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Origine : http://www.lexpress.fr/mag/tendances/dossier/specadeaux/dossier.asp?ida=430588
L'Express du 29/11/2004
Hautement symbolique, le cadeau en dit long sur la personnalité
de son auteur: ses goûts, sa générosité
et le regard intime qu'il porte sur son donataire
Il y a ceux qui, frénétiques, arrachent le bolduc.
Et ceux qui, consciencieusement, découpent le papier et le
plient dans un insoutenable suspense. En matière de déballage
de cadeau, les méthodes divergent, mais une chose est sûre:
les occasions ne manquent pas. Anniversaires, fêtes, promotions...
«La société actuelle se gratifie beaucoup»,
constatait le psychiatre Marcel Rufo dans L'Express, en octobre
dernier. Banalisés, les cadeaux perdraient-ils de leur sens?
Ce n'est pas le cas, du moins, avec ceux qui s'entassent sous le
sapin, à la fin de décembre. «Noël n'a
rien perdu de sa force, souligne Martyne Perrot, ethnologue. Je
suis frappée de l'énergie que nous dépensons
pour remplir notre hotte. Pendant un mois au moins, nous vivons
dans une ère de consommation sentimentale.»
Exit les «bons cadeaux» (sans âme) ou la solution
facile des anniversaires entre copains, le présent groupé
(trop impersonnel). Au réveillon, il s'agit en effet de dénicher
un cadeau, un vrai... Et c'est là que les choses se corsent.
Car rien n'est moins anodin que cet achat-là. «Critères
économiques, budgétaires, relationnels, circonstanciels,
normatifs, comparatifs, symboliques président au choix de
l'étrenne», souligne Anne Montjaret, du CNRS, dans
l'ouvrage Les Cadeaux à quel prix? Le don doit surprendre
et convenir aux goûts du destinataire - première difficulté.
Plus prosaïquement, «le temps passé à y
réfléchir, à le chercher ainsi que l'apparent
souci de faire plaisir sont comptabilisés dans sa valeur».
Se creuser les méninges est donc chaudement recommandé,
car le cadeau est chargé de bien des affects. «Il matérialise
le lien qui relie le donateur et le donataire», explique la
chercheuse Sophie Chevalier. Trop pingre ou sans signification,
l'offrande montrera le peu de cas que l'on fait du récipiendaire.
Trop dispendieuse, elle gênera celui qui la reçoit.
Et puis il y a le cadeau parfait, celui qui fait vibrer la corde
sensible. Celui qui a du sens. Pour Béatrice, ce fut un simple
porte-clefs en corde, avec trois nœuds, offert par une amie.
La demoiselle voulait justement s'acheter un appartement, la forme
de l'objet rappelait cet univers maritime qu'elle affectionne. Bref,
ladite copine avait tapé dans le mille.
Il s'agit en ce cas du cadeau interprétatif, comme l'analyse
Marcel Rufo: «Je te donne un objet qui te ressemble pour te
montrer que j'ai compris qui tu étais. Cela revient à
dire: “Voilà ce que j'aime en toi.”» Il
faut donc se faire à l'idée que le cadeau parle. Il
cesse d'être bêtement une chose pour «devenir
une sorte de message propre à créer du lien social»,
comme le notait Pierre Bourdieu. Dans le meilleur des cas, il exprime
tout le bien que pense le donateur du donataire, rappelle un souvenir
commun, flatte leur complicité. En revanche, le message qu'il
délivre peut se voir mal interprété. Claire,
27 ans, témoigne: «Pour les 50 ans de mon père,
nous lui avions acheté un perroquet; un couple de ses amis
en possédait un, et nous pensions faire original. Las! Il
a ouvert la notice qui disait: “Vous venez d'acquérir
un animal qui va certainement vous survivre.”» En pleine
crise de jeunisme, le nouveau quinquagénaire n'a pas supporté
de se voir brusquement rappeler son statut de mortel. Et Claire
est repartie avec son perroquet sous le bras.
Conclusion: si le plaisir d'offrir ressemble parfois à un
casse-tête, la joie de recevoir ne va pas non plus de soi.
A chaque pays ses rituels: au Japon, le destinataire saisit le cadeau
des deux mains, s'incline poliment, et attend pour l'ouvrir que
le généreux donateur soit parti. En France, on déballe
en public! L'allégresse est donc obligatoire et, dès
les bises distribuées, il s'agit de déboucher aussitôt
la bouteille de champagne, d'afficher dans l'instant à son
poignet la montre fluo qu'on vient de vous offrir ou d'exposer la
lampe en macramé dans son sweet home. «Accepter un
cadeau revient à faire une place aux autres chez soi»,
explique Sophie Chevalier. Bref, le don nous oblige, aux deux sens
du terme: il nous ravit souvent, et nous contraint toujours à
l'adopter et à rendre la pareille. Ce que le sociologue Marcel
Mauss a théorisé en 1925, tout gamin normalement constitué
l'apprend dès sa première boum d'anniversaire. «C'est
la mère, souvent, qui impose et enseigne à l'enfant
le rituel de politesse qui fait suite à l'offrande, résume
l'universitaire Régine Sirota. Il faut maîtriser des
émotions, cacher son désappointement le cas échéant,
remercier et distribuer, en retour, de petits présents.»
«Pendant un mois, nous vivons dans une ère de consommation
sentimentale»
Bref, rien de plus socialement codifié que l'art du cadeau,
dont l'apogée se situe aux alentours du 24 décembre.
En 1996, d'après l'Insee, 62% du «budget cadeaux»
annuel y était alors dépensé, soit 372 €
en moyenne. Cette année, d'après une enquête
du cabinet d'audit Deloitte, nous prévoyons de dépenser
218 €. «Noël est une fête extrêmement
conformiste, où le don joue un double rôle: resserrer
les liens de la famille et réaffirmer la place de chacun
dans le réseau de la parenté», explique Martyne
Perrot. A chacun son rang et ses privilèges: seuls les grands-parents
peuvent offrir de l'argent sans vexer, le conjoint casse plus sa
tirelire pour sa conjointe que pour sa vieille tante et les enfants
récoltent la palme de la gâterie.
Il n'en a pas toujours été ainsi: ce n'est qu'au
milieu du XIXe siècle, dans les pays anglo-saxons, que les
cadeaux s'invitent sous le sapin. Auparavant, les étrennes
déboulaient le premier de l'an et, plus que la progéniture,
c'étaient les domestiques qui en profitaient. D'ailleurs,
à l'époque, Noël est davantage synonyme de pourléchage
(de babines) que de déballage (de cadeaux). «Le rayonnement
des magasins où les baies et les feuilles de houx craquaient
à la chaleur des lampes des devantures mettait un reflet
rouge sur les figures pâles des passants, écrit Charles
Dickens en 1843 dans Un chant de Noël. Les boutiques des rôtisseurs
et des épiciers offraient aux yeux un décor splendide,
un spectacle de rêve.»
Le jouet de Noël fait alors timidement son apparition. Tambours,
cerceaux et poupées en porcelaine sont réservés
aux enfants des familles aisées. Le cadeau, comme le sapin
enrubanné, est encore rare et cher; il va bientôt devenir
une industrie. «Deux phénomènes majeurs expliquent
la ritualisation des courses de Noël, que la France adopte
à la fin du XIXe siècle: le développement des
grands magasins, qui poussent à l'achat, et la montée
en puissance de la bourgeoisie, qui fait de cette fête la
grande célébration de la famille», explique
Martyne Perrot. Il faudra néanmoins attendre la Libération
pour que le cadeau se démocratise dans l'Hexagone. Dès
lors, les gamins les moins fortunés découvrent les
délices de Noël - joujoux pour les uns, oranges pour
les autres; Santa Claus, importé des Etats-Unis, devient
un argument publicitaire, et les journaux lancent leurs désormais
traditionnelles «pages cadeaux»...
Aujourd'hui, le barbu de Noël a conquis les Français.
Seuls 3% des ménages n'offrent ni ne reçoivent rien
entre le 24 décembre et le 1er janvier. La majorité
d'entre nous casse donc sa tirelire, en maudissant parfois ce grand
déballage consumériste, le côté obligatoire
du don et les files d'attente dans les grands magasins. Néanmoins,
seuls 7% de grincheux considèrent Noël comme une corvée
absolue, tandis que 57% se font «une joie de chérir
leurs proches en leur offrant des cadeaux».
Pour déroger à l'éternel trio cravate-foulard-Goncourt,
certains sont même prêts à donner de leur personne.
Les artistes du dimanche tricotent, cousent ou enfilent des perles,
bricolant de leurs petites mains une surprise personnalisée.
D'autres, prévoyants, courent déjà les magasins
à la recherche des boutons de manchette collectors ou du
livre épuisé dont leur fiancé(e) avait envie
il y a six mois. Certains, enfin, sont désespérément
en panne d'inspiration. Les cadeaux, synonymes de gourmandise, de
luxure, de paresse sont là partout ... Un petit présent
qui flatte nos péchés mignons? Si cela a marché
avec Eve, cela devrait fonctionner avec votre belle-mère.
A lire: Ethnologie de Noël. Une fête paradoxale, par
Martyne Perrot. Grasset, 18,20 €.
Les Cadeaux à quel prix?, revue Ethnologie française
n° 4, 1998. PUF, 21 €.
Offrir des cadeaux pour toutes circonstances, par Bénédicte
Desmarais. De Vecchi, 5 €.
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