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Origine http://www.consommations-societes.net/numero3/revue/rubriques/bouly.htm
Si nous connaissions jusqu'alors, à travers les travaux
de sociologues, l'immigration masculine africaine et les mesures
de regroupement familial qui en ont découlé dans les
années 70, en revanche nous connaissons beaucoup moins bien
l'immigration fémininequi existait antérieurement
à ces années. La moindre importance du phénomène
rendait l'observation sans doute moins pertinente aux yeux des chercheurs
ensciences sociales. Sophie Bouly de Lesdain comble donc un manque
mais surtout, en choisissant de suivre des femmes dans leurs parcours
migratoires, permet de rompre avec le stéréotype de
l'immigré homme venu chercher du travail ou du réfugié
politique.
Dans son ouvrage structuré en deux parties intitulées
respectivement " Les trajectoires internationales " et
" Les trajectoires d'approvisionnement ", l'auteur nous
offre de découvrir en particulier des femmes camerounaises
installées en région parisienne et leur capacité
à user de la mobilité. Elles ont, souvent, fait du
commerce alimentaire leur spécialité, commerce qui
conduit à la fois à la circulation des individus et
à celle des aliments.
Mais qui sont ces femmes ? C'est à partir d'une enquête
réalisée auprès de personnes vivant en France
ou y ayant vécu que Sophie Bouly de Lesdain dégage
leur profil socio-professionnel. " Les femmes rencontrées
constituent un groupe hétérogène quant à
leur situation professionnelle (employée de maison, avocate,
enseignante, responsable d'association, secrétaire, commerçante,
sans emploi, garde d'enfant, étudiante…), leur durée
de séjour (de un à trente ans) et leur âge (de
22 à 60 ans) " (p. 15). Toutes ont, un jour, décidé
de partir avec, selon les cas, l'incertitude du retour définitif
ou la conviction d'un non-retour. " En résumé,
nous avons pu distinguer plusieurs profils migratoires des Camerounaises
qui résident en France : les étudiantes, dont une
partie a repoussé le retour au pays d'origine à jamais
; les filles ou épouses d'hommes ayant connu une ascension
sociale ; les " aventurières ", c'est-à-dire
des femmes déscolarisées venues chercher fortunes
en France ; les " dissidentes " politiques, qui restent
très minoritaires ; les femmes qui, par mariage avec un Français,
trouvent une porte d'entrée en France ; et enfin, celles
qui souhaitent sortir d'un système dans lequel il leur est
difficile d'obtenir une reconnaissance sociale (femmes sans enfants
ou célibataires) " (p. 58).
Les destinées de ces femmes nous sont rapportées
dans la première partie du livre qui reste, de notre point
de vue, comparée à la deuxième partie, informative
et aurait gagné à être mieux problématisée,
pour donner plus clairement au lecteur, l'intention démonstrative.
En effet, à trop vouloir informer, on perd le fil conducteur
; les parcours, les motivations de départs et de retours
entre la France et l'Afrique s'entremêlent et finissent par
s'obscurcir. On retient que " les trajectoires des femmes qui
sont venues en France ou qui y sont nées lors d'un séjour
estudiantin ou professionnel de leurs parents relèvent elles
aussi de la reproduction sociale " (p. 39). "(…)
Le séjour à l'étranger figure parmi les stratégies
de contournement du système scolaire camerounais : pour les
familles fortunées, le départ pour la France des enfants
permet d'assurer une reproduction sociale ; pour les moins favorisées,
la poursuite des études en France offre des chances d'ascension
que le système scolaire camerounais ne permet plus. "
(p. 40).
Cependant, la réussite scolaire ne fait pas pour autant
la réussite sociale ; pour les femmes qui sortent du système
traditionnel, l'union mixte apparaît comme l'un des éléments
favorables à leur émancipation mais il n'est pas le
seul. Le prestige et le pouvoir s'acquièrent avec l'indépendance
économique, et donc un emploi ; les diplômes camerounais
qui ne sont pas forcèment reconnus en France conduisent certaines
à choisir la voie du commerce, reproduisant ainsi les activités
fréquemment exercées par les femmes au Cameroun dont
la participation à des tontines en permet le développement.
D'autres participent à la vie associative, contribuant à
la dynamique sociale du pays d'accueil.
Dans un tel contexte, il est toutefois difficile de ne pas susciter
la jalousie de la part des proches : en redistribuant leurs richesses,
les migrantes en dévoilent mieux aussi le contenu ; difficile
également quand, de retour au pays, elles n'apportent pas
les bénéfices escomptés par la famille. Plane
alors la crainte des actions occultes. Elles savent qu'elles seront
jaugées : la possession d'une maison, d'une voiture et de
vêtements apparaît comme le critère d'évaluation
de la migrante et par là de son statut social. Cette situation
paradoxale les pousse à quitter une nouvelle fois le Cameroun.
Et pour celles qui sont entrées dans les affaires, commence
un va-et-vient entre la France et l'Afrique, celui-là même
qui aidera au maintien des relations entre le groupe d'origine et
les compatriotes.
La deuxième partie de l'ouvrage, qui se fonde sur une monographie
des lieux de vente, est consacrée à l'examen original
et minutieux des pratiques de commercialisation, et plus largement
du fonctionnement des réseaux internationaux de l'alimentation
exotique. Sophie Bouly de Lesdain s'interroge " ainsi sur ce
que nous apprennent les modes d'approvisionnement en matière
de structuration et d'intégration des groupes dans l'espace
" (p. 17). Au-delà de l'analyse des trajectoires migratoires
sous-tendues, entre autres, par les nécessités d'approvisionnement,
elle propose donc de se pencher sur les dynamiques de consommations
urbaines. C'est en cela également que cet ouvrage qui se
situe dans la lignée des travaux d'Anne Raulin est le bienvenu.
L'auteur fait l'hypothèse que " ces sources d'approvisionnements
se distinguent les unes des autres selon les relations (de parenté,
d'affinité, de voisinage…) qu'elles engagent, le mode
de vente (caractère formel ou informel) et le type de sociabilité
qui leur est associé " (p. 17). La particularité
de ce type de commerce alimentaire apparaît dans le fait qu'il
s'inscrit dans le prolongement des activités domestiques.
Ainsi, les frontières entre le privé et le public,
entre l'officiel et l'officieux se trouvent brouillées. Boutiques,
arrière-boutiques, restaurants et domiciles sont les lieux
où s'élaborent ces échanges marchands, se pratiquent
les dons et les " circuits ", espaces officieux de restauration.
Le 18ème arrondissement de Paris est considéré
comme la place tournante de ce commerce, comme le quartier où
convergent les personnes à la recherche de denrées
brutes ou cuisinées, de spécialités "
authentiques " comme les gibiers, en dépit de l'interdiction
de circulation de ce type de produit. Le client africain, fin connaisseur,
ne se trompera pas de fournisseurs, et ce malgré l'existence
de commerces ethniques concurrents car il recherche la qualité,
des denrées de références. " La définition
du "vrai" produit alimentaire du pays implique des relations
qui, avant même la commercialisation, vont à l'encontre
de la production à grande échelle. Le mode de vente
officieux garantit à la fois la provenance des aliments,
fondamentales pour les migrants, et leur mode de fabrication. "
(p.171). L'identité du produit s'élabore, suivant
en cela des critères spécifiques : " l'origine
occidentale du bien l'associe à la modernité et au
luxe. A l'inverse, l'aliment reçu du Cameroun rappelle à
la migrante ses origines dans leurs dimensions les plus affectives
" (p. 182). L'auteur met, de cette façon, en évidence
les processus identitaires dans le cadre migratoire, les modes d'identification
et de reconnaissance, et par là même de structuration
du groupe qui s'établissent grâce à la double
circulation de denrées et d'informations au moment du temps
de l'approvisionnement.
Sophie Bouly de Lesdain réussit le pari de croiser l'ethnologie
de l'immigration à l'ethnologie urbaine et à celle
de la consommation. Surtout elle montre indirectement comment des
femmes, en l'occurrence des camerounaises, en situation de migration,
développent les instruments de leur autonomie en détournant
à la fois les systèmes normatifs du pays d'origine
et du pays d'accueil, au risque cependant d'être aux prises
avec des forces, réelles ou imaginaires, dont la seule énonciation
en signifie l'efficacité sociale et souligne sans doute les
craintes qu'ont ces femmes de ne pas être tout à fait
à leur place.
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