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Migrants : libre circulation et lutte contre la précarité
Alain Morice[*]
Ce texte est paru dans "SANS PAPIERS - Chroniques d'un Mouvement",
co-édité par Reflex et l'agence IM'média (1997) 50F.
Nous remercions l'auteur et les éditeurs de nous avoir autorisés à le reproduire ici.
Agence IM'média 26, rue des Maronites 75020 Paris
Editions Reflex 21 ter, rue Voltaire 75011 Paris

origine http://bok.net/pajol/sanspap/immedia/morice.html


Vingt-deux ans après la fermeture officielle des frontières aux migrations de travail, onze ans après la publication du manifeste xénophobe « La Préférence nationale »[1], tout le monde s'accorde au moins sur ce point : l'immigration n'a pas cessé dans notre pays. Ce consensus obligé se double d'une unanimité quelque peu paradoxale sur la nécessité de contrôler les frontières, comme si la chose allait de soi et comme si l'expérience ne prouvait pas que, précisément, c'est impossible.

Hormis peut-être certains groupements libertaires et quelques initiatives prémonitoires, il n'existe plus depuis longtemps aucun parti politique, aucune association pour prôner ouvertement la libre et entière circulation des hommes. Au mieux, les organisations les plus démocratiques font l'impasse sur cette question et n'ont ainsi qu'une position en négatif : se battre contre les abus de l'État et pour une réforme de la loi. L'unanimité est telle que c'est à un dirigeant socialiste que l'histoire a dévolu l'encombrant privilège de rassembler l'ensemble de la classe politique autour de son célèbre aphorisme proféré en 1990 devant la Cimade : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. »

Mais les mouvements actuels de sans-papiers, avec leur mot d'ordre iconoclaste de « régularisation pour tous », viennent opportunément troubler ce consensus et secouer une conscience collective qui s'est habituée de longue date à trouver naturel qu'on s'arroge le droit de limiter les habitants de cette planète dans leurs déplacements et de persécuter ceux qui passent outre. Loin d'être, comme on l'a dit, « manipulés » par des militants français sans scrupules, ces mouvements les ont au contraire mis dans l'embarras. De toute évidence, la tactique de la négociation au cas par cas n'était pas adaptée à une revendication de cette ampleur. Fallait-il continuer comme avant à réclamer un aménagement « humainement correct » des textes en vigueur, en contester les seules dispositions les plus négatives (« Abrogation des lois Pasqua ! »), ou ne devait-on pas penser à une remise en cause plus radicale de la politique d'immigration ? En fait, on a soigneusement évité de se demander par quoi remplacer ces textes. Et, comme ces questions demeurent insolubles dans le cadre d'une acceptation implicite des frontières, l'opinion démocratique s'est forgé, par la voix d'un collège de médiateurs[2], une série de « critères » supposés permettre la régularisation juste et humaine des situations jugées les plus dignes d'intérêt, principalement à l'aune de l'intégration familiale et sociale des intéressés. Fort bien, et c'est mieux que rien.

Mais personne, absolument personne dans ces rangs n'a osé reprendre publiquement cette question (qui demeure évidemment obsessionnelle pour les autorités publiques) : quid des immigrés qui s'introduiront et resteront demain sur notre sol sans en avoir le droit ? Faudra-t-il chaque année mettre en route un nouveau processus de luttes pour les faire régulariser ? Ces ambiguïtés ne trahissent-elles pas, volens nolens, une certaine complicité avec les lois dénoncées (ou au minimum leur acceptation résignée), laquelle conduira vite à entériner l'impossible binôme « immigration zéro + droits de l'homme » ?

C'est ainsi que nous en sommes venu à l'idée qui motive le présent texte : la libre circulation des hommes, sans autre restriction que celle visant les activités criminelles (que d'ailleurs la loi gêne peu), est peut-être la seule doctrine raisonnable en matière d'immigration[3]. Nous n'ignorons pas les énormes difficultés théoriques et pratiques soulevées par cette doctrine, qui a contre elle un sens commun nourri de l'invocation, devenue rituelle, du chômage, de l'équilibre des populations et des engagements internationaux : au contraire, pour délivrer ces objections de leur gangue idéologique, il convient de les prendre très au sérieux, sans toutefois oublier qu'un tel unanimisme est en soi suspect.

La réflexion peut être menée en trois temps. Elle portera, en premier lieu, sur certaines contradictions de la situation actuelle ; ensuite sur certaines propositions politiques que son apparent échec inspire ; enfin sur les conditions et sur les effets possibles d'une ouverture inconditionnelle des frontières. Nous anticipons tout cela en affirmant d'emblée que ce dernier objectif ne peut être envisagé séparément d'une mise en cause des stratégies économiques qui font reculer le droit du travail.

Le contrôle des frontières : une utopie délétère

Il n'est pas nécessaire de s'étendre sur une conséquence mainte fois constatée du dispositif légal, que résume en la simplifiant cette formule rebattue : « Les lois Pasqua fabriquent des clandestins. » Ces lois, qui sont venues couronner un intense travail réglementaire et législatif entamé en 1975[4], ne sont pas parvenues à atteindre l'objectif qu'elles prétendaient se fixer. Certains le déplorent, d'autres en appellent à un hypothétique renforcement de la répression, mais rien n'y fait : l'inventivité des candidats à l'immigration est à la mesure du déni de droit qui leur est opposé, ce qui donne une course sans fin dans les perfectionnements respectifs de l'épée et du bouclier. Néanmoins une double tendance se dessine. Premièrement, à mesure que la loi colmate ses propres brèches (le droit d'asile, le regroupement familial, les visas de court séjour, l'accès à la nationalité etc.), elle multiplie du même coup le statut d'« irrégulier » ; ce qui amène périodiquement les pouvoirs publics à risquer de perdre leur légitimité de façade, lorsque des situations intenables les contraignent (même si c'est au compte-gouttes) à troquer les principes posés par le législateur contre des arrangements « humanitaires » avec les contrevenants, ou contre une simple politique du « ni vu ni connu ».

On verra plus loin que Patrick Weil a très bien identifié les raisons de cette étrange aberration, dont l'extrême-droite sait si bien faire des gorges chaudes. Deuxièmement, plus les objectifs annoncés deviennent hors d'atteinte, plus les mêmes autorités sont tentées de s'en remettre, ouvertement ou en sous-main, à ces procédés para-juridiques que sont la xénophobie, voire le racisme, les voies de fait contre les immigrants[5], ou encore le chantage à l'« aide » aux pays d'origine[6].

Les effets de la loi : « pervers » ou attendus ?

Il n'est pas non plus besoin d'insister sur cet autre point : la fermeture officielle des frontières fait les délices de toute une catégorie d'employeurs, qui ont en commun d'avoir besoin de recruter une main-d'oeuvre précaire, sous-payée et dépourvue de droits sociaux comme, est-il espéré, de combativité.

Nous reviendrons sur cette question, qu'un nombre croissant d'analystes en viennent à juger la plus cruciale de toutes. Mais on peut noter d'emblée ceci : les secteurs (BTP, hôtellerie-restauration, nettoyage, confection et récoltes principalement) les plus friands en main-d'oeuvre immigrée en général et de préférence en situation irrégulière sont parfaitement connus des services administratifs et de police compétents. Tout se passe comme si les lois régissant l'entrée et le séjour, loin d'être victimes d'« effets pervers » - ainsi que l'on dit souvent chez les défenseurs des droits de l'homme -, avaient bel et bien été créées sur mesure au bénéfice de l'expansion desdits secteurs. Une interprétation aussi cynique est sans doute excessive, tant il est vrai que ces lois ont été conçues et votées à des fins plus idéologiques que purement économiques. Mais on doit observer que les secteurs en question ne peuvent fonctionner à grands coups de travail au noir - ce que nul ne nie - qu'en disposant de quantités colossales d'argent soustrait aux regards du fisc et échappant (au moins officiellement) au contrôle bancaire. Aussi, par son essence même, la mise en irrégularité d'un nombre important de travailleurs entraîne-t-elle indirectement une complicité organique entre, d'une part, les donneurs de travail et, de l'autre, les autorités administratives ou électives et les institutions financières.

Passé un certain degré de progression du phénomène, ces deux instances ne peuvent que marcher la main dans la main, avec souvent la corruption pour attache commune : en ce qui concerne le BTP, la chose n'est d'ailleurs plus à prouver, mais il est douteux que cela puisse s'interpréter comme un simple « effet pervers ». A cet égard, la position particulière des travailleurs étrangers en situation irrégulière - évidemment minoritaires - fait figure de modèle dans la dérive progressive de l'économie vers l'emploi illégal et la précarisation.

Sans doute aussi connues mais moins souvent commentées, certaines conséquences de l'ordonnance de 1945 nouvelle manière conspirent à miner le tissu social de ce pays. Deux d'entre elles, qu'une enquête en cours met en lumière[7], méritent d'être évoquées : il s'agit respectivement du développement de nouvelles formes de collaboration délictueuse et d'une fragilisation croissante des communautés d'origine étrangère, toutes catégories juridiques confondues.

De la prohibition au marché noir des papiers

En premier lieu, les obstacles à l'entrée, au séjour et au travail régulier des immigrants ont, par un effet qu'il serait illusoire de juger accidentel, multiplié certaines occasions de transformer ces hommes et ces femmes en sources de gains. Nous partons encore ici du même constat : ces lois n'endiguent pas les mouvements ; mais elles les rendent moins fluides, plus risqués et, partant, plus coûteux. Parallèlement aux employeurs déjà cités, et quand ce ne sont pas les mêmes individus, passeurs, logeurs et usuriers en font leur miel. Des avocats perçoivent sans vergogne des honoraires sur des dossiers qu'ils savent indéfendables. Moins avéré est le développement spectaculaire du trafic de documents, qui met aussi en scène des nationaux et, plus spécifiquement, des fonctionnaires publics.

Le mécanisme est bien connu des économistes : en créant des interdictions plus qu'il n'est possible de les faire respecter, les lois ont créé une file d'attente, donc des opportunités de rente, notamment chez les détenteurs du pouvoir de les appliquer. D'autres lois - sur la diffamation et la déontologie, celles-là - nous interdisent d'entrer dans le détail d'un mécanisme qui paraît se consolider : un titre de séjour, un visa, un faux passeport ou une fausse nationalité, une carte de sécurité sociale, cela se trouve si l'on y met le prix, tout étranger en situation irrégulière le confirmera. L'évolution même des tarifs moyens selon nos relevés traduit combien la politique actuelle rend précieux l'accès aux documents falsifiés ou frauduleux. Certains de ces trafics ne concernent que des immigrés entre eux, les uns agissant par solidarité et d'autres à des fins lucratives, fût-ce seulement pour pallier une absence de revenu sur le marché du travail. D'autres supposent - et ceci est théoriquement nécessaire avant d'être empiriquement vérifié - une collaboration structurelle entre des fonctionnaires et des filières communautaires leur servant de relais face aux demandeurs[8].

La France a pris ici le risque de laisser s'installer un germe galopant autant que destructeur. Tout d'abord parce que cette situation veut dire que l'adhésion d'un immigrant au pays d'accueil peut ainsi se faire sur la base d'une délinquance fondatrice, tandis que d'autres étrangers, résidents de droit ou non, sont en proie à la tentation de quitter l'univers du travail précaire pour basculer dans des trafics plus rentables. Cela présage d'autant plus mal d'une intégration aux lois de la République, conformément aux voeux énoncés officiellement, que le prix à payer pour accéder aux faux documents est vraisemblablement appelé à subir une hausse vertigineuse, obligeant certains candidats à se tourner vers les activités délictueuses pour en assumer le montant. Ensuite parce que, simultanément, on s'expose à une régression de l'esprit civique chez les fonctionnaires supposés garants de lois restrictives dont, au bout du compte, ils ne verraient d'intérêt au maintien qu'en raison du profit personnel que permet leur transgression.

L'aliénation sociale des migrants, facteur potentiel de désordres politiques

Les travaux anthropologiques sur le clientélisme et la corruption nous enseignent que de tels phénomènes obéissent généralement à des courbes exponentielles et que, passé un certain stade, leur régulation ne peut plus se faire que par une explosion désordonnée du corps social et par la violence. Ce danger doit être médité.

En deuxième lieu, nous l'avons dit, la fermeture des frontières est de droit mais non de fait. Aux yeux de la communauté immigrante, ce décalage entre les ordres respectivement juridique et pratique n'est pas seulement la source du risque d'infraction susmentionné. Il est également - et cela concerne aussi la population étrangère résidente de droit - générateur d'une aliénation multiforme, au sens où l'entendent les psychopathologues[9]. Or nous avons pu vérifier à ce niveau particulier ce que chacun sait en général : la politique officielle d'intégration est un leurre. Même parmi ceux, réguliers ou résidents de longue date mis récemment en difficulté par la loi, qui ne cherchent qu'à s'identifier à la nation française (« noirs d'aspect, blancs à l'intérieur », comme disait à peu près le ministre Kofi Yamgnane), cette même nation ne cesse de réintroduire dans leurs schémas mentaux un imaginaire dépréciatif lié à leurs origines : telle est, non par hasard, une des incantations bien choisies de l'extrême-droite[10].

De fait et sauf rares exceptions, la situation d'immigré n'est pas psychiquement enviable : elle engendre constamment l'humiliation, la perte d'auto-confiance et le stress[11]. Il est aisé de comprendre le parti que peuvent en tirer les employeurs, surtout si l'on se souvient que les cartes de séjour ne sont pas automatiquement renouvelables : clandestins de fait ou menacés de le devenir, un ensemble important d'étrangers sont mis ainsi dans l'état mental d'accepter la servitude comme un bienfait. Mais ce calcul de court terme risque fort de se retourner contre la société tout entière. Le qui-vive permanent entraîne un ensemble de frustrations et de rancoeurs, voire une aversion à l'égard de la société d'accueil et rend plus chimérique encore l'idéal républicain d'intégration. Le repli communautaire peut dès lors se faire sur des bases hostiles et converger avec l'action déstabilisatrice de groupes sectaires.

En outre, la fragilisation globale des situations individuelles a pour effet de dresser les unes contre les autres les populations immigrées selon leur origine ou leur statut : l'hostilité inter- et intra-communautaire est un phénomène en plein développement, avec le danger d'une ethnicisation des représentations sociales de l'immigration que cela comporte. Les mouvements de sans-papiers de 1996 en ont témoigné malgré eux. En effet, dès lors que la seule solution laissée par la loi était d'obtenir des régularisations individuelles, une ligne de partage s'est instaurée entre les « bons » et les « mauvais », ce qu'a traduit le slogan « sans-papiers mais pas clandestins » - sous-entendu « clandestin, c'est indéfendable ». Et l'on a pu voir, dans certaines actions collectives de sans-papiers, des étrangers régularisables au titre de leur situation familiale regretter la présence à leurs côtés de demandeurs d'asile déboutés, réputés n'avoir plus aucune chance : quoique circonscrites par les effets unificateurs d'un combat commun, ces réticences constituent un signe.

De tels clivages ne sont certes pas un souci pour les pouvoirs publics, au contraire, et nous ne saurions donc en faire un argument pour l'ouverture des frontières. Mais il faut observer que ces divisions sont contagieuses et peuvent représenter une menace allant bien au-delà de l'utilisation habile qu'on croit pouvoir en faire, notamment au sein de la deuxième génération. L'État joue à cet égard les apprentis sorciers : la stigmatisation dont sont victimes les clandestins risque fort de s'étendre à la totalité des personnes d'origine étrangère et de leurs descendants.

Une « nouvelle politique » de l'immigration est-elle possible ?

La revue Esprit a publié récemment un texte de Patrick Weil, initialement conçu pour alimenter les réflexions de la Fondation Saint-Simon[12]. Son diagnostic, aussi lucide que sévère et documenté, des impasses de la politique d'immigration, utilisée depuis 1974 « à des fins électorales avec souvent pour conséquence de freiner, d'un côté, l'intégration des immigrants résidents et d'accroître, de l'autre, la "crainte de l'invasion" » (p. 138), emporte l'assentiment. Mais à notre sens, les réflexions de l'auteur débouchent sur des propositions qui l'emprisonnent dans la politique qu'il entend combattre, avec laquelle il partage le commun souci de contrôler les flux migratoires. Ce qui se fonde sur une croyance en l'« l'efficacité relative de l'État » c'est-à-dire, avec cette nuance révélatrice, » en sa capacité non de maîtrise totale mais de régulation des flux » (p. 143).

Cette problématique n'est pas la nôtre mais elle est cohérente : la question posée par P. Weil n'est pas, comme pour nous, celle de la légitimité du principe même de ce contrôle mais celle des moyens d'y parvenir, aux fins de prévenir l'immigration irrégulière. Il est donc postulé par l'auteur que la régulation n'est pas en soi un objectif invraisemblable : c'est souhaitable et possible, sans persister dans la pure répression, de « mieux organiser les flux d'immigration régulière tout en étant plus efficace contre l'immigration illégale » (ibid.).

Le Front national, terrain d'expérimentation des partis démocratiques

A l'appui de cette thèse vient le constat des ambiguïtés de la politique actuelle qui a ouvert, selon les termes de P. Weil, « un boulevard pour le Front national » (p. 137) : grosso modo, une politique hypocrite d'« immigration zéro » alimentée par un discours assimilant sciemment l'immigration légale à l'illégale, créant, notamment dans les quartiers à difficultés, un climat propice à la propagation de la xénophobie.

Sur ce point, il n'y a guère à redire, si ce n'est que cette notion de « boulevard » établit une causalité critiquable. Il y a en effet deux manières de voir la progression du Front national qui, pour être en partie superposables, ne sont pas identiques. La première, qui est celle de P. Weil, conduit à l'envisager comme l'effet induit (pervers ?) de stratégies irresponsables parce que purement destinées à flatter les électeurs dans le sens de leurs penchants xénophobes : le Front national y préexisterait donc, et ne ferait qu'en tirer avantage.L'autre, moins idéaliste, consiste à penser que l'histoire a fait de ce parti le dépositaire intellectuel et le champ d'expérimentation idéologique de l'ensemble de la classe politique - ce que résume la formule préférée de ses militants : « Notre chef dit tout haut ce que chacun pense tout bas. » Les thèses du livre déjà cité, « La Préférence nationale », sont devenues, que cela plaise ou non et même si peu de gens l'ont lu, la référence obligée (et, disons-le, sans équivalent quant à la cohérence de la réflexion) de la pensée en matière d'immigration.

Si l'on veut continuer dans la métaphore topographique, il paraît plus exact de poser que le Front national a ouvert un boulevard pour la xénophobie, avec la bénédiction des partis qui s'y sont successivement engouffrés. Cette nuance est peut-être plus importante qu'il n'y paraît : P. Weil, observant ses impasses, pense que la politique migratoire actuelle est absurde, tandis que nous la jugeons au contraire savante - on verra plus loin pourquoi au chapitre du travail.

Du dénombrement des illégaux...

Mais quel que soit le sens de ce « boulevard », l'auteur rappelle opportunément le mensonge contenu dans le mythe de l'« immigration zéro », puisque la France accueille chaque année environ cent mille étrangers en règle. Les auteurs de ce mythe, non contents d'alimenter le Front national, fondent maintenant sur lui une politique où s'est développée « à l'égard de l'immigration légale une stratégie de répression jusqu'alors réservée à l'immigration illégale » (p. 139). Or P. Weil s'emploie à relativiser l'importance des séjours irréguliers : « Sans nier leur présence, il serait erroné d'en exagérer le nombre car il est toujours surévalué », dans le cadre d'un discours public qui veut assimiler les légaux aux illégaux, répète-t-il. (p. 146). Il observe ainsi qu'en 1981, quand fut lancée une campagne de régularisations, on n'en trouva que 132.000, ce qui est effectivement dérisoire en termes de flux. Compte tenu des départs, il pense qu'« il s'en maintient en permanence quelques dizaines de milliers » (ibid.). Puis il enchaîne sur ses propositions « pour une nouvelle politique », à base de « prévention économique », de « dissuasion » et de « coopération internationale », sur laquelle nous allons revenir.

Il est difficile de suivre P. Weil sur l'usage de ces chiffres. D'une part, si l'immigration irrégulière est si minime, pourquoi ce luxe de propositions ? La réponse découle de ce qui précède : c'est pour briser d'un même coup l'argumentation favorite de l'extrême-droite et l'assimilation abusive entre immigration et illégalité qui la fonde. Mais cela ne peut se faire qu'au prix de ce que P. Weil dénonce par ailleurs, à savoir une politique répressive impitoyable, sinon injuste. L'auteur n'en fait d'ailleurs pas un problème juridique mais purement exécutif et idéologique : malgré les critiques dures et pertinentes qu'il formule à l'encontre des lois, ses propositions sont essentiellement animées, comme il l'annonce d'emblée, par cette volonté : « rendre l'État plus efficace et changer le discours public ». A ce niveau, comme on verra, la seule chose qui le démarque des autorités qu'il fustige est qu'il croit possible de repérer et de sanctionner l'immigration illégale.

D'autre part - et cela est lié -, P. Weil, pris par un raisonnement qui le conduit à isoler une donnée quantitative (le petit nombre relatif d'étrangers sans titres) des conditions de son apparition, ne paraît pas respecter cette règle de la sociologie : la nécessité de neutraliser l'action de toutes les autres variables liées pour en examiner une seule. Il identifie certes, avant même la promulgation des lois de 1993, l'existence d'un « effet Pasqua » mais il pense que cet effet a été de courte durée (p. 140-141). Il évoque certains chiffres qui paraissent lui donner tort. Par exemple, les arrêtés de reconduite à la frontière ont augmenté de 27% en 1994. Mais « ces résultats ne sont pas dus aux lois de 1993 : ils furent principalement le fait d'une bonne coopération avec l'Algérie, d'ailleurs de courte durée ». (ibid., soul. par nous)[13]. L'emploi de l'épithète « bonne » vient-il d'un jugement positif et, sinon, pourquoi n'avoir pas usé d'un terme moralement plus neutre ? On ne saurait sans doute soupçonner P. Weil de complaisance puisque, plus loin, il appelle de ses voeux le retour à une juste politique d'asile des Algériens (p. 151). Mais il reste qu'on ne saurait fonder le constat que l'immigration irrégulière est plutôt limitée sur celui qu'elle est bien réprimée, quand on cherche en même temps à démontrer l'inefficacité de cette répression. Même mélange des registres et même hommage involontaire aux lois Pasqua pour ce qui est des demandes de regroupements familiaux : toujours de 1993 à 1994 les réponses favorables à ces demandes sont passées de 85 à 25 %, d'une part parce que le délai minimum est passé de un à deux ans, et d'autre part parce que les conditions de ressources sont devenues plus sévères (p. 141). P. Weil, au moins ici, ne s'en réjouit pas : le résultat, dit-il, a été de transformer en illégaux des immigrants qui eussent été légaux selon l'ancienne loi. Mais il s'agit d'un raisonnement paradoxal : on ne saurait dissocier, pour dénoncer la politique censée les endiguer, les flux migratoires des effets de cette même politique.

... à leur identification subjective

En fait, cette posture qui nous paraît peu logique renvoie à une ligne directrice obsédante : pour en finir avec le discours nuisible qui amalgame tous les étrangers à des illégaux, il faut définitivement et complètement séparer le bon grain de l'ivraie. De la sorte, la traque aux irréguliers est devenue le delenda Carthago de P. Weil : c'est à ce prix seulement que la France pourra donner aux « immigrés légitimes » (p. 142 et passim) la place qui leur revient. Il est ici, de même, difficile d'accepter ce basculement d'une notion juridique (la légalité) à un prédicat qui s'en distingue par sa connotation morale (la légitimité). A l'aune de quels critères cette légitimité est-elle mesurée dans l'article de P. Weil ? Hormis le cas de l'« immigration vraiment délinquante, celle qui sort de prison après avoir purgé une peine », il n'est dans ce texte d'autre critère que subjectif ou allusif. (Encore ne sait-on même pas si l'auteur range parmi les délinquants ceux qui sont coupables du seul délit de séjour irrégulier.) C'est ainsi que nous voyons apparaître ici et là certaines notions que ne renieraient pas les auteurs de la loi de 1993 ni les auteurs du rapport de la Commission d'enquête parlementaire[14] : » faux étudiants », « demandeurs d'asile indus », » travailleurs clandestins » (notion d'ailleurs juridiquement erronée, sauf si elle vise les travailleurs indépendants[15]), « mariages frauduleux » (p. 142 et p. 149, soul. par nous). Les personnes qui travaillent ou enquêtent sur le terrain sont bien placées pour savoir que ces notions se basent sur une réalité : le candidat à l'immigration sait utiliser tous les moyens à sa disposition pour parvenir à cette fin. Mais ils n'ont pas pour autant l'idée de qualifier sa démarche d'« illégitime » ou de « frauduleuse »[16]. Ou sinon, selon quels critères objectifs ? On notera incidemment que, par un étrange mélange, les « délinquants » sont mêlés aux catégories qui viennent d'être citées.

Nous en venons à la partie la plus contestable de l'article de P. Weil : la politique proposée. Au titre de la « dissuasion », traitée en peu de lignes, nous voyons resurgir les « mariages frauduleux ». L'auteur estime très simple de lutter contre ces derniers, de façon plus juste et surtout plus efficace, précise-t-il : « il suffirait de n'accorder après le mariage qu'une carte d'un an renouvelable une ou deux fois sur la preuve de la communauté de vie ». Comme on ne peut pas tricher pendant si longtemps, les fraudeurs se démasqueraient d'eux-mêmes et l'on pourrait même envisager d'aggraver les amendes sanctionnant le « contrevenant français ». Ainsi, on en finirait avec le contrôle subjectif des maires et de la police, « si choquant » (p. 149).

Cinq observations :

1. P. Weil ne fait que reprendre en l'aggravant le dispositif répressif actuel ;

2. Il y ajoute la proposition, quelque peu déconcertante par rapport à ses objectifs préventifs, de légaliser les mariages blancs, la discrimination avec les autres se faisant ex post ;

3. Il ignore que les mariages blancs avec communauté de vie peuvent très bien « tenir », comme il dit, beaucoup plus que deux ou trois ans : sauf à instituer un contrôle du lit conjugal ou un espionnage orwellien, la « fraude » se révélerait parfois difficile à déceler - ou alors, ce serait une prime aux « fraudeurs » les plus endurants ;

4. Il expose, au mépris du droit, d'éventuels divorcés à des sanctions : on voit mal pourquoi des personnes de nationalité différente unies par un mariage ne seraient pas menacées par la mésentente comme tous les couples ;

5. Enfin et surtout, il néglige également le fait que la carte d'un an est un cadeau empoisonné lorsqu'il s'agit d'obtenir un contrat de travail, un crédit bancaire, un logement, sans parler des effets psychiques de cette mise en sursis, et qu'elle porte donc en elle les germes des possibles dissensions conjugales évoquées à l'instant.

Non, décidément, ce type de proposition ne nous éloigne pas de la politique officielle : la chasse à la « fraude » est porteuse des amalgames si justement décriés par l'auteur, et « dissuasion » est un autre mot pour répression. Cette dissuasion existe d'ailleurs bel et bien dans la politique actuelle, et prend notamment la forme de lettres odieuses envoyées par les procureurs aux fiancés nationaux (seulement, il est vrai, quand le futur conjoint est en situation irrégulière), les menaçant de peines allant jusqu'à cinq ans de prison en cas de mariage insincère : sur cela, les propositions de P. Weil ne constituent pas une « nouvelle politique ».

Vers un habillage légal du travail clandestin : une vis sans fin

Quant à la question de la « prévention économique », l'auteur s'étonne comme beaucoup d'autres que, dès lors « que la lutte contre le chômage est une priorité », la question de l'« assèchement progressif du marché du travail irrégulier » soit totalement négligée (p. 147). L'historien s'efface ici devant le citoyen car, comme nous tentons de le démontrer ici, la complaisance des pouvoirs publics pour le travail clandestin, si détestable soit-elle, n'a rien d'étonnant. Il s'agit d'un phénomène trop universel pour qu'on puisse le traiter de manière volontariste avant d'en analyser les causes. P. Weil propose une négociation entre les syndicats professionnels des secteurs concernés avec les administrations compétentes. Pourtant, de nombreuses conventions de partenariat existent déjà, aussi belles qu'inappliquées.

Mais là n'est pas la proposition essentielle de l'auteur, qui énonce la nécessité de « briser des tabous et des réglementations » pour substituer les travailleurs résidents aux étrangers irréguliers sur le marché du travail (p. 147-148). Il faudrait, précise-t-il, que les employeurs aient « intérêt » à offrir des « travaux à des chômeurs, à des jeunes, à des étudiants plutôt qu'à des illégaux ». Le dispositif se compléterait d'exonérations de charges sociales et fiscales (« tout devrait être envisagé »). Ce qu'il propose ainsi, c'est donc un alignement du coût du travail moyen sur celui du travail clandestin - sinon, les employeurs n'y auraient aucun intérêt -, le chômage national servant de prétexte à cette baisse tendancielle : ce ne serait rien d'autre que le blanchiment généralisé du travail au noir combiné au subventionnement croissant de l'économie par l'État. On voit trop où cela pourrait mener : après avoir opéré cette substitution (si tant est que cela soit possible car il n'est pas certain que les jeunes chômeurs ou Rmistes soient tentés par ce marché de dupes), le patronat se tournerait à nouveau vers les embauches illégales, à un prix encore moindre.

Un autre dispositif emporte l'agrément de l'auteur : c'est celui du travail saisonnier par quotas tel qu'il existe dans l'agriculture allemande[17]. Le débat sur les quotas dépasserait le cadre de ce texte, mais certaines phrases de P. Weil peuvent surprendre : c'est ainsi que, à l'heure où l'Afrique du Sud s'est débarrassée du sinistre procédé des passes, il entreprend l'éloge du système des Grenzarbeitnehmer, ces travailleurs est-européens qui « peuvent travailler tous les jours dans une zone de cinquante kilomètres à l'ouest de la frontière allemande, à condition qu'ils rentrent chaque soir chez eux ou qu'ils ne travaillent que les week-ends » (moins gâtés par les hasards de la géographie, nous faudra-t-il imposer à nos saisonniers le franchissement quotidien des Pyrénées ou de la Méditerranée ?) ; ou encore de ce statut permettant « à des compagnies étrangères de venir honorer des contrats en Allemagne en y important leurs travailleurs » (p. 148, soul. par nous). Ce dernier statut n'est pas, par nature, quant à l'enfermement et aux abus qu'il permet, différent d'un autre : celui de l'extraterritorialité des ambassades étrangères, qui leur permet parfois de maintenir leur personnel « importé » dans un état a-juridique proche de la servitude. Non, il n'est pas vrai que « tout vaut mieux que le développement des migrations illégales » (ibid).

L'arme de la « coopération »

Enfin, le troisième volet de la « nouvelle politique » de prévention est la « coopération internationale », oùil faut distinguer celle avec les pays de l'Union européenne et celle avec les pays d'émigration. Le lecteur qui se reportera au texte verra que, pour la première, rien de nouveau n'est proposé, si ce n'est « l'implantation aux frontières communes de brigades intereuropéennes composées de fonctionnaires de plusieurs nationalités » (p. 151) - ce qui existe déjà[18]. Quant à la seconde, il paraît un peu usurpé de la qualifier de « coopération », tant la suggestion de P. Weil ressemble à celle d'une intimidation érigée en principe. Il est bien connu, comme il le rappelle, que certains pays d'origine « coopèrent très difficilement » à reconnaître leurs ressortissants (sous-entendu : ceux qui ont perdu ou feint de perdre leurs passeports et qui, de ce fait, sont protégés de l'éloignement par une situation qui s'apparente à une apatridie de facto).

Mais il est également bien connu que nombre de ces pays, dont le budget est tenu à bout de bras par le Trésor public français, n'ont d'indépendant que le titre formel. Alors, que doit-on penser de cette idée selon laquelle « une bonne coopération internationale est beaucoup plus efficace que toute mesure de police, notamment avec les pays qui bénéficient de notre coopération financière » (ibid, soul. par nous) ? En clair, cela se traduit ainsi : « Si vous ne voulez pas récupérer vos émigrés (et - pourquoi pas ? - si vous ne les retenez pas), on vous coupe les vivres ». Cette ultime proposition est-elle dictée par le respect, sinon de « nos intérêts », du moins de « nos valeurs », comme il est dit ailleurs (p. 146, soul. par nous) ?

Concluons ainsi sur ce point : la politique proposée par P. Weil n'est pas « nouvelle »[19]. Si elle reproduit les ambiguïtés et les désordres de l'actuelle, ce n'est pas l'effet d'une complicité idéologique de l'auteur puisque c'est l'indignation devant ses effets malins sur le corps social qui dicte sa démarche. Mais c'est parce qu'il ne peut pas en être autrement. La politique d'immigration de notre pays est plus fonctionnelle et cohérente qu'il n'y paraît, à condition d'accepter de faire une séparation entre les intentions affichées et les motifs réels. L'assimilation de tous les étrangers aux seuls irréguliers, si justement dénoncée par P. Weil, ne se réduit pas à un sordide calcul électoraliste. Elle a pour fonction de fragiliser l'ensemble des immigrés et même de leurs descendants dans la société civile et de tracer un chemin expérimental - un véritable « boulevard », cette fois aussi - vers la précarisation d'une part croissante de la population laborieuse. Nous tenterons à présent de montrer en quoi il n'y a pas de « problème » spécifique de l'immigration.

Du néo-libéralisme au spectre de l'invasion

Avant d'être (pour nous) un principe démocratique qui ne devrait souffrir aucune restriction, la libre circulation des hommes est en soi et par définition un mot d'ordre de l'économie libérale. Une minorité d'analystes, en général proches de la sphère patronale, avancent ainsi deux arguments en faveur d'une plus grande ouverture des frontières. Tout d'abord, on fait remarquer que dans le monde contemporain, tout circule librement : argent, marchandises, information ; ce serait donc une anomalie que cette poche persistante de protectionnisme entravant seulement les mouvements humains. Ensuite, certaines prospectives annonçant une prochaine reprise de la croissance, la France pourrait bien avoir alors besoin de bras supplémentaires, au vu du vieillissement de sa pyramide des âges[20]. Moins explicitement, ces thèses se complètent parfois du souci d'assurer, même en période de sous-emploi, une plus grande « souplesse » sur le marché de travail en constituant une réserve de main-d'oeuvre dans les secteurs sensibles à la conjoncture. Nous ne faisons pas nôtre cet argumentaire mais nous le trouvons symptomatique de ce que la règle de l'« immigration zéro » ne trouve pas nécessairement sa source dans l'intérêt bien senti des entrepreneurs : la crainte d'ouvrir les frontières se présente avant tout comme une manifestation idéologique.

Et l'on doit bien noter ceci : dans l'ensemble, le patronat reste étonnamment silencieux sur la question de l'immigration, comme s'il trouvait avantage à voir se perpétuer l'actuelle réglementation qui autorise de facto les flux tout en les interdisant, et comme si cette situation bâtarde était le summum du libéralisme.

De l'impossibilité d'isoler une question migratoire

Une réflexion sur l'ouverture des frontières ne saurait écarter de son champ une analyse globale du libéralisme économique, dont l'expression la plus accomplie se trouve dans la politique des institutions de Bretton Woods. En matière de migrations internationales, la doctrine du FMI se met en porte-à-faux. Si le principe de la libre circulation en découle, son action dans le monde donne cependant deux effets cumulatifs qui poussent les pays riches à vouloir se prémunir toujours plus contre ce qu'il est convenu officiellement d'appeler le « risque » migratoire. D'une part, ces pays sont incités à baisser le coût du travail et à livrer leurs propres populations au chômage en mettant les pays dominés en concurrence pour produire les biens qu'ils consomment. D'autre part, cette stratégie induit une politique de prix, d'« aide » et de crédits affameuse et génératrice d'un détournement généralisé des richesses dans les pays dominés. Cela n'a même pas le mérite d'y créer des emplois plus que proportionnellement au croît démographique : en effet, mues par la concurrence, les entreprises qui se livrent à la délocalisation se tournent vers les gisements de main-d'oeuvre les plus avantageux en termas de coût et de disponibilité. Ainsi, les enfants - dont la procréation est dès lors conçue comme un investissement et la mise au travail comme une ressource - sont mis en compétition avec leurs aînés sur le marché du travail, d'où une pression migratoire accrue chez ces derniers[21]. Des deux côtés, la régression constante des fonctions redistributives de l'État, rouage essentiel du libéralisme, entre dans cette même spirale.

C'est ainsi que le spectre de l'invasion brandi par les partisans, avoués ou non, d'une politique xénophobe est un fantasme, mais un fantasme qui s'alimente d'une réalité macro-économique. Nous en tirons cette leçon : à supposer, comme nous le croyons, que le combat pour la libre circulation soit juste et raisonnable (c'est-à-dire nullement irresponsable), il ne peut être séparé d'un combat plus global contre les méfaits du néo-libéralisme à l'échelle planétaire. Car paradoxalement la pensée « unique » libérale secrète le dessein protectionniste en matière de migrations. Corollaire : on ne saurait décréter une ouverture des frontières dans un environnement politique et économique international inchangé, et sans que soient dénoncés les accords qui, comme au niveau européen, rendraient impossible cette ouverture dans un seul pays. Mais l'État français est mal placé pour invoquer la contrainte de ses engagements internationaux à l'appui d'une politique anti-immigration, alors qu'il a grandement contribué à les promouvoir.

Si nous rappelons la dimension planétaire de cette question, ce n'est pas seulement pour constater qu'à l'évidence la libre circulation n'est pas pour demain. C'est pour que ceux qui partagent notre point de vue comprennent qu'elle n'a pas de réponse humanitaire, caeteris paribus. En particulier, à l'occasion des récentes luttes mettant en scène des Maliens, on a vu resurgir un vieux serpent de mer : l'« aide » aux pays pauvres. Dans la conjoncture libérale actuelle, cette aide est génératrice de dépendance, d'endettement et de corruption, mais non significativement d'emplois : elle ne saurait enrayer l'émigration[22]. En outre, ce qu'un curieux euphémisme désigne comme la « coopération » cache, c'est la constitution de territoires d'influence où les pays occidentaux se battent par pays interposés en s'appuyant sur des régimes souvent autoritaires : nous avons ici, avec les guerres civiles et les persécutions qu'entraîne ce partage, une cause supplémentaire importante de migration. Et ceci sans compter que la xénophobie européenne reporte massivement les mouvements humains sur les pays pauvres entre eux, avec les conséquences dramatiques que l'on sait.

L'exagération imaginaire du « risque » migratoire

Malgré toutes ces limites, le spectre de l'invasion ressortit largement au domaine de l'imaginaire. La seule conséquence plausible d'une ouverture subite des frontières sur laquelle on peut conjecturer serait un effet d'appel à court terme. A partir de cela, deux positions se font face, toutes deux fondées sur un paradigme néo-classique. La première, observant que les gisements d'émigrants potentiels sont sans limites, conduit à faire sienne la peur du déferlement. La deuxième observe qu'en économie de marché, la régulation se fait par le jeu de l'offre et de la demande : les immigrants viendront voir, le prix du travail baissera et la migration atteindra un point d'équilibre - ce à quoi les tenants de la première hypothèse rétorqueront que beaucoup d'avantages sociaux hors travail resteront attractifs[23].

Ce sont deux points de vue qui ont en commun d'écarter toute dimension historique et anthropologique du phénomène migratoire, qu'ils assimilent à un effet mécanique d'osmose. La décision de s'exiler, plus souvent vécue comme un arrachement que comme une belle aventure, résulte d'un ensemble complexe de motivations et de contraintes qu'on ne saurait réduire au froid calcul de l'homo oeconomicus. La situation politique du pays natal y a sa part mais, sauf dans les cas extrêmes d'exodes dus à des massacres, rien ne vient confirmer l'hypothèse fantasmatique d'un déferlement incontrolé.

Durant les « trente glorieuses », où l'ordonnance de 1945 était appliquée avec mollesse au nom de la croissance, il fallait souvent aller chercher les gens chez eux et les appâter avec des promesses de gains et de bons statuts : quoique autorisés à le faire, ceux-là ne venaient pas toujours spontanément.

Même au début des années 1970, quand une terrible famine régnait sur les pays sahéliens - se souvient-on encore qu'à cette époque les ressortissants de l'ancien empire français bénéficiaient ici de la libre circulation ? -, les habitants du Tchad, du Niger, de la Haute-Volta (maintenant Burkina Faso) et du Mali oriental n'ont pas « envahi » la France : il n'y eut guère que les rives du Sénégal pour expatrier, par rotations, leurs cadets afin de subvenir aux besoins des communautés villageoises, selon des normes quantitatives qui ne devaient rien à l'anarchie. Notons aussi ceci : trois pays ont jusqu'à maintenant bénéficié d'un statut dérogatoire permettant le libre accès de leurs ressortissants au marché du travail français. Il s'agit de la Centrafrique, du Gabon et du Togo[24], les deux derniers au moins se signalant par des atteintes systématiques aux droits de l'homme et par une situation économique bloquée qui n'ont pourtant pas, à ce qu'il paraît, engendré de « risque » migratoire démesuré. On pourrait multiplier les exemples, le dernier étant fourni par la suppression des frontières intérieures de l'Union européenne : en dépit d'un développement inégal, les pays ou régions les plus pauvres (non plus que l'ex-Allemagne de l'est) n'ont pas significativement contribué au peuplement des plus riches. Dans certains cas, comme celui des Portugais en France, l'ouverture définitive et complète des frontières n'a été ni plus ni moins que la ratification d'un ancien état des choses, sans aucun effet accélérateur.

Il serait certes possible de démentir ces constats avec d'autres exemples, notamment ceux où l'absence d'immigration massive paraît due à la mise en place de barrières : loin de nous l'idée que les flux migratoires potentiels ne sont jamais immodérés, notamment dans les pays en guerre. Mais lorsque c'est le cas, il y a lieu de croire que le « risque » est considérablement grossi par la propagande des autorités, qui croient pouvoir fonder toute l'efficacité de leur action sur le postulat suivant : pour dissuader mille personnes d'immigrer, il faut faire savoir qu'on empêchera les cent premières de le faire, voire la première parmi ces cent - telle est la tournure que prend l'« accueil » des réfugiés d'Algérie en France. Les entretiens avec les immigrants récents de ce pays révèlent que le plus souvent ces derniers vivent sur un espoir de retour - ce qu'évidemment les lois actuelles sur l'entrée et le séjour empêcheront de se concrétiser le moment venu - et que, parmi leurs compatriotes, les candidats à l'exil sont, sans qu'interviennent les difficultés qui leur seraient faites, infiniment moins nombreux que la paranoïa officielle ne le fait croire.

Ouverture des frontières et menaces sur le droit du travail

La question des conséquences possibles de la libre circulation sur le monde du travail est sans doute la plus délicate et la plus épineuse. Délicate car le sens commun a décrété une fois pour toutes, comme une évidence que seuls des ignorants ou des gens de mauvaise foi pourraient contester, que l'immigration est source de chômage. Epineuse car, s'il est hasardeux de faire de la prospective, l'ouverture sans restriction du marché du travail aux étrangers pourrait bien avoir, dans l'ordre économique actuel, des implications dangereuses quant aux droits de la classe laborieuse dans son ensemble.

A l'opposé du mythe selon lequel les immigrés « volent l'emploi des Français » - mythe dont la diffusion transcende tous les choix politiques -, nous sommes tenté de poser que, si vraiment il faut établir des causalités, le chômage et l'immigration sont deux conséquences d'une même cause, à savoir l'instauration d'un modèle concurrent au travail contractuel : le salariat précaire[25]. Les données statistiques officielles sont elles-mêmes trompeuses car elles ne rendent compte que très imparfaitement des emplois à courte durée ou à temps partiel, et évidemment encore moins du travail non déclaré. Or ces emplois occupent par prédilection les immigrants, toutes catégories juridiques confondues. Dans le BTP comme ailleurs, ces derniers sont en quelque sorte instrumentalisés au bénéfice d'une décontractualisation qui est en passe de devenir le modèle dominant : le travail clandestin se présente ainsi comme le laboratoire de la flexibilité généralisée[26]. La passivité des pouvoirs publics - sauf en paroles et hormis quelques actions d'éclat - vient de la puissance de lobbying des secteurs concernés, prompts à invoquer les contraintes du marché et une structure des coûts dans laquelle le poids du salaire et des charges est excessif : il importe donc que les autorités répressives ferment les yeux devant les manquements au droit du travail, évidemment plus aisés lorsque les travailleurs sont dans une situation juridique précaire. C'est pourquoi la classe patronale n'est, quant à elle, nullement dans son ensemble hostile à l'immigration : elle se tourne sans état d'âme vers le travailleur le moins cher. Cependant, il est vraisemblable qu'une levée des restrictions aux flux migratoires introduirait en son sein des divisions.

L'ouverture des frontières pourrait en effet engendrer deux tendances théoriques apparemment contradictoires, dont l'agencement mutuel ne saurait être isolé de l'évolution prévisible des relations entre les employeurs et l'État. La première serait une hausse du prix du travail, par respect obligé du Code du travail : lors des régularisations de 1981-1982, on a vu ainsi des travailleurs, précédemment embauchés au noir, réclamer un contrat et tous leurs droits salariaux. Et a contrario, dans des secteurs comme le nettoyage ou la restauration, on entend souvent les syndicats se plaindre de ce que les étrangers en situation irrégulière « cassent » les prix : leur action pour la régularisation prend dès lors l'allure d'une reconquête des acquis sociaux. Ce facteur n'est pas à négliger : devenus citoyens à part entière, les immigrants auraient de meilleures raisons de se défendre contre la rente de situation qu'était auparavant, pour ceux qui les employaient, leur exclusion juridique. La deuxième tendance, sous l'effet d'une offre accrue de bras, mettrait au contraire les employeurs en position favorable pour négocier les salaires à la baisse ; ce qu'ils ne pourraient obtenir cependant que de deux manières : soit par une expansion correspondante du travail au noir, soit par une action visant à mettre en cause le droit actuel du travail, et notamment le salaire minimum garanti. De ce point de vue, l'ouverture des frontières laisserait l'ordre des choses actuel en l'état et n'aurait pour autre effet qu'une accélération du processus de précarisation de la main-d'oeuvre, lequel « envahit » plus sûrement la société française que les immigrants.

Mais l'hypothèse optimiste d'un renchérissement des salaires consécutif à l'abolition du statut, si commode pour les employeurs, de « travailleur immigré », est elle-même lourde de conséquences quant aux stratégies politico-économiques des employeurs. Soucieux de maintenir intactes leurs marges et enclins par habitude à invoquer le marasme (plus fictif que réel) de leurs affaires, ces derniers auraient plusieurs solutions face à une main-d'oeuvre plus exigeante. La première tentation serait celle de l'extériorisation des productions vers des pays à bas salaire et faible niveau de protection du travailleur. Cela est largement entamé dans le textile industriel. Mais, par nature, la plupart des secteurs à fort emploi d'étrangers ne se prêtent pas à la délocalisation (sauf à imaginer que les entreprises délaissent le marché national et redéploient leurs chiffres d'affaires vers de nouveaux marchés mondiaux) : le bâtiment, les services, les récoltes et même les vêtements de mode sont autant d'industries qui s'effectuent nécessairement in situ. Ce serait du reste illusoire : les maquiladoras du nord-Mexique n'ont guère freiné les traversées du Rio Grande, providence des planteurs et des industriels du sud-ouest américain[27]. Pour des raisons analogues, on peut aussi écarter l'hypothèse d'une modernisation accrue de l'appareil productif.

Il reste alors aux employeurs trois solutions non exclusives : se tourner vers la manne publique ; substituer à la nouvelle main-d'oeuvre immigrante des résidents fragilisés par la situation économique ; enfin, oeuvrer pour ce qu'on appelle (souvent à tort) une « déréglementation » du droit du travail.

La chasse aux rentes servies par l'État est désormais, à la faveur de la crise, une tradition bien ancrée du patronat français. Dégrèvements fiscaux, exonération des charges patronales, aides à l'embauche de toute nature, voire primes au consommateur, constituent une panoplie légale qui, même dans la présente conjoncture de fermeture officielle des frontières, déguise des transferts considérables du Trésor public au secteur privé. Mais cette solution, dans un pays dont les autorités admettent que la pression fiscale atteint le seuil de l'acceptable, connaîtra d'autant plus vite des limites qu'elle sera incompatible avec la volonté keynésienne de relancer la consommation - une autre revendication du même patronat.

Subsistent deux options complémentaires qui, de même, se font jour dès maintenant avec une telle insistance qu'on en vient à se demander si réellement l'irruption de nouveaux migrants y changerait quoi que ce soit[28]. D'une part, il s'agirait de se tourner vers des gisements de main-d'oeuvre que le sous-emploi met dans une position particulièrement défavorable. Si le patronat a renoncé à tout espoir de mettre au travail certaines catégories (notamment parmi les jeunes marginalisés des quartiers pauvres), il lui reste la possibilité, notamment grâce aux progrès de la théorie du travail à temps partiel et grâce à une législation particulièrement souple (et pas même respectée) de l'apprentissage, de se tourner vers les femmes et les enfants. La croissance considérable de l'emploi de ces derniers en Grande Bretagne à la faveur du thatchérisme indique que ce n'est pas une hypothèse exagérée[29]. A ces gisements nouveaux s'ajoutent les marchés captifs de travailleurs au sein même des communautés immigrées : la sous-traitance aux façonniers chinois a ainsi permis de contenir les coûts de production dans le secteur de la mode, de même que certaines filières d'embauche par nationalité pour les sous-traitants du bâtiment - certes, tout cela dans un contexte fréquent de travail clandestin[30]. D'autre part, il resterait à s'en remettre au législateur pour accélérer le processus de « déréglementation » en cours (qui est en fait plutôt une sur-réglementation, par ajouts dérogatoires successifs au Code du travail) : encadrée par un recul du droit, une pression migratoire accrue serait alors une aubaine permettant une diminution progressive de l'écart entre le prix du travail ici et dans les pays dominés.

Dans les faits, cette possible évolution peut être vraisemblablement envisagée comme la mise en place d'une combinaison organique et durable de deux phénomènes : d'un côté, un blanchiment du travail au noir par élimination des garanties contractuelles du travailleur et, de l'autre, la persistance du travail clandestin proprement dit. On remarquera que d'ores et déjà tout un flou juridique, et pratique surtout, s'installe à propos de certaines formes de travail en plein essor. Malaisément identifiables et encore moins susceptibles de sanctions systématiques, le faux intérim, le faux travail indépendant, le prêt de main-d'oeuvre déguisé en sous-traitance, les emplois de « stagiaires » etc. sont autant, par leur débordement, de prodromes de ce qui, théoriquement punissable aujourd'hui, pourrait être ouvertement autorisé par la loi de demain. S'il en va ainsi, cela signifie que, malheureusement pour eux, le marché du travail ne serait pas plus attractif pour les candidats à l'immigration libre qu'il ne l'est actuellement.

Mais ces observations signifient surtout, pour notre propos, qu'on ne saurait appeler à l'ouverture des frontières sans, simultanément, élargir cet appel à un combat pour l'instauration d'un droit du travail réellement contractuel et identique pour tous. Ce souci rejoint celui que nous avons évoqué concernant la lutte contre la doctrine néo-libérale. Si, en matière d'immigration, les défenseurs des droits de l'homme sont prisonniers de contradictions qui les font si souvent apparaître comme des gens irréalistes ou intellectuellement malhonnêtes, c'est sans doute parce que, précisément, ils croient pouvoir s'en tenir à la question des droits de l'étranger, alors que la politique migratoire de ce pays ne peut pas être dissociée de sa politique globale : abroger d'un même mouvement les lois Pasqua et les derniers lambeaux d'un Code du travail déjà très atteint dans certains de ses justes principes, ce ne serait pas un mal pour un bien, mais le signal d'une formidable régression. Il est donc urgent de cesser de conforter, fût-ce à son corps défendant, les orientations contemporaines de l'économie par une vision isolée d'un prétendu problème migratoire.

29 septembre 1996


Notes

[1] J. Y. Le Gallou et le Club de l'Horloge, La Préférence nationale. Réponse à l'immigration, Albin Michel, Paris, 1985.

[2] Ce collège, composé de vingt-six personnalités, s'est mis en place le 6 avril 1996 à la demande des « sans-papiers de Saint-Ambroise » ; il proposera dix critères de régularisation le 29 du même mois. Cf. le dossier proposé dans : Plein Droit no. 32, juillet 1996, p. 10-16.

[3] Cf. J. P. Alaux, « Contre l'extrême-droite, la liberté de circulation », ibid., p. 3-9.

[4] Le décret du 21 novembre 1975 supprime la carte de travail à validité permanente pour la remplacer par une carte de dix ans. Le titre unique (séjour et travail) sera voté par le parlement en 1984. L'ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France a connu plusieurs aménagements de 1980 (loi Bonnet) jusqu'en 1993 (lois Pasqua).

[5] Cf. par exemple « La préfecture de police de Paris contourne les lois sur les migrations », Le Monde, 26-27 novembre 1996.

[6] C'est ainsi, dit-on, que les autorités marocaines auraient récemment manifesté leur bonne volonté en interdisant la location de pédalos à Tanger, ville si proche des côte ibériques !

[7] « Une modalité particulière de la relation exclusion/insertion : le cas des étrangers en situation irrégulière - Etudes sur le monde du travail et le système de santé », recherche que nous menons en collaboration dans le cadre d'un programme du CNRS.

[8] La presse s'est récemment fait l'écho à plusieurs reprises de ces trafics, où sont notamment impliqués des policiers de la Direction centrale du contrôle de l'immigration et de la lutte contre l'emploi de clandestins (Diccilec) et de l'Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides). Cf. par exemple Le Monde des 16 et 24 novembre 1995 (vente de récépissés et aide aux entrées sans visas), du 16 décembre 1995 (vente de titres de séjour), Le Parisien du 27 mars 1996 (trafics de cartes de réfugiés), Le Figaro du 28 mars 1996 (aides aux entrées sans visas).

[9] Cette aliénation peut être sociale (quand l'individu, dans son rapport à la réalité, est coupé de la reconnaissance d'autrui, par une barrière en l'occurrence institutionnelle) et même devenir mentale (quand il est mis en situation de solitude à la fois devant le réel et autrui, ce qui est une dérive courante chez les personnes privées de travail). Cf. Christophe Dejours, Travail : usure mentale, Bayard, Paris, 1993.

[10] Certains Français, pourtant bien jure sanguinis et en principe sûrs de leurs droits, mais ayant commis l'erreur de naître à l'étranger ou d'avoir un patronyme exotique, savent aussi combien il est difficile de ne pas se sentir coupable de quelque chose quand il s'agit d'obtenir un document administratif, par exemple un certificat de nationalité.

[11] On peut citer un exemple extrême de souffrance liée à la perte d'identité au sens propre : c'est le cas des personnes qui se font embaucher, scolariser ou soigner - voire accouchent - sous un faux nom.

[12] Patrick Weil, « Pour une nouvelle politique d'immigration », Esprit, avril 1996, p. 136-154.

[13] Cela n'est pas précisé, mais il s'agit du fait que les autorités de ce pays reconnurent alors plus facilement leurs ressortissants, condition sine qua non d'une reconduite exécutoire.

[14] Immigration clandestine et séjour irrégulier d'étrangers en France, Rapport ndeg. 2699, Assemblée nationale, Paris, 2 vol., 9 avril 1996.

[15] P. Weil y adjoint curieusement celle d' « illégaux clandestins ». Sur l'emploi erroné de la notion de « travailleur clandestin », cf. Claude-Valentin Marie, Travail clandestin, trafics de main-d'oeuvre et formes illégales d'emploi, Conseil national des populations immigrées, Paris, 1992, ainsi que les articles L. 324-9 et 10 du Code du travail. Selon le droit français du travail, seul l'employeur est coupable de travail clandestin, et non l'employé.

[16] Sur cette question, cf. l'admirable chapitre que Gérard Noiriel consacre à « l'art de raconter des histoires », dans : La tyrannie du national. Le droit d'asile en Europe, 1793-1993, Calmann-Lévy, Paris, 1991, p. 269-301.

[17] Le système des quotas également pratiqué pour les récoltes en France. S'il paraît actuellement en régression, cela est sans doute en partie imputable à ce qu'il ne concerne plus les saisonniers ibériques.

[18] Cf. Didier Bigo, Police en réseaux : l'expérience européenne, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1996. Cf. aussi « Une révolution culturelle pour la police des frontières - Robert Broussard initie ses hommes à la coopération transfrontalière », Le Monde, 29 mars 1996.

[19] Cette politique, quoique proposée avec des moyens assurément plus « humains », est dictée par un souci rigoureusement semblable à celui des maîtres de ce pays. Cf. le titre éloquent de cet article de Christian Vanneste, député RPR : « Stopper l'immigration clandestine est le seul moyen de s'opposer au racisme et de permettre l'intégration », où l'on trouve une phrase qui semble presque reprise de P. Weil : « Par son laxisme, la gauche a accéléré l'immigration clandestine et favorisé l'essor de l'extrême-droite. » (Le quotidien de Paris, 6 juin 1996).

[20] Cf. Jean Boissonnat, Le travail dans vingt ans, Commissariat général du plan - Odile Jacob, Paris, 1995.

[21] Cf. nos analyses et celles de Claude Meillassoux dans : Bernard Schlemmer (éd.), L'enfant exploité - Oppression, mise au travail et prolétarisation, Karthala-ORSTOM, Paris, 1996 (sous presse)

[22] Cf. la critique mordante de Mario Vargas Llosa dans « Les immigrés, bénédiction des pays riches », Le Monde, 6 septembre 1996. Au terme d'un fervent plaidoyer pour l'ouverture des frontières, l'auteur ne résiste cependant pas au credo libéral de l'aide au secteur privé et du libre échange.

[23] C'est ainsi que, faisant à la fois l'impasse sur l'origine du développement inégal des pays et sur le recul des droits sociaux en France, Alain Finkielkraut énonce que « l'État-providence a nécessairement des frontières » (Le Figaro, 19 août 1996).

[24] La Centrafrique et le Gabon ont, semble-t-il, signé récemment avec la France une convention d'établissement mettant fin à ce privilège.

[25] Cette notion rejoint celle de « salariat bridé » proposée par Yann Moulier-Boutang. Pour plus de détails, cf. notre article « Précarisation de l'économie et clandestinité - Une politique délibérée », Plein droit no 31, avril 1996, p. 44-50.

[26] Cette thèse est présente dans tous les travaux de Claude-Valentin Marie.

[27] Cf. « Le renforcement des contrôles ne freine pas la ruée des Mexicains vers les États-Unis », Le Monde, 12 avril 1996.

[28] « Si on expulse les immigrés clandestins sous-payés, notre économie crèvera. - Si on les paye un salaire décent, aussi. » : ainsi dialoguent les passagers d'une voiture symbolisant l'économie française, dont les roues sont figurées par quatre Africains (dessin de Willem dans Humanité dimanche, 29 août 1996).

[29] Cf. L'enfant exploité..., op. cit.

[30] Cf. Yann Moulier-Boutang et al., Economie politique des migrations clandestines de main-d'oeuvre, Publisud, Paris, 1986.


[*] Anthropologue au CNRS (Centre d'études africaines). L'auteur remercie chaleureusement Danièle Lochak et Yann Moulier-Boutang pour leur lecture minutieuse d'un premier manuscrit et toutes les modifications qu'ils lui ont suggérées.