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Origine : http://www.consommations-societes.net/numero3/revue/articles/stylo.htm
Résumé
Cet article tente de montrer comment les dons et cadeaux scolaires
sont susceptibles de matérialiser les liens de filiation
parents-enfants et les formes de transmissions familiales en jeu
lors de la poursuite d'études. Il met ainsi en lumière
l'importance de la poursuite d'études supérieures
dans une société où l'acquisition d'un statut
social passe prioritairement par l'obtention du diplôme scolaire,
notamment lors de ces moments clefs que constituent les périodes
de transition scolaire telles que l'entrée en première
année à l'université ou l'entrée en
thèse, véritables rites de passage parfois formalisés
par les cadeaux scolaires. C'est principalement à partir
de l'exemple des étudiants inscrits dans une discipline juridique
que cet article se centre, pour lesquels l'importance des cadeaux
scolaires est, semble-t-il, plus marquée que dans d'autres
disciplines [1].
Cet article se centre sur l'étude des objets offerts ou
transmis par les parents à leurs enfants lors de leur poursuite
d'études supérieures à l'université
[3]. L'objectif est desaisir comment, à travers les objets
donnés ou même appropriés, se donnent à
voir des liens familiaux ainsi que des formes de transmission ou
d'héritage symboliques. Plus précisément, il
s'agit de chercher à montrer comment, à travers les
éléments de la panoplie scolaire mobilisés
par les étudiants interrogés inscrits dans une discipline
juridique, se manifestent des formes de transmissions entre les
parents et leurs enfants.
C'est en particulier à l'analyse de la provenance du stylo,
du cartable ou encore du bureau comme instruments de l'étude
et attributs matériels des étudiants que l'on va plus
particulièrement s'intéresser. En effet, ces menus
objets, instruments matériels de la pratique d'étude,
loin d'être insignifiants et anodins, sont porteurs de significations
sociales.
1- De la signification sociale des cadeaux marchands
Le stylo plume et sa marque : une forme de distinction
" Dans ma pochette, j'ai mes cartes, permis de conduire, tout
ça… et mon unique stylo plume… Mont-Blanc ".
(Stéphanie, DEA d'histoire du droit, père ingénieur).
L'écriture au stylo plume (70,6%), forme d'écriture
scolaire traditionnelle, domine les pratiques scripturales estudiantines
des juristes qui mobilisent plus fréquemment ce dernier que
le stylo-bille pour noter. Ces étudiants détiennent
par ailleurs relativement souvent un stylo plume de qualité
[4] (1 étudiant sur 3), l'outil de qualité, outil
précieux et prestigieux, exprimant par là même
le rapport à la pratique de l'écriture, celle-ci constituant
un acte notoire et notable, acte noble du lettré, d'autant
qu'elle était historiquement réservée à
l'élite. Utiliser un stylo plume de qualité, dont
l'indice le plus visible en est la marque, c'est donc, en jouant
avec les mots, réassigner à l'acte d'écrire
ses lettres de noblesse.
De ce point de vue, il paraît tout à fait intéressant
de porter son attention à la signification des noms de marques,
qui évoquent semble-t-il d'emblée l'esprit de la distinction
et donc du prestige : donner à une marque de stylo le nom
de "Mont-blanc", c'est l'associer symboliquement à
la signification que revêt dans notre imaginaire, celle du
plus haut sommet d'Europe. C'est au fond lui donner une image de
marque, la plus haute, c'est-à-dire la plus noble et la plus
prestigieuse, la plus inaccessible aussi, si ce n'est à l'élite
sociale qui s'en donne les moyens. De la même façon,
la marque Diplomat, qui porte le nom d'une des fonctions administratives
internationales les plus prestigieuses socialement, deviendrait,
en quelque sorte, de façon performative, par son nom même,
la marque de stylo de l'élite...
On pourrait encore opposer la marque de stylo BIC, qui est également
célèbre pour ses rasoirs, à la marque Yves-Saint-Laurent,
dont le nom est associé à la haute couture et au parfum,
c'est-à-dire aux aspects les plus féminins et les
plus nobles et prestigieux de la culture française, comparativement
à BIC, associé plus facilement aux dimensions de la
nature et de la masculinité et constituant l'emblème
du stylo populaire par excellence.
Le stylo encre de qualité matérialise donc les valeurs
traditionnelles de la culture lettrée, mais constitue également
la marque matérialisée du capital économique
des détenteurs de ces stylos, comme le suggèrent le
prix, le type de matériau mobilisé pour leur confection
ainsi que les noms de marque choisis par les fabricants.
Une culture de milieu
On peut par ailleurs penser que cette valeur de distinction du
beau stylo plume est opératoire tant dans l'acte même
d'écrire avec un stylo de marque que dans le don de l'objet
des parents à leurs enfants étudiants.
Cet objet cadeau est investi à la fois de valeurs sociales
liées au prestige du bel objet, mais aussi de valeurs scolaires,
puisqu'il s'agit d'un "beau stylo" offert à un
étudiant :
" Vous avez un stylo plume ? "
" Ouais un beau stylo, un Mont-blanc... qu'on m'a offert.
{A quelle occasion ?} A Noël mes parents. {Ça fait longtemps
?} Ouais depuis médecine*. {Donc pour le début des
études supérieures ?} Voilà pour le début
d'mes études. {Et la trousse ça fait longtemps ?}
Ah non j'l'ai eue à Noël y a 2 ans à peu près.
C'est une trousse en cuir Longchamp ".
(Cécilia, DEA histoire du droit, père cadre à
France Télécom).
* Cécilia, suite à un échec au concours de
médecine, s'est réorientée en droit.
C'est ici le système de représentation du monde de
Cécilia et de sa famille qui est perceptible. D'une part
on observe l'importance accordée au prestige de la marque,
c'est-à-dire l'importance de ce qu'on pourrait appeler une
"culture matérielle" de milieu où l'objet,
le bel objet, esthétique et coûteux, qui symbolise
matériellement la position sociale de la famille dont est
originaire Cécilia, est essentiel dans la représentation
que les membres de la famille se font d'eux-mêmes et dans
la façon dont ils se doivent d'être en représentation
sur la scène sociale.
Mais c'est aussi l'importance, et même le caractère
primordial que prend aujourd'hui dans certains milieux [5] la poursuite
des études supérieures des enfants, pour des parents
attentifs à la réussite sociale de leurs descendants,
réussite sociale étroitement associée à
la réussite scolaire, qui est ici signifiée par le
cadeau, des parents à l'enfant, du stylo plume, emblème
scolaire, à l'occasion d'un moment symbolique : le début
des études supérieures. On peut anticiper dans ce
don des parents, le contre-don qu'ils attendent de leur enfant :
la réussite scolaire, tout cela étant médiatisé
implicitement par le cadeau du beau stylo plume, outil utile pour
faire de "belles" études.
L'importance accordée par les parents à la réussite
scolaire de leurs enfants a déjà été
de nombreuses fois soulignée. Signalons notamment l'analyse
que fait F. de Singly d'une publicité pour un lait enrichi,
dont le slogan consiste à laisser entendre que ce lait, par
les propriétés particulières qui seraient les
siennes, favoriserait la croissance tant physique qu'intellectuelle
des enfants. F. de Singly décrit la publicité de la
façon suivante :
"Elle met en scène un petit garçon qui tient
tout seul son biberon, et le boit d'un air décidé,
adossé à un énorme ours qui le protège.
On lui prête les propos suivants, inscrits en gros caractères
: "Sans en avoir l'air, je prépare Polytechnique".
Et le texte argumente en plus petit :
"Entre 1 et 3 ans, votre enfant se construit, il change et
grandit à vue d'œil. Pendant ces années qui sont
déterminantes pour son développement physique et intellectuel,
le lait Croissance "X" met toutes les chances dans son
biberon" [6].
Ce slogan s'appuie ainsi, d'après l'auteur, sur le "sentiment
parental" que constitue le "rêve de réussite
pour leur enfant".
Parce qu'il fait fréquemment l'objet d'un cadeau par la
famille de l'étudiant, le stylo permet à cette dernière
de souligner l'importance de l'acquisition d'une culture scolaire,
et par là même de manifester le soutien moral dans
les études de la part des parents.
A travers les qualités associées à cet outil
de l'écriture, s'enchevêtrent donc des significations
multiples. L'objet stylo constituerait en quelque sorte le marqueur
de l'importance accordée à la réussite scolaire
ainsi que le signe de la position familiale, puisqu'au caractère
noble du beau stylo, serait associé celui de son détenteur,
d'origine sociale aisée. L'objet serait en fin de compte
l'indice matériel de cette volonté de "distinction"
d'une élite sociale (Bourdieu, 1979), ou d'une volonté
d'ascension sociale par la réussite scolaire.
Cadeau scolaire et rite de passage
Si le beau stylo plume a fréquemment fait l'objet d'un cadeau
de la part des parents, c'est également le cas du cartable,
qui parfois a été acheté et offert par les
parents. Ludovic, lorsqu'il parle de son cartable, ne signale pas
quelle en est la marque, ni le prix. Par contre, il précise
implicitement la matière première avec laquelle il
a été façonné, en le comparant à
son ancien cartable, ainsi que les conditions d'obtention de celui-ci,
et les caractéristiques qu'il lui attribue en le qualifiant.
L'ensemble de ces éléments nous laisse penser que
cet objet est à la fois coûteux et de qualité.
C'est notamment en référence à ces aspects
que Ludovic décrit son cartable :
" Bon alors l'cartable... donc j'ai un nouveau cartable, cadeau
d'Noël. (...) A partir d'la licence j'me suis acheté
un cartable... en cuir noir là tout normal... et puis jusqu'à
y a 3 mois où on m'a offert ce magnifique cartable qui est
plus gros, et qui est plus joli... (sourire) voilà pour mes
cartables. {Et qui est-ce qui vous l'a offert ?} C'est ma maman...
et mon papa, pour Noël ".
(Ludovic, DEA d'histoire du droit, thèse droit public, père
VRP).
Pour décrire son nouveau cartable, Ludovic l'oppose à
son précédent cartable en le qualifiant de "magnifique",
de "plus gros" et de "plus joli". La forme de
qualification dominante renvoie au caractère esthétique,
mais est accompagnée d'une référence implicite
à la qualité et au prix. Les conditions d'obtention
de ce cartable contribuent à ce que Ludovic lui attribue
des qualités particulières : en effet, ce dernier
a été l'objet d'un cadeau de la part de ses parents,
à l'occasion d'une fête de Noël, ce fait dotant
d'emblée l'objet d'une valeur affective, en sus de sa valeur
marchande et esthétique.
Le cartable constitue par ailleurs la marque matérialisée
d'un rite de passage à la fois scolaire et professionnel
: la fin du DEA et l'entrée en thèse ; ainsi que surtout,
le passage du statut de simple étudiant à celui d'enseignant.
En effet, Ludovic donne, l'année de l'enquête, des
cours de droit à l'université en tant que doctorant
vacataire. On voit donc comment son entrée dans un nouveau
statut reconnu par le groupe familial - et ce, d'autant que la mère
de Ludovic est elle-même enseignante - est matériellement
signifié par le don du cartable à Noël, nouvel
outil qui symbolise l'entrée en thèse ainsi que l'entrée
en fonction dans le corps enseignant.
Cette récurrence de l'objet scolaire comme objet-cadeau
n'est sans doute pas insignifiante. L'outil scolaire qui a été
offert n'est d'une part, pas perçu de la même façon
qu'un objet scolaire qui aurait été simplement acheté.
Autrement dit, il devient bien plus et autre chose qu'une marchandise,
il est en quelque sorte personnalisé du sceau de son donataire
et est par conséquent doté d'une valeur affective.
En outre, en tant qu'objet-cadeau offert dans une circonstance particulière,
anniversaire ou fête de noël le plus souvent, il s'agit
généralement d'un objet de marque, de qualité,
dont la dimension esthétique est particulièrement
affirmée. C'est donc l'importance du bel objet, aux yeux
de l'étudiant et de sa famille, qui est soulignée
à l'occasion de ce cadeau. Mais c'est aussi la nature de
la relation parents-enfants qui transparaît, l'importance
du lien familial, ainsi que le rapport que les parents eux-mêmes
entretiennent avec les études de leurs enfants.
2- Les cadeaux non marchands : des objets inscrits dans
une histoire familiale
L'objet transmis ou approprié : marque de la filiation
Quelquefois, l'objet scolaire n'a pas été acheté
puis offert par les parents à leurs enfants, mais il manifeste
néanmoins le lien parents-enfants : en effet, dans certains
cas, le cartable détenu par l'étudiant était
auparavant celui d'un des membres de la famille. Ici, la valeur
symbolique de l'objet se déplace de la dimension esthétique
et de prestige à la dimension affective et de transmission.
Ce qui importe alors, c'est l'objet comme forme matérialisée
d'un héritage, d'une filiation, à la fois biologique
et symbolique. L'entrée à l'université de Marie-Anne
coïncide avec le moment où son père interrompt
son activité professionnelle, sorte de mort sociale. C'est
ainsi que cette étudiante explique les conditions d'obtention
de son cartable, ancienne sacoche de son père :
"Donc c'est un cartable que vous avez depuis quand ?"
"Depuis la terminale, en fait. C'est un cartable en cuir noir...
c'est en fait une vieille sacoche de mon père, comme il était
à la retraite, voilà... comme il était à
la retraite et ben j'lui ai pris voilà".
(Marie-Anne, maîtrise droit public, père ingénieur
maison à EDF).
Pour Marie-Anne, reprendre le cartable de son père au moment
où celui-ci prend sa retraite et où elle va débuter
ses études supérieures, n'est-ce pas, symboliquement,
reprendre la suite de son père ? En effet, si son frère,
plus âgé qu'elle de deux ans, fait des études
pour être ingénieur comme son père, la transmission
père-fille, opère sous des formes différentes.
Plutôt qu'une reproduction de la position sociale du père,
il s'agirait ici davantage d'une transmission d'un rapport au travail
et d'une représentation des positions sociales valorisantes,
qui aujourd'hui passe obligatoirement par l'accès à
l'enseignement supérieur : reprendre le cartable-sacoche
de son père, devenu ingénieur par la promotion sociale
interne, marque d'une certaine façon la volonté d'acquérir
une position sociale comparable à celle de son père,
en faisant des études supérieures, "bagage"
aujourd'hui indispensable.
Citons également le cas de Paula qui, en débutant
ses études juridiques avec le cartable utilisé par
sa mère lorsqu'elle même était étudiante
en droit, établit de ce fait une relation d'identification
entre sa position et celle de sa mère. Plus encore, en reprenant
le cartable en cuir qui a appartenu à sa mère, elle
se positionne en situation d'héritière. Il ne s'agit
donc pas purement et simplement d'un héritage matériel
: en débutant les mêmes études avec le même
cartable, elle suit à la fois symboliquement et réellement
le chemin que sa mère a elle-même suivi. Autrement
dit, elle s'inscrit dans la continuité de la lignée
maternelle en suivant les sentiers que sa mère a foulés.
Le cartable, matérialise donc ici les formes de transmissions
culturelles et symboliques, à l'œuvre entre mère
et fille :
"Alors en fac, ben on m'a offert un cartable en cuir donc…
{Dès la première année ?} Non. Avant, j'avais
pris le vieux cartable de ma mère, qu'elle avait quand elle
était étudiante… que j'avais repris {à
partir du moment où vous êtes rentrée à
la fac ?} Ouais, donc j'ai commencé par prendre le petit
sac en cuir complètement usé d'ma mère…
et puis après, j'crois qu'c'est l'année dernière,
on m'a offert un sac en cuir… enfin un cartable en cuir, donc
je l'ai toujours. {Pour Noël ?} Non, ma mère rentrait
d'Pologne… enfin elle était partie en voyage d'affaires
là-bas donc elle avait fait des achats et ça faisait
partie de…".
(Paula, Maîtrise carrières judiciaires, père
juriste).
A travers l'exemple de Paula et de Marie-Anne, on perçoit
que ce n'est parfois plus l'acte de don des parents à leurs
enfants qui manifeste le lien de filiation. Ce sont ici les étudiants
eux-mêmes, qui en s'appropriant, en s'accaparant un objet
ayant appartenu à l'un de leurs parents, en "prenant
le don" et non pas simplement en le recevant passivement, s'inscrivent
de façon active dans la relation de filiation et d'héritage,
et revendiquent la transmission plutôt qu'ils ne l'acceptent.
Au moment où elle est interrogée, Paula n'a plus
le même cartable. Cependant, à travers les conditions
d'obtention de son nouveau cartable également en cuir, il
est encore possible de voir à l'œuvre des formes de
transmissions culturelles, de sens multiples, à la fois semblables
aux significations déjà mises à jour, mais
en même temps porteuses d'un autre sens qui vient en quelque
sorte enrichir le premier. En effet, Paula n'utilise plus l'ancien
cartable de sa mère, au profit d'un nouveau cartable neuf,
cette fois offert par sa mère. La provenance du cartable
est en outre loin d'être insignifiante : on apprend que sa
mère, partie en voyage d'affaires, l'a rapporté de
Pologne. Or on sait par ailleurs que les grands-parents paternels
de Paula, polonais d'origine, ouvriers agricoles en Pologne, ont
immigré en France où ils sont devenus commerçants
et ont donné naissance à deux fils, dont le père
de Paula qui, après avoir fait des études juridiques,
est devenu à la fois juge et enseignant en droit.
Ainsi, dans ce cartable, se trouve en concentré le double
héritage et ce, en un double sens, dont bénéficie
Paula : héritage à la fois paternel et maternel, mais
aussi héritage à la fois intellectuel (ses parents
ont tous les deux fait des études juridiques) et culturel
(son père est d'origine polonaise). Sans doute, Paula représente-t-elle
la figure parfaite de cet étudiant héritier dont parlent
P. Bourdieu et J.C.Passeron (1964) ; mais cet héritage social
est ici complété par un héritage symbolique
et culturel, par une filiation matérialisée et donc
incorporée dans cet objet scolaire, apparemment purement
fonctionnel et anodin, que constitue le cartable.
Si la transmission semble plus importante dans les milieux aisés,
dans la mesure où l'on transmet un capital économique
et culturel à travers les dons scolaires, cependant, la transmission
n'est pas inexistante dans les milieux modestes. Ainsi, parmi les
milieux les plus modestes, les savoir-faire manuels sont parfois
mis au service de l'étude à travers par exemple la
fabrication d'un bureau par le père pour son enfant devenu
étudiant :
Q/ Alors comment ça s'est passé quand vous avez déménagé
?
R/ Et bien, mes parents avec la voiture sont venus, ils ont fait
plusieurs voyages pour apporter mes affaires, voilà. {Vous
avez emporté quoi ?} J'ai emporté un bureau, puis
des vêtements, puis un peu de vaisselle, et puis un appareil
de musique. {Et le bureau, c'était un bureau que vous aviez
acheté ou bien c'était le bureau que vous aviez avant
?} C'est mon père qui me l'a fait.
(Caroline, étudiante en licence de LEA, père menuisier).
Le bureau, fait par le père menuisier pour sa fille étudiante,
permet d'établir un lien symbolique entre le monde des parents,
lié à la pratique d'un métier et celui de leur
fille, en cours de scolarité. L'expérience et la compétence
professionnelles du père sont en quelque sorte réinvestis
par le biais du bureau, dans la pratique de sa fille, pour l'acquisition
d'une compétence scolaire.
A travers cet exemple quelque peu atypique, on peut percevoir que
les parents qui exercent une profession peu qualifiée et
peu valorisée socialement, s'ils ne transmettent pas un objet,
dont la spécificité est de porter en lui un patrimoine
familial à la fois d'ordre économique et culturel,
sont susceptibles de transmettre, à travers l'objet fabriqué
par exemple, un autre type de patrimoine familial, dont la particularité
réside peut-être dans la volonté d'adapter une
compétence professionnelle à une attitude et une posture
intellectuelle. En d'autres termes, derrière le bureau fabriqué
par le père, on peut voir à l'œuvre une forme
de conversion d'un savoir-faire, en savoir-penser. En tout cas,
on peut percevoir ici encore la volonté du père de
réussite scolaire de sa fille : la mobilisation de ce dernier
se manifeste dans le fait de lui donner, si ce n'est les moyens
intellectuels, tout au moins les outils et les moyens matériels
nécessaires à l'étude, seule forme d'investissement
possible pour un père qui n'a lui-même jamais fait
d'études, l'achat du bureau ou de façon plus spécifique,
sa fabrication, étant des indicateurs de l'investissement
matériel et financier des parents pour la réussite
de leurs enfants.
Ainsi, derrière le scolaire, sont à l'œuvre
des formes de socialisations et de transmissions familiales, diverses
selon les milieux. On perçoit en outre que la socialisation
scolaire n'est jamais totalement dissociable de la socialisation
familiale, contrairement a ce que pourraient laisser penser des
classifications parfois trop étanches, distinguant des niveaux
et des temps de socialisation - primaire et secondaire (Berger,
Luckmann, 1986). En effet, socialisation familiale et socialisation
scolaire sont susceptibles d'être étroitement liées
et interdépendantes dans la mesure où la mobilisation
familiale, quelle que soit sa forme constitue le vecteur qui oriente
les pratiques matérielles de l'étude, et d'une certaine
façon, leur donne un sens.
Le sens investi dans ces formes matérielles de transmission
entre parents et enfants-étudiants semble finalement assez
proche de celui évoqué par A. Gotman, au moment de
l'héritage : "Transmis, ces biens ont en outre comme
les objets donnés encore quelque chose de leur donateur.
(...) Objets-témoins, frappés du sceau de l'origine,
ils ne se consomment pas comme n'importe quels autres biens"
(1988, p. 206). Ici ces objets donnent un sens à l'étude
qui dépasse le cadre d'enjeux strictement scolaires, en matérialisant
le lien parents-enfants et en permettant de saisir l'investissement
de sens dont fait l'objet la réussite scolaire en tant que
mobilisation pour une réussite sociale dans laquelle sont
engagés non seulement l'étudiant mais également
sa famille.
Conclusion
L'analyse du don développée par Mauss (1950) a permis
de saisir la dimension fondamentale de l'échange non monétaire
en particulier dans les sociétés dites traditionnelles.
Cependant, loin aujourd'hui d'opposer les sociétés
marchandes aux sociétés non marchandes, fondées
sur le don et le troc, nombre d'auteurs ont montré combien,
dans les sociétés contemporaines, le don demeurait
essentiel dans la compréhension des diverses formes d'échanges
et des relations sociales auxquelles ces échanges sont associés
(Caplow, 1986 ; Carrier, 1995 ; Chevalier, Monjaret, 1998 ; Godbout,
Caillé, 1992 ; Filiod, 1999 ; Segalen 1998).
En outre, après avoir longtemps été considérée
comme illégitime (Segalen, Bromberger, 1996 ; Faure-Rouesnel,
2001), parce qu'associée au concept marxiste de fétichisme
de la marchandise, l'analyse des productions et des usages matériels
dans nos sociétés s'est progressivement développée,
dans les pays anglo-saxons (Douglas, Isherwood, 1979 ; Appadurai,
1986, Miller, 1987) mais également en France (Bourdieu, 1979
; Bromberger, Chevallier, 1999 ; Desjeux et alii, 1999 ; Kaufmann,
1992 ; Segalen, Le Wita, 1993 ; Warnier, 1994), montrant combien
elle pouvait être utile dans la compréhension des relations
sociales et des significations associées aux objets.
On voit ici à travers l'exemple de l'objet-cadeau, don ou
contre-don, objet de l'échange, comment circule par le biais
de ce dernier, c'est-à-dire à travers de la matière
inanimée, quelque chose d'autre d'abstrait, d'immatériel.
L'objet devient le média et le témoin matériel,
véritable véhicule des liens tissés entre le
donateur et celui qui reçoit le cadeau. Ainsi, à travers
lui, la nature de la relation qui lie les deux protagonistes de
l'échange est perceptible. Ce phénomène de
circulation des liens affectifs et symboliques, visible dans la
circulation des biens matériels et notamment des cadeaux,
s'observe tant dans les sociétés traditionnelles que
dans notre propre société. On saisit ainsi comment
le cadeau, exemple idéal-typique, concentre en lui autre
chose et plus que lui-même. La complexité de l'objet
est ici perceptible de manière flagrante dans le rapport
à l'objet comme vecteur symbolique de l'échange, c'est-à-dire
comme objet de l'échange autre qu'économique, et dont
Marx avait évacué l'existence, considérant
celui-ci de façon presque exclusive à travers sa nature
"marchande". Il suffit en effet de prendre comme exemple
l'analyse qui a été faite de la façon dont
circulent les cadeaux (Caplow, Miller, 1993) pour comprendre qu'avec
l'objet, circule non seulement de l'économique, du matériel,
mais aussi de l'immatériel, du culturel, du social. Pour
T. Caplow, "la valeur économique du cadeau est censée
être proportionnelle à la valeur affective du lien
de parenté" (1986, p. 49) ; ainsi derrière le
coût économique du cadeau, c'est le degré de
la relation affective des deux protagonistes de l'échange
qui est perceptible.
L'objet cadeau ou l'objet transmis constituent donc les cas sans
doute les plus illustratifs de cette idée que tout objet,
quel qu'il soit, est porteur de culture, qu'il véhicule du
sens. En effet tout individu injecte et projette du sens sur la
matière qui est devant lui, interagit avec les objets qui
l'environnent.
On a tenté de montrer ici combien l'objet scolaire offert,
donné ou transmis aux étudiants par leurs parents
était porteur de significations sociales multiples. L'objet
cadeau, souvent produit de qualité - marque, matériau
et prix constituant les principaux indices de qualité -,
ne véhicule pas uniquement le signe ostentatoire d'une position
sociale : il manifeste également l'importance accordée
à la réussite scolaire dans une société
où le statut social est de plus en plus étroitement
associé au niveau de diplôme. Ainsi, le beau stylo
plume constitue en quelque sorte parfois la manifestation matérielle
d'une volonté de conversion d'un capital économique
en capital culturel, passeport devenu nécessaire à
l'obtention d'un statut valorisé socialement.
Par ailleurs, le bien offert manifeste le lien entre parents et
enfants, don et filiation étant, comme dans le cas de l'héritage,
étroitement liés. La notion d'héritage matériel
(Gotman, 1988), ou culturel (Bourdieu, Passeron, 1984), est donc
intéressante dans la mesure où on a pu voir combien
la position d'héritier, telle qu'elle est idéalement
représentée par Paula, était matérialisée
à travers les dons et transmissions scolaires. La transmission
opère donc à plusieurs niveaux à travers dons
et cadeaux scolaires des parents aux enfants (transmission d'un
parcours scolaire, d'une position sociale, d'un projet familial).
Tout ceci montre combien la famille est investie dans le parcours
scolaire des enfants, l'importance des études aujourd'hui
étant parfois matérialisée dans les cadeaux
scolaires.
Ces dons et cadeaux deviennent alors de véritables marqueurs
des rites de passage scolaires (Doray, 1996, 1997), dont l'importance
n'est pas des moindres dans notre société.
Cette analyse permet enfin de soutenir l'idée selon laquelle
l'opposition entre marchandise et don n'est pas opératoire
(Appadurai, 1986), l'objet de marque, marchandise achetée
par les parents, devenant par l'acte de don affecté de significations
multiples, et ce tant du point de vue du donateur que du point de
vue du donataire qui se l'approprie.
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Notes de page:
1. La recherche initiale, menée en droit et en philosophie,
montre que les instruments de l'étude sont moins fréquemment
l'objet de cadeaux de la part des parents en philosophie.
3. Les résultats s'appuient sur des entretiens (n= 35) et
questionnaires (n=371) réalisés en collaboration avec
H. Zimmermann auprès d'étudiants inscrits en droit
dans une université lyonnaise (L. Faure, 1999).
4. 32,3% d'entre eux, soit près d'un tiers, contre 17% en
philosophie. Par stylo encre de qualité, nous entendons les
stylos de marque prestigieuse telles "Mont-Blanc" , "Yves
Saint-Laurent", "Pierre Cardin", ou de marque moins
prestigieuse mais dont la ligne est plus fine et la gamme de prix
plus élevée que les gammes standard. Un Waterman peut
donc, selon les cas, être considéré soit comme
stylo de "qualité", soit comme stylo "standard",
et ce, en fonction du classement opéré par l'étudiant
lui-même.
5. Cécilia est fille d'un cadre à France Télécom
(sa mère est sans profession). Par ailleurs, son grand père
paternel était militaire et son grand père maternel
garde-forestier. Ses parents n'ont pas fait d'études supérieures
mais son père a le baccalauréat, sa mère un
BEP.
6. (souligné par nous) F. de Singly, 1996, p.129.
Biographie de l'auteur: Laurence Faure-Rouesnel est docteur en
sociologie et sciences sociales. Après avoir obtenu sa thèse
sur la socialisation universitaire à l'université
Lumière Lyon 2, elle a réalisé une recherche
au département d'anthropologie de l'University College London
(UCL, Londres) sur l'installation résidentielle et matérielle
des couples. Elle enseigne actuellement à l'Université
de Perpignan et est membre du Groupe de Recherche sur la Socialisation
(GRS, Lyon). Son domaine privilégié de recherche porte
sur les objets et la culture matérielle en tant qu'ils constituent
des analyseurs de la position des individus dans le cycle de vie.
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