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Sophie Bouly de Lesdain, 1999
Femmes camerounaises en région parisienne. Trajectoires migratoires et réseaux d'approvisionnement.
Paris, L'Harmattan (Connaissance des hommes), 241 p.
Par Anne Monjaret, chargée de recherche au CNRS (CERLIS)

Origine http://www.consommations-societes.net/numero3/revue/rubriques/bouly.htm

Si nous connaissions jusqu'alors, à travers les travaux de sociologues, l'immigration masculine africaine et les mesures de regroupement familial qui en ont découlé dans les années 70, en revanche nous connaissons beaucoup moins bien l'immigration fémininequi existait antérieurement à ces années. La moindre importance du phénomène rendait l'observation sans doute moins pertinente aux yeux des chercheurs ensciences sociales. Sophie Bouly de Lesdain comble donc un manque mais surtout, en choisissant de suivre des femmes dans leurs parcours migratoires, permet de rompre avec le stéréotype de l'immigré homme venu chercher du travail ou du réfugié politique.

Dans son ouvrage structuré en deux parties intitulées respectivement " Les trajectoires internationales " et " Les trajectoires d'approvisionnement ", l'auteur nous offre de découvrir en particulier des femmes camerounaises installées en région parisienne et leur capacité à user de la mobilité. Elles ont, souvent, fait du commerce alimentaire leur spécialité, commerce qui conduit à la fois à la circulation des individus et à celle des aliments.

Mais qui sont ces femmes ? C'est à partir d'une enquête réalisée auprès de personnes vivant en France ou y ayant vécu que Sophie Bouly de Lesdain dégage leur profil socio-professionnel. " Les femmes rencontrées constituent un groupe hétérogène quant à leur situation professionnelle (employée de maison, avocate, enseignante, responsable d'association, secrétaire, commerçante, sans emploi, garde d'enfant, étudiante…), leur durée de séjour (de un à trente ans) et leur âge (de 22 à 60 ans) " (p. 15). Toutes ont, un jour, décidé de partir avec, selon les cas, l'incertitude du retour définitif ou la conviction d'un non-retour. " En résumé, nous avons pu distinguer plusieurs profils migratoires des Camerounaises qui résident en France : les étudiantes, dont une partie a repoussé le retour au pays d'origine à jamais ; les filles ou épouses d'hommes ayant connu une ascension sociale ; les " aventurières ", c'est-à-dire des femmes déscolarisées venues chercher fortunes en France ; les " dissidentes " politiques, qui restent très minoritaires ; les femmes qui, par mariage avec un Français, trouvent une porte d'entrée en France ; et enfin, celles qui souhaitent sortir d'un système dans lequel il leur est difficile d'obtenir une reconnaissance sociale (femmes sans enfants ou célibataires) " (p. 58).

Les destinées de ces femmes nous sont rapportées dans la première partie du livre qui reste, de notre point de vue, comparée à la deuxième partie, informative et aurait gagné à être mieux problématisée, pour donner plus clairement au lecteur, l'intention démonstrative. En effet, à trop vouloir informer, on perd le fil conducteur ; les parcours, les motivations de départs et de retours entre la France et l'Afrique s'entremêlent et finissent par s'obscurcir. On retient que " les trajectoires des femmes qui sont venues en France ou qui y sont nées lors d'un séjour estudiantin ou professionnel de leurs parents relèvent elles aussi de la reproduction sociale " (p. 39). "(…) Le séjour à l'étranger figure parmi les stratégies de contournement du système scolaire camerounais : pour les familles fortunées, le départ pour la France des enfants permet d'assurer une reproduction sociale ; pour les moins favorisées, la poursuite des études en France offre des chances d'ascension que le système scolaire camerounais ne permet plus. " (p. 40).

Cependant, la réussite scolaire ne fait pas pour autant la réussite sociale ; pour les femmes qui sortent du système traditionnel, l'union mixte apparaît comme l'un des éléments favorables à leur émancipation mais il n'est pas le seul. Le prestige et le pouvoir s'acquièrent avec l'indépendance économique, et donc un emploi ; les diplômes camerounais qui ne sont pas forcèment reconnus en France conduisent certaines à choisir la voie du commerce, reproduisant ainsi les activités fréquemment exercées par les femmes au Cameroun dont la participation à des tontines en permet le développement. D'autres participent à la vie associative, contribuant à la dynamique sociale du pays d'accueil.

Dans un tel contexte, il est toutefois difficile de ne pas susciter la jalousie de la part des proches : en redistribuant leurs richesses, les migrantes en dévoilent mieux aussi le contenu ; difficile également quand, de retour au pays, elles n'apportent pas les bénéfices escomptés par la famille. Plane alors la crainte des actions occultes. Elles savent qu'elles seront jaugées : la possession d'une maison, d'une voiture et de vêtements apparaît comme le critère d'évaluation de la migrante et par là de son statut social. Cette situation paradoxale les pousse à quitter une nouvelle fois le Cameroun. Et pour celles qui sont entrées dans les affaires, commence un va-et-vient entre la France et l'Afrique, celui-là même qui aidera au maintien des relations entre le groupe d'origine et les compatriotes.

La deuxième partie de l'ouvrage, qui se fonde sur une monographie des lieux de vente, est consacrée à l'examen original et minutieux des pratiques de commercialisation, et plus largement du fonctionnement des réseaux internationaux de l'alimentation exotique. Sophie Bouly de Lesdain s'interroge " ainsi sur ce que nous apprennent les modes d'approvisionnement en matière de structuration et d'intégration des groupes dans l'espace " (p. 17). Au-delà de l'analyse des trajectoires migratoires sous-tendues, entre autres, par les nécessités d'approvisionnement, elle propose donc de se pencher sur les dynamiques de consommations urbaines. C'est en cela également que cet ouvrage qui se situe dans la lignée des travaux d'Anne Raulin est le bienvenu.

L'auteur fait l'hypothèse que " ces sources d'approvisionnements se distinguent les unes des autres selon les relations (de parenté, d'affinité, de voisinage…) qu'elles engagent, le mode de vente (caractère formel ou informel) et le type de sociabilité qui leur est associé " (p. 17). La particularité de ce type de commerce alimentaire apparaît dans le fait qu'il s'inscrit dans le prolongement des activités domestiques. Ainsi, les frontières entre le privé et le public, entre l'officiel et l'officieux se trouvent brouillées. Boutiques, arrière-boutiques, restaurants et domiciles sont les lieux où s'élaborent ces échanges marchands, se pratiquent les dons et les " circuits ", espaces officieux de restauration. Le 18ème arrondissement de Paris est considéré comme la place tournante de ce commerce, comme le quartier où convergent les personnes à la recherche de denrées brutes ou cuisinées, de spécialités " authentiques " comme les gibiers, en dépit de l'interdiction de circulation de ce type de produit. Le client africain, fin connaisseur, ne se trompera pas de fournisseurs, et ce malgré l'existence de commerces ethniques concurrents car il recherche la qualité, des denrées de références. " La définition du "vrai" produit alimentaire du pays implique des relations qui, avant même la commercialisation, vont à l'encontre de la production à grande échelle. Le mode de vente officieux garantit à la fois la provenance des aliments, fondamentales pour les migrants, et leur mode de fabrication. " (p.171). L'identité du produit s'élabore, suivant en cela des critères spécifiques : " l'origine occidentale du bien l'associe à la modernité et au luxe. A l'inverse, l'aliment reçu du Cameroun rappelle à la migrante ses origines dans leurs dimensions les plus affectives " (p. 182). L'auteur met, de cette façon, en évidence les processus identitaires dans le cadre migratoire, les modes d'identification et de reconnaissance, et par là même de structuration du groupe qui s'établissent grâce à la double circulation de denrées et d'informations au moment du temps de l'approvisionnement.

Sophie Bouly de Lesdain réussit le pari de croiser l'ethnologie de l'immigration à l'ethnologie urbaine et à celle de la consommation. Surtout elle montre indirectement comment des femmes, en l'occurrence des camerounaises, en situation de migration, développent les instruments de leur autonomie en détournant à la fois les systèmes normatifs du pays d'origine et du pays d'accueil, au risque cependant d'être aux prises avec des forces, réelles ou imaginaires, dont la seule énonciation en signifie l'efficacité sociale et souligne sans doute les craintes qu'ont ces femmes de ne pas être tout à fait à leur place.