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origine http://bok.net/pajol/sanspap/immedia/morice.html
Vingt-deux ans après la fermeture officielle des frontières
aux migrations de travail, onze ans après la publication
du manifeste xénophobe « La Préférence
nationale »[1], tout le monde s'accorde au moins sur ce point
: l'immigration n'a pas cessé dans notre pays. Ce consensus
obligé se double d'une unanimité quelque peu paradoxale
sur la nécessité de contrôler les frontières,
comme si la chose allait de soi et comme si l'expérience
ne prouvait pas que, précisément, c'est impossible.
Hormis peut-être certains groupements libertaires et quelques
initiatives prémonitoires, il n'existe plus depuis longtemps
aucun parti politique, aucune association pour prôner ouvertement
la libre et entière circulation des hommes. Au mieux, les
organisations les plus démocratiques font l'impasse sur cette
question et n'ont ainsi qu'une position en négatif : se battre
contre les abus de l'État et pour une réforme de la
loi. L'unanimité est telle que c'est à un dirigeant
socialiste que l'histoire a dévolu l'encombrant privilège
de rassembler l'ensemble de la classe politique autour de son célèbre
aphorisme proféré en 1990 devant la Cimade : «
La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde.
»
Mais les mouvements actuels de sans-papiers, avec leur mot d'ordre
iconoclaste de « régularisation pour tous »,
viennent opportunément troubler ce consensus et secouer une
conscience collective qui s'est habituée de longue date à
trouver naturel qu'on s'arroge le droit de limiter les habitants
de cette planète dans leurs déplacements et de persécuter
ceux qui passent outre. Loin d'être, comme on l'a dit, «
manipulés » par des militants français sans
scrupules, ces mouvements les ont au contraire mis dans l'embarras.
De toute évidence, la tactique de la négociation au
cas par cas n'était pas adaptée à une revendication
de cette ampleur. Fallait-il continuer comme avant à réclamer
un aménagement « humainement correct » des textes
en vigueur, en contester les seules dispositions les plus négatives
(« Abrogation des lois Pasqua ! »), ou ne devait-on
pas penser à une remise en cause plus radicale de la politique
d'immigration ? En fait, on a soigneusement évité
de se demander par quoi remplacer ces textes. Et, comme ces questions
demeurent insolubles dans le cadre d'une acceptation implicite des
frontières, l'opinion démocratique s'est forgé,
par la voix d'un collège de médiateurs[2], une série
de « critères » supposés permettre la
régularisation juste et humaine des situations jugées
les plus dignes d'intérêt, principalement à
l'aune de l'intégration familiale et sociale des intéressés.
Fort bien, et c'est mieux que rien.
Mais personne, absolument personne dans ces rangs n'a osé
reprendre publiquement cette question (qui demeure évidemment
obsessionnelle pour les autorités publiques) : quid des immigrés
qui s'introduiront et resteront demain sur notre sol sans en avoir
le droit ? Faudra-t-il chaque année mettre en route un nouveau
processus de luttes pour les faire régulariser ? Ces ambiguïtés
ne trahissent-elles pas, volens nolens, une certaine complicité
avec les lois dénoncées (ou au minimum leur acceptation
résignée), laquelle conduira vite à entériner
l'impossible binôme « immigration zéro + droits
de l'homme » ?
C'est ainsi que nous en sommes venu à l'idée qui
motive le présent texte : la libre circulation des hommes,
sans autre restriction que celle visant les activités criminelles
(que d'ailleurs la loi gêne peu), est peut-être la seule
doctrine raisonnable en matière d'immigration[3]. Nous n'ignorons
pas les énormes difficultés théoriques et pratiques
soulevées par cette doctrine, qui a contre elle un sens commun
nourri de l'invocation, devenue rituelle, du chômage, de l'équilibre
des populations et des engagements internationaux : au contraire,
pour délivrer ces objections de leur gangue idéologique,
il convient de les prendre très au sérieux, sans toutefois
oublier qu'un tel unanimisme est en soi suspect.
La réflexion peut être menée en trois temps.
Elle portera, en premier lieu, sur certaines contradictions de la
situation actuelle ; ensuite sur certaines propositions politiques
que son apparent échec inspire ; enfin sur les conditions
et sur les effets possibles d'une ouverture inconditionnelle des
frontières. Nous anticipons tout cela en affirmant d'emblée
que ce dernier objectif ne peut être envisagé séparément
d'une mise en cause des stratégies économiques qui
font reculer le droit du travail.
Le contrôle des frontières : une utopie délétère
Il n'est pas nécessaire de s'étendre sur une conséquence
mainte fois constatée du dispositif légal, que résume
en la simplifiant cette formule rebattue : « Les lois Pasqua
fabriquent des clandestins. » Ces lois, qui sont venues couronner
un intense travail réglementaire et législatif entamé
en 1975[4], ne sont pas parvenues à atteindre l'objectif
qu'elles prétendaient se fixer. Certains le déplorent,
d'autres en appellent à un hypothétique renforcement
de la répression, mais rien n'y fait : l'inventivité
des candidats à l'immigration est à la mesure du déni
de droit qui leur est opposé, ce qui donne une course sans
fin dans les perfectionnements respectifs de l'épée
et du bouclier. Néanmoins une double tendance se dessine.
Premièrement, à mesure que la loi colmate ses propres
brèches (le droit d'asile, le regroupement familial, les
visas de court séjour, l'accès à la nationalité
etc.), elle multiplie du même coup le statut d'« irrégulier
» ; ce qui amène périodiquement les pouvoirs
publics à risquer de perdre leur légitimité
de façade, lorsque des situations intenables les contraignent
(même si c'est au compte-gouttes) à troquer les principes
posés par le législateur contre des arrangements «
humanitaires » avec les contrevenants, ou contre une simple
politique du « ni vu ni connu ».
On verra plus loin que Patrick Weil a très bien identifié
les raisons de cette étrange aberration, dont l'extrême-droite
sait si bien faire des gorges chaudes. Deuxièmement, plus
les objectifs annoncés deviennent hors d'atteinte, plus les
mêmes autorités sont tentées de s'en remettre,
ouvertement ou en sous-main, à ces procédés
para-juridiques que sont la xénophobie, voire le racisme,
les voies de fait contre les immigrants[5], ou encore le chantage
à l'« aide » aux pays d'origine[6].
Les effets de la loi : « pervers » ou attendus ?
Il n'est pas non plus besoin d'insister sur cet autre point : la
fermeture officielle des frontières fait les délices
de toute une catégorie d'employeurs, qui ont en commun d'avoir
besoin de recruter une main-d'oeuvre précaire, sous-payée
et dépourvue de droits sociaux comme, est-il espéré,
de combativité.
Nous reviendrons sur cette question, qu'un nombre croissant d'analystes
en viennent à juger la plus cruciale de toutes. Mais on peut
noter d'emblée ceci : les secteurs (BTP, hôtellerie-restauration,
nettoyage, confection et récoltes principalement) les plus
friands en main-d'oeuvre immigrée en général
et de préférence en situation irrégulière
sont parfaitement connus des services administratifs et de police
compétents. Tout se passe comme si les lois régissant
l'entrée et le séjour, loin d'être victimes
d'« effets pervers » - ainsi que l'on dit souvent chez
les défenseurs des droits de l'homme -, avaient bel et bien
été créées sur mesure au bénéfice
de l'expansion desdits secteurs. Une interprétation aussi
cynique est sans doute excessive, tant il est vrai que ces lois
ont été conçues et votées à des
fins plus idéologiques que purement économiques. Mais
on doit observer que les secteurs en question ne peuvent fonctionner
à grands coups de travail au noir - ce que nul ne nie - qu'en
disposant de quantités colossales d'argent soustrait aux
regards du fisc et échappant (au moins officiellement) au
contrôle bancaire. Aussi, par son essence même, la mise
en irrégularité d'un nombre important de travailleurs
entraîne-t-elle indirectement une complicité organique
entre, d'une part, les donneurs de travail et, de l'autre, les autorités
administratives ou électives et les institutions financières.
Passé un certain degré de progression du phénomène,
ces deux instances ne peuvent que marcher la main dans la main,
avec souvent la corruption pour attache commune : en ce qui concerne
le BTP, la chose n'est d'ailleurs plus à prouver, mais il
est douteux que cela puisse s'interpréter comme un simple
« effet pervers ». A cet égard, la position particulière
des travailleurs étrangers en situation irrégulière
- évidemment minoritaires - fait figure de modèle
dans la dérive progressive de l'économie vers l'emploi
illégal et la précarisation.
Sans doute aussi connues mais moins souvent commentées,
certaines conséquences de l'ordonnance de 1945 nouvelle manière
conspirent à miner le tissu social de ce pays. Deux d'entre
elles, qu'une enquête en cours met en lumière[7], méritent
d'être évoquées : il s'agit respectivement du
développement de nouvelles formes de collaboration délictueuse
et d'une fragilisation croissante des communautés d'origine
étrangère, toutes catégories juridiques confondues.
De la prohibition au marché noir des papiers
En premier lieu, les obstacles à l'entrée, au séjour
et au travail régulier des immigrants ont, par un effet qu'il
serait illusoire de juger accidentel, multiplié certaines
occasions de transformer ces hommes et ces femmes en sources de
gains. Nous partons encore ici du même constat : ces lois
n'endiguent pas les mouvements ; mais elles les rendent moins fluides,
plus risqués et, partant, plus coûteux. Parallèlement
aux employeurs déjà cités, et quand ce ne sont
pas les mêmes individus, passeurs, logeurs et usuriers en
font leur miel. Des avocats perçoivent sans vergogne des
honoraires sur des dossiers qu'ils savent indéfendables.
Moins avéré est le développement spectaculaire
du trafic de documents, qui met aussi en scène des nationaux
et, plus spécifiquement, des fonctionnaires publics.
Le mécanisme est bien connu des économistes : en
créant des interdictions plus qu'il n'est possible de les
faire respecter, les lois ont créé une file d'attente,
donc des opportunités de rente, notamment chez les détenteurs
du pouvoir de les appliquer. D'autres lois - sur la diffamation
et la déontologie, celles-là - nous interdisent d'entrer
dans le détail d'un mécanisme qui paraît se
consolider : un titre de séjour, un visa, un faux passeport
ou une fausse nationalité, une carte de sécurité
sociale, cela se trouve si l'on y met le prix, tout étranger
en situation irrégulière le confirmera. L'évolution
même des tarifs moyens selon nos relevés traduit combien
la politique actuelle rend précieux l'accès aux documents
falsifiés ou frauduleux. Certains de ces trafics ne concernent
que des immigrés entre eux, les uns agissant par solidarité
et d'autres à des fins lucratives, fût-ce seulement
pour pallier une absence de revenu sur le marché du travail.
D'autres supposent - et ceci est théoriquement nécessaire
avant d'être empiriquement vérifié - une collaboration
structurelle entre des fonctionnaires et des filières communautaires
leur servant de relais face aux demandeurs[8].
La France a pris ici le risque de laisser s'installer un germe
galopant autant que destructeur. Tout d'abord parce que cette situation
veut dire que l'adhésion d'un immigrant au pays d'accueil
peut ainsi se faire sur la base d'une délinquance fondatrice,
tandis que d'autres étrangers, résidents de droit
ou non, sont en proie à la tentation de quitter l'univers
du travail précaire pour basculer dans des trafics plus rentables.
Cela présage d'autant plus mal d'une intégration aux
lois de la République, conformément aux voeux énoncés
officiellement, que le prix à payer pour accéder aux
faux documents est vraisemblablement appelé à subir
une hausse vertigineuse, obligeant certains candidats à se
tourner vers les activités délictueuses pour en assumer
le montant. Ensuite parce que, simultanément, on s'expose
à une régression de l'esprit civique chez les fonctionnaires
supposés garants de lois restrictives dont, au bout du compte,
ils ne verraient d'intérêt au maintien qu'en raison
du profit personnel que permet leur transgression.
L'aliénation sociale des migrants, facteur potentiel de
désordres politiques
Les travaux anthropologiques sur le clientélisme et la corruption
nous enseignent que de tels phénomènes obéissent
généralement à des courbes exponentielles et
que, passé un certain stade, leur régulation ne peut
plus se faire que par une explosion désordonnée du
corps social et par la violence. Ce danger doit être médité.
En deuxième lieu, nous l'avons dit, la fermeture des frontières
est de droit mais non de fait. Aux yeux de la communauté
immigrante, ce décalage entre les ordres respectivement juridique
et pratique n'est pas seulement la source du risque d'infraction
susmentionné. Il est également - et cela concerne
aussi la population étrangère résidente de
droit - générateur d'une aliénation multiforme,
au sens où l'entendent les psychopathologues[9]. Or nous
avons pu vérifier à ce niveau particulier ce que chacun
sait en général : la politique officielle d'intégration
est un leurre. Même parmi ceux, réguliers ou résidents
de longue date mis récemment en difficulté par la
loi, qui ne cherchent qu'à s'identifier à la nation
française (« noirs d'aspect, blancs à l'intérieur
», comme disait à peu près le ministre Kofi
Yamgnane), cette même nation ne cesse de réintroduire
dans leurs schémas mentaux un imaginaire dépréciatif
lié à leurs origines : telle est, non par hasard,
une des incantations bien choisies de l'extrême-droite[10].
De fait et sauf rares exceptions, la situation d'immigré
n'est pas psychiquement enviable : elle engendre constamment l'humiliation,
la perte d'auto-confiance et le stress[11]. Il est aisé de
comprendre le parti que peuvent en tirer les employeurs, surtout
si l'on se souvient que les cartes de séjour ne sont pas
automatiquement renouvelables : clandestins de fait ou menacés
de le devenir, un ensemble important d'étrangers sont mis
ainsi dans l'état mental d'accepter la servitude comme un
bienfait. Mais ce calcul de court terme risque fort de se retourner
contre la société tout entière. Le qui-vive
permanent entraîne un ensemble de frustrations et de rancoeurs,
voire une aversion à l'égard de la société
d'accueil et rend plus chimérique encore l'idéal républicain
d'intégration. Le repli communautaire peut dès lors
se faire sur des bases hostiles et converger avec l'action déstabilisatrice
de groupes sectaires.
En outre, la fragilisation globale des situations individuelles
a pour effet de dresser les unes contre les autres les populations
immigrées selon leur origine ou leur statut : l'hostilité
inter- et intra-communautaire est un phénomène en
plein développement, avec le danger d'une ethnicisation des
représentations sociales de l'immigration que cela comporte.
Les mouvements de sans-papiers de 1996 en ont témoigné
malgré eux. En effet, dès lors que la seule solution
laissée par la loi était d'obtenir des régularisations
individuelles, une ligne de partage s'est instaurée entre
les « bons » et les « mauvais », ce qu'a
traduit le slogan « sans-papiers mais pas clandestins »
- sous-entendu « clandestin, c'est indéfendable ».
Et l'on a pu voir, dans certaines actions collectives de sans-papiers,
des étrangers régularisables au titre de leur situation
familiale regretter la présence à leurs côtés
de demandeurs d'asile déboutés, réputés
n'avoir plus aucune chance : quoique circonscrites par les effets
unificateurs d'un combat commun, ces réticences constituent
un signe.
De tels clivages ne sont certes pas un souci pour les pouvoirs
publics, au contraire, et nous ne saurions donc en faire un argument
pour l'ouverture des frontières. Mais il faut observer que
ces divisions sont contagieuses et peuvent représenter une
menace allant bien au-delà de l'utilisation habile qu'on
croit pouvoir en faire, notamment au sein de la deuxième
génération. L'État joue à cet égard
les apprentis sorciers : la stigmatisation dont sont victimes les
clandestins risque fort de s'étendre à la totalité
des personnes d'origine étrangère et de leurs descendants.
Une « nouvelle politique » de l'immigration est-elle
possible ?
La revue Esprit a publié récemment un texte de Patrick
Weil, initialement conçu pour alimenter les réflexions
de la Fondation Saint-Simon[12]. Son diagnostic, aussi lucide que
sévère et documenté, des impasses de la politique
d'immigration, utilisée depuis 1974 « à des
fins électorales avec souvent pour conséquence de
freiner, d'un côté, l'intégration des immigrants
résidents et d'accroître, de l'autre, la "crainte
de l'invasion" » (p. 138), emporte l'assentiment. Mais
à notre sens, les réflexions de l'auteur débouchent
sur des propositions qui l'emprisonnent dans la politique qu'il
entend combattre, avec laquelle il partage le commun souci de contrôler
les flux migratoires. Ce qui se fonde sur une croyance en l'«
l'efficacité relative de l'État » c'est-à-dire,
avec cette nuance révélatrice, » en sa capacité
non de maîtrise totale mais de régulation des flux
» (p. 143).
Cette problématique n'est pas la nôtre mais elle est
cohérente : la question posée par P. Weil n'est pas,
comme pour nous, celle de la légitimité du principe
même de ce contrôle mais celle des moyens d'y parvenir,
aux fins de prévenir l'immigration irrégulière.
Il est donc postulé par l'auteur que la régulation
n'est pas en soi un objectif invraisemblable : c'est souhaitable
et possible, sans persister dans la pure répression, de «
mieux organiser les flux d'immigration régulière tout
en étant plus efficace contre l'immigration illégale
» (ibid.).
Le Front national, terrain d'expérimentation des partis
démocratiques
A l'appui de cette thèse vient le constat des ambiguïtés
de la politique actuelle qui a ouvert, selon les termes de P. Weil,
« un boulevard pour le Front national » (p. 137) : grosso
modo, une politique hypocrite d'« immigration zéro
» alimentée par un discours assimilant sciemment l'immigration
légale à l'illégale, créant, notamment
dans les quartiers à difficultés, un climat propice
à la propagation de la xénophobie.
Sur ce point, il n'y a guère à redire, si ce n'est
que cette notion de « boulevard » établit une
causalité critiquable. Il y a en effet deux manières
de voir la progression du Front national qui, pour être en
partie superposables, ne sont pas identiques. La première,
qui est celle de P. Weil, conduit à l'envisager comme l'effet
induit (pervers ?) de stratégies irresponsables parce que
purement destinées à flatter les électeurs
dans le sens de leurs penchants xénophobes : le Front national
y préexisterait donc, et ne ferait qu'en tirer avantage.L'autre,
moins idéaliste, consiste à penser que l'histoire
a fait de ce parti le dépositaire intellectuel et le champ
d'expérimentation idéologique de l'ensemble de la
classe politique - ce que résume la formule préférée
de ses militants : « Notre chef dit tout haut ce que chacun
pense tout bas. » Les thèses du livre déjà
cité, « La Préférence nationale »,
sont devenues, que cela plaise ou non et même si peu de gens
l'ont lu, la référence obligée (et, disons-le,
sans équivalent quant à la cohérence de la
réflexion) de la pensée en matière d'immigration.
Si l'on veut continuer dans la métaphore topographique,
il paraît plus exact de poser que le Front national a ouvert
un boulevard pour la xénophobie, avec la bénédiction
des partis qui s'y sont successivement engouffrés. Cette
nuance est peut-être plus importante qu'il n'y paraît
: P. Weil, observant ses impasses, pense que la politique migratoire
actuelle est absurde, tandis que nous la jugeons au contraire savante
- on verra plus loin pourquoi au chapitre du travail.
Du dénombrement des illégaux...
Mais quel que soit le sens de ce « boulevard », l'auteur
rappelle opportunément le mensonge contenu dans le mythe
de l'« immigration zéro », puisque la France
accueille chaque année environ cent mille étrangers
en règle. Les auteurs de ce mythe, non contents d'alimenter
le Front national, fondent maintenant sur lui une politique où
s'est développée « à l'égard de
l'immigration légale une stratégie de répression
jusqu'alors réservée à l'immigration illégale
» (p. 139). Or P. Weil s'emploie à relativiser l'importance
des séjours irréguliers : « Sans nier leur présence,
il serait erroné d'en exagérer le nombre car il est
toujours surévalué », dans le cadre d'un discours
public qui veut assimiler les légaux aux illégaux,
répète-t-il. (p. 146). Il observe ainsi qu'en 1981,
quand fut lancée une campagne de régularisations,
on n'en trouva que 132.000, ce qui est effectivement dérisoire
en termes de flux. Compte tenu des départs, il pense qu'«
il s'en maintient en permanence quelques dizaines de milliers »
(ibid.). Puis il enchaîne sur ses propositions « pour
une nouvelle politique », à base de « prévention
économique », de « dissuasion » et de «
coopération internationale », sur laquelle nous allons
revenir.
Il est difficile de suivre P. Weil sur l'usage de ces chiffres.
D'une part, si l'immigration irrégulière est si minime,
pourquoi ce luxe de propositions ? La réponse découle
de ce qui précède : c'est pour briser d'un même
coup l'argumentation favorite de l'extrême-droite et l'assimilation
abusive entre immigration et illégalité qui la fonde.
Mais cela ne peut se faire qu'au prix de ce que P. Weil dénonce
par ailleurs, à savoir une politique répressive impitoyable,
sinon injuste. L'auteur n'en fait d'ailleurs pas un problème
juridique mais purement exécutif et idéologique :
malgré les critiques dures et pertinentes qu'il formule à
l'encontre des lois, ses propositions sont essentiellement animées,
comme il l'annonce d'emblée, par cette volonté : «
rendre l'État plus efficace et changer le discours public
». A ce niveau, comme on verra, la seule chose qui le démarque
des autorités qu'il fustige est qu'il croit possible de repérer
et de sanctionner l'immigration illégale.
D'autre part - et cela est lié -, P. Weil, pris par un raisonnement
qui le conduit à isoler une donnée quantitative (le
petit nombre relatif d'étrangers sans titres) des conditions
de son apparition, ne paraît pas respecter cette règle
de la sociologie : la nécessité de neutraliser l'action
de toutes les autres variables liées pour en examiner une
seule. Il identifie certes, avant même la promulgation des
lois de 1993, l'existence d'un « effet Pasqua » mais
il pense que cet effet a été de courte durée
(p. 140-141). Il évoque certains chiffres qui paraissent
lui donner tort. Par exemple, les arrêtés de reconduite
à la frontière ont augmenté de 27% en 1994.
Mais « ces résultats ne sont pas dus aux lois de 1993
: ils furent principalement le fait d'une bonne coopération
avec l'Algérie, d'ailleurs de courte durée ».
(ibid., soul. par nous)[13]. L'emploi de l'épithète
« bonne » vient-il d'un jugement positif et, sinon,
pourquoi n'avoir pas usé d'un terme moralement plus neutre
? On ne saurait sans doute soupçonner P. Weil de complaisance
puisque, plus loin, il appelle de ses voeux le retour à une
juste politique d'asile des Algériens (p. 151). Mais il reste
qu'on ne saurait fonder le constat que l'immigration irrégulière
est plutôt limitée sur celui qu'elle est bien réprimée,
quand on cherche en même temps à démontrer l'inefficacité
de cette répression. Même mélange des registres
et même hommage involontaire aux lois Pasqua pour ce qui est
des demandes de regroupements familiaux : toujours de 1993 à
1994 les réponses favorables à ces demandes sont passées
de 85 à 25 %, d'une part parce que le délai minimum
est passé de un à deux ans, et d'autre part parce
que les conditions de ressources sont devenues plus sévères
(p. 141). P. Weil, au moins ici, ne s'en réjouit pas : le
résultat, dit-il, a été de transformer en illégaux
des immigrants qui eussent été légaux selon
l'ancienne loi. Mais il s'agit d'un raisonnement paradoxal : on
ne saurait dissocier, pour dénoncer la politique censée
les endiguer, les flux migratoires des effets de cette même
politique.
... à leur identification subjective
En fait, cette posture qui nous paraît peu logique renvoie
à une ligne directrice obsédante : pour en finir avec
le discours nuisible qui amalgame tous les étrangers à
des illégaux, il faut définitivement et complètement
séparer le bon grain de l'ivraie. De la sorte, la traque
aux irréguliers est devenue le delenda Carthago de P. Weil
: c'est à ce prix seulement que la France pourra donner aux
« immigrés légitimes » (p. 142 et passim)
la place qui leur revient. Il est ici, de même, difficile
d'accepter ce basculement d'une notion juridique (la légalité)
à un prédicat qui s'en distingue par sa connotation
morale (la légitimité). A l'aune de quels critères
cette légitimité est-elle mesurée dans l'article
de P. Weil ? Hormis le cas de l'« immigration vraiment délinquante,
celle qui sort de prison après avoir purgé une peine
», il n'est dans ce texte d'autre critère que subjectif
ou allusif. (Encore ne sait-on même pas si l'auteur range
parmi les délinquants ceux qui sont coupables du seul délit
de séjour irrégulier.) C'est ainsi que nous voyons
apparaître ici et là certaines notions que ne renieraient
pas les auteurs de la loi de 1993 ni les auteurs du rapport de la
Commission d'enquête parlementaire[14] : » faux étudiants
», « demandeurs d'asile indus », » travailleurs
clandestins » (notion d'ailleurs juridiquement erronée,
sauf si elle vise les travailleurs indépendants[15]), «
mariages frauduleux » (p. 142 et p. 149, soul. par nous).
Les personnes qui travaillent ou enquêtent sur le terrain
sont bien placées pour savoir que ces notions se basent sur
une réalité : le candidat à l'immigration sait
utiliser tous les moyens à sa disposition pour parvenir à
cette fin. Mais ils n'ont pas pour autant l'idée de qualifier
sa démarche d'« illégitime » ou de «
frauduleuse »[16]. Ou sinon, selon quels critères objectifs
? On notera incidemment que, par un étrange mélange,
les « délinquants » sont mêlés aux
catégories qui viennent d'être citées.
Nous en venons à la partie la plus contestable de l'article
de P. Weil : la politique proposée. Au titre de la «
dissuasion », traitée en peu de lignes, nous voyons
resurgir les « mariages frauduleux ». L'auteur estime
très simple de lutter contre ces derniers, de façon
plus juste et surtout plus efficace, précise-t-il : «
il suffirait de n'accorder après le mariage qu'une carte
d'un an renouvelable une ou deux fois sur la preuve de la communauté
de vie ». Comme on ne peut pas tricher pendant si longtemps,
les fraudeurs se démasqueraient d'eux-mêmes et l'on
pourrait même envisager d'aggraver les amendes sanctionnant
le « contrevenant français ». Ainsi, on en finirait
avec le contrôle subjectif des maires et de la police, «
si choquant » (p. 149).
Cinq observations :
1. P. Weil ne fait que reprendre en l'aggravant le dispositif
répressif actuel ;
2. Il y ajoute la proposition, quelque peu déconcertante
par rapport à ses objectifs préventifs, de légaliser
les mariages blancs, la discrimination avec les autres se faisant
ex post ;
3. Il ignore que les mariages blancs avec communauté de
vie peuvent très bien « tenir », comme il dit,
beaucoup plus que deux ou trois ans : sauf à instituer un
contrôle du lit conjugal ou un espionnage orwellien, la «
fraude » se révélerait parfois difficile à
déceler - ou alors, ce serait une prime aux « fraudeurs
» les plus endurants ;
4. Il expose, au mépris du droit, d'éventuels divorcés
à des sanctions : on voit mal pourquoi des personnes de nationalité
différente unies par un mariage ne seraient pas menacées
par la mésentente comme tous les couples ;
5. Enfin et surtout, il néglige également le fait
que la carte d'un an est un cadeau empoisonné lorsqu'il s'agit
d'obtenir un contrat de travail, un crédit bancaire, un logement,
sans parler des effets psychiques de cette mise en sursis, et qu'elle
porte donc en elle les germes des possibles dissensions conjugales
évoquées à l'instant.
Non, décidément, ce type de proposition ne nous éloigne
pas de la politique officielle : la chasse à la « fraude
» est porteuse des amalgames si justement décriés
par l'auteur, et « dissuasion » est un autre mot pour
répression. Cette dissuasion existe d'ailleurs bel et bien
dans la politique actuelle, et prend notamment la forme de lettres
odieuses envoyées par les procureurs aux fiancés nationaux
(seulement, il est vrai, quand le futur conjoint est en situation
irrégulière), les menaçant de peines allant
jusqu'à cinq ans de prison en cas de mariage insincère
: sur cela, les propositions de P. Weil ne constituent pas une «
nouvelle politique ».
Vers un habillage légal du travail clandestin : une vis
sans fin
Quant à la question de la « prévention économique
», l'auteur s'étonne comme beaucoup d'autres que, dès
lors « que la lutte contre le chômage est une priorité
», la question de l'« assèchement progressif
du marché du travail irrégulier » soit totalement
négligée (p. 147). L'historien s'efface ici devant
le citoyen car, comme nous tentons de le démontrer ici, la
complaisance des pouvoirs publics pour le travail clandestin, si
détestable soit-elle, n'a rien d'étonnant. Il s'agit
d'un phénomène trop universel pour qu'on puisse le
traiter de manière volontariste avant d'en analyser les causes.
P. Weil propose une négociation entre les syndicats professionnels
des secteurs concernés avec les administrations compétentes.
Pourtant, de nombreuses conventions de partenariat existent déjà,
aussi belles qu'inappliquées.
Mais là n'est pas la proposition essentielle de l'auteur,
qui énonce la nécessité de « briser des
tabous et des réglementations » pour substituer les
travailleurs résidents aux étrangers irréguliers
sur le marché du travail (p. 147-148). Il faudrait, précise-t-il,
que les employeurs aient « intérêt » à
offrir des « travaux à des chômeurs, à
des jeunes, à des étudiants plutôt qu'à
des illégaux ». Le dispositif se compléterait
d'exonérations de charges sociales et fiscales (« tout
devrait être envisagé »). Ce qu'il propose ainsi,
c'est donc un alignement du coût du travail moyen sur celui
du travail clandestin - sinon, les employeurs n'y auraient aucun
intérêt -, le chômage national servant de prétexte
à cette baisse tendancielle : ce ne serait rien d'autre que
le blanchiment généralisé du travail au noir
combiné au subventionnement croissant de l'économie
par l'État. On voit trop où cela pourrait mener :
après avoir opéré cette substitution (si tant
est que cela soit possible car il n'est pas certain que les jeunes
chômeurs ou Rmistes soient tentés par ce marché
de dupes), le patronat se tournerait à nouveau vers les embauches
illégales, à un prix encore moindre.
Un autre dispositif emporte l'agrément de l'auteur : c'est
celui du travail saisonnier par quotas tel qu'il existe dans l'agriculture
allemande[17]. Le débat sur les quotas dépasserait
le cadre de ce texte, mais certaines phrases de P. Weil peuvent
surprendre : c'est ainsi que, à l'heure où l'Afrique
du Sud s'est débarrassée du sinistre procédé
des passes, il entreprend l'éloge du système des Grenzarbeitnehmer,
ces travailleurs est-européens qui « peuvent travailler
tous les jours dans une zone de cinquante kilomètres à
l'ouest de la frontière allemande, à condition qu'ils
rentrent chaque soir chez eux ou qu'ils ne travaillent que les week-ends
» (moins gâtés par les hasards de la géographie,
nous faudra-t-il imposer à nos saisonniers le franchissement
quotidien des Pyrénées ou de la Méditerranée
?) ; ou encore de ce statut permettant « à des compagnies
étrangères de venir honorer des contrats en Allemagne
en y important leurs travailleurs » (p. 148, soul. par nous).
Ce dernier statut n'est pas, par nature, quant à l'enfermement
et aux abus qu'il permet, différent d'un autre : celui de
l'extraterritorialité des ambassades étrangères,
qui leur permet parfois de maintenir leur personnel « importé
» dans un état a-juridique proche de la servitude.
Non, il n'est pas vrai que « tout vaut mieux que le développement
des migrations illégales » (ibid).
L'arme de la « coopération »
Enfin, le troisième volet de la « nouvelle politique
» de prévention est la « coopération internationale
», oùil faut distinguer celle avec les pays de l'Union
européenne et celle avec les pays d'émigration. Le
lecteur qui se reportera au texte verra que, pour la première,
rien de nouveau n'est proposé, si ce n'est « l'implantation
aux frontières communes de brigades intereuropéennes
composées de fonctionnaires de plusieurs nationalités
» (p. 151) - ce qui existe déjà[18]. Quant à
la seconde, il paraît un peu usurpé de la qualifier
de « coopération », tant la suggestion de P.
Weil ressemble à celle d'une intimidation érigée
en principe. Il est bien connu, comme il le rappelle, que certains
pays d'origine « coopèrent très difficilement
» à reconnaître leurs ressortissants (sous-entendu
: ceux qui ont perdu ou feint de perdre leurs passeports et qui,
de ce fait, sont protégés de l'éloignement
par une situation qui s'apparente à une apatridie de facto).
Mais il est également bien connu que nombre de ces pays,
dont le budget est tenu à bout de bras par le Trésor
public français, n'ont d'indépendant que le titre
formel. Alors, que doit-on penser de cette idée selon laquelle
« une bonne coopération internationale est beaucoup
plus efficace que toute mesure de police, notamment avec les pays
qui bénéficient de notre coopération financière
» (ibid, soul. par nous) ? En clair, cela se traduit ainsi
: « Si vous ne voulez pas récupérer vos émigrés
(et - pourquoi pas ? - si vous ne les retenez pas), on vous coupe
les vivres ». Cette ultime proposition est-elle dictée
par le respect, sinon de « nos intérêts »,
du moins de « nos valeurs », comme il est dit ailleurs
(p. 146, soul. par nous) ?
Concluons ainsi sur ce point : la politique proposée par
P. Weil n'est pas « nouvelle »[19]. Si elle reproduit
les ambiguïtés et les désordres de l'actuelle,
ce n'est pas l'effet d'une complicité idéologique
de l'auteur puisque c'est l'indignation devant ses effets malins
sur le corps social qui dicte sa démarche. Mais c'est parce
qu'il ne peut pas en être autrement. La politique d'immigration
de notre pays est plus fonctionnelle et cohérente qu'il n'y
paraît, à condition d'accepter de faire une séparation
entre les intentions affichées et les motifs réels.
L'assimilation de tous les étrangers aux seuls irréguliers,
si justement dénoncée par P. Weil, ne se réduit
pas à un sordide calcul électoraliste. Elle a pour
fonction de fragiliser l'ensemble des immigrés et même
de leurs descendants dans la société civile et de
tracer un chemin expérimental - un véritable «
boulevard », cette fois aussi - vers la précarisation
d'une part croissante de la population laborieuse. Nous tenterons
à présent de montrer en quoi il n'y a pas de «
problème » spécifique de l'immigration.
Du néo-libéralisme au spectre de l'invasion
Avant d'être (pour nous) un principe démocratique
qui ne devrait souffrir aucune restriction, la libre circulation
des hommes est en soi et par définition un mot d'ordre de
l'économie libérale. Une minorité d'analystes,
en général proches de la sphère patronale,
avancent ainsi deux arguments en faveur d'une plus grande ouverture
des frontières. Tout d'abord, on fait remarquer que dans
le monde contemporain, tout circule librement : argent, marchandises,
information ; ce serait donc une anomalie que cette poche persistante
de protectionnisme entravant seulement les mouvements humains. Ensuite,
certaines prospectives annonçant une prochaine reprise de
la croissance, la France pourrait bien avoir alors besoin de bras
supplémentaires, au vu du vieillissement de sa pyramide des
âges[20]. Moins explicitement, ces thèses se complètent
parfois du souci d'assurer, même en période de sous-emploi,
une plus grande « souplesse » sur le marché de
travail en constituant une réserve de main-d'oeuvre dans
les secteurs sensibles à la conjoncture. Nous ne faisons
pas nôtre cet argumentaire mais nous le trouvons symptomatique
de ce que la règle de l'« immigration zéro »
ne trouve pas nécessairement sa source dans l'intérêt
bien senti des entrepreneurs : la crainte d'ouvrir les frontières
se présente avant tout comme une manifestation idéologique.
Et l'on doit bien noter ceci : dans l'ensemble, le patronat reste
étonnamment silencieux sur la question de l'immigration,
comme s'il trouvait avantage à voir se perpétuer l'actuelle
réglementation qui autorise de facto les flux tout en les
interdisant, et comme si cette situation bâtarde était
le summum du libéralisme.
De l'impossibilité d'isoler une question migratoire
Une réflexion sur l'ouverture des frontières ne saurait
écarter de son champ une analyse globale du libéralisme
économique, dont l'expression la plus accomplie se trouve
dans la politique des institutions de Bretton Woods. En matière
de migrations internationales, la doctrine du FMI se met en porte-à-faux.
Si le principe de la libre circulation en découle, son action
dans le monde donne cependant deux effets cumulatifs qui poussent
les pays riches à vouloir se prémunir toujours plus
contre ce qu'il est convenu officiellement d'appeler le «
risque » migratoire. D'une part, ces pays sont incités
à baisser le coût du travail et à livrer leurs
propres populations au chômage en mettant les pays dominés
en concurrence pour produire les biens qu'ils consomment. D'autre
part, cette stratégie induit une politique de prix, d'«
aide » et de crédits affameuse et génératrice
d'un détournement généralisé des richesses
dans les pays dominés. Cela n'a même pas le mérite
d'y créer des emplois plus que proportionnellement au croît
démographique : en effet, mues par la concurrence, les entreprises
qui se livrent à la délocalisation se tournent vers
les gisements de main-d'oeuvre les plus avantageux en termas de
coût et de disponibilité. Ainsi, les enfants - dont
la procréation est dès lors conçue comme un
investissement et la mise au travail comme une ressource - sont
mis en compétition avec leurs aînés sur le marché
du travail, d'où une pression migratoire accrue chez ces
derniers[21]. Des deux côtés, la régression
constante des fonctions redistributives de l'État, rouage
essentiel du libéralisme, entre dans cette même spirale.
C'est ainsi que le spectre de l'invasion brandi par les partisans,
avoués ou non, d'une politique xénophobe est un fantasme,
mais un fantasme qui s'alimente d'une réalité macro-économique.
Nous en tirons cette leçon : à supposer, comme nous
le croyons, que le combat pour la libre circulation soit juste et
raisonnable (c'est-à-dire nullement irresponsable), il ne
peut être séparé d'un combat plus global contre
les méfaits du néo-libéralisme à l'échelle
planétaire. Car paradoxalement la pensée « unique
» libérale secrète le dessein protectionniste
en matière de migrations. Corollaire : on ne saurait décréter
une ouverture des frontières dans un environnement politique
et économique international inchangé, et sans que
soient dénoncés les accords qui, comme au niveau européen,
rendraient impossible cette ouverture dans un seul pays. Mais l'État
français est mal placé pour invoquer la contrainte
de ses engagements internationaux à l'appui d'une politique
anti-immigration, alors qu'il a grandement contribué à
les promouvoir.
Si nous rappelons la dimension planétaire de cette question,
ce n'est pas seulement pour constater qu'à l'évidence
la libre circulation n'est pas pour demain. C'est pour que ceux
qui partagent notre point de vue comprennent qu'elle n'a pas de
réponse humanitaire, caeteris paribus. En particulier, à
l'occasion des récentes luttes mettant en scène des
Maliens, on a vu resurgir un vieux serpent de mer : l'« aide
» aux pays pauvres. Dans la conjoncture libérale actuelle,
cette aide est génératrice de dépendance, d'endettement
et de corruption, mais non significativement d'emplois : elle ne
saurait enrayer l'émigration[22]. En outre, ce qu'un curieux
euphémisme désigne comme la « coopération
» cache, c'est la constitution de territoires d'influence
où les pays occidentaux se battent par pays interposés
en s'appuyant sur des régimes souvent autoritaires : nous
avons ici, avec les guerres civiles et les persécutions qu'entraîne
ce partage, une cause supplémentaire importante de migration.
Et ceci sans compter que la xénophobie européenne
reporte massivement les mouvements humains sur les pays pauvres
entre eux, avec les conséquences dramatiques que l'on sait.
L'exagération imaginaire du « risque » migratoire
Malgré toutes ces limites, le spectre de l'invasion ressortit
largement au domaine de l'imaginaire. La seule conséquence
plausible d'une ouverture subite des frontières sur laquelle
on peut conjecturer serait un effet d'appel à court terme.
A partir de cela, deux positions se font face, toutes deux fondées
sur un paradigme néo-classique. La première, observant
que les gisements d'émigrants potentiels sont sans limites,
conduit à faire sienne la peur du déferlement. La
deuxième observe qu'en économie de marché,
la régulation se fait par le jeu de l'offre et de la demande
: les immigrants viendront voir, le prix du travail baissera et
la migration atteindra un point d'équilibre - ce à
quoi les tenants de la première hypothèse rétorqueront
que beaucoup d'avantages sociaux hors travail resteront attractifs[23].
Ce sont deux points de vue qui ont en commun d'écarter toute
dimension historique et anthropologique du phénomène
migratoire, qu'ils assimilent à un effet mécanique
d'osmose. La décision de s'exiler, plus souvent vécue
comme un arrachement que comme une belle aventure, résulte
d'un ensemble complexe de motivations et de contraintes qu'on ne
saurait réduire au froid calcul de l'homo oeconomicus. La
situation politique du pays natal y a sa part mais, sauf dans les
cas extrêmes d'exodes dus à des massacres, rien ne
vient confirmer l'hypothèse fantasmatique d'un déferlement
incontrolé.
Durant les « trente glorieuses », où l'ordonnance
de 1945 était appliquée avec mollesse au nom de la
croissance, il fallait souvent aller chercher les gens chez eux
et les appâter avec des promesses de gains et de bons statuts
: quoique autorisés à le faire, ceux-là ne
venaient pas toujours spontanément.
Même au début des années 1970, quand une terrible
famine régnait sur les pays sahéliens - se souvient-on
encore qu'à cette époque les ressortissants de l'ancien
empire français bénéficiaient ici de la libre
circulation ? -, les habitants du Tchad, du Niger, de la Haute-Volta
(maintenant Burkina Faso) et du Mali oriental n'ont pas «
envahi » la France : il n'y eut guère que les rives
du Sénégal pour expatrier, par rotations, leurs cadets
afin de subvenir aux besoins des communautés villageoises,
selon des normes quantitatives qui ne devaient rien à l'anarchie.
Notons aussi ceci : trois pays ont jusqu'à maintenant bénéficié
d'un statut dérogatoire permettant le libre accès
de leurs ressortissants au marché du travail français.
Il s'agit de la Centrafrique, du Gabon et du Togo[24], les deux
derniers au moins se signalant par des atteintes systématiques
aux droits de l'homme et par une situation économique bloquée
qui n'ont pourtant pas, à ce qu'il paraît, engendré
de « risque » migratoire démesuré. On
pourrait multiplier les exemples, le dernier étant fourni
par la suppression des frontières intérieures de l'Union
européenne : en dépit d'un développement inégal,
les pays ou régions les plus pauvres (non plus que l'ex-Allemagne
de l'est) n'ont pas significativement contribué au peuplement
des plus riches. Dans certains cas, comme celui des Portugais en
France, l'ouverture définitive et complète des frontières
n'a été ni plus ni moins que la ratification d'un
ancien état des choses, sans aucun effet accélérateur.
Il serait certes possible de démentir ces constats avec
d'autres exemples, notamment ceux où l'absence d'immigration
massive paraît due à la mise en place de barrières
: loin de nous l'idée que les flux migratoires potentiels
ne sont jamais immodérés, notamment dans les pays
en guerre. Mais lorsque c'est le cas, il y a lieu de croire que
le « risque » est considérablement grossi par
la propagande des autorités, qui croient pouvoir fonder toute
l'efficacité de leur action sur le postulat suivant : pour
dissuader mille personnes d'immigrer, il faut faire savoir qu'on
empêchera les cent premières de le faire, voire la
première parmi ces cent - telle est la tournure que prend
l'« accueil » des réfugiés d'Algérie
en France. Les entretiens avec les immigrants récents de
ce pays révèlent que le plus souvent ces derniers
vivent sur un espoir de retour - ce qu'évidemment les lois
actuelles sur l'entrée et le séjour empêcheront
de se concrétiser le moment venu - et que, parmi leurs compatriotes,
les candidats à l'exil sont, sans qu'interviennent les difficultés
qui leur seraient faites, infiniment moins nombreux que la paranoïa
officielle ne le fait croire.
Ouverture des frontières et menaces sur le droit du travail
La question des conséquences possibles de la libre circulation
sur le monde du travail est sans doute la plus délicate et
la plus épineuse. Délicate car le sens commun a décrété
une fois pour toutes, comme une évidence que seuls des ignorants
ou des gens de mauvaise foi pourraient contester, que l'immigration
est source de chômage. Epineuse car, s'il est hasardeux de
faire de la prospective, l'ouverture sans restriction du marché
du travail aux étrangers pourrait bien avoir, dans l'ordre
économique actuel, des implications dangereuses quant aux
droits de la classe laborieuse dans son ensemble.
A l'opposé du mythe selon lequel les immigrés «
volent l'emploi des Français » - mythe dont la diffusion
transcende tous les choix politiques -, nous sommes tenté
de poser que, si vraiment il faut établir des causalités,
le chômage et l'immigration sont deux conséquences
d'une même cause, à savoir l'instauration d'un modèle
concurrent au travail contractuel : le salariat précaire[25].
Les données statistiques officielles sont elles-mêmes
trompeuses car elles ne rendent compte que très imparfaitement
des emplois à courte durée ou à temps partiel,
et évidemment encore moins du travail non déclaré.
Or ces emplois occupent par prédilection les immigrants,
toutes catégories juridiques confondues. Dans le BTP comme
ailleurs, ces derniers sont en quelque sorte instrumentalisés
au bénéfice d'une décontractualisation qui
est en passe de devenir le modèle dominant : le travail clandestin
se présente ainsi comme le laboratoire de la flexibilité
généralisée[26]. La passivité des pouvoirs
publics - sauf en paroles et hormis quelques actions d'éclat
- vient de la puissance de lobbying des secteurs concernés,
prompts à invoquer les contraintes du marché et une
structure des coûts dans laquelle le poids du salaire et des
charges est excessif : il importe donc que les autorités
répressives ferment les yeux devant les manquements au droit
du travail, évidemment plus aisés lorsque les travailleurs
sont dans une situation juridique précaire. C'est pourquoi
la classe patronale n'est, quant à elle, nullement dans son
ensemble hostile à l'immigration : elle se tourne sans état
d'âme vers le travailleur le moins cher. Cependant, il est
vraisemblable qu'une levée des restrictions aux flux migratoires
introduirait en son sein des divisions.
L'ouverture des frontières pourrait en effet engendrer deux
tendances théoriques apparemment contradictoires, dont l'agencement
mutuel ne saurait être isolé de l'évolution
prévisible des relations entre les employeurs et l'État.
La première serait une hausse du prix du travail, par respect
obligé du Code du travail : lors des régularisations
de 1981-1982, on a vu ainsi des travailleurs, précédemment
embauchés au noir, réclamer un contrat et tous leurs
droits salariaux. Et a contrario, dans des secteurs comme le nettoyage
ou la restauration, on entend souvent les syndicats se plaindre
de ce que les étrangers en situation irrégulière
« cassent » les prix : leur action pour la régularisation
prend dès lors l'allure d'une reconquête des acquis
sociaux. Ce facteur n'est pas à négliger : devenus
citoyens à part entière, les immigrants auraient de
meilleures raisons de se défendre contre la rente de situation
qu'était auparavant, pour ceux qui les employaient, leur
exclusion juridique. La deuxième tendance, sous l'effet d'une
offre accrue de bras, mettrait au contraire les employeurs en position
favorable pour négocier les salaires à la baisse ;
ce qu'ils ne pourraient obtenir cependant que de deux manières
: soit par une expansion correspondante du travail au noir, soit
par une action visant à mettre en cause le droit actuel du
travail, et notamment le salaire minimum garanti. De ce point de
vue, l'ouverture des frontières laisserait l'ordre des choses
actuel en l'état et n'aurait pour autre effet qu'une accélération
du processus de précarisation de la main-d'oeuvre, lequel
« envahit » plus sûrement la société
française que les immigrants.
Mais l'hypothèse optimiste d'un renchérissement des
salaires consécutif à l'abolition du statut, si commode
pour les employeurs, de « travailleur immigré »,
est elle-même lourde de conséquences quant aux stratégies
politico-économiques des employeurs. Soucieux de maintenir
intactes leurs marges et enclins par habitude à invoquer
le marasme (plus fictif que réel) de leurs affaires, ces
derniers auraient plusieurs solutions face à une main-d'oeuvre
plus exigeante. La première tentation serait celle de l'extériorisation
des productions vers des pays à bas salaire et faible niveau
de protection du travailleur. Cela est largement entamé dans
le textile industriel. Mais, par nature, la plupart des secteurs
à fort emploi d'étrangers ne se prêtent pas
à la délocalisation (sauf à imaginer que les
entreprises délaissent le marché national et redéploient
leurs chiffres d'affaires vers de nouveaux marchés mondiaux)
: le bâtiment, les services, les récoltes et même
les vêtements de mode sont autant d'industries qui s'effectuent
nécessairement in situ. Ce serait du reste illusoire : les
maquiladoras du nord-Mexique n'ont guère freiné les
traversées du Rio Grande, providence des planteurs et des
industriels du sud-ouest américain[27]. Pour des raisons
analogues, on peut aussi écarter l'hypothèse d'une
modernisation accrue de l'appareil productif.
Il reste alors aux employeurs trois solutions non exclusives :
se tourner vers la manne publique ; substituer à la nouvelle
main-d'oeuvre immigrante des résidents fragilisés
par la situation économique ; enfin, oeuvrer pour ce qu'on
appelle (souvent à tort) une « déréglementation
» du droit du travail.
La chasse aux rentes servies par l'État est désormais,
à la faveur de la crise, une tradition bien ancrée
du patronat français. Dégrèvements fiscaux,
exonération des charges patronales, aides à l'embauche
de toute nature, voire primes au consommateur, constituent une panoplie
légale qui, même dans la présente conjoncture
de fermeture officielle des frontières, déguise des
transferts considérables du Trésor public au secteur
privé. Mais cette solution, dans un pays dont les autorités
admettent que la pression fiscale atteint le seuil de l'acceptable,
connaîtra d'autant plus vite des limites qu'elle sera incompatible
avec la volonté keynésienne de relancer la consommation
- une autre revendication du même patronat.
Subsistent deux options complémentaires qui, de même,
se font jour dès maintenant avec une telle insistance qu'on
en vient à se demander si réellement l'irruption de
nouveaux migrants y changerait quoi que ce soit[28]. D'une part,
il s'agirait de se tourner vers des gisements de main-d'oeuvre que
le sous-emploi met dans une position particulièrement défavorable.
Si le patronat a renoncé à tout espoir de mettre au
travail certaines catégories (notamment parmi les jeunes
marginalisés des quartiers pauvres), il lui reste la possibilité,
notamment grâce aux progrès de la théorie du
travail à temps partiel et grâce à une législation
particulièrement souple (et pas même respectée)
de l'apprentissage, de se tourner vers les femmes et les enfants.
La croissance considérable de l'emploi de ces derniers en
Grande Bretagne à la faveur du thatchérisme indique
que ce n'est pas une hypothèse exagérée[29].
A ces gisements nouveaux s'ajoutent les marchés captifs de
travailleurs au sein même des communautés immigrées
: la sous-traitance aux façonniers chinois a ainsi permis
de contenir les coûts de production dans le secteur de la
mode, de même que certaines filières d'embauche par
nationalité pour les sous-traitants du bâtiment - certes,
tout cela dans un contexte fréquent de travail clandestin[30].
D'autre part, il resterait à s'en remettre au législateur
pour accélérer le processus de « déréglementation
» en cours (qui est en fait plutôt une sur-réglementation,
par ajouts dérogatoires successifs au Code du travail) :
encadrée par un recul du droit, une pression migratoire accrue
serait alors une aubaine permettant une diminution progressive de
l'écart entre le prix du travail ici et dans les pays dominés.
Dans les faits, cette possible évolution peut être
vraisemblablement envisagée comme la mise en place d'une
combinaison organique et durable de deux phénomènes
: d'un côté, un blanchiment du travail au noir par
élimination des garanties contractuelles du travailleur et,
de l'autre, la persistance du travail clandestin proprement dit.
On remarquera que d'ores et déjà tout un flou juridique,
et pratique surtout, s'installe à propos de certaines formes
de travail en plein essor. Malaisément identifiables et encore
moins susceptibles de sanctions systématiques, le faux intérim,
le faux travail indépendant, le prêt de main-d'oeuvre
déguisé en sous-traitance, les emplois de «
stagiaires » etc. sont autant, par leur débordement,
de prodromes de ce qui, théoriquement punissable aujourd'hui,
pourrait être ouvertement autorisé par la loi de demain.
S'il en va ainsi, cela signifie que, malheureusement pour eux, le
marché du travail ne serait pas plus attractif pour les candidats
à l'immigration libre qu'il ne l'est actuellement.
Mais ces observations signifient surtout, pour notre propos, qu'on
ne saurait appeler à l'ouverture des frontières sans,
simultanément, élargir cet appel à un combat
pour l'instauration d'un droit du travail réellement contractuel
et identique pour tous. Ce souci rejoint celui que nous avons évoqué
concernant la lutte contre la doctrine néo-libérale.
Si, en matière d'immigration, les défenseurs des droits
de l'homme sont prisonniers de contradictions qui les font si souvent
apparaître comme des gens irréalistes ou intellectuellement
malhonnêtes, c'est sans doute parce que, précisément,
ils croient pouvoir s'en tenir à la question des droits de
l'étranger, alors que la politique migratoire de ce pays
ne peut pas être dissociée de sa politique globale
: abroger d'un même mouvement les lois Pasqua et les derniers
lambeaux d'un Code du travail déjà très atteint
dans certains de ses justes principes, ce ne serait pas un mal pour
un bien, mais le signal d'une formidable régression. Il est
donc urgent de cesser de conforter, fût-ce à son corps
défendant, les orientations contemporaines de l'économie
par une vision isolée d'un prétendu problème
migratoire.
29 septembre 1996
Notes
[1] J. Y. Le Gallou et le Club de l'Horloge, La Préférence
nationale. Réponse à l'immigration, Albin Michel,
Paris, 1985.
[2] Ce collège, composé de vingt-six personnalités,
s'est mis en place le 6 avril 1996 à la demande des «
sans-papiers de Saint-Ambroise » ; il proposera dix critères
de régularisation le 29 du même mois. Cf. le dossier
proposé dans : Plein Droit no. 32, juillet 1996, p. 10-16.
[3] Cf. J. P. Alaux, « Contre l'extrême-droite, la
liberté de circulation », ibid., p. 3-9.
[4] Le décret du 21 novembre 1975 supprime la carte de travail
à validité permanente pour la remplacer par une carte
de dix ans. Le titre unique (séjour et travail) sera voté
par le parlement en 1984. L'ordonnance du 2 novembre 1945 relative
aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers
en France a connu plusieurs aménagements de 1980 (loi Bonnet)
jusqu'en 1993 (lois Pasqua).
[5] Cf. par exemple « La préfecture de police de Paris
contourne les lois sur les migrations », Le Monde, 26-27 novembre
1996.
[6] C'est ainsi, dit-on, que les autorités marocaines auraient
récemment manifesté leur bonne volonté en interdisant
la location de pédalos à Tanger, ville si proche des
côte ibériques !
[7] « Une modalité particulière de la relation
exclusion/insertion : le cas des étrangers en situation irrégulière
- Etudes sur le monde du travail et le système de santé
», recherche que nous menons en collaboration dans le cadre
d'un programme du CNRS.
[8] La presse s'est récemment fait l'écho à
plusieurs reprises de ces trafics, où sont notamment impliqués
des policiers de la Direction centrale du contrôle de l'immigration
et de la lutte contre l'emploi de clandestins (Diccilec) et de l'Ofpra
(Office français de protection des réfugiés
et apatrides). Cf. par exemple Le Monde des 16 et 24 novembre 1995
(vente de récépissés et aide aux entrées
sans visas), du 16 décembre 1995 (vente de titres de séjour),
Le Parisien du 27 mars 1996 (trafics de cartes de réfugiés),
Le Figaro du 28 mars 1996 (aides aux entrées sans visas).
[9] Cette aliénation peut être sociale (quand l'individu,
dans son rapport à la réalité, est coupé
de la reconnaissance d'autrui, par une barrière en l'occurrence
institutionnelle) et même devenir mentale (quand il est mis
en situation de solitude à la fois devant le réel
et autrui, ce qui est une dérive courante chez les personnes
privées de travail). Cf. Christophe Dejours, Travail : usure
mentale, Bayard, Paris, 1993.
[10] Certains Français, pourtant bien jure sanguinis et
en principe sûrs de leurs droits, mais ayant commis l'erreur
de naître à l'étranger ou d'avoir un patronyme
exotique, savent aussi combien il est difficile de ne pas se sentir
coupable de quelque chose quand il s'agit d'obtenir un document
administratif, par exemple un certificat de nationalité.
[11] On peut citer un exemple extrême de souffrance liée
à la perte d'identité au sens propre : c'est le cas
des personnes qui se font embaucher, scolariser ou soigner - voire
accouchent - sous un faux nom.
[12] Patrick Weil, « Pour une nouvelle politique d'immigration
», Esprit, avril 1996, p. 136-154.
[13] Cela n'est pas précisé, mais il s'agit du fait
que les autorités de ce pays reconnurent alors plus facilement
leurs ressortissants, condition sine qua non d'une reconduite exécutoire.
[14] Immigration clandestine et séjour irrégulier
d'étrangers en France, Rapport ndeg. 2699, Assemblée
nationale, Paris, 2 vol., 9 avril 1996.
[15] P. Weil y adjoint curieusement celle d' « illégaux
clandestins ». Sur l'emploi erroné de la notion de
« travailleur clandestin », cf. Claude-Valentin Marie,
Travail clandestin, trafics de main-d'oeuvre et formes illégales
d'emploi, Conseil national des populations immigrées, Paris,
1992, ainsi que les articles L. 324-9 et 10 du Code du travail.
Selon le droit français du travail, seul l'employeur est
coupable de travail clandestin, et non l'employé.
[16] Sur cette question, cf. l'admirable chapitre que Gérard
Noiriel consacre à « l'art de raconter des histoires
», dans : La tyrannie du national. Le droit d'asile en Europe,
1793-1993, Calmann-Lévy, Paris, 1991, p. 269-301.
[17] Le système des quotas également pratiqué
pour les récoltes en France. S'il paraît actuellement
en régression, cela est sans doute en partie imputable à
ce qu'il ne concerne plus les saisonniers ibériques.
[18] Cf. Didier Bigo, Police en réseaux : l'expérience
européenne, Presses de la Fondation nationale des sciences
politiques, Paris, 1996. Cf. aussi « Une révolution
culturelle pour la police des frontières - Robert Broussard
initie ses hommes à la coopération transfrontalière
», Le Monde, 29 mars 1996.
[19] Cette politique, quoique proposée avec des moyens assurément
plus « humains », est dictée par un souci rigoureusement
semblable à celui des maîtres de ce pays. Cf. le titre
éloquent de cet article de Christian Vanneste, député
RPR : « Stopper l'immigration clandestine est le seul moyen
de s'opposer au racisme et de permettre l'intégration »,
où l'on trouve une phrase qui semble presque reprise de P.
Weil : « Par son laxisme, la gauche a accéléré
l'immigration clandestine et favorisé l'essor de l'extrême-droite.
» (Le quotidien de Paris, 6 juin 1996).
[20] Cf. Jean Boissonnat, Le travail dans vingt ans, Commissariat
général du plan - Odile Jacob, Paris, 1995.
[21] Cf. nos analyses et celles de Claude Meillassoux dans : Bernard
Schlemmer (éd.), L'enfant exploité - Oppression, mise
au travail et prolétarisation, Karthala-ORSTOM, Paris, 1996
(sous presse)
[22] Cf. la critique mordante de Mario Vargas Llosa dans «
Les immigrés, bénédiction des pays riches »,
Le Monde, 6 septembre 1996. Au terme d'un fervent plaidoyer pour
l'ouverture des frontières, l'auteur ne résiste cependant
pas au credo libéral de l'aide au secteur privé et
du libre échange.
[23] C'est ainsi que, faisant à la fois l'impasse sur l'origine
du développement inégal des pays et sur le recul des
droits sociaux en France, Alain Finkielkraut énonce que «
l'État-providence a nécessairement des frontières
» (Le Figaro, 19 août 1996).
[24] La Centrafrique et le Gabon ont, semble-t-il, signé
récemment avec la France une convention d'établissement
mettant fin à ce privilège.
[25] Cette notion rejoint celle de « salariat bridé
» proposée par Yann Moulier-Boutang. Pour plus de détails,
cf. notre article « Précarisation de l'économie
et clandestinité - Une politique délibérée
», Plein droit no 31, avril 1996, p. 44-50.
[26] Cette thèse est présente dans tous les travaux
de Claude-Valentin Marie.
[27] Cf. « Le renforcement des contrôles ne freine
pas la ruée des Mexicains vers les États-Unis »,
Le Monde, 12 avril 1996.
[28] « Si on expulse les immigrés clandestins sous-payés,
notre économie crèvera. - Si on les paye un salaire
décent, aussi. » : ainsi dialoguent les passagers d'une
voiture symbolisant l'économie française, dont les
roues sont figurées par quatre Africains (dessin de Willem
dans Humanité dimanche, 29 août 1996).
[29] Cf. L'enfant exploité..., op. cit.
[30] Cf. Yann Moulier-Boutang et al., Economie politique des migrations
clandestines de main-d'oeuvre, Publisud, Paris, 1986.
[*] Anthropologue au CNRS (Centre d'études africaines).
L'auteur remercie chaleureusement Danièle Lochak et Yann
Moulier-Boutang pour leur lecture minutieuse d'un premier manuscrit
et toutes les modifications qu'ils lui ont suggérées.
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