"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2015

Moteur de recherche
interne avec Google
Réinventer l'art d'oublier et de se faire oublier dans la société de l'information ?
Antoinette Rouvroy
April 2008

Origine : http ://works.bepress.com/antoinette_rouvroy/5

Antoinette Rouvroy. "Réinventer l'art d'oublier et de se faire oublier dans la société de l'information ?", version augmentée du chapitre paru, sous le même titre, dans La sécurité de l'individu numérisé. Réflexions prospectives et internationales. Ed. Stéphanie Lacour. Paris : L'Harmattan, 2008. 249-278.

- version augmentée ­ Dr. Antoinette Rouvroy, Chercheuse qualifiée du FRS – FNRS au Centre de Recherche Informatique et Droit (CRID) Université de Namur


Introduction

“La plupart des gens s'adonnent au mirage d'une double croyance : ils croient en la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (les actes, les erreurs, les péchés, les torts). L'une est aussi fausse que l'autre. La vérité se situe juste à l'opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l'oubli. Personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés” (Milan Kundera, La plaisanterie, Gallimard, 1975.)

“Elever un animal qui puisse promettre n’est-ce pas là cette tache paradoxale que la nature s’est données à propos de l’homme ? N’est-ce pas là le problème véritable de l’homme ?... Que ce problème soit résolu dans une large mesure, voilà qui ne laissera pas d’étonner celui qui sait bien quelle force s’y oppose : la force de l’oubli. L’oubli n’est pas une simple vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels, c’est bien plutôt une faculté d’inhibition active, une faculté positive dans toute la force du terme ; grâce à lui toutes nos expériences, tout ce que nous ne faisons que vivre, qu’absorber, ne devient pas plus conscient, pendant que nous le digérons (ce qu’on pourrait appeler assimilation psychique), que le processus multiple de la nutrition physique qui est une assimilation par le corps. (…) : on voit aussitôt pourquoi sans oubli il ne pourrait y avoir ni bonheur, ni sérénité, ni espoir, ni fierté, ni présent. (…) Et bien cet animal nécessairement oublieux, pour qui l’oubli représente une force, la condition d’une santé robuste, a fini par acquérir une faculté contraire, la mémoire, à l’aide de laquelle, dans des cas déterminés, l’oubli est suspendu (...)” (Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale deuxième dissertation -La “faute”, la “mauvaise conscience”, et ce qui leur ressemble.)

Alors que la fascination du « virtuel » dans les années quatre-vingt dix s’alimentait de rêves d’évasion dans un « cyber-espace » indépendant et parallèle à l’espace physique, depuis les années 2000, les technologies informatique et réseautique ont envahi l’espace physique, l’ « augmentant » en enrichissant le champ visuel des usagers d’informations dynamiques et contextualisées d’une part, et, d’autre part, « traduisant » de plus en plus le monde physique, ses habitants, leurs attitudes, interactions, mouvements, préférences exprimées, en « données » métabolisées par le système.1

* Version augmentée du texte paru dans l’ouvrage collectif édité par Stéphanie Lacour, La sécurité de l’individu numérisé – Réflexions prospectives et internationales, L’Harmattan, 2009.

1 Lev Manovich, « Pour une poétique de l’espace augmenté », Parachute : Contemporary Art Magazine, 1er janvier 2004.

La disponibilité croissante d’informations digitalisées relatives aux individus intensification de la surveillance, du traçage et du profilage des citoyens pour le compte des autorités publiques mais également, et de manière croissante, pour le compte d’entreprises privées suscite l’inquiétude des citoyens et de bon nombre d’organisations de la société civile spécialisées dans la défense des droits fondamentaux.

Méfiance à l’égard des autorités publiques, en premier lieu. C’est qu’ alors que les nouvelles technologies de l’information, de la communication et de la réseautique – en particulier, depuis l’apparition des blogs et autres applications du ‘web 2.0.’ permettant à l’internaute de participer activement à la création et à la diffusion de contenus – sont parfois célébrées comme les instruments radicaux de la démocratie informationnelle et politique, force est de constater que la radicalité de l’idéal démocratique exigeant, faut-il le rappeler, la soumission du gouvernement au contrôle populaire, ne cesse d’être trahie pour mieux répondre aux appels démagogues de la ‘nécessité’, de l’ ‘urgence’ et de l’ ‘exception’, justifiant l’intensification sans précédent du contrôle exercé par les gouvernements sur les populations, y compris par l’observation multimodale des activités, communications, interactions, préférences, propensions des individus. Rétention des données de trafic dans l’Union européenne, écoutes téléphoniques en dehors des garanties prévues par le quatrième amendement de la Constitution aux Etats-Unis,… la lutte contre l’insécurité installe dans l’ordinaire l’état d’urgence et les mesures d’exception 2, alors que l’exercice des pouvoirs de plus en plus discrétionnaires de surveillance échappe au contrôle des citoyens.

En état d’urgence permanent, la gestion de l’incertitude et la domestication du chaos s’accompagnent d’un certain nombre de glissements épistémologiques. Abandonnant l’ambition moderne de la rationalité déductive permettant de comprendre les phéno­mènes en les reliant aux causes dont ils découlent, la gouvernance « post-moderne » fonde plus volontiers son interprétation du réel sur une intelligibilité purement statistique se manifestant notamment dans les opérations de profilage fondées sur une logique non plus déductive mais ‘abductive’, nourrie de l’observation de corrélations entre des phénomènes d’ordre divers, sans que ces corrélations aient besoin d’être expliquées par aucune cause identifiée 3.

2 “To avoid a repeated cycle of repression, defenders of freedom must consider a more hard-headed doctrine [than an absolute defense of traditional freedom] – one that allows short term emergency measures but draws the line against permanent restrictions. Above all else, we must prevent politi­cians from exploiting momentary panic to impose long-lasting limitations on liberty. Designing a constitutional regime for a limited state of emergency is a tricky business. Unless careful precau­tions are taken, emergency measures have a habit of continuing well beyond their time of necessi­ty.” Bruce Ackerman, “The Emergency constitution”, Yale Law Journal, 2004, Vol. 113, p. 1030.

3 Pour une critique de l’usage bureaucratique de l’information statistique dans les mécanismes d’aide à la décision, lire notamment Oscar H. Gandy, Jr., “Exploring Identity and Identification in Cyberspace”, Notre Dame Journal of Law, Ethics & Public Policy, 2000, 14(2), 1085-1111 ; Oscar H. Gandy, Jr., “Quixotics unite! Engaging the pragmatists on rational discrimination,” pp 318-336 in
David Lyon (ed) Theorizing Surveillance, Willan Publishing (2006) ; Oscar Gandy, « Engaging Ra­tional Discrimination », May 31, 2008, Conference : Ethics, Technology and Identity, June 18-20 of 2008, TU Delft.

Le fonctionnement optimal de ce nouveau mode d’intelligibilité et de gouvernance statistique du ‘réel’ présuppose le recueil non sélectif de la plus grande quantité possible de données diverses à priori sans rapport aucun avec aucune finalité spécifique 4, sans que les ‘faits’ dont émanent ces données soient a priori hiérarchisés en fonction de leur pertinence. Le ‘tri’ ou la ‘sélection’ du pertinent se fait moins en fonction d’une évaluation émotionnelle inconsciente (élément du processus cognitif humain) qu’en fonction du degré de détectabilité technologique (de la résolution, en quelque sorte)

Tout ceci suggère notamment l’éventualité d'une inversion des rapports entre la mémoire et l'oubli : la “capacité d'oubli”, biologiquement inscrite dans l'être humain, condition d'une santé robuste selon Nietzsche, ne va-t-elle pas céder le pas à une « faculté de mémoire » non biologique ? Plusieurs auteurs ont déjà suggéré qu’alors que l’humanité avait jusqu’à présent toujours semblé manquer de mémoire, l’oubli prévalant par défaut, nous serions actuellement engagés dans un processus d’inversion du rapport entre oubli et mémoire dans la mesure où, par défaut, toute information (sonore, visuelle, textuelle) serait bientôt enregistrée et conservée sous une forme digitale, l’oubli, nécessitant une action positive d’effacement des données, devenant de ce fait l’exception plutôt que la règle5 . L’enregistrement et la conservation, sous forme de traces digitales désincarnées, d’une part croissante des faits, gestes, événements importants ou triviaux qui font la substance du quotidien, devraient, suggèrent ces auteurs, à présent nous inquiéter.

4 Peut-être y a-t-il lieu de relier ceci à l’observation faite par Zizek, suivant laquelle au lieu de la transparence permettant la compréhension des mécanismes profonds derrière les apparences, motif privilégié de la modernité, la postmodernité s’illustre par le thème du simulacre, surface impénétrable mais conviviale.

5 Viktor Mayer-Schönberger, “Useful Void : The Art of Forgetting in the Age of Ubiquitous Compu­ting”, John F. Kennedy School of Government Faculty Research Working Papers Series, RWP07-022, April 2007, http ://ksgnotes1.harvard.edu/Research/wpaper.nsf/rwp/RWP07-022 : “For millennia remembering was hard, and forgetting easy. By default, we would forget. Digital technology has inverted this. Today, with affordable storage, effortless retrieval and global access remembering has become the default, for us individually and for society as a whole.”
Sur ce thème, lire aussi, notamment Chris Locke, “Digital Memory and the Problem of Forgetting”, in Susannah Radstone (ed), Memory and Methodology, Oxford : Berg, 2000, 25-36 ; Martin Dodge, Rob Kitchin, “The ethics of forgetting in an age of pervasive computing”, Centre for Advanced Spatial Analysis Working Paper Series, n.92, 2005, http ://www.casa.ucl.ac.uk/working_papers/paper92.pdf ; Alison Landsberg, “Prosthetic Memory : Total Recall and Blade Runner”, in M Featherstone, R. Burrows (eds), Cyber­space/ Cyberbodies/ Cyberpunk, Sage, 1995, 175-189 ; Jean-François Blanchette, Deborah G. Johnson, “Data Retention and the Panoptic Society : The Social Benefits of Forgetfulness”, The Information Society, 2002, 18(33), 45.

Entre les deux pôles, de la mémoire et de l'oubli, se déploie une problématique d'une infinie complexité. En témoigne la multitude des approches développées en théorie des médiats, en histoire, en anthropologie, en sociologie, en philosophie, en neurosciences,... et la variété des objets de recherche visés : mémoire organique, sociale, collective, artificielle... L’intention du présent chapitre n’est pas de faire le tour de la question mais tout au plus d'identifier et de caractériser certains enjeux sous-jacents à la multiplicité d'enregistrements en tous genres auxquels l'existence individuelle quotidienne, de la vie publique aux expériences les plus intimes ou privées, ne semble plus pouvoir, ni, dans une certaine mesure, vouloir, échapper.

L'évaluation que nous voulons tenter portera sur les facteurs non seulement technologiques mais également sociopolitiques d'un tel changement. Nous voulons pour ce faire nous démarquer du déterminisme technologique trop prégnant à l'heure actuelle dans le champ du droit et qui n'envisage souvent, comme cause unique et déterminante des défis nouveaux, que le progrès technologique interprété pour l'occasion comme origine autonome des menaces pour la dignité, l'autonomie et l'égalité des personnes6, ignorant du même coup la relation de coproduction, ou de renforcement mutuel, existant nécessairement entre processus technologiques, culturels et sociopolitiques 7 .

Notre propos consistera ensuite à observer les enjeux de l’accroissement de la « mémoire digitale » à travers la problématique de la “subjectivation », c'est à dire la façon suivant laquelle nous devenons des “sujets” dans un univers d' “objets communicants”, ainsi que les ramifications juridiques et politiques de la nouvelle mécanique de la mémoire et de l'oubli. Il importera de clairement distinguer la mémoire autobiographique des individus de la mémoire numérique, dans la mesure où, nous semble-t-il, la “face objectale” de la mémoire numérique, de par sa construction “hétéronome” (du point-de-vue du sujet), pose des questions inédites.8 Rappelons également d’entrée de jeu, les différences qui opposent les formes d’écriture autobiographiques du type du journal intime et celles qui alimentent les “blogs” personnels et les réseaux sociaux tels que Facebook sur internet.

6 La perception réductionniste des transformations sociales résultant du postulat que celles-ci ont pour source privilégiée les développements scientifiques a ceci de paradoxal qu'alors qu'elle surévalue le pouvoir de transformation sociale des technologies pour le pire, elle reste souvent aveugle par principe à ce que les nouvelles technologies ont à offrir en termes d'émancipation et d'expérimentation de nouveaux modes de vie et d'interactions.

7 Cette relation de coproduction a été mise en lumière notamment par Sheila Jasanof, Bruno La-tour, Isabelle Stenghers et bien d'autres.

8 « La question est posée dans sa radicalité dès l’investigation de la face objectale de la mémoire : qu’en est-il de l’énigme de l’image, d’une eikôn -pour parler grec avec Platon et Aristote -qui se donne comme présence d’une chose absente marquée du sceau de l’antérieur ? », Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Ed. du Seuil, septembre 2000, 672 pages.

Le journal intime dans lequel le sujet cherche à nouer les fils d’une relation à lui-même suppose le secret : il est le lieu d’écriture dans lequel la personne, à l’abri du regard et du jugement d’autrui, consigne les traces de son existence quotidienne et tente par là de nouer les fils d’une relation à soi plus “authentique”, débarrassée du masque social que la personne s’impose fût-ce inconsciemment, au contact d’autrui. Le “blog”, ou, dans une certaine mesure, le profil d’utilisateur dans les réseaux sociaux, au contraire, est tout entier orienté vers la publication de “soi”, l’auto-exposition de l’auteur sous son meilleur jour, la fabrication du masque social dont, précisément l’auteur du journal intime tente de se distancier.

Ce qu’il nous intéresse d’explorer à travers une réflexion sur le « droit à l’oubli » dans la société de l’information, c’est la manière dont les nouvelles technologies – et les formes inédites de production du savoir et de constitution de la mémoire qui les accompagnent ­instigatrices de changements culturels, transforment les processus de « subjectivation » ou de développement par l’individu d’une personnalité qui lui soit propre9. L’enjeu de ce détour, plus philosophique que juridique, est fondamental pour le droit : puisque l'auto­détermination, ou le libre développement de la personnalité se trouvent être les concepts clés des régimes de protection de la vie privée et de protection des données10, mais aussi de la « rationalité » néolibérale actuellement dominante soucieuse de « délivrer » les bénéficiaires de la solidarité collective de la dépendance11, d’encourager les vertus de résilience et d’initiative, il s'agit de repenser, dans la société de l'information, comment le « sujet » ou le « soi » se constitue dans le temps12, peut « s’autodéterminer » à travers, ou malgré la persistance, sous forme digitalisée, de traces de ses moindres faits, gestes, émotions, choix,...l’intensification du contrôle, de la surveillance, du profilage, et la banalisation des pratiques individuelles spontanées peu compatibles avec la préservation par l’individu de sa propre vie privée.

9 « (…) pour rendre compte de cette articulation entre les soubresauts politiques gigantesques qui existent aujourd’hui dans le monde et les révolutions technoscientifiques, il faut essayer de cerner de plus près en quoi les technologies informatiques et de la commande ne sont pas uniquement de l’ordre des techno-sciences mais interviennent en tant que telles dans la production de subjectivité individuelle et collective. A cette condition, on pourra rendre compte d’interactions, de relations, de ruptures événementielles qui, autrement, apparaissent comme tout à fait déconcertantes. » (Félix Guattari, entretien entre Félix Guattari et Jacques Robin, « Révolution informationnelle, écologie et recomposition subjective », Multitudes web, 12 mars 2007.)

10 A ce sujet, nos réflexions dans Antoinette Rouvroy et Yves Poullet, « The right to informational self-determination and the value of self-development. Reassessing the importance of privacy for democracy. », in Reinventing Data-Protection ?, proceedings of the International Conference held in Brussels, 12-13 October 2007, Springer (à paraître).

11 Notons que si la classe moyenne adhère volontiers à l’idée qu’il faille préserver les plus démunis des risques de dépendance auxquels les exposent les allocations sociales jugées trop généreuses, elle n’est pas pour autant prête à accepter l’idée d’un démantèlement de son propre filet de sécurité. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes de l’idéologie néolibérale actuellement prévalente en Europe.

Nous voulons soutenir que l’une des conditions nécessaires à l’épanouissement de l’autonomie individuelle est, pour l’individu, la possibilité d'envisager son existence non pas comme la confirmation ou la répétition de ses propres traces, mais comme la possibilité de changer de route, d'explorer des modes de vie et façons d'être nouveaux, en un mot, d'aller là où on ne l'attend pas, voir même là où il ne s’attend pas lui-même. C'est bien ce « droit à une seconde chance », la possibilité de recommencer à zéro (que consacre déjà le droit à l'oubli lorsqu'il impose par exemple l'effacement des mentions de condamnations pénales, après un certain temps, du casier judiciaire) qu'il importe de restaurer ou de préserver non seulement pour les personnes ayant purgé une peine criminelle mais pour l'ensemble de la population dès lors qu'augmente la capacité de mémoire digitale. “C'est dans les dossiers des archives de la police que se trouve notre seule immortalité”, écrivait Milan Kundera dans Le livre du rire et de l'oubli13. Une immortalité que la notion d’ “individu numérisé” paraît étendre bien au-delà des archives de la police.

Nos ‘corps digitaux’ portent des stigmates qui sont peut-être plus difficiles à effacer que la boue ou le pécher – les marques d’anciens retards de paiements ou d’infractions de la circulation passés. Ils nous poursuivent, nous trahissent alors que nous tentons d’obtenir des emprunts hypothécaires ou des visas. Mais ils sont aussi manipulés par nous, ignorants qu’ils sont de nos transactions en liquide ou de nos nouveaux tatouages.14

12 En conclusion d’un precedent travail, nous suggérions ceci : “In a post-conventional configuration, one would have to define human beings as necessarily marked by difference, never completely con­tained in themselves, never complete in the present, but always over time. Normative consequences derive from that conception of the self : rights should not merely be allocated with the aim of max­imizing agency or welfare in the present, rights should also be conceived as guarantees against the complete condensation or swallowing of the self by ‘presence’ – what is there and what is now.” (Antoinette Rouvroy, Human Genes and Neoliberal Governance. A Foucauldian Critique, New York & Abingdon : 2008, p. 257)

13 Gallimard, 1987.

14 « Our ‘data bodies’ carry stains that are perhaps harder to clean than mud or sin – the marks of past late payments or motoring offences. They pursue us, confronting us as we apply for mortgages or visas, but they are also manipulated by us, ignorant as they are of our cash transactions or new tattoo.” (John E. McGrath, Loving Big Brother. Performance, Privacy and Surveillance Space, Rout­ledge, 2004, p. 159.)

Notons en passant que si nos ‘corps digitaux’, nés de corrélations de plus en plus fines et nombreuses entre les traces que nous ‘semons’ dans la société de l’information, ‘incarnent’ une sorte de mémoire ‘totale’ d’actes et événements qui, anciennement, seraient tombés dans l’oubli, l’objectivité, ou la ‘véracité’, en quelque sorte, de ces ‘traces n’est presque jamais mise en doute. C’est que notre corps biologique, objet d’observation multimodale, et dont les déplacements, postures, attitudes sont enregistrés par les caméras, sont n’est jamais censé ‘mentir’. L’individu ment, le corps, lui, ne ment jamais. Le corps donc, n’est plus seulement l’objet auquel s’appliquent les technologies de gouvernement, mais, dans la mesure où les dispositifs biométriques et l’observation multimodale le font parler, il devient la source par excellence d’informations cruciales au fonctionnement de la gouvernance néolibérale, une source d’autant plus sûre qu’on l’observe en secret. Cela semble naïf bien sûr, et pourtant, la suspicions systématique et généralisée qui prévaut dans les sociétés hantées par la peur du terrorisme lointain et du voisin de pallier tout proche mais de culture et de langue étrangère, dans « les sociétés de vigilance » qui sont des « sociétés de méfiance, de suspicion généralisées ; dans lesquelles nous sommes à la fois tous vigiles et tous terroristes»15, la tentation est irrésistible de se défier des récits individuels, et de se fonder plutôt sur une « vérité cachée » des corps, fût-elle fantasmée, pour alimenter les approches préventives en matière de sécurité, de surveillance, mais aussi, bien sûr, d’immigration.

1. L’hypothèse d’une inversion de paradigme de la mémoire et de l’oubli se justifie-t-elle ?

La diminution des coûts et l’augmentation des capacités de stockage d’information sous forme digitale sont principalement évoqués pour suggérer qu’alors qu’il devient de fait moins coûteux de la conserver que de l’effacer, par défaut, toute information digitalisée est « naturellement » stockée quelque part. L’argument se vérifie dans les pratiques individuelles de chacun d’entre nous, pour qui il est devenu de fait moins couteux et moins fatigant de conserver que de trier et d’éliminer une partie des documents digitaux (textes, images, sons) de plus en plus nombreux que nous produisons, utilisons, ou recevons chaque jour. Ne nous est-il pas, en effet, devenu « naturel » de vivre entourés, pour ainsi dire, d’un nuage d’informations digitales facilement mobilisables à tout moment, stockées à porté de main et accessibles à partir des nombreux terminaux de moins en moins encombrants et de plus en plus mobiles, que nous consultons de notre domicile ou de notre lieu de travail, ou que nous transportons dans nos poches ?

Parallèlement à l’augmentation des capacités de stockage digital, la banalisation des pratiques de surveillance, de 'monitoring', de profilage des individus par les bureaucraties tant privées que publiques, caractérise le régime de capitalisme informationnel 16 que nous connaissons.

15 Martin Mongin, “Alarmante banalisation des vigiles. Suspicion généralisée”, Le Monde diplomatique, janvier 2008.

16 “what is distinctive about informational capitalism is that personal information has become the basic fuel on which modern business and government run and (. . . ) the systematic accumulation, warehousing, processing, analysis, targeting, matching, manipulation and use of personal informa­tion is producing new forms of government and business (. . . )” (Perri6, The Future of Privacy, London : Demos, 1988, pp. 14-15.)

C’est que les technologies de l’information, de la communication et de la réseautique ne se sont pas développées dans le « vide » : elles doivent leur essor, au moins en partie, à la préexistence si non d’une demande sociale, du moins d’un terrain culturel, social, économique, favorable à leur déploiement.17 Le phénomène exponentiel de rétention de l’information, comme phénomène technologique, économique et culturel, renforce et résulte en partie d’un ensemble de présomptions relativement indiscutées qui caractérisent le mode de gouvernance néolibéral actuellement dominant. L’une de ces présomptions fait de l’acquisition, de la conservation et du traitement d’informations à caractère personnel relatives aux individus le moyen le plus efficace pour réduire l’incertitude dans le champ de la sécurité18, de la gestion gouvernementale, du marketing et une condition indispensable pour réduire les risques et maximiser les profits. En résulte un mode de gouvernance de plus en plus fondé sur les statistiques, orienté vers la prévention ex ante plutôt que vers la dissuasion et la sanction ex post des crimes et délits individuels.19

Les entreprises privées ne sont pas en reste, qui, comme Google, conservent les requêtes introduites dans les moteurs de recherche sur internet20, pratique que le groupe de travail européen « Article 29 » sur la protection des données à caractère personnel souhaite voir strictement limiter 21 .

17 On pourrait à cet égard reprendre, en l’adaptant au contexte des technologies de l’information et des communications, l’idée de “co-production” sociale et technique développée par Sheila Jasanoff dans le contexte des biotechnologies. (Sheila Jasanoff, States of Knowledge : The Co-Production of Science and Social Order, Routledge (International Library of Sociology), 2004.)

18 Ainsi, la Directive 2006/24/CE du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 sur la conservation de données générées ou traitées dans le cadre de la fourniture de services de communications électroniques accessibles au public ou de réseaux publics de communications, impose aux fournisseurs de ces services de conserver, pour une durée de six mois à deux ans, les ‘données de connexion’ des utilisateurs permettant d’identifier ces derniers, les dates, horaires et durées de chaque communication, et permettant d’identifier les destinataires des communications). Sur la problématique américaine de l’enregistrement et de l’analyse des données de trafic et, en particulier, sur l’impact de cette « surveillance relationnelle » sur la liberté d’association, lire Katherine J. Strandburg, « Freedom of Association in a Networked World : First Amendment Regulation of Relational surveillance », Boston College Law Review, 2008, Vol. 49(1) : 1-81.

19 Jack M. Balkin, “The Constitution and the National Surveillance State”, Minnesota Law Review, Vol.93, No.1, 2008 ; Ira Rubinstein, Ronald D. Lee, Paul M. Schwartz, "Data Mining and Internet Pro­filing : Emerging Regulatory and Technological Approaches", University of Chicago Law Review, Vol. 75, p. 261, 2008 Available at SSRN : http ://ssrn.com/abstract=1116728

20 Lire à cet égard Omer Tene. 2008. "What Google Knows : Privacy and Internet Search Engines" Express O. Available at : http ://works.bepress.com/omer_tene/2

L’information personnelle digitalisée, perçue comme une « ressource » fondamentale au même titre que l’énergie, et comme un « bien » marchand, doit sa « valeur » au privilège définitionnel et prédictif des identités, comportements, préférences et risques individuels qui lui est systématiquement attribué (et à la dévalorisation corrélative du caractère prédictif des variables structurelles ou contextuelles socio­économiques et environnementales). Rares sont donc les bureaucraties privées ou publiques qui se passent du traitement automatisé de données personnelles à des fins statistiques et/ou de profilage des consommateurs ou consommateurs potentiels et des administrés. La surveillance (dont témoigne l’invasion des espaces tant privés que publics par les caméras de vidéosurveillance 22) et le recueil d’informations personnelles apparaissent par défaut comme dictés par les objectifs indiscutables de prévention de l’insécurité, de rationalisation des services publiques, de maximisation de l’efficacité et du profit des entreprises, et même de convivialité lorsque les opérateurs de ‘réseaux sociaux’ tels que Facebook conservent les profils des utilisateurs, même après désactivation des comptes de ces derniers, qui n’ont par ailleurs pas la possibilité de maîtriser la trajectoire des contenus qu’ils ‘postent’.

Enfin, à côté des pratiques individuelles et bureaucratiques de collecte et de conservation d’informations en tous genres, nous assistons aussi à la banalisation de l’enregistrement volontaire et de l’exposition publique de leur existence personnelle par les individus eux-mêmes, notamment à travers les ‘réseaux sociaux’ tels que Facebook ou les ‘reality shows’.

21 L’opinion récente du Groupe de travail « article 29 » sur la protection des données à caractère personnel précise que la Directive européenne 2006/24/CE ne s’applique pas aux opérateurs de moteurs de recherche (Article 29 Data Protection Working Party, « Opinion on data protection issues related to search engines », April 4, 2008. Lire aussi la lettre adressée par le Groupe de travail « article 29 » à Mr. Fleischer, conseiller juridique de Google en matière de vie privée, le 16 avril 2007, relativement à la politique de Google en matière de protection de la vie privée. http ://epic.org/privacy/ftc/google/art29_0507.pdf

22 A propos du déploiement de la vidéosurveillance en Europe, lire le rapport final du projet de recherche européen UrbanEye (Septembre 2001-Février 2004), Leon Hempel, Eric Töpger, “On the Threshold to Urban Panopticon ? Analysing the Employment of CCTV in European Cities and Assess­ing its Social and Political Impacts”, 2004, http ://www.urbaneye.net/results/ue_wp15.pdf

Lire également Norris C., McCahill M., Wood D., 2004, « The Politics of CCTV in Europe and Beyond », Surveillance and society, vol. 2, n° 2-3, 2004. At :
http ://www.surveillance-and­society.org/cctv.htm ;
Pieter Kleve, Richard V. De Mulder, Kees van Noortwijk, « Surveillance tech­nology and law : the social impact », Int. J. Intercultural Information Management, 2007, Vol. 1, No. 1, pp.2–16.

« La confession publique de ses secrets intimes dans un show télévisé est devenue la vérité dernière du retrait dans la sphère privée », au point que « l’ultime résultat de la subjectivation mondialisée n’est pas la disparition de la réalité objective mais la disparition de la subjectivité elle-même », écrit Slavoj Zizek, dans Bienvenue dans le désert du réel 23. Dans le domaine du droit, le phénomène se traduit par l’intensification de l’incertitude conceptuelle dont souffrent les notions de protection de la vie privée et des données à caractère personnel, de plus en plus solennellement protégées dans les textes 24 alors même que leur signification concrète25, et leur mise en œuvre effective s’avèrent plus que jamais compromises. La banalisation des pratiques de surveillance et d’auto surveillance, l’intensification des phénomènes de « profilage » et le déploiement de technologies de type « environnements intelligents »26 tendant à rendre obsolètes les régimes de protection des données à caractère personnel, et érodent la sensibilité du public aux menaces que font peser, sur l’existence même de leur vie privée, les pratiques des bureaucraties publiques et privées gourmandes d’informations à caractère personnel. De fait seule une minorité de la population paraît préoccupée par la montée de la « société de surveillance » justifiée à priori par les logiques absolues de sécurité, d’efficacité, de confort et d’interaction.

Mais au-delà d'une soumission passive aux idéologies dominantes, peut-être faudrait-il voir dans cet « amour pour Big Brother » 27 l’un des premiers indices d'une transformation anthropologique significative, préfigurée par les opérations de « life-logging », consistant en l'enregistrement automatique, à l’initiative d’un individu, de l'intégralité de ses expériences quotidiennes au moyen de dispositifs technologiques combinant caméras, capteurs divers et systèmes informatiques, et permettant l'avènement d'une « auto surveillance » radicale.

23 Slavoj Zizek, Bienvenue dans le désert du réel, trad.. François Théron, Champs Flammarion, 2007, p. 130.

L’interprétation opposée, proposée par Hille Koskela, est que l’exposition publique de la vie privée peut dans une certaine mesure constituer un « empowering exhibitionism », par lequel les individus, devenant les sujets actifs de la production d’images, subvertissent les codes conventionnels qui régissent la délimitation du « montrable » et de ce qui doit « rester caché », et ainsi exposent les tensions culturelles relatives aux conceptions épistémologiques de la vision, des genres, des identités, et de la moralité, dans une contestation du rapport traditionnel entre visibilité ou transparence d’une part, et pouvoir ou contrôle d’autre part. Loin de désubjectiver l’individu, l’exposition volontaire de sa vie privée lui permettrait de se réapproprier les normes présidant à sa subjectivation. Lire Hille Koskela, « Webcams, TV Shows and Mobile Phones : Empowering Exhibi­tionism », Surveillance and Society, CCTV Special (eds. Norris, McCahill and Wood), 2004, 2(2/3) : 199-215.

26 Sur les défis spécifiques que posent les « environnements intelligents » pour la protection de la vie privée et des données à caractère personnel, voir notre étude, Antoinette Rouvroy, « Privacy, Data Protection, and the Unprecedented Challenges of Ambient Intelligence », Studies in Ethics, Law, and Technology (Berkeley electronic press), 2008, vol. 2, Iss. 1. http ://www.bepress.com/selt/vol2/iss1/art3

27 John E. McGrath, Loving Big Brother. Performance, Privacy and Surveillance Space, Routledge, 2004.

La récente invention de Microsoft 28 reliant des capteurs physiologiques et/ou contextuels voués à enregistrer notamment le rythme cardiaque, la transpiration, les signaux électriques émis par le cerveau, le rythme respiratoire, la température corporelle, les expressions faciales et la pression sanguine des employés, de manière à per­mettre à l'employeur d'évaluer les niveaux de stress, de performance, de contentement au travail ou de frustration des employés paraît annonciateur d'une intensification de la « visibilité » et de l'enregistrement de « faits » relatifs aux individus, construits sur base d'informations à priori triviales, et dont les individus eux-mêmes n’ont pas même conscience le plus souvent mais auxquelles l'intermédiation technologique confère intelligibilité et sens en fonction des attentes spécifiques d’un « contrôleur ».

Si la traduction systématique du monde physique et de ses habitants en données digitales s’accompagne de vulnérabilités nouvelles de l’individu, celles-ci peuvent, nous semble-t-il s’analyser comme résultant de la convergence de deux phénomènes. Le premier est la perte de contrôle, par l’individu, de la trajectoire et des codes d’intelligibilité (de l’interprétation qui sera faite) des ‘traces’ qu’il émet dès lors que ces dernières sont potentiellement disséminées, conservées et interprétées hors du contexte social et temporel initial où elles ont été ‘produites’. Autrement dit, il s’agit de l’absence de pouvoir de l’individu sur les agencements, l’intelligibilité et la circulation de ses données à la fois dans l’espace et dans le temps (les modifications unilatérales de l’ « architecture » d’un réseau social, par exemple, bouleversent nécessairement les dynamiques sociales en cours). Le second phénomène consiste dans l’intensification du « contrôle à distance » que permettent les nouveaux dispositifs informationnels.

2. Nouvelles vulnérabilités : profilage et contrôle à distance.

2.1. Spécificités qualitatives de la “mémoire digitale”.

A côté des enjeux liés à l’augmentation quantitative de la mémoire digitale, ce sont donc aussi de certains de ses aspects qualitatifs qu’il convient nous inquiéter. Faute de recul temporel, il nous est malaisé d'identifier et de prendre la mesure de ce qui se joue dans l'intermédiation technique à travers laquelle se « construit » la « mémoire digitale ». Qu’advient-il de la « mémoire » lorsqu’au lieu de résulter du processus « naturel » par lequel l’homme se souvient, elle résulte plutôt d’une construction -ou agencement de données d’origines disparates – manipulable et médiatisable ?

28 Pour une description du dispositif “Monitoring Group Activities” en question, se repporter à la description de l'invention sous-tendant la demande de brevet : http ://appft1.uspto.gov/netacgi/nph-Pars­er ?Sect1=PTO1&Sect2=HITOFF&d=PG01&p=1&u=%2Fnetahtml%2FPTO%2Fsrchnum.html&r=1&f =G&l=50&s1=%2220070300174%22.PGNR.&OS=DN/20070300174&RS=DN/20070300174

Alors que la mémoire humaine paraît généralement faillible mais authentique 29, la mémoire digitale, elle, paraît artificielle et manipulée, mais, assez paradoxalement, plus fiable que la mémoire humaine. Il nous faut en tout cas noter que la « mémoire digitale », à la différence de la « mémoire incarnée» dans les individus ou les collectivités, est une mémoire éminemment mobile, se réorganisant constamment « en temps réel », répondant principalement aux impératifs de pertinence et de vitesse alors que deviennent inopérants les critères de vérité, d’objectivité, de diversité, de critique et de ‘profondeur historique’ propres à l’évaluation de la mémoire humaine. Plutôt que de refléter passivement le « réel » tel qu’il s’est produit dans le passé, la mémoire digitale, telle qu’elle résulte de l’intermédiation technologique, reconfigure inévitablement notre perception de la causalité liant les phénomènes entre eux : à la faveur notamment du recours de plus en plus systématique aux corrélations statistiques en lieu et place des modèles théoriques et de l’observation empirique, la valeur explicative de tel ou tel facteur s’établit de manière ‘abductive’ (par conjectures fondées sur des récurrences de similarités, typiques des processus de profilage) plutôt que déductive, et, inévitablement, l’imputation de l’action aux acteurs humains et non humains s’en trouvent fondamentalement affectés. En d’autres termes, la mémoire digitale construit une forme de « savoir » suivant des algorithmes répondant aux besoins bureaucratiques spécifiques du contrôleur des traitements de données ou de son mandant, et qui, pour une large part, échappent à la connaissance et au contrôle des individus auxquels ce savoir se rapporte. L’ “automatisation” présidant à la construction de la “mémoire digitale”, ce faisant, répercute et amplifie plus qu’elle ne transforme les normes d’intelligibilité et de reconnaissance socialement instituées, c’est-à-dire les normes fonctionnellement utiles aux bureaucraties, quelles qu’elles soient, exploitant les dispositifs informationnels 30 .

Il est donc illusoire de croire en la séparation des espaces virtuels et de l’espace « réel » ou plutôt « matériel » dans lequel nous habitons. S’il y a bien « déterritorialisation » et « décontextualisation » des interactions et des rapports inter-individuels dans la société de l’information, nous assistons aussi actuellement, à la faveur de l’implantation de dispositifs informationnels dans un nombre et une variété de lieux de plus en plus importants, et d’un retour aux idéologies de référence31 et aux logiques dominantes, à un processus de « reterritorialisation » radicale.

29 Je remercie Christophe Lazaro d’avoir attiré mon attention sur le fait qu’existent toutefois de nombreux exemples d’utilisation “stratégique” de la mémoire humaine, et en particulier de la mémoire collective, dont l’invocation peut servir de multiples finalités, notamment politiques, et n’être pas, de ce fait, purement “authentique” si l’on entend par ce terme décrire ce qui survient spontanément, de manière désintéressée. Par ailleurs, pour une remise en question de l’idée suivant laquelle les souvenirs émotionnels sont particulièrement exacts, en raison précisément de leur contenu émotionnel, lire Cara Laney, Elizabeth F. Loftus, “Emotional content of true and false memories”, Memory, 2008, 1(5), 500-516.

30 et dont le “caractère “socialement institué”, et la contingence, n’apparaissent plus évidents.

31 Félix Guattari, Op.cit.

Si bien sûr la personne humaine reste irréductible aux « profils » qui « filtrent » en quelque sorte son identité, le phénomène du profilage, basé sur le recueil et l’agencement d’informations parfois signifiantes mais souvent triviales par elles-mêmes confère, à distance géographique et temporelle -à des informations personnelles qui peuvent être totalement insignifiantes pour la personne elle-même, un sens particulier auquel sont attachées des conséquences qui, elles, peuvent être rien moins que triviales.

L’individu numérisé n’est pas le résultat d’une construction autonome de la personne, mais résulte, en partie du moins, des algorithmes de classification à l’œuvre dans la construction des profils. Il s’agit en cela d’une construction d’identité hétéronome. Et alors que l’interface conviviale des ‘réseaux sociaux’ tels que Facebook fait croire à l’internaute qu’il a tout pouvoir sur ‘son’ profil, le profil ainsi créé peut n’être qu’une pièce, qu’un ingrédient de plus dans la composition, par des professionnels du ‘data mining’, d’un autre profil qui, lui, échappe totalement au contrôle de la personne, et résulte non de ses choix, mais du croisement de ses choix avec une multitude d’autres informations le concernant directement ou indirectement et collectées dans des contextes bien différents.

2.2. Contrôle à distance et conformisme anticipatif.

Le développement et le déploiement en réseau de la « mémoire digitale » s’accompagnent d’une intensification des phénomènes de « contrôle à distance ». En lieu et place du type de contrôle facilement identifiable par les individus dans les sociétés traditionnelles, se mettent en place des nouvelles instances de contrôle et de surveillance publiques ou privées largement invisibles et donc difficiles à contester pour les individus. Ces nouvelles instances de contrôle et de surveillance se présentent de manière dépersonnalisée et fonctionnent sur base de « savoirs » construits notamment à partir du le recueil des ‘traces’ laissées par les utilisateurs d’Internet, et objectivées sans contact direct avec l’individu (ex : le screening des mails sur base de mots clés, la constitution de profils à partir des sites visités). Cette décontextualisation du contrôle et de la surveillance s’opérant à l’aune de « normes abstraites » (cette personne correspond t’elle a priori à tel profil ?) peut faire craindre qu’à défaut de correspondre aux profiles optimums, certains individus se voient discriminés dans l’accès à certaines opportunités ou à certains biens, services ou prestations.

La distance ainsi creusée entre contrôleurs et contrôlés a deux conséquences : la première est que les individus ne « voyant » pas ceux qui les observent conservent peut-être un peu naïvement l’impression de n’être pas vus dans toute une série de circonstances quotidiennes où ils se croient à l’abri des regards. Il s’en suit que le critère fondé sur l’existence d’« expectations of privacy » des individus, tel qu’utilisé dans certains arrêts de la Cour suprême américaine, n’a plus qu’un très faible effet protecteur pour la vie privée des individus.

Les protections de la vie privée doivent donc être redéfinies face à un contrôle plus difficile à cerner et dont l’enjeu est plus lointain même s’il est plus fondamental dans la mesure où il peut influencer notamment les perspectives socio-économiques des personnes ainsi que leur capacité à exercer effectivement leurs droits et liberté fondamentaux.

Une seconde conséquence du « contrôle à distance » est que dans la mesure -encore faible dans le contexte du cyberespace mais beaucoup plus importante relativement aux modes de surveillance à distance mis en place dans l’espace public (vidéosurveillance) ou sur les lieux de travail – où les individus se savent surveillés, pistés, observés, et, en conséquence catégorisés et en quelque sorte « jugés hors contexte » sans avoir l’occasion de contrôler la signification que le dispositif de surveillance dérive de leurs faits et gestes, le fait pour eux d’être exposés aux réactions quasi automatiques du dispositif de surveillance s’ils adoptent, ne fût-ce qu’involontairement, des comportements traités comme « non conformes » ou simplement « inhabituels », peut induire un phénomène de « conformisme anticipatif » (anticipative conformity32) dans la population soucieuse d’éviter toute « friction » avec le système de surveillance, de contrôle ou d’observation. L’on retrouve ici assez précisément la figure du Panoptique, rendue célèbre par Michel Foucault, comme dispositif qui « autonomise et désindividualise le pouvoir », faisant que « celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles ; il devient le principe de son propre assujettissement. » 33 Le conformisme anticipatif signe la mutation dans les modes d’exercice du pouvoir déjà annoncée par Foucault : un pouvoir fonctionnant de plus en plus à la technique, à la normalisation et au contrôle plutôt qu’au droit, aux lois et à la répression.34

32 Voir Shoshana Zuboff, In the age of the smart machine : the future of work and power, Basic, 1998 ; Lyon D., “An electronic Panopticon ? A sociological critique of the surveillance society”, Sociological Review, 1993, 41(4), 653-678.

33 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard, 1975, p. 204.

34 M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, pp. 113-114.

Le conformisme anticipatif est de fait un mécanisme de disciplinarisation des individus particulièrement efficace et économique puisqu’il fonctionne à l’autocensure ou à l’auto surveillance par les citoyens eux-mêmes soucieux d’éviter d’être découverts et exposés par le système. Comme l’expliquait Deleuze 35,
« Le propre des normes modernes, et c’est ce qui caractérise le passage progressif de la société disciplinaire décrite par Michel Foucault et qui impliquait nécessairement l’existence d’une série de lieux d’ « enfermement » (l’asile, l’hôpital, l’usine, l’école, la prison,…) à la société de contrôle qui peut se passer, dans une mesure croissante, de la contrainte physique et de la surveillance directe, est que ce sont les individus qui doivent s’ imposer eux-mêmes non seulement le respect mais l’adhésion aux normes, les intégrer dans leur biographie, par leurs propres actions et réitérations. Le pouvoir prend, dans la société moderne, la forme d’offres de services ou d’actions incitatives bien plus que de contrainte.”

Lorsque les contrôleurs sont non seulement distants dans l’espace, mais également dans le temps, par l’effet de la conservation des informations sur une très longue période, et de leur « mobilisabilité » optimale, à tout moment, que rendent possibles les nouvelles technologies de l’information, de la communication et de la réseautique, l’incitation à l’autocensure pourrait être ressentie plus fortement encore. La peur d’être jugés plus tard pour des faits, gestes et opinions dont nous ne pouvons savoir actuellement comment ils seront interprétés dans l’avenir ne risque-t-elle pas d’engendrer un conformisme plus contraignant encore du fait de l’imprévisibilité des normes à l’aune desquelles ces faits, gestes et opinions seront évalués ?

Il est utile aussi d’interpréter le profilage et le contrôle à distance dans le rapport qu’ils entretiennent avec un phénomène social plus général, identifié notamment par Ulrich Beck comme le phénomène d’individualisation, 36 typique de la ‘seconde modernité’. Le concept d’individualisation revêt deux significations principales qui se recoupent partiellement et interagissent, mais doivent néanmoins être distinguées.

Individualisation comme indépendance des formes imposées par les autorités traditionnelles : « déterritorialisation ».

La première signification renvoie à la désintégration des formes sociales antérieures, à la fragilité des catégories (classes sociales, statuts et rôles familiaux, relations de voisinages etc.) et à la dissipation progressive des interdits imposés de l’extérieur et véhiculées autrefois par les autorités traditionnelles (parents, état, église, etc.).

35 Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L'autre journal, n°1, mai 1990.

36 Ulrich Beck, Elisabeth Beck-Gernsheim, Individualization : Institutionalised Individualism and its Social and Political Consequences, Sage Publications, 2001.

Alors que les sociétés modernes se sont différenciées en une multitude de sous-espaces, de microcosmes sociaux relativement homogènes et indépendants les uns des autres, ayant chacun ses hiérarchies propres, ses normes spécifiques de comportements, ses disciplines, ses codes de communication, d’intelligibilité et d’interactions interpersonnelles 37, le développement et la généralisation des technologies de l’information et des communications instaurent une société « ouverte » caractérisée par la fluidité des échanges et la porosité des anciens microcosmes. L’« ouverture » et la « déterritorialisation » de la société de l’information par rapport à la société « traditionnelle » (qui était notamment marqué par l’idée d’une séparation stricte entre espaces publics et privés) transforment les possibilités d’expressions et d’interactions humaines d’une manière radicale, et rendent pour une part obsolètes une série de normes sociales qui, dans les microcosmes traditionnels, suffisaient à résoudre les problèmes de coordination des comportements 38.

De nouveaux types de subjectivités en résultent, caractérisés à la fois par une augmentation du pouvoir d’action individuel grâce à la démultiplication des interactions, et par des vulnérabilités nouvelles. Sorti de ce que Peter Sloterdijk appelle la « microsphère » de l’individu, et qui joue pour lui le rôle d’un « système immunitaire de l’espace psychique » 39, l’individu dans le monde virtuel subit, sans même pour la plupart du temps s’en rendre compte, une métamorphose anthropologique importante.

Les normes sociales traditionnelles qui régulaient, par conventions tacites spontanément suivies, les flux informationnels entre les individus dans des sociétés fermées « à forte intégrité contextuelle » n’ont plus d’efficacité étant donnée l’hétérogénéité des comportements et des attentes dans la société de l’information caractérisée notamment par la décontextualisation et la déterritorialisation des systèmes d’information. Cette dissipation des normes sociales spontanées typiques des espaces de communication traditionnels n’empêche pas l’émergence progressive, dans des communautés virtuelles suffisamment homogènes, de « contrats sociaux restreints », de nouvelles normes de comportements, de communications et de gestion de l’information, de nouvelles possibilités d’expérimentation sociale à fort potentiel d’émancipation.

37 Pierre Bourdieu, La misère du monde, Seuil, 1993, pp. 9-11.

38 A ce sujet, lire Katherine J. Strandburg, “Privacy, Rationality, and Temptation : A Theory of Will­power Norms”, American Law & Economics Association Annual Meeting, 2005, paper 21 et Katherine J. Strandburg, “Social Norms, Self Control, and Privacy in the Online World”, in. Katherine J. Strand­burg and Daniela Raicu (eds.), Privacy and Technologies of Identity : A Cross-Discriplinary Conversa­tion, Springer, 2005.

39 “Parce qu’habiter signifie toujours constituer des sphères, en petit comme en grand, les hommes sont des créatures qui établissent des mondes circulaires et regardent vers l’extérieur, vers l’horizon. Vivre dans des sphères, cela signifie produire la dimension dans laquelle les hommes peuvent être contenus. Les sphères sont des créations d’espaces dotés d’un effet immuno­systémique pour des créatures extatiques travaillées par l’extérieur” (Peter Slotterdijk, Sphères I – Bulles, Fayard, 2002, p. 31.)

Mais force est de constater que le phénomène de reformation de contrats sociaux virtuels reste un phénomène marginal, rapporté à la majeure partie de l’activité informationnelle sur un Internet de jour en jour d’avantage colonisé par les logiques de profit.

De cette désintégration des formes sociales antérieures et de la dissolution des autorités « identifiées » résulte à la fois le sentiment d’un accroissement quantitatif et qualitatif des possibilités de réalisation de soi pour l’individu, mais également l’injonction impérieuse à devenir en quelque sorte son propre créateur, à devenir un « soi » qu’il doit lui-même choisir. Dans cette société hautement individualisée qui prétend donner la priorité à la liberté des individus plutôt qu’aux causes collectives, les individus sont face à un dilemme angoissant dont se nourrit le nouveau « marché du conseil en développement personnel » : « Qui suis-je pour moi-même ».40 Le « soi » n’est plus guerre « donné », mais bien « construit ». L’autorité de l’injonction à « devenir soi-même » fait du « soi » un projet, une chose à laquelle on aspire, à la façon dont l’on aspire à être à la mode ou à obtenir le dernier modèle d’un objet de consommation. Il me semble qu’il faut bien prendre en compte que dans cette perspective, l’individu dans la société de l’information est souvent, en quelque sorte, une « liberté sans sujet » puisque c’est précisément au travers de ses pérégrinations dans le monde virtuel, des rencontres qu’il y fait, de l’adoption ou du rejet de l’ « identité » que lui fabriquent, sur mesure, les multiples opérations de profilage etc. qu’il cherche à « devenir un sujet ».

Individualisation comme nouvelle « sujétion » aux normes institutionnelles : « reterritorialisation ».

La seconde signification du concept d’ « individualisation » chez Beck renvoie aux nouvelles injonctions, aux nouvelles exigences, et aux nouveaux contrôles imposés aux individus dans cette seconde modernité. A travers le marché du travail, l’état providence et ses institutions, l’individu est pris dans un réseau de règlementations, de conditions, d’obligations. L’assurance, l’éducation, la fiscalité sont autant de points de référence institutionnels constituant l’horizon ou le cadre dans lequel doivent se dérouler la pensée, les projets et l’action. L’individualisation en ce sens ne désigne certainement pas une logique d’action non orientée surgissant dans un espace virtuellement vide. L’individualisation ne signifie pas non plus la simple subjectivité, une attitude qui refuserait de voir qu’en dessous de la surface de la vie existe une structure institutionnelle très efficace. La sphère dans laquelle le sujet moderne déploie ses options est tout sauf un espace non social ou hors société.

40 Renata Salecl, « Worries in a Limitless World », in. Peter Goodrich, Lior Barshack, Anton Schütz, Law, Text, Terror, Routledge-Gavendish, 2006, p. 132.

Alors que l’exercice du pouvoir se passe de plus en plus de la contrainte directe sur les corps, ce sont les individus eux-mêmes qui doivent s’imposer non seulement le respect mais l’adhésion aux normes, les intégrer dans leur biographie, par leurs propres actions et réitérations. Le pouvoir prend, dans la société moderne, la forme d’offres de services ou d’actions incitatives bien plus que de contrainte. Alors que l’on naissait dans une condition particulière dans la société traditionnelle, on a à présent à faire quelque chose, faire un effort actif pour obtenir les avantages sociaux modernes. On doit gagner, savoir comment s’affirmer constamment dans la compétition pour l’obtention de ressources limitées. L’on peut se demander dans quelle mesure toutes ces pratiques normées influencent voir même constituent la cohérence interne des individus. L’identité tant recherchée serait alors autant, voir d’avantage, un idéal normatif que l’expérience subjective de la continuité de la personne à travers le temps. L’identité serait moins ce qui témoignerait des composants d’une personnalité qu’une norme d’intelligibilité instituée et maintenue socialement. 41

C’est tout le problème de la ‘performativité’ de l’individu numérisé : sa capacité à ‘déteindre’ en quelque sorte, sur l’individu ‘physique’ dont il ‘émane’ et qu’il ne cesse de rapporter à lui (de par le phénomène de conformisme anticipatif). La liberté individuelle dans la société de l’information est donc incomplète dans la mesure où l’autodétermination de l’individu, cette faculté mythique de se donner ses propres règles, d’être à l’origine de sa propre intentionnalité et, dans une certaine mesure, de sa propre personnalité, ne peut être que de façade dans une société que nous pouvons caractériser comme société de contrôle à distance.

3. Insuffisance de la liberté comme immunité. De la tyrannie de la majorité.

L’insuffisance d’une liberté conçue exclusivement comme résultant d’une libération des contraintes antérieures (à quoi correspondrait la liberté dans un monde digital délivré des contraintes physiques et morales propres au monde ‘réel’) a été assez exactement décrite par Hannah Arendt :
« liberties (…) are the result of liberation but they are by no means the ac­tual content of freedom, which, (…), is participation in public affairs, or admission to the public realm. » 42

41 Pour une critique radicale de l’identité (à travers la théorie performative de la construction du genre), lire Judith Butler, Défaire le genre, Editions Amsterdam, 2006.

42 Hannah Arendt, On Revolution, Penguin Classics, 1963, p. 32.

Les ambivalences que nous venons d’évoquer témoignent de l’impossibilité dans laquelle nous sommes de répondre simplement à la question naïve qui pourtant nous vient spontanément : « notre entrée dans la société de l’information augmente-t-elle ou restreint-elle la liberté des individus ». C’est que ce que nous appelons « liberté » recouvre un ensemble de notions bien différentes. En français nous n’avons qu’un mot pour désigner la diversité des notions que recouvre le concept de « liberté ». La liberté, c’est…la liberté. Il en résulte que, bien que nous n’ayons que ce mot là à la bouche, nous oublions, dans la fétichisation du mot lui-même, le caractère équivoque et fuyant des valeurs qu’il traduit ou derrière lesquelles il court. Benjamin Constant opposait la « liberté des modernes » à la « liberté des anciens », nos textes internationaux relatifs aux droits et libertés fondamentaux distinguent les droits civils et politiques des droits économiques et sociaux. Hannah Arendt contrastait en anglais les concepts de « liberty » et de « freedom ».

Nous voudrions suggérer ici, nous inspirant de la distinction faite par Hannah Arendt, que la liberté comme immunité, ou indépendance (liberty), doit, pour n’être pas seulement fantasmée, être accompagnée d’une autre forme de liberté (freedom) qui est pouvoir d’influer sur les modes de représentation collectifs dont nous relevons, et sur les « normes » qui, en retour nous façonnent. La liberté comme indépendance vis-à-vis des autorités traditionnelles est nécessaire mais insuffisante à assurer ce qu’Arendt appelle « freedom » et qu’elle décrit, se référant à la démocratie athénienne, comme

« (…) not an inner realm into which men might escape at will from the pressures of the world, (nor as) the liberum arbitrium which makes the will choose between alternatives. Freedom could exist only in public ; it was a tangible, worldly reality, something created by men to be enjoyed by men rather than a gift or capacity, it was the manmade public space or market­place which antiquity had known as the area where freedom appears and becomes visible to all. »43

Seconde face du concept global de liberté, il s’agit ici du « reembedding ». Condition sine qua non de cette « freedom » (et c’est là que l’on entrevoit la « Co originalité » de l’autonomie individuelle et de la démocratie délibérative) : que les « normes » et catégorisations institutionnelles en vigueur soient délibérées et décidées démocratiquement, qu’elles puissent être contestées. Voilà qui s’apparente à ce que Bertrand Leclair appelle « penser » : « intervenir sur les modes de représentation collectifs dont je relève. »44 Cet idéal de “freedom” ne peut être atteint que par la délibération démocratique à propos notamment des algorithmes de classification, des critères de « normalisation » rigides à l’œuvre et auxquels les individus sont appelés à se conformer.

43 Hannah Arendt, On Revolution, Penguin Classics, 1963, p. 124.

44 Bertrand Leclair, Théorie de la déroute (Chapitre II : Dans l’univers communicationnaire), Verti-cales/Seuil, 2001, p. 65.

De fait cette notion de « freedom » est incompatible avec l’organisation d’une « société de contrôle » dans la mesure où ce qui caractérise cette dernière est précisément que les normes institutionnelles, bureaucratiques et administratives échappent très largement au débat public, étant peu transparentes et passant presque pour « naturelles ».

Cela étant dit, même dans les circonstances idéales où les normes (c’est-à-dire les critères suivant lesquels les modes de vie, comportements et attitudes individuels passent pour « normaux » ou « anormaux » dans une société donnée, la nôtre) seraient effectivement décidées démocratiquement, la protection d’une sphère privée permettant à l’individu de ne pas s’y conformer, du moins dans cet espace, reste essentielle pour lui permettre d’échapper à la « tyrannie de la majorité », pression sociale poussant l’individu au conformisme, si bien décrite déjà en 1835 par Tocqueville dans La démocratie en Amérique, et en 1859 par Mill dans On Liberty.

« Un roi (…) n’a qu’une puissance matérielle qui agit sur les actions et ne saurait atteindre les volontés ; mais la majorité est revêtue d’une force tout à la fois matérielle et morale, qui agit sur la volonté autant que sur les actions, et qui empêche et va droit à l'âme. Le maître n'y dit plus : Vous penserez comme moi, ou vous mourrez ; il dit : Vous êtes libre de ne point penser ainsi que moi ; votre vie, vos biens, tout vous reste ; mais de ce jour vous êtes un étranger parmi nous. Vous garderez vos privilèges à la cité, mais ils vous deviendront inutiles ; car si vous briguez le choix de vos concitoyens, ils ne vous l'accorderont point, et si en même temps de fait, et le désir de faire »

« En Amérique, la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir. Ce n’est pas qu’il ait à craindre un autodafé, mais il est en bute à des dégoûts de tous genres et à des persécutions de tous les jours. La carrière politique lui est fermée : il a offensé la seule puissance qui ait la faculté de l’ouvrir. On lui refuse tout, jusqu’à la gloire. »

« Les princes avaient pour ainsi dire matérialisé la violence ; les républiques démocratiques de nos jours l'ont rendue tout aussi intellectuelle que la volonté humaine qu'elle veut contraindre. Sous le gouvernement absolu d'un seul, le despotisme, pour arriver à l'âme, frappait grossièrement le corps ; et l'âme, échappant à ces coups, s'élevait glorieuse au-dessus de lui ; mais dans les républiques démocratiques, ce n'est point ainsi que procède la tyrannie ; elle laisse le corps vous ne demandez que leur estime, ils feindront encore de vous la refuser. Vous resterez parmi les hommes, mais vous perdrez vos droits à l'humanité. Quand vous vous approcherez de vos semblables, ils vous fuiront comme un être impur ; et ceux qui croient à votre innocence, ceux-là mêmes vous abandonneront, car on les fuirait à leur tour. Allez en paix, je vous laisse la vie, mais je vous la laisse pire que la mort. »

Dès 1859, John Stuart Mill mettait en garde contre la tyrannie de la majorité en ces termes :

« Like other tyrannies, the tyranny of the majority was at first, and is still vulgarly, held in dread, chiefly as operating through the acts of the public authorities. But reflecting persons perceived that when society itself is the tyran – society collectively, over the separate individuals who compose it – its means of tyrannising are not restricted to the acts which it may do by the hands of its political functionaries. Society can and does execute its own mandates : and if it issues wrong mandates instead of right, or any mandates at all in things with which it ought not to meddle, it practises a social tyranny more formidable than many kinds of political oppression, since, though not usually upheld by such extreme penalties, it leaves fewer means to escape, penetrating much more deeply into the details of life, and enslaving the soul itself. Protection, therefore, against the tyranny of the magistrate is not enough : there needs protection also against the tyranny of the prevailing opinion and feeling, against the tendency of a society to im­pose, by other means than civil penalties, its own ideas and practices as rules of conduct on those who dissent from them ; to fetter the develop­ment, and, if possible, prevent the formation, of any individuality not in harmony with its ways, and to compel all characters and fashion them­selves upon the model of its own. There is a limit to the legitimate interfe­rence of collective opinion with individual independence : and to find that limit, and maintain it against encroachment, is as indispensable to a good condition of human affairs, as protection against political despotism.”45

C’est le sens notamment du droit à la protection de la vie privée lorsqu’il protège des comportements, attitudes et modes de vie qui, sans être illégaux ni sans causer dommage à autrui, sont néanmoins impopulaires et exposeraient ceux qui s’y adonnent à l’animosité ou à des réactions discriminatoires ou stigmatisantes de la part de tiers s’ils en avaient connaissance. L’on voit ici que le droit à la protection de la vie privée et l’interdiction des discriminations fondées sur des motifs non rationnellement ou objectivement pertinents s’inscrivent dans la même optique : préserver un certain « droit à la différence » qui est essentiel à la fois pour l’individu en ce que ce droit est une condition nécessaire à son épanouissement personnel, mais également pour la société dans la mesure où celle-ci a besoin pour évoluer et donc pour rester vivante, de ce que ce « droit à la différence » permet comme modes de vie et de pensée innovants, comme expérimentations individuelles et collectives.

45 John Stuart Mill, On Liberty, Cambridge University Press, 1989 [1859], pp. 8-9.

Rappelons néanmoins en passant que ce que Mill appelle la « tyrannie de la majorité » et qu’il présente comme une menace majeure pour l’autonomie individuelle, est en fait elle­même le résultat de l’exercice, par ceux qui propagent les opinions dominantes, de la liberté qu’ils ont de les propager en vertu de leur propre liberté individuelle. La propagation des opinions dominantes, est bien une faculté relevant de l’autonomie individuelle et de la liberté d’expression de chacun, on n’imagine pas une loi interdisant des comportements conformistes ou l’expression d’opinions conformes à la majorité. Les choix et comportements individuels conformistes, qu’ils résultent d’une adhésion pleine et entière aux opinions et modèles majoritaires ou de formes de pressions sociale, morale ou économique, relèvent bien de ce que Mill décrit comme « a space in which individuals would be free from law ». C’est bien là l’un des paradoxes du libéralisme que la menace la plus importante pour l’individualité ne soit autre en fin de compte que l’individualisme, que le libéralisme soit lui-même la source de la standardisation contre laquelle il devrait être, par vocation pourrait-on dire, en lutte.46

Contre certains présupposés actuellement dominants, et, en particulier, contre les présomptions un peu rapides de l’économie néolibérale largement reprises par le droit, suivant lesquelles l’individu est, par nature, un être autonome et rationnel, peut-être serait-il temps de prendre en compte le fait que les préférences et choix individuels ne sont pas des réalités naturelles préexistantes aux conditions sociales, culturelles et économiques dans lesquels ils sont exprimés, et que les choix individuels et les préférences exprimées par les individus ne reflètent pas nécessairement une réelle “auto-détermination”. L’équation souvent suggérée entre choix individuel et liberté (ou, dans l’espace informationnel, entre interaction et consentement) est fallacieuse notamment dans la mesure où elle fait de la liberté une aptitude située entièrement dans le psychisme individuel sans garantir jamais à l’individu le pouvoir d’influer sur les jugements de valeur culturellement, socialement et économiquement dominants qui confinent et même conditionnent, qu’il le sache ou non, ses préférences et ses choix. Klick et Parisi ont montré que les attitudes humaines de conformisme peuvent être comprises comme produites de l’adaptation humaine. En essayant de maximiser leurs chances de succès et de bénéfices des interactions sociales, les humains ont tendance à adopter des stratégies de falsification de leurs propres préférences ou d’adaptation de celles-ci.47

Edwin Baker observait lui aussi, à propos de l’analyse économique du droit à la protection de la vie privée, que toute norme ou loi qui restreint le ‘secret’ encourage des attitudes ou des valeurs qui sont nécessairement d’avantage compatibles avec certaines formes de vie sociale que d’autres, et en cela renforcent des jugements de valeur particuliers à l’égard de ce que les individus sont ou devraient être.

46 Voir Jed Rubenfeld, Freedom and Time : A Theory of Constitutional Self-Government, Yale Univer­sity Press, 2001, pp. 231-232.

47 Jonathan Klick et Francesco Parisi, “Social Networks, Self Denial, and Median Preferences : Con­formity as an Evolutionary Strategy”, Florida State University, College of Law, Working Paper Series, 2004, 126.

Voilà qui renvoie à un paradoxe difficilement réductible pour l’analyse économique du droit, qui doit présupposer certaines préférences individuelles comme “données”, et manque ainsi de rencontrer la question fondamentale à notre sens, qui est celle de la “subjectivation”, ou du mode de détermination des préférences individuelles. Le paradoxe consiste dans le fait qu’alors que l’analyse vise à déterminer quelles lois ou normes sont efficaces ou lesquelles répondent au mieux aux désirs et préférences humaines, la réponse dépend de quelles préférences sont créées par les normes que justement l’on vise à évaluer, au regard de ces préférences présumées préexister aux normes. La réponse sera donc chaque fois tributaire, ou orientée par le contenu même de la loi ou norme à évaluer, puisque chaque loi ou norme est par définition la mieux à même de répondre aux désirs, préférences, et choix que’ elle-même génère. “La loi, du fait de sa nature de cause, anticipant toujours sur ses effets possibles, est celle qui résulterait de la seule affirmation de la productivité de la norme, compte tenu de cet autre aspect de son action, qui est son caractère immanent”, notait à cet égard Pierre Macherey. 48 Michel Foucault, dans son analyse de la dialectique du désir et du pouvoir, l’écrivait déjà : "[I]l n'y aurait pas à imaginer que le désir est réprimé, pour la bonne raison que c'est la loi qui est constitutive du désir et du manque qui l'instaure. Le rapport de pouvoir serait déjà là où est le désir : illusion donc de le dénoncer dans une répression qui s'exercerait après coup, mais vanité aussi de partir à la quête d'un désir hors pouvoir.”49

Evaluer la justesse, la légitimité ou l’opportunité des lois ou normes à l’aune des “préférences” individuelles qu’elles permettent de satisfaire ne permet pas de dégager de conclusion valide. L’alternative serait, plutôt que de se demander comment maximiser au mieux la satisfaction des préférences assumées préexistantes, de chercher à déterminer quelles préférences le droit devrait encourager. La question à laquelle il conviendrait de répondre, en suivant cette voie alternative, serait donc : comment donc définir ces préférences que le droit doit encourager. L’analyse économique du droit est bien entendu incapable de répondre à cette question. Il nous parait censé de soutenir que la méthode de détermination de ces préférences à encourager devrait au minimum reconnaître à chaque personne une voix égale, plutôt que favoriser la voix des mieux nantis dans la distribution des richesses ou de favoriser les préférences qui sont générées par les institutions sociales sur lesquelles porte, précisément l’effort d’évaluation. 50

48 Pierre Macherey, “Pour une histoire naturelle des normes” in Michel Foucault philosophe : Rencontre internationale Paris, Janvier 1988, Seuil, 1989, p. 215.

49 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Tome I, La volonté de savoir, Gallimard, 1976, pp. 107­112.

50 Edwin Baker, “Posner's Privacy Mystery and the Failure of Economic Analysis of Law”, Georgia Law Review, 1978, 12(3) : 475-496.

Outre la protection du « droit d’être soi-même », ou d’expérimenter divers modes de vie fussent-ils impopulaires, contre la tyrannie de la majorité, le droit à la protection de la vie privée fonctionne aussi, et ce de façon croissante, pour protéger les personnes contre toute une série de distinctions de traitements économiquement rationnelles dans l’accès à divers biens sociaux. La technologie permet dans de nombreux secteurs de développer des mécanismes décisionnels individualisés fondés sur l’accumulation de données qui permettent un profilage fin. Cette pratique d’individualisation (des prix, de l’offre de service, de l’évaluation des risques dans le domaine de l’assurance,) pose des questions cruciales. Premièrement, peut-on admettre la prise en considération de n’importe quelle donnée à caractère personnel, à la seule condition que cette prise en compte soit économiquement rationnelle ? Est-il acceptable, par exemple, que le fait pour une femme de subir de la violence conjugale puisse être pris en compte pour déterminer le montant de la prime d’assurance vie qui peut lui être réclamé ? Rationalité économique et justice sociale s’opposent dans ce genre de cas, et la protection de la vie privée vient ici en renfort de la justice sociale.

Encore faut-il s’entendre sur une définition des critères de la justice sociale. Ceux-ci doivent refléter l’état présent d’une délibération démocratique continue, c’est là une condition nécessaire de leur légitimité. Voilà qui nous renvoie une fois encore à l’idéal de « freedom » tel que suggéré par Hannah Arendt, et donc à la nécessité non pas d’une l’acceptabilité sociale (et encore moins d’une acceptation sociale), mais d’une contestabilité sociale (c’est-à-dire d’une possibilité de contester) des critères d’efficacité, de mérite, de dangerosité et de risque qui président aux catégorisations bureaucratique et/ou sécuritaire des individus et comportements.

Notons ici que les nouvelles technologies de l’information et de la communication, et l’internet en particulier, nonobstant les mises en gardes qui précèdent et à condition de préserver les nouveaux espaces publics auxquels ils donnent naissance des appropriations privatives et des processus de domination, pourraient bien rendre possible cette contestabilité sociale et la réappropriation citoyenne des significations qui président à la définition du bien public et de la justice. C’est en tout cas l’espoir de Pierre Lévy :

« À l’origine, nous avions cette idée fondamentale de reconnaissance des savoirs même non académiques. Rapidement, l’utilisation des nouveaux moyens de communication s’est imposée à nous pour la mise en œuvre du projet. (...) En fait, l’utopie sous-jacente, pour moi, était de transformer un groupe humain quelconque en communauté virtuelle pratiquant l’intelligence collective.

Le monde est peuplé de gens, de corps, mais aussi d’esprits que l’on ne voit pas. Or, cet invisible est peut-être le plus intéressant. Ce système nous permettait de rendre visible ce qui ne l’est pas. Tel est le principe des Arbres de connaissance : faire apparaître un autre type d’espace, celui de la coopération des intelligences. Une connaissance isolée n’a aucun sens, elle devient féconde lorsqu’elle est mise en coopération avec d’autres, dans un dessein précis. »

Rendre visible et dicible ce que l’on ne voit pas et ce qui se tait, le marginal, le minoritaire, donner la parole au non conforme, tel pourrait bien être l’espoir de la ‘cyberdémocratie’. La technologie pourrait bien indiquer la voie d'une subjectivation nouvelle, c'est elle qui détient le « virtuel » qui se tient du côté du « jamais vu, jamais senti ».51 Mais cette nouvelle ‘phase’ de la démocratie présuppose une « écologie du virtuel »52, impliquant, au minimum, non seulement la transparence des rationalités « automatiques » à l’œuvre au lieu de leur actuelle opacité mais également le renforcement du « système immunitaire de l’espace psychique » des individus auquel contribue de façon significative le droit à la protection de la vie privée. En d’autres termes, il s’agit de renverser la situation actuelle où les individus deviennent de plus en plus transparents et hétéronomes dans la construction de leur personnalité, alors que les institutions publiques et privées deviennent de plus en plus opaques et gagnent en “autonomie” -en en “automaticité” -dans la construction des modes d’intelligibilité, d’interprétation, et de réaction à l’égard des individus. Nous voulons défendre l’idée que le droit à la protection de la vie privée doit être l’un des instruments de ce renversement.53

Conclusions.

Plaider, par écrit qui plus est, pour la reconnaissance d’un « droit à l’oubli » aurait pu, à priori, paraître paradoxal. Comment invoquer un « droit à l'oubli » au moment même où l'on parle, au moment où l'on écrit ? Parler, écrire, auraient-ils un sens si au moment même où nous parlons, où nous écrivons, nous voulions être oubliés ? Cette première aporie nous force à préciser, d'entrée de jeu, que lorsque nous suggérons qu'existerait une tension entre l’intensification de la rétention de données en tous genres dans les dispositifs informationnels et un « droit » ou plutôt un « intérêt légitime à oublier et à se faire oublié », l' « intérêt à être oublié et à se faire oublier », traduit l’inquiétude de la personne que je suis pour la personne que j'entend, ou que j'espère devenir dans l’avenir. C’est, pour le dire autrement, le souci que ce que je dis, ou ce que j’écris ici ne puisse être retenue contre elle plus tard.

51 René Schérer, “Subjectivités hors sujet”, Chimères, 21, 1993.

52 Félix Guattari, “L'Oralité machinique et l'écologie du virtuel”, Oralités-Polyphonix 16. Québec : Les Editions Interventions, 1992.

53 Pour une réflexion plus large à ce sujet, voir Antoinette Rouvroy, « Privacy, Data Protection, and the Unprecedented Challenges of Ambient Intelligence », 38p., disponible sur SSRN : http ://ssrn.com/abstract=1013984

Mon propos était donc tout entier tourné vers cette tension complexe existant entre, d'une part, la « suspension » nécessaire du «soi» entre le présent et l'avenir, suspension qui nécessite une forme de résistance aux assignations rigides, et, d'autre part, la « résilience » de l'information dans les dispositifs technologiques de plus en plus ubiquitaires qui permettent à tout moment de « réactiver » les traces d’actions et événements passés, abolissant même les notions temporelles de passé et de présent dans un éternel « présent », une actualité immédiatement accessible54, puisque rien, dans le présent digital n’est jamais « différé » ni « virtuel » -l’une des caractéristiques de la mémoire digitale étant, comme nous l’avons vu, son immédiateté.

Et de fait, si j'invoque aujourd'hui, alors que j'écris, mon « intérêt à oublier et à me faire oublier » c'est en prévision du fait que je pourrais bien dans l'avenir changer d'avis sur tout ce que j'écris aujourd'hui. C'est bien parce que je compte sur cette possibilité, cette virtualité, d'être oubliée, et d'oublier, d’être moi-même une autre, que je me sens libre d'écrire aujourd'hui. Ce souci de maintenir une indétermination de la personne que nous pourrions devenir dans l'avenir, ce souci de rester en ce sens des êtres « virtuels », capables d’une intentionnalité excédant le toujours déjà là, s’oppose à la constitution d' « individus numérisés », « copies », « simulacres »55, « images » de nous-mêmes, susceptibles de nous façonner de telle manière que nous puissions de plus en plus difficilement nous en défaire. Ce à quoi il s'agit de réfléchir dans la nouvelle phase de développement de la société de l'information dont nous faisons actuellement l'expérience, c'est à ce qu'implique la nécessité de suspendre la définition du « soi » dans une forme d'auto récursivité ou d'autoréflexivité suggérée notamment par Michel Foucault comme constitutives du « souci de soi ».

54 Anita Allen constatait à cet égard que “the very idea of “past” and “present” in relation to personal information are in danger of evaporating. The past is on the surface, like skim” (Anita Allen, “Dredg­ing-Up the Past : Life-logging, Memory and Surveillance”, University of Chicago Law Review, 2008, à paraître).

55 Quoi que, dans la Logique du sens (Minuit, 1969), Gilles Deleuze explique que “Le simulacre n’est pas une copie dégradée, il recèle une puissance positive qui nie et l’original et la copie, et le modèle et la reproduction.”

56 Pour une vision prospective des développements de l’intelligence ambiante, lire notamment le Rapport de l’Information Society Technologies Advisory Group (ISTAG), “Shaping Europe’s Future Through ICT”, Commission Européenne, Mars 2006 : “Building on and extending the ambient intelligence vision, technology developments are proceeding along well characterised paths. We note four main trajectories for this next generation of ICT. Systems and services that are :
1) Networked, mobile, seamless and scalable, offering the capability to be always best connected any time, anywhere and to anything ;

L’émergence des systèmes d’ « informatique ubiquitaire » et d' “intelligence ambiante”56 , prolongeant ou relayant, d'une manière quasi prothétique et désincarnée, la mémoire et l'intentionnalité humaine, ne suggèrent-ils pas la possibilité d’une substitution progressive d’une « mémoire digitale automatique » à la « mémoire incarnée » et à la “capacité d'oubli organique” qui lui est consubstantielle 57 ? L'enregistrement digital permettant à tout moment de « réactualiser » ce qui jusqu'à aujourd'hui n'avait d'existence qu'éphémère, dissipe l’ « opacité pratique » qui recouvrait jusqu'il y a peu nos actions et attitudes, une fois passé le délai nécessaire au temps pour faire son œuvre et effacer les torts commis, les petites et grandes hontes de la mémoire humaine58, au point qu’il faille appréhender le risque que cette « mémoire digitale totale », à la longue, aboutisse à oblitérer ce qu'il y a de « virtuel » chez l'homme59 : une certaine potentialité du sujet humain60, la contingence qui l'habite et qui, s'épanouissant (ne parle-t-on pas de 'libre épanouissement de la personnalité' ?) lui promet un 'devenir autre', une 'différance'61 un déploiement du 'radicalement neuf', à la fois irréductible à, et essentiellement différent de l’ « individu numérisé » ?

2) Embedded into the things of everyday life in a way that is either invisible to the user or brings new form-fitting solutions ;

3) Intelligent and personalised, and therefore more centred on the user and their needs ;

4) Rich in content and experiences and in visual and multimodal interaction.”

57 Cette ‘substitution’ réaliserait, en quelque sorte, “l’utopie d’un corps incorporel” en effaçant “la triste topologie du corps” (Michel Foucault, Les Hétérotopies et L'Utopie du corps, deux conférences radiophoniques .de Michel Foucault, France Culture, 7 et 21 décembre 1966 (CD INA, Mémoire Vive.).

58 Entreprises à titre expérimental, mettent mal à l'aise une partie du public des juristes, pour des raisons qu'eux-mêmes ont encore du mal à identifier clairement. Anita Allen, “Dredging-Up the Past : Life-logging, Memory and Surveillance”, University of Chicago Law Review, 2008 (forthcoming)

59 L'idée suivant laquelle l'une des caractéristiques immanentes de l'être humain serait d'être “virtuel” (porteur de virtualités), se retrouve explicitement chez Deleuze (voir Alain Badiou, Deleuze. La clameur de l’Être. Hachette Littératures, 1997 : “‘Virtuel’ est sans aucun doute, dans l’oeuvre de Deleuze, le principal nom de l’Etre. Ou plutôt : la partie nominale virtuel/actuel épuise le déploiement de l’Etre univoque (…) Il faut le couple virtuel/actuel pour expérimenter que c’est selon sa virtualité qu’un étant actuel détient univoquement son être. En ce sens, le virtuel est le fondement de l’actuel), Bergson (à ce propos lire Keith Ansell Pearson, “The Simple Virtual : Bergsonism and a Renewed Thiking of the One”, Pli, 2001, 230-252.), mais aussi chez Slavoj Zizek (voir sa conférence sur “the real and the Virtual”).

61 Pour une explicitation du concept de différance, lire Jacques Derrida, "La Différance." Conférence prononcée à la Société Française de Philosophie, le 27 janvier 27, 1968. Pub. in Bulletin de la société Française de philosophie, 62.3, 1968, 73-101.

Cette oblitération du « virtuel » chez l’homme pourrait bien s’avérer plus fondamentalement dramatique que le mépris de sa dignité, et relever de ce qu’Arendt suggérait dans sa lettre à Karl Jaspers du 4 mars 1951 comme phénomènes liés au « mal absolu » : l’élimination de toute imprévisibilité, de toute spontanéité.

Je ne sais pas ce qu’est le mal absolu mais il me semble qu’il a en quelque sorte à faire avec les phénomènes suivants : déclarer les êtres humains superflus en tant qu’êtres humains –non pas les utiliser comme des moyens, ce qui n’entame pas leur humanité et ne blesse que leur dignité d’hommes, mais les rendre superflus bien qu’ils soient des êtres humains. Cela arrive dès qu’on élimine toute unpredictability (imprévisibilité), qui, du côté des hommes correspond à la spontanéité.62

L'assignation rigide de ses propres traces au titre d'un destin identitaire suggérant une lisibilité performative de l'avenir de l'individu « profilé » devenu prévisible, n'est-ce pas là ce à quoi renvoie, l'expression « individu numérisé » dans un paradigme dans lequel « le réel deviendrait une copie de sa propre image »63 ? La possibilité d’oublier, et d’être oublié, concernerait dès lors directement la vitalité sociale et politique si, comme Arendt le soutient ailleurs :

Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, naturelle, c’est normalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autres termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance64.

Le primat porté sur l’information personnelle comme nouvelle catégorie, nouvelle ressources au même titre que l’énergie par exemple, finalise tacitement les processus informationnels et communicationnels d’une manière calquée sur les relations de marché, fondées sur la rareté des produits et orientées vers la production d’un certain profit marginal, alors qu’il devient urgent – étant donné l’impact de l’entrée dans la société de l’information sur la subjectivation – de refinaliser ces processus sur des systèmes de valeur centrés sur l’humain.

62 Hannah Arendt, Karl Jaspers. « La philosophie n’est pas tout à fait innocente », lettres choisies et présentées par Jean-Luc Fidel. Petite Bibliothèque Payot. 1995 et 2006. Pages 248-250.

63 Peter Weibel, « Pleasure and the Panoptic Principle » », in. T.Y. Levin, U. Frohne, P. Weibel (eds.) CTRL[SPACE] : Rhetorics of Surveillance from Bentham to Big Brother, Karlsruhe : ZKM Centre for Art and Media.

64 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calman-Levy, collection, Agora Pocket, 1994[1961], p. 314

Quel rôle assigner au droit, dès lors ? Alors que l’une des vocations les plus traditionnelles du droit est d’organiser la prévisibilité des comportements, ne faut-il pas, face aux nouvelles menaces que le conformisme consommateur et l’individualisme possessif font aujourd’hui peser sur la démocratie délibérative, affirmer au contraire que le droit devrait justement encourager la contestation ou, à tout le moins, la « contestabilité » des régimes représentationnels qui, sans avoir fait l’objet d’aucune délibération démocratique, nous informent et nous forment tout à la fois ? Ce qu’il s’agit de restaurer ou de protéger concerne directement l’une des capacités fondamentales de l’être humain : celle de s’inventer lui-même comme “sujet”. Cette capacité est bien une “capabilité”, dans le sens défini par Amartya Sen dans le sens où elle conditionne toutes les autres capacités humaines ainsi que la jouissance effective de l’ensemble des droits et libertés fondamentaux. Il me paraît crucial de réaffirmer aujourd’hui que le droit à la protection de la vie privée, et l’exercice effectif de ce droit par les individus, sont condition sine qua non d’une telle “capacité”, nécessaire, comme pré-condition à la possibilité de débattre démocratiquement des représentations collectives et, partant, de la nature du bien commun et de la meilleure façon de le protéger ou de l’atteindre. La protection de cette “capabilité” individuelle, en ce qu’elle est condition de la « contestabilité », et partant, de la légitimité des normes qui nous gouvernent, est une exigence éthique et démocratique fondamentale.

Le droit à la protection de la vie privée est bien une condition (nécessaire mais non suffisante) du développement personnel des individus, impliquant tour à tour une séparation d’avec le monde (exclusion) et l’intégration dans la vie sociale (inclusion) 65. Réaffirmer la nécessité d’espaces, ou de contextes « déconnectés », dans la société en réseau, où la personnalité peut se construire en marge de la « tyrannie de la majorité » comme l’une des « facettes » du principe de la protection de la vie privée est bien insuffisant. Encore faut-il également prendre en compte que l’individu ne construit pas, ou pas uniquement, sa personnalité dans la solitude. En témoigne le rapprochement subtil que Hannah Arendt faisait entre « private » et «deprived». L’autonomie individuelle n’est pas une capacité purement individuelle et psychique : elle a des bases sociales et matérielles. S’il serait bien absurde de penser que le droit puisse « garantir » l’autonomie individuelle (un tel « droit à l’autonomie » n’aurait pas, pour le droit, plus de sens qu’un « droit au bonheur » ou un « droit au talent musical »), il entre néanmoins dans la mission du droit de garantir certaines des conditions fondamentales nécessaires à l’épanouissement de cette autonomie. La protection d’une « sphère privée » immunisant l’individu des tentations d’un trop grand conformisme et la régulation des flux d’informations à caractère personnel, tantôt soumis à une interdiction formelle, lorsque ces flux risquent de donner lieu à des discriminations inacceptables (inclusion), tantôt soumis au contrôle de l’individu (dont l’on sauvegarde la capacité de « choisir » l’intensité, la nature, les modes d’interactions avec autrui), forment un faisceau d’instruments juridiques mobilisés sous l’appellation « protection de la vie privée » mais dont les objectifs sont autant d’utilité publique que privée, puisqu’ils garantissent, en sus des intérêts de la personne concernée, la possibilité d’une délibération démocratique à propos précisément des représentations et normativités à l’œuvre.

65 Voir à cet égard Antoinette Rouvroy, Yves Poullet, « Self-determination as « the » key concept », Reinventing Data Protection, International Conference, Bruxelles, 12-13 octobre 2007.

Le caractère de « pré-condition » à l’exercice effectif des droits et libertés fondamentaux que revêt la protection de la vie privée est l’une des raisons pour laquelle la « capacitation » (que l’on pourrait aisément rapprocher de ce qu’Amartya Sen et Martha Nussbaum appellent « capabilité »66) individuelle que confèrent les lois de protection des données à caractère personnel ne peut s’assimiler à un droit de propriété individuel sur ces données, qui permettrait notamment leur aliénation, équivalente à la renonciation à la protection du droit à la protection de la vie privée alors même que cette protection est constitutive d’une « liberté substantielle », condition de possibilité (ou de jouissance effective) de toutes les autres libertés fondamentales.

La notion d’ « autodétermination informationnelle » est souvent mal comprise. Elle ne doit pas être interprétée comme suggérant que le contrôle de ‘ses’ données personnelles constituerait un exercice d’autodétermination, de libre développement de « soi » de l’individu. L’information et les données personnelles ne sont pas des éléments préexistants ni des composants du « soi » individuel. Un tel amalgame, auquel invite l’expression « individu numérisé », serait indument réductionniste : le « soi » est no seulement irréductible mais aussi essentiellement différent des données et informations produites à son propos. L’information, la donnée n’est d’ailleurs jamais une chose qui préexisté à son expression ou à sa divulgation. Ce que donc l’expression « autodétermination informationnelle » signifie plutôt, c’est que le fait pour l’individu de conserver un certain contrôle sur ‘ses’ données est une condition nécessaire – mais non suffisante – pour qu’il ait une existence qu’il puisse dire, en partie du moins « autodéterminée ». Cette auto-détermination présuppose la possibilité de mettre à distance – ce que l’oubli permettait efficacement – les identités construites à partir des traces éparses que nous projetons sur le monde. Il convient donc que le droit – ou d’autres mécanismes contraignants – limitent la rétention des données personnelles dans la mesure nécessaire, en fonction de l’intensité des menaces qu’une telle rétention fait peser sur la possibilité pour l’individu de construire sa propre personnalité à l’abri de contraintes excessives d’une part, et de contrôler certains aspects de sa personnalité qu’il projette sur le monde.

Enfin, il revient également au droit de contribuer, en réactivant un contrôle très stricte de la proportionnalité et de la légitimité de toute mesure de profilage et/ou de surveillance des citoyens, à des fins tant publiques que privées, et de toute conservation d’information personnelle à ces fins notamment.

66 Lire, entre autres, Amartya Sen, Commodities and Capabilities. Oxford : Oxford University Press, 1985 ; Amartya Sen, Development As Freedom. New York : Knopf, 1999 ; Martha C. Nussbaum, Amartya Sen, eds., The Quality of Life, Oxford : Clarendon Press, 1993.

A cet égard, saluons l’opinion récente du Groupe de travail «article 29 » sur les aspects de protection des données relatifs aux moteurs de recherche du 4 avril 2008, précisant que la Directive européenne 95/46/EC sur la protection des données à caractère personnel est bien applicable au traitement de données personnel par les opérateurs de moteurs de recherche, même lorsque ceux-ci ont leur siège hors de la zone économique européenne, alors que la Directive européenne 2006/24/EC sur la rétention des données ne leur est, par contre pas applicable, en conséquence de quoi les opérateurs de moteurs de recherche sont dans l’obligation d’effacer ou d’anonymiser de manière irréversible les données à caractère personnel – en ce compris les adresses IP des utilisateurs – dès lors qu’elles ne sont plus nécessaires à la poursuite de l’objectif spécifique et légitime pour lequel elles avaient été collectées. Il revient en outre à ces opérateurs d’être en mesure, à tout moment, de justifier la conservation et la durée de rétention des ‘cookies’ qu’ils utilisent. En outre, et c’est là un apport particulièrement intéressant de l’opinion du Groupe 29, le consentement des utilisateurs, est-il estimé, est requis avant toute opération de croisement des données, et d’enrichissement de leurs profiles.67

Il s’agit de lutter contre les dogmes d’efficacité économique et de sécurité présentés comme des logiques absolues de légitimation des traitements et de replacer ces logiques absolues dans leur cadre relatif. C’est là un objectif crucial dans la mesure où ces logiques véhiculent des représentations particulières de l’être humain. La logique absolue de la sécurité fait de tout être humain un suspect par défaut alors que la logique économique perçoit l’individu comme essentiellement rationnel et égoïste, se positionnant toujours rationnellement par rapport aux risques et opportunités de l’existence en fonction de sa nature de “joueur” ou de “frileux”. Ces deux types de logiques absolues (sécurité et rationalité économique), sont exemplaires de la mise en œuvre d’un pouvoir articulé sur la technique, la normalisation et le contrôle, dans la mesure où ils impliquent la classification des individus dans des catégories de “risques”. Des classifications de ce genre sont difficilement “contestables” : le risque étant une construction intellectuelle qui n’identifie aucune personne présente, mais vise seulement des événements susceptibles de se produire dans l’avenir, est une technologie, ou une discipline adressée à l’ensemble d’une population plutôt qu’à des individus ou groupes d’individus actuellement identifiés et qui donc auraient matière à la contester.68

67 Article 29 Data Protection Working Party, « Opinion on data protection issues related to search engines », April 4, 2008 : « A key conclusion of this Opinion is that the Data Protection Directive generally applies to the processing of personal data by search engines, even when their headquar­ters are outside the EEA, and that the onus is on search engines in this position to clarify their role in the EEA and the scope of their responsibilities under the Directive. The Data Retention Directive (2006/24/EC) is clearly highlighted as not applicable to search engine providers. This Opinion concludes that personal data must only be processed for legitimate purposes. Search engine provi­ders must delete or irreversibly anonymise personal data once they no longer serve the specified and legitimate purpose they were collected for and be capable of justifying retention and the longe­vity of cookies deployed at all times. The consent of the user must be sought for all planned cross-relation of user data, user profile enrichment exercises. Website editor opt-outs must be respected by search engines and requests from users to update/refresh caches must be complied with imme­diately. The Working Party recalls the obligation of search engines to clearly inform the users up­front of all intended uses of their data and to respect their right to readily access, inspect or correct their personal data in accordance with Article 12 of the Data Protection Directive (95/46/EC). »

Renverser ces logiques absolues, ou transformer ce cadrage a priori, est d’autant plus urgent que celui-ci, s’il n’a aucune validité objective, a néanmoins un pouvoir performatif. Les processus d’assujettissement dans le stade avancé de la société de l’information se rapprochent me semble-t-il assez bien du processus de formation des identités subjectives par les mécanismes d’interpellation suggéré par Louis Althusser 69 : n’est-ce pas au travers notamment de l’interpellation qui leur est adressée au travers des dispositifs de surveillance et de contrôle, à travers les réseaux sociaux auxquels ils sont invités à prendre part, à travers les opérations de profilage qui permettent une individualisation croissante des offres de consommation de biens et services, que les individus constituent ou reçoivent leur identité ? Le sujet se trouve interpellé par les dispositifs informationnels, et, se reconnaissant dans l’interpellation qui lui est faite, adopte et fait sien le « profil » qui le catégorise. Lorsque les technologies de profilage sont mises en œuvre à des fins sécuritaires, articulées sur des codes d’intelligibilité percevant les comportements et attitudes observés à l’échelle d’une criminalité potentielle, le prisme déformant des dispositifs de la société de surveillance, déployant des représentations aussi négatives de l’individu, risque effectivement de susciter des comportements qui justifieront in fine ces logiques sécuritaires absolues, mais au prix de la plus précieuse de nos aptitudes : la liberté.

A condition d’accepter de remettre en cause ces représentations collectives, ces logiques absolues, de les ouvrir à la contestation, nous pourrons faire en sorte que les personnes puissent effectivement déployer tout le potentiel non seulement libératoire, mais aussi créatif et politique au sens arendtien du terme, contenu en germe dans la société de l’information. C’est ce caractère toujours « virtuel » de l’être humain, sa capacité à percevoir qu’il lui serait possible de penser autrement que de la façon suivant laquelle il pense.70

68 La notion de gouvernance renvoie ici à l’approche foucaldienne et post-structuraliste centrée sur les rapports existant entre les questions de gouvernement-autorité-politique, et les questions d’identité-“self”­personnalité. La notion de gouvernementalité, dévelopée par Foucault donne les outils d’une réflexion sur les liens existant entre les technologies du pouvoir et les technologies du “soi”, les relations spécifiques que le sujet entretient avec lui-même et qui président à la constitution du “soi” comme sujet moral. (Voir principalement Michel Foucault, What is Enlightenment ? in The Foucault Reader, Paul Rabinow (ed.), Pantheon Books, 1984, et Michel Foucault, Technologies of the Self : A Seminar With Michel Foucault, University of Massachusetts Press, 1988.)

69 Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'État », la Pensée, juin 1970, pp. 3-38.

70 Cette notion de l’être humain comme être virtuel au sens d’être à la fois contingent et ouvert au changement est assez proche, nous semble-t-il, de l’approche généalogique de Foucault : “Et cette critique sera généalogique en ce sens qu’elle ne déduira pas de la forme de ce que nous sommes ce qu’il nous est impossible de faire ou de connaitre ; mais elle dégagera de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons”. (Michel Foucault, “Qu’est-ce que les Lumières ?”, Dits et Ecrits, 1984, II, Gallimard, p. 1393.)

Ainsi, la « vie privée » n’apparait pas comme un droit fondamental parmi d’autres, elle est une condition nécessaire à l’exercice des autres droits et libertés fondamentaux. Elle est aussi une condition structurelle fondamentale de la vitalité politique.71 On peut se demander à cet égard si l’indétermination du droit à la protection de la vie privée ne découle pas, précisément, du fait que les conditions nécessaires à l’exercice plein et entier des autres droits et libertés fondamentaux varient en fonction des circonstances, des époques et des cultures ? Puisque, comme nous avons voulu le montrer, le droit à la protection de la vie privée joue notamment le rôle d’un « système immunitaire de l’espace psychique », il paraît naturel que les instruments juridiques de sa protection évoluent, de la même façon que tout système immunitaire évolue en fonction des évolutions de l’environnement technologique et socio-politique, y compris pour garantir la réversibilité et la contestabilité de ces évolutions.

71 L’absence de référence explicite au droit à la protection de la vie privée dans la Constitution américaine mais son identification, par la jurisprudence, « dans la pénombre » des autres droits fondamentaux atteste bien à mon avis du fait que le respect du droit à la protection de la vie privée constitue une pré-condition au respect des autres droits fondamentaux.