’individu qui perd le contrôle des multiples traces qu’il disperse sur les réseaux. Quelle est la place de l’oubli dans la traçabilité numérique ? Les enjeux politiques et sociaux de cette question sont de première importance.

Il est parfois suggéré que, alors que l’humanité avait jusqu’à présent toujours manqué de mémoire, l’oubli prévalant par défaut, nous serions actuellement engagés dans un processus d’inversion du rapport entre oubli et mémoire : désormais, toute information serait par défaut enregistrée et conservée sous une forme digitale. La conservation des traces (sonores, visuelles, textuelles) des activités, trajectoires et préférences semble dictée par les objectifs apparemment indiscutables de prévention de l’insécurité, de rationalisation des services publics, de maximisation de l’efficacité et du profit des entreprises, et même de convivialité dans le contexte des réseaux sociaux.

Ce processus de « digitalisation de la vie même », la conservation sous forme digitale des faits, gestes, événements importants ou triviaux qui font la substance du quotidien, nous est devenu « naturel », comme il nous est devenu « naturel » de vivre entourés d’un « nuage » d’informations digitales mobilisables à tout moment, stockées à portée de main et accessibles à partir des nombreux terminaux de  moins en moins encombrants et de plus en plus mobiles que nous consultons depuis notre domicile ou notre lieu de travail, ou que nous transportons dans nos poches. Pourtant, le phénomène s’accompagne de vulnérabilités nouvelles de l’individu, qui sont liées à la perte de contrôle des agencements, de la trajectoire et des codes d’intelligibilité (de l’interprétation qui sera faite) des traces qu’il émet dès lors que ces dernières sont potentiellement disséminées, conservées et interprétées hors du contexte social et temporel où elles ont été produites. Si la personne reste irréductible aux profils qui filtrent son identité, le phénomène du profilage, fondé sur le recueil et l’agencement d’informations parfois signifiantes, mais souvent triviales par elles-mêmes, confère, à distance géographique et temporelle, à ces informations personnelles un sens particulier auquel sont attachées des conséquences qui, elles, peuvent être rien moins que triviales.

Spécificités qualitatives de la mémoire digitale

À côté des enjeux liés à l’augmentation quantitative de la mémoire digitale, ce sont donc aussi de certains de ses aspects qualitatifs qu’il convient de s’inquiéter. Faute de recul temporel, il est malaisé d'identifier ce qui se joue dans l'intermédiation technique à travers laquelle se construit la mémoire digitale. Qu’advient-il de la mémoire lorsqu’elle résulte d’une construction – ou agencement de données d’origine disparate – manipulable et médiatisable ?

La mémoire digitale, à la différence de la mémoire incarnée dans les individus ou les collectivités, est une mémoire éminemment mobile, se réorganisant constamment en temps réel, répondant principalement aux impératifs de pertinence et de vitesse alors que deviennent inopérants les critères de vérité, d’objectivité, de diversité, de critique et de profondeur historique propres à l’évaluation de la mémoire humaine. Mais, plus fondamentalement encore, l’application d’algorithmes de corrélation statistique aux quantités massives de données ainsi disponibles rend possibles de vastes opérations de data-mining et de profilage. Le data-mining permet, par l’analyse des relations subtiles entre données (corrélations statistiques), de découvrir certaines structures de comportement – de consommateur, de fraudeur, de délinquant ou de criminel…

 Le « savoir » ainsi construit, tout ignorant qu’il soit des causes des phénomènes (n’observant que de simples corrélations), permet de prédire (avec une certaine marge d’erreur) leur survenance. Le profilage est l’application de ce « savoir » sur les structures de comportement aux cas individuels. Il permet d’inférer de la seule présence de caractéristiques observables chez un individu d’autres caractéristiques non observables, comme la probabilité que cet individu se porte acquéreur de tel bien à tel prix, ou commette un crime, un délit ou une fraude. Sorte de « mémoire du futur », la mémoire digitale ne se contente pas de refléter passivement le « réel » tel qu’il s’est produit dans le passé : elle reconstruit (et probablement atténue) nos perceptions de la causalité liant entre eux les phénomènes que nous observons, de l’« agencivité » des acteurs, de la valeur explicative de tel ou tel facteur.

Contrôle à distance et conformisme Anticipatif

Le développement et le déploiement en réseau de la mémoire digitale s’accompagnent d’une intensification des phénomènes de contrôle à distance, d’anticipation et de préemption des comportements et attitudes probables. En lieu et place du contrôle facilement identifiable par les individus dans les sociétés traditionnelles, se multiplient de nouvelles instances de contrôle et de surveillance publiques ou privées largement invisibles, fondamentalement préventives, et donc difficiles à contester pour les individus.

La distance ainsi creusée entre contrôleurs et contrôlés a deux conséquences. La première est que les individus ne voyant pas ceux qui les observent ont peut-être un peu naïvement l’impression de n’être pas surveillés dans toute une série de circonstances quotidiennes qu’ils pensent à l’abri des regards. Les protections de la vie privée doivent être redéfinies face à un contrôle difficile à cerner et dont l’enjeu semble lointain, alors même qu’il est fondamental, dans la mesure où il peut influencer les perspectives socio-économiques des personnes ainsi que leur capacité à exercer effectivement leurs droits et libertés fondamentaux.

Une seconde conséquence est, à l’inverse, liée à l’anticipation de ce « contrôle à distance ». Le fait que les individus se savent surveillés, pistés, catégorisés et en quelque sorte « jugés hors contexte », sans pouvoir contrôler l’interprétation que le dispositif de surveillance tire de leurs faits et gestes, comme le fait d’être exposés aux réactions quasi automatiques du dispositif dès qu’ils adoptent, ne fût-ce qu’involontairement, des comportements traités comme non conformes ou simplement inhabituels, peuvent induire un phénomène de conformisme anticipatif, dans une population soucieuse d’éviter toute friction avec le système de surveillance, de contrôle ou d’observation.

Lorsque les contrôleurs sont non seulement distants dans l’espace, mais également dans le temps, par la conservation des informations sur une très longue période, et par leur accessibilité optimale, à tout moment, l’incitation à l’autocensure pourrait être ressentie plus fortement encore : la peur d’être jugés plus tard pour des comportements ou des opinions dont nous ne pouvons savoir actuellement comment ils seront interprétés à l’avenir ne risque-t-elle pas d’engendrer un conformisme plus contraignant encore, du fait de l’imprévisibilité des normes à l’aune desquelles nos faits et gestes seront évalués ?

Conclusions

 L'enregistrement digital, permettant à tout moment de réactualiser ce qui jusqu'à aujourd'hui n'avait qu'une existence éphémère, dissipe l’opacité pratique qui recouvrait nos actions et attitudes une fois passé le délai nécessaire au temps pour faire son oeuvre (effacer les torts commis, les petites et grandes hontes de la mémoire humaine). Au point qu’il faille appréhender le risque que cette mémoire digitale « totale » revienne à la longue à oblitérer ce qu'il y a de « virtuel » chez l'homme : une certaine potentialité du sujet humain, la contingence qui l'habite et qui, s'épanouissant (ne parle-t-on pas de libre épanouissement de la personnalité ?), lui promet un devenir autre, à la fois irréductible à, et essentiellement différent de ses traces digitales. À l'assignation rigide de ses propres traces, au titre d'un destin identitaire suggérant une lisibilité performative de l'individu profilé, devenu prévisible, correspond un paradigme dans lequel le réel deviendrait une copie de sa propre image. Garantir aux individus la possibilité d’oublier et d’être oublié, de ne pas être trop intensément « profilé », et dès lors rendu prévisible, concernerait dès lors directement la vitalité sociale et politique.