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Origine : http://www.cnrs.fr/Cnrspresse/n373a6.htm
Faire un cadeau est toujours un acte hautement symbolique, contribuant
à l’établissement ou à l’entretien
du lien social. Mais dans la société marchande, qui
dit cadeau dit argent : une relation étroite s’est
tissée entre les deux. C’est à cette relation
qu’est consacrée la recherche d’Anne Monjaret,
sociologue au Centre d’ethnologie française (CNRS-ministère
de la Culture). Comment cette relation est-elle gérée
? Objet et argent sont-ils porteurs de la même signification
? Sont-ils interchangeables ? Le cadeau est-il réductible
à sa valeur monétaire ? Réalisée à
partir des résultats d’une enquête en milieu
urbain, cette étude montre que la matérialité
du cadeau est nécessaire à la construction et au maintien
du lien social. Elle est publiée dans la Revue Ethnologie
française qui a consacré un numéro au thème
« Les cadeaux : A quel prix ? ».
Objets de fabrication personnelle, objets achetés dans le
commerce, titres de transport, bons de voyage... mais aussi argent
(chèques, billets), sont autant de formes de cadeaux que
l’on rencontre dans la société française
contemporaine. Si l’acte d’offrir est supposé
gratuit, le cadeau lui, avant d’être un don, est une
monnaie ou un produit qui a une valeur marchande. Anne Monjaret,
chercheur au Centre d’ethnologie française (CNRS-ministère
de la Culture), s’est intéressée aux usages
de l’argent en milieu urbain au travers des pratiques associées
au cadeau dans le cercle familial et dans celui des amis et des
relations sociales. Elle a distingué trois sortes de cadeaux
: le cadeau-objet, le cadeau-liste (dont l’archétype
est la liste de mariage) et le cadeau-argent.
Le cadeau-objet a un prix. Ce prix n’est pas arbitraire :
il existe une relation étroite entre la valeur marchande
de l’objet offert et sa valeur affective. Cette relation peut
être biaisée - il arrive que le cadeau serve à
compenser un manque de présence affective - mais le prix
est généralement proportionnel à l’étroitesse
du lien qui unit le donateur et le destinataire. Cela étant,
l’échelle des prix est très variable : elle
peut aller de 0,50 F à 4 000 F, mais elle se situe actuellement
autour de 250/300 F en moyenne (1). Mais ce n’est là
que l’un des facteurs qui déterminent le prix. Il y
en a de nombreux autres. En premier lieu, évidemment, les
moyens du donateur : plus ils sont faibles et plus les cadeaux seront
modestes. Toutefois, cette règle n’est pas absolue,
car le cadeau a aussi une valeur de sacrifice, qui fait qu’on
offre parfois un cadeau au-dessus de ses moyens. Ceci d’autant
plus que l’objet offert est un moyen de donner une certaine
image de soi, avec parfois une part d’ostentation. Le prix
du cadeau obéit aussi à certaines conventions sociales
et en particulier à la règle de réciprocité
: il doit être approprié à la situation de fortune
du destinataire, afin de permettre à celui-ci de le rendre.
Si le bénéficiaire se trouve dans l’impossibilité
de répondre par un contre-cadeau de même valeur, le
cadeau le mettra dans l’embarras et, au lieu de fortifier
la relation sociale, il la compromettra.
Mais le cadeau-objet ne représente pas seulement une quantité
d’argent, il est porteur d’une qualité : il est
un objet, qui a été choisi par le donateur. Ce choix
a demandé une recherche, un investissement personnel, qui
représente un travail plus ou moins long. Cet aspect qualitatif
symbolise le lien particulier qui unit les deux parties, il est
porteur d’un message relationnel précis. Par ailleurs,
il a été choisi non seulement en fonction des goûts
de son destinataire, mais aussi en fonction de ceux du donateur,
réalisant ainsi une sorte d’accord de compromis entre
les deux, qui symbolise bien leur relation. Enfin, cet objet est
plus ou moins durable : il peut être périssable, consommable,
ou destiné à rester à demeure en possession
de la personne qui l’a reçu, manifestant ainsi la présence
physique du donateur auprès d’elle.
Du fait de sa charge symbolique, l’objet doit être
dégagé de la relative impureté des relations
marchandes : le donateur veille autant que possible à faire
disparaître son prix. Cependant, dans la perspective du contre-don
qu’il devra faire, le receveur va aussitôt s’efforcer
d’évaluer ce prix, étant donné l’importance
qu’il a dans la relation et dans la perspective de la réciprocité.
Donateur et receveur vont ainsi se jouer une comédie muette,
affectant l’un et l’autre d’ignorer la valeur
marchande de l’objet, alors qu’elle leur est constamment
présente en arrière-plan. Enfin, dans la mesure où
le cadeau se situe dans une perspective de réciprocité,
le don est un acte faussement libre : bien que le contre-don ne
soit pas obligatoire, le faire ou ne pas le faire signifie adopter
une attitude ou une autre par rapport à la relation qu’il
symbolise.
Le cadeau-liste, lui, est apparu en France dans les années
cinquante pour encadrer _les cadeaux de mariage, et il s’est
étendu depuis à d’autres cérémonies.
On propose aux proches une liste d’objets à prix variés
et affichés, l’objectif étant de réunir
le maximum d’argent. La composition de la liste n’est
pas purement formelle, elle obéit à des conventions
précises comme le choix d’objets " palpables "
(le voyage est un cadeau encore rarement choisi). Pour un mariage,
le montant moyen est actuellement de l’ordre de 40 000 F.
Ici aussi, le niveau de la participation varie selon le degré
de proximité, les revenus, l’image qu’on veut
donner de soi, etc. Le prix du cadeau-liste est affiché,
ce qui va également à l’encontre des conventions
traditionnelles. Cette levée du tabou du prix bouleverse
les habitudes et introduit une nouvelle manière de gérer
les relations, et peut-être un début de remise en cause
de l’économie symbolique du cadeau.
Dans la mesure où le don se fait en argent, le système
est plus pratique car il épargne aux donateurs un investissement
personnel en temps et en efforts de recherche. Mais par là
même, il est plus anonyme, et ceci soulève des réticences
de la part de donateurs qui souhaitent personnaliser leur don ;
sachant que les mariés ne sont pas tenus de prendre les objets
de la liste et peuvent au final en choisir d’autres (dans
la pratique cependant, les mariés respectent souvent la sélection),
certains donateurs essaient alors de choisir un objet qui sera,
pensent-ils, conservé par le donataire ou décident
d’offrir un cadeau hors de la liste. Ceux qui utilisent la
liste choisissent d’attribuer une somme d’argent à
un objet précis. Le lien social est en effet lié à
l’objet qu’on offre : une simple participation financière
n’a pas la même charge symbolique.
Enfin, le cadeau-argent, quant à lui, implique un lien de
grande proximité et ne se pratique guère au-delà
des limites de la famille, en dehors des étrennes ou des
cadeaux collectifs, par exemple dans un contexte professionnel.
Pour le donateur, il représente une sorte de raccourci, qui
lui évite de passer du temps à choisir un objet, au
risque de se tromper et de ne pas provoquer la réaction souhaitée
chez le bénéficiaire. A celui-ci il offre une plus
grande liberté, puisqu’il lui laisse le soin de décider
lui-même de l’usage qu’il fera de son cadeau.
Mais l’argent est un médium pauvre en valeur symbolique
: il n’a ni matérialité, ni mémoire.
Dans la mesure où le cadeau-argent représente un investissement
personnel moindre, il suscite parfois une certaine méfiance,
voire une réaction de rejet.
Une solution peut être la transformation du cadeau-argent
en cadeau-objet par le bénéficiaire : ceci lui permet
de combler partiellement le déficit symbolique du cadeau-argent.
Si une telle transformation n’est pas opérée,
l’argent réintègre le circuit économique
général, dans lequel il disparaît : il n’a
alors été un cadeau qu’au moment où il
a été reçu - en somme, l’argent serait
le plus périssable de tous les cadeaux. Le don d’argent
peut aussi être pratiqué et accepté comme une
forme de la solidarité familiale, particulièrement
des générations aînées vers les générations
plus jeunes. Mais d’une manière générale,
la légitimité du cadeau-argent apparaît beaucoup
plus limitée que celle des autres formes.
L’économie du cadeau s’inscrit dans un cadre
de conventions et de codes qui guident les choix et façonnent
les modes relationnels. L’échange de cadeaux continue
de se pratiquer dans la société marchande à
peu de chose près selon les modalités traditionnelles
du don et du contre-don : en dépit de l’extension des
relations monétaires à tous les aspects de la vie,
l’argent n’a pas supplanté l’objet. En
revanche, l’apparition de la formule intermédiaire
du cadeau-liste, en mettant fin à la fois au tabou sur le
prix et à la matérialité du cadeau, pourrait
marquer le début d’une transformation des usages sociaux
tant du cadeau que de l’argent.
1 ) Au-delà de 1 000 F, le cadeau, considéré
comme onéreux, s'adresse de préférence à
des proches.
Les cadeaux : A quel prix ?, in Ethnologie française, n°
4 - 1998, PUF, 147 p., 135 F. Numéro réalisé
sous la direction d’Anne Monjaret et de Sophie Chevalier.
(rédacteur en chef : Jean-François Gossiaux)
Le numéro de la Revue Ethnologie française consacré
aux cadeaux propose sur ce thème : Dons et échanges
dans les sociétés marchandes contemporaines (Sophie
Chevalier, Anne Monjaret) - De l’origine du cadeau (Marie-France
Noël) - L’invention d’un code : du malaise à
la justification (Sophie Montant) - Les copains d’abord. Les
anniversaires de l’enfance, donner et recevoir (Régine
Sirota) - Le shower : enterrer sa vie de jeune fille (Denise Girard)
- Où est déposée la liste ? Une enquête
sur _les cadeaux de mariage (Martine Segalen) - L’argent des
cadeaux (Anne Monjaret) - Destins de cadeaux (Sophie Chevalier)
- " Payer en liquide ". L’utilisation de la vodka
dans les échanges en Russie rurale (Myriam Hivon) - L’impossible
retour. Dons, aides et échanges dans le nord-est de l’Estonie
(Sigrid Rausing) - Un jour au marché. Les modes d’échange
dans la Bulgarie rurale (Deema Kaneff) - Ici on ne fait pas de cadeaux.
Partages du temps et don de soi à l’hôpital (Marie-Christine
Pouchelle).
Contact Revue Ethnologie française : Gisèle BORIE,
Mél / E-mail : ref at culture.fr
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