|
Ariane Miéville
novembre 2003
Lausanne
Suisse ce texte est également disponible sur :
http://direct.perso.ch/nouveau.htlm
--------------------------------------------------
Quand des trotskistes veulent devenir libertaires
Nous avons récemment eu entre les mains un recueil intitulé
Changer le monde sans prendre le pouvoir ? Nouveaux libertaires,
nouveaux communistes.
Il s'agit du numéro 6 de la revue ContreTemps (fév.
2003) dirigée par le philosophe Daniel Bensaïd. Les
textes ont été rassemblés par les sociologues
Philippe Corcuff et Michael Löwy. À notre connaissance,
ces trois personnes, comme d'autres contributeurs, sont membres
ou proches de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR),
l'organisation d'Alain Krivine et Olivier Besancenot. Des libertaires
ont également donné leur concours à cette entreprise
qui prétend renouer les fils du débat entre marxistes
et libertaires.
Le recueil reprend notamment les contributions d'un colloque sur
le thème précité. Il présente les défauts
de ce genre d'exercice. Les contributions sont d'intérêt
divers et ne constituent pas un véritable débat. À
côté de textes à caractère "scientifique"
qui apportent des informations et des réflexions sur des
personnages historiques ou des organisations (par exemple le texte
de Gaetano Manfredonia sur Marx, Proudhon et Bakounine, celui de
Michael Löwy sur Walter Benjamin, ou les textes de Marianne
Debouzy sur les Industrial Workers of the World (IWW) aux États-Unis
et d'Hélène Pernot sur le syndicat Sud-PTT en France),
on trouve des contributions politiquement orientées qui visent
à donner un contenu nouveau au concept même qu'elles
prétendent étudier, en l'occurrence celui de "libertaire".
Ce travail de redéfinition semble constituer un réel
enjeu pour les membres ou proches de la LCR qui s'expriment dans
ce volume. En simplifiant, nous pensons avoir identifié deux
approches. L'une plutôt pragmatique, réformatrice,
sensible à l'air du temps, prétend renouveler par
une "voie libertaire" le discours trotskiste. L'autre,
plus traditionnelle, essaie de maintenir à flot, tant bien
que mal, une barque "révolutionnaire" qui soit
compatible avec des perspectives électorales.
Nous avons centré notre réflexion sur les textes
des auteurs qui illustrent cette problématique, en proposant,
en conclusion, une autre approche.
Une AIT nouvelle ?
En introduction, sous la plume de Philippe Corcuff et Michael Löwy,
un texte intitulé Pour une première internationale
au XXIe siècle présente le projet de ces deux auteurs
: ils proposent de s'inspirer de l'Association Internationale des
Travailleurs (AIT) fondée en 1864, pour créer "une
nouvelle Première Internationale" dans laquelle se côtoieraient,
comme à l'époque de Bakounine et Marx, des marxistes
et des libertaires. Cette organisation serait constituée
aussi bien par des syndicats que par des groupes politiques. Elle
trouverait sa base dans les mouvements sociaux, surtout dans le
mouvement contre la mondialisation.
L'idée de reconstituer l'AIT nous semble excellente, sauf
que d'autres l'ont déjà eue ! Nous devons faire ici
une courte parenthèse explicative. Depuis 1922, les organisations
anarcho-syndicalistes se rassemblent dans une association internationale
qui porte ce nom. L'histoire de cette AIT n'est pas purement anecdotique
: des organisations fondatrices comme la CNT espagnole ou la FORA
argentine ont réuni, à différentes époques,
la majorité des travailleurs organisés de leurs pays
respectifs. La FAU allemande a mené une lutte héroïque
contre le nazisme, pour ne citer que quelques exemples.
Brièvement : l'objectif des anarcho-syndicalistes est le
"communisme libertaire", une société qui
conjuguerait égalité économique et liberté
; le moyen d'y parvenir, c'est la grève générale
expropriatrice : les travailleurs s'emparant de l'appareil de production
et le remettant en marche pour leur propre compte. Dans cette perspective,
les anarcho-syndicalistes pratiquent au quotidien un syndicalisme
d'action directe (non-institutionnel) pour l'amélioration
immédiate de leurs conditions de vie et de travail.
Des sociologues d'extrême-gauche auraient pu être intéressés
par les succès et les échecs qu'a connus l'anarcho-syndicalisme,
notamment ces deux ou trois dernières décennies. Et
bien non, ils n'en parlent pas. Pourtant, quand on veut piquer sa
place à une vieille dame, la moindre des politesses serait
de la saluer. Passons.
Léon Crémieux
Répondant à la proposition de Corcuff et Löwy,
Léon Crémieux, du bureau politique de la LCR propose
dans sa contribution une lecture trotskiste plus classique du rapport
que les "révolutionnaires" devraient entretenir
avec un mouvement comme l'altermondialisme.
Selon Crémieux, ce mouvement ne peut, en tant que tel, constituer
une nouvelle internationale du fait de l'ambiguïté qui
existe en son sein vis-à-vis des partis politiques. D'une
part, on y observe une méfiance qu'il juge légitime
à l'encontre de ceux qui gèrent le monde actuel ;
mais d'autre part, il note que la plupart de ses composantes se
cantonnent dans une attitude de lobby, visant à faire pression
sur les institutions. Crémieux dénonce un paradoxe
: le mouvement refuse les partis en tant que tels, mais "déroule
le tapis rouge" pour certains dirigeants politiques. Cela dit,
ce mouvement est intéressant à ses yeux, parce qu'il
n'y aurait pas en son sein "d'auto-limitation de la revendication
dans sa partie compatible avec le "politiquement possible"".
C'est pourquoi les altermondialistes seraient vite amenés
à "être en opposition avec les orientations réformistes
classiques". Par contre, leur faiblesse, c'est qu'ils n'apportent
pas d'alternative politique.
Sans surprise, Crémieux s'inspire du Programme de transition
de Trotski, pour nous dire que les altermondialistes ont des revendications
irréalisables dans le système actuel. Ainsi, ils seraient
des révolutionnaires qui s'ignorent. Une "direction"
devrait se développer en leur sein, pour leur faire passer
le cap révolutionnaire. Cette "direction" ne serait
pas un "parti guide" ; Crémieux, dans un souci
"anti-bureaucratique", se propose d'y associer des militants
"libertaires" qu'il exhorte de sortir de la "seule
logique de contre-pouvoir dans laquelle [ils] se situent souvent".
Mais qui sont donc ces "libertaires" avec lesquels des
membres de la LCR espèrent s'associer ? Daniel Bensaïd
en propose une définition.
Daniel Bensaïd et John Holloway
Pour Bensaïd, le concept "libertaire" est "plus
large que l'anarchisme en tant que position politique spécifiquement
définie". Il parle de "ton", de "sensibilité",
d'"air de famille", mais surtout de "moments libertaires".
Ces moments, Bensaïd en distingue trois, le moment constitutif
avec Stirner, Proudhon et Bakounine. Le moment "anti-institutionnel
et anti-bureaucratique" au début du XXe siècle
autour du syndicalisme révolutionnaire, et le moment "post-stalinien"
actuel, représenté par un courant "néo-libertaire"
sans orientation définie, qui ne s'inspirerait pas beaucoup
de l'anarchisme classique. Porté par les "mouvements
sociaux renaissant", ses thématiques se retrouveraient
chez des auteurs comme Toni Negri et John Holloway. C'est à
ce dernier que Bensaïd se propose de régler son compte
dans sa contribution ; démarche qui lui permet de réaffirmer
les insuffisances que traditionnellement les trotskistes prétendent
rencontrer chez les libertaires, soit leur faiblesse stratégique,
leur idéalisme et finalement leur impuissance.
Il nous est difficile de juger de l'importance de l'apport théorique
de John Holloway à la pensée libertaire à partir
de ses Douze thèses sur l'anti-pouvoir publiées dans
le recueil. Cependant, nous pouvons relever que la plupart des propositions
de ce texte sont clairement libertaires. C'est le cas, par exemple,
quand il affirme que "l'idée que l'on peut se servir
de l'État pour changer le monde [est] une illusion",
ou quand il déclare que l'autonomie et la liberté
ne se construisent que contre le pouvoir, par l'auto-affirmation
des dominés.
Holloway rejette aussi bien le réformisme que l'action révolutionnaire
de prise du pouvoir d'État. Pour s'opposer au pouvoir multiforme
du capitalisme, il préconise une résistance qui soit
elle-même multiforme. De telles idées sont certainement
répandues parmi les libertaires. Par contre, nous sommes
dubitatifs devant sa conclusion sur le lien entre la crise du capitalisme
et la chute du taux de profit (qui serait due aux tentatives des
dominants de se débarrasser du travail humain) : des idées
trouvées chez Marx.
Ce n'est évidemment pas sur ce point que Bensaïd s'en
prend à Holloway. Il lui reproche surtout de se faire le
porte-parole d'un "zapatisme imaginaire" en prenant les
discours de ce mouvement au premier degré. Si le sous-commandant
Marcos déclare qu'il n'est pas intéressé par
le pouvoir, ce ne serait pas seulement par anti-autoritarisme. Bensaïd
y voit aussi la "stratégie discursive" d'un mouvement
qui n'est pas dans un rapport de force favorable.
Ensuite, Bensaïd croit devoir rappeler que dans les moments
révolutionnaires "ont toujours émergé
des formes de dualité de pouvoir posant la question de savoir"
qui l'emportera "[et que] la crise ne s'est jamais résolue
positivement du point de vue des opprimés sans l'intervention
résolue d'une force politique (qu'on l'appelle parti ou mouvement)
porteuse d'un projet et capable de prendre des décisions
et des initiatives déterminantes".
Pour Bensaïd, la position que Holloway attribue au zapatisme
reproduirait "la dichotomie entre société civile
(mouvements sociaux) et institution politique (électorale
notamment). La première serait vouée à un rôle
de pression (de lobbying) sur des institutions dont l'on se résigne
à ne pas pouvoir changer".
Si nous avons reproduit ces deux citations, c'est parce qu'elles
nous ont paru révélatrices d'un double discours. À
première vue, Bensaïd semble préconiser une révolution
sous la forme classique de "la prise du Palais d'hiver",
mais quelques lignes plus loin, la parenthèse sur l'institution
électorale est intéressante : élections d'abord,
révolution ensuite ou l'inverse ? Quel est le lien entre
la théorie révolutionnaire et la participation aux
élections ? Faut-il en conclure que les trotskistes ont une
stratégie révolutionnaire qu'ils ne peuvent dévoiler
? La réponse se trouve peut-être dans le texte de Philippe
Corcuff.
Philippe Corcuff
Comme il l'a déjà fait dans son livre intitulé
La société de verre (Paris, A. Colin, 2002), Philippe
Corcuff s'attache ici à la figure de Rosa Luxembourg pour
développer une philosophie politique qui lui apparaît
comme une voie moyenne entre bolchevisme et anarchisme : "la
social-démocratie libertaire".
Pour lui cette "troisième politique d'émancipation"
encore à construire ferait suite aux deux autres politiques
qu'a connues la gauche dans son histoire : "1) la politique
d'émancipation républicaine née au XVIIIe siècle,
avec les notions d'égalité politique, de citoyenneté
ou de souveraineté populaire ; et 2) dans son prolongement
critique, la politique d'émancipation socialiste au sens
large, qui ajoute le traitement de la question sociale".
Corcuff nous rappelle que pour les anarchistes, il y a "continuité
et identité entre les fins et les moyens", tandis que
pour les bolcheviks la fin justifie les moyens. Rosa Luxembourg
se serait située entre ces deux pôles en "préconisant
en quelque sorte une homogénéité ou hétérogénéité
relative des moyens et des fins". Elle refusait l'attitude
"machiavélienne" de Lénine et Trotski :
soit la centralisation du parti, une discipline de fer et la répression
contre les adversaires politiques (attitude dont l'objectif était
de préserver le parti bolchevik des influences bourgeoises).
Pour Rosa Luxembourg, l'objectif bolchevik était illusoire.
Selon elle, "la masse prolétarienne" ne pouvait
complètement échapper au système dans lequel
elle vivait.
À ses yeux, les partis et syndicats ouvriers ressemblaient
à la société telle qu'elle est, et comme ils
poursuivaient en même temps un objectif révolutionnaire,
ils se trouveraient dans un état de tension permanente. De
là, Corcuff conclut qu'"une action politique radicale
serait indissociablement composée d'une part social-démocrate
(l'insertion dans la société telle qu'elle est, avec
ses effets conservateurs) et d'une part d'arrachement radical face
à cette insertion ; d'une part sociale-démocrate mettant
l'accent sur la nécessité de passer par les institutions
telles qu'elles sont et d'une part de critique libertaire de ces
institutions". Pour illustrer cet exposé théorique,
Corcuff nous rappelle que Rosa Luxembourg défendait à
la fois l'action directe (notamment syndicale) et "l'action
parlementaire d'un Jean Jaurès.
Discussion
Ce qui est gênant, entre autres, dans cette démonstration,
c'est la méthodologie "volontairement anachronique"
que Corcuff choisit.
Aujourd'hui, nous pouvons avoir une vision bien plus étendue
que celle de Rosa Luxembourg des échecs de l'électoralisme
et du parlementarisme. Depuis son époque, il y a eu l'accès
au pouvoir par les urnes de Hitler en 1933. Des expériences
"réformistes" majeures ont soit fini dans une répression
barbare (Salvador Allende au Chili), soit ont tourné court
(Mitterrand en France), pour ne donner que deux exemples. L'État
providence qui avait rallié la gauche au système,
pendant les "30 glorieuses", s'érode tous les jours
un peu plus. Les gouvernements de droite ou de gauche pratiquent
tous désormais des politiques libérales, etc. Bref,
nous en savons plus qu'en 1918.
La démonstration de Corcuff fait aussi l'impasse sur toute
la critique anarchiste de la démocratie bourgeoise et de
ses institutions. Critique qui, rappelons-le, ne se limite pas au
problème de la révocabilité des mandats et
à l'idée que le pouvoir corrompt. Il y a chez les
anars une claire conscience que, dans le système capitaliste,
les dés "démocratiques" sont pipés.
Que l'acte électoral dans le secret de l'isoloir est le plus
souvent un acte irrationnel, soumis à l'influence de ceux
qui ont les plus gros moyens médiatiques et financiers ou
qui sont les plus démagogues. À cela s'ajoute la déception
inévitable que ne manque pas de provoquer l'impuissance des
gouvernants (même de
gauche, même honnêtes) face au capitalisme mondialisé.
De plus, nous voyons mal pourquoi le réalisme sociologique
suivant lequel nous ne pouvons totalement échapper au système
dans lequel nous vivons impliquerait une participation électorale
et parlementaire. À notre connaissance, la plupart des anarchistes,
libertaires et apparentés ne vivent pas sur une autre planète.
Leurs associations, syndicats, publications et autres ont en général
des statuts déposés. On peut défendre certains
droits démocratiques comme le droit d'association, de réunion,
de manifestation ou même se défendre devant les tribunaux,
sans pour autant se présenter aux élections politiques
ou syndicales. À propos de ces dernières et contrairement
à ce qu'affirme Hélène Pernot dans son article,
il est imprécis d'affirmer que la CNT ne participe pas aux
élections syndicales. Cette question a été
la cause de scissions au sein de cette organisation aussi bien en
Espagne qu'en France et aujourd'hui, seules les organisations adhérentes
à l'AIT sont clairement favorables au boycott de ces institutions.
Comme quoi la réalité pose problème, même
aux libertaires.
Pour en revenir à ce que nous disions en introduction, la
lecture de ce volume présente deux approches apparemment
contradictoires. Une vision "révolutionnaire" qui
plaide pour le maintien d'une organisation censée faire le
coup de force au cas où un mouvement social créerait
une situation de "double pouvoir" et une aile nettement
plus "réformiste", qui s'éloigne de la lutte
des classes en esquissant une continuité entre république,
socialisme et altermondialisme. L'apport "libertaire"
permettant à des penseurs comme Philippe Corcuff d'avancer
vers ce qu'il définit lui-même comme "une société
plus libre et plus démocratique".
Ici, nous sommes probablement au cœur du nœud gordien
du programme de transition et de la participation électorale
de la LCR. Nous ne disposons pas d'information sur les débats
internes à la LCR, ni sur l'influence que des idées
"novatrices" comme celle de la "social-démocratie
libertaire" ont en son sein. Mais il nous semble que cette
organisation fait une sorte de grand écart entre un néo-réformisme
(qui prendrait la place de celui de la social-démocratie)
et une perspective "révolutionnaire". Mais pour
des raisons électorales, de recrutement, d'alliance avec
Lutte ouvrière (LO) ou autre, ni l'un, ni l'autre de ces
deux discours ne peut être abandonné, ni précisément
exposé.
Pour bien faire, ses dirigeants doivent construire une rhétorique
qui laisse croire à certains qu'ils ne disent pas tout ce
qu'ils pensent et à d'autres qu'ils ne pensent pas tout ce
qu'ils disent. C'est un exercice difficile et nous avons pu voir
combien un Olivier Besancenot s'en sortait mal dans de récents
débats télévisuels. Pour garder la partie des
troupes qui croit encore à la révolution, il faut
expliquer que le discours "réformiste" est un discours
de transition vers quelque chose de plus radical que l'on ne peut
exposer précisément.
Mais que faire pour garder ceux qui ont renoncé au "grand
soir" et préconisent une "alternative"* néo-réformiste
? C'est là que les "libertaires" interviennent.
Derrière cette dénomination attrayante et subversive,
on peut trouver de nombreuses approches dont certaines sont clairement
"réformistes"** ; et surtout la faiblesse théorique
et les divisions actuelles de ce courant permettent d'audacieuses
redéfinitions. Bref, une approche "libertaire"
pourrait bien servir de cache-misère aux difficultés
actuelles du "marxisme révolutionnaire".
Soyons un peu lucides, l'avenir de ce courant n'est pas radieux.
Le principe du "parti guide" chargé de diriger
les masses est à juste titre discrédité : les
avant-gardes autoproclamées jouent un rôle délétère
dans les mouvements sociaux, quand elles essaient d'en prendre la
tête au nom de leur prétendue supériorité
stratégique.
Et puis, on peut se demander où l'alliance électorale
avec LO pourra bien les mener.
D'éventuels succès électoraux mèneront-ils
à autre chose qu'à la participation à des Conseils
régionaux où, après une période contestataire,
leurs élus finiront sans doute par accepter de s'associer
au reste de la gauche et mèneront une politique qui finira
par décevoir - comme on peut l'observer, par exemple, avec
le parti SolidaritéS à Genève ? Ne nous leurrons
pas, l'action politique locale, nationale ou européenne ne
peut produire, par elle-même, des améliorations sociales
déterminantes. En règle générale, ce
que l'on observe, c'est que si des avantages sont obtenus par les
élus, c'est en faveur d'une partie de leur clientèle
électorale. Les autres secteurs de la société,
laissés en marge, se tournent alors vers d'autres partis,
d'extrême-droite notamment.
Et si des perspectives révolutionnaires se présentaient
? Là, le voisinage avec une secte autoritaire comme LO ne
présage rien de bon, tout comme la proximité recherchée
avec un islamiste comme Tariq Ramadan dans le cadre du Forum social
européen. Le rapport de force sera peut-être favorable,
mais avec quel contenu ?
Que faire maintenant ?
Quelles autres perspectives que celles qui sont exposées
ci-dessus peuvent faire avancer aujourd'hui celles et ceux qui se
considèrent à la fois comme des libertaires et des
révolutionnaires ?
Nous avons brièvement exposé au début de ce
texte les principes de l'anarcho-syndicalisme, nous allons essayer
de ne pas resservir le même plat réchauffé au
dessert.
A l'heure où la lutte de tous contre tous fait des ravages
parmi les dominés, nous devrions déjà nous
interroger sur ce que le terme de "révolutionnaire"
peut signifier pour les gens.
Contrairement à Daniel Bensaïd, nous ne croyons pas
que la question à l'ordre du jour soit de savoir "qui
l'emportera" au moment de la révolution. Non pas parce
que nous croyons qu'un événement de type "insurrectionnel"
soit impossible dans un pays où les mouvements sociaux sont
souvent de grande ampleur. Mais parce que nous pensons que, dans
le contexte actuel (aussi bien français qu'international),
ce qui se passerait ensuite serait probablement une nouvelle révolution
trahie.
Malgré tout ce qui peut se dire dans des rencontres comme
le Forum social, la majorité des exploités ne partage
pas, aujourd'hui, les idées qui sont celles des anti-capitalistes.
Les discours ne suffisent pas ; ce sont des luttes victorieuses,
auto-organisées, indépendantes des institutions politiques
(et des bureaucraties syndicales) qui permettront de renouer avec
les traditions du mouvement ouvrier du XIXe siècle, traditions
que l'expérience du communisme bolchevik a discréditées.
Voici, en conclusion, quelques-unes des tâches qui nous attendent
:
La clarté
Nous faisons partie de ceux qui supportent de moins en moins le
double langage, la surenchère pseudo radicale aussi bien
que la confusion pseudo théorique. Face à des personnes
qui, de plus en plus, sont bombardées d'images et de discours
à longueur de journée, il faut mettre en avant des
idées simples que l'on puisse clairement distinguer de celles
des autres courants politiques.
Si nous restons des libertaires abstentionnistes, c'est aussi dans
une perspective de clarté. Tout le monde a pu constater combien
la classe politique est corruptible. Les effets pervers de la petite
cuisine électorale sont faciles à observer (pensons
au 21 avril 2002). En désertant ce terrain-là, nous
pourrons plus facilement nous construire une identité forte.
Et puis, si l'on y réfléchit un peu, l'abstentionnisme
libertaire ne sera jamais hégémonique. Sa posture
est de ce fait plus respectueuse du pluralisme que celle, ambiguë
et irresponsable, qui prétend être à la fois
dans et hors du système.
Les valeurs
Nous pensons qu'il faut reconstruire un système de valeurs
cohérent qui mette en avant les valeurs qui appartiennent
à la tradition socialiste originelle, tout en rejetant clairement
celles qui sont du domaine de la domination. On ne peut se contenter
de rassembler tout ce qui est "contre" dans une sorte
de supermarché de la contestation et laisser chacun prendre
ce qui lui convient.
Cette reconstruction ou "refondation" des valeurs communes
implique un travail de clarification qui dépasse les questions
de la lutte des classes. Sommes-nous toujours opposés aux
religions, par exemple ? Comment voyons-nous les questions identitaires
dans une perspective internationaliste ? Etc.
Si nous ne sommes pas capables de mettre en place une vision du
monde à la fois réaliste, cohérente et ouverte
: un nouvel "universalisme", nous ne serons qu'une (ou
plusieurs) église(s), comme il y en a tant, qui tentent de
fourguer leurs concepts plus ou moins foireux sur le marché
des croyances.
La société que nous voulons
Le libéralisme est parvenu à imposer le postulat
selon lequel tout autre système économique et politique
que le sien serait totalitaire. Il est donc assez difficile de dire
que nous rejetons ce système. Pourtant nous devons le faire
et frontalement (il ne suffit pas de dire qu'il faut interdire les
licenciements !). Tout d'abord en faisant la démonstration
de son irrationalité, mais aussi en débattant du projet
de société que nous voulons. Car s'il est clair que
"le chemin se fait en marchant" et qu'il est prétentieux
d'imaginer tout seul un système auquel tous seront appelés
à collaborer, il est également peu sérieux
de dire que nous ne savons pas vers quoi nous voulons aller.
Etre libertaire "pour de vrai" comporte quelques exigences,
celle de s'intéresser réellement à connaître
le passé, les forces et les faiblesses d'un courant de pensée
à la fois multiple et complexe. Celle aussi d'avoir l'esprit
critique en éveil, vis-à-vis des idées des
autres aussi bien que de ses propres idées.
Ariane Miéville, novembre 2003
Notes
* C'est volontairement que nous paraphrasons ici le titre du livre
d'Alain Bihr, Du "grand soir" à "l'alternative".
Le mouvement ouvrier en crise, Paris, Ed. ouvrières, 1991.
Son auteur, un militant et penseur indépendant mais qui a
très certainement influencé la LCR, y préconisait
déjà, pour préserver les acquis sociaux, d'investir
l'appareil d'État en commençant par ses pouvoirs périphériques.
** Voir à ce propos la brochure de "DiRECT!" intitulée
Du réformisme libertaire qui donne deux exemples de cette démarche.
Peut être commandée par mail : direct@perso.ch.
Eléments de discussion avec Ariane Miéville
– A propos du n°6 de la revue ContreTemps (“ Changer
le monde sans changer le pouvoir ? Nouveaux libertaires, nouveaux
communistes ”, février 2003)
Philippe Corcuff (janvier 2004)
Impasses d’un faux débat : mésaventures de la
rhétorique stalinienne au sein du Monde libertaire
Ariane Miéville, militante libertaire de Direct! AIT (Suisse),
a donc lancé un débat autour du n° de Contretemps
consacré aux libertaires. Elle le fait avec des accents polémiques,
certes, mais de manière honnête, sérieuse et argumentée,
dans la tradition d’un rationalisme critique à laquelle
nombre de penseurs libertaires ont contribué par le passé.
Les critiques qu’elle avance ou les questions qu’elle
pose appellent un débat raisonné, permettant de clarifier
des zones d’accord et de désaccord, loin des exclusives,
des dogmatismes et des stigmatisations croisées. Sa contribution
se distingue de la triple logique de la diabolisation, de l’insulte
et de la réassurance identitaire réciproque, dont le
plus souvent les débats au sein des gauches radicales sont
l’occasion.
Le Monde libertaire, journal de la Fédération Anarchiste
française, a récemment abrité une forme particulièrement
caricaturale de cette tentation. Pour répondre justement à
l’appel au débat que représentait le n° de
ContreTemps, elle a publié un texte (“ Je réécris
ton nom, libertaire ”, n°1319, du 8 au 14 mai 2003, pp.11-14)
de quatre pages signé par Jean-Pierre Garnier et Louis Janover
– intellectuels de l’ultra-gauche conseilliste ne participant
pas directement aux milieux anarchistes – regorgeant principalement
de formules insultantes (telles que : “ un laïus sans consistance
truffé de falsifications ”, “ nos experts en détournement
”, “ l’important, pour les rénovateurs trotskistes,
ce n’est plus le rouge ni même l’orange qui l’a
remplacé sur leurs nouvelles bannières : c’est
la couleur des sièges dans lesquels ils allaient pouvoir enfin
se caler à Strasbourg ou ailleurs ”, “ qui autorise
les rebelles de confort à se dédouaner à bon
compte de leur quête incessante d’avoir et de pouvoir
”, etc.), d’attaques personnelles (comme : “ Michael
Löwy, directeur de recherche médaillé du CNRS et
directeur de conscience écouté parmi les adeptes du
marxisme lénifiant, se pose en héritier présomptif
et présomptueux du mouvement surréaliste pour nous saouler
de sa rhétorique sur l’"ivresse libertaire"
de Walter Benjamin érigé en maître à tout
penser ”), d’informations erronées (ainsi : “
Rendre, par exemple, des services grassement rétribués
aux "ennemis de la classe ouvrière" d’hier,
sous forme d’"animation" en entreprise, ne saurait,
chez un intellectuel aguerri comme Corcuff, amollir sa volonté
d’en découdre avec eux aujourd’hui ”) ou,
de manière plus épiphénomènale, de troubles
de vision quant à ce que seraient les attentes culturelles
des “ jeunes ” des années 2000 (croyant qu’Eddy
Mitchell est encore une “ idole des jeunes ” : “
le jeunisme démagogique d’un Philippe Corcuff s’extasiant
sur les platitudes fredonnées d’Eddy Mitchell ”…les
rouges écarlates en sont restés aux chaussette noires),
sans que jamais la discussion sur le contenu des analyses proposées
ne soit vraiment ouverte.
Depuis, Le Monde Libertaire a refusé de prolonger autrement,
de manière pluraliste et contradictoire, un “ débat
” si unilatéralement engagé. On perçoit
bien depuis quelques années comment des entreprises aux apparences
“ libertaires ” se plaisent à reproduire la rhétorique
des procès staliniens (pour une analyse, dans cette perspective,
du journal de dénonciation des médias, PLPL - Pour Lire
Pas Lu -, animé notamment par Serge Halimi, voir mon article
dans la revue alternative bordelaise Le Passant Ordinaire : “
De quelques problèmes des nouvelles radicalités en général
et de PLPL en particulier ”, n°36, septembre-octobre 2001,
pp.11-13). Il est décevant qu’une vieille organisation
anarchiste comme la FA prête la main à ce type de posture,
alors que la tradition libertaire a souvent su, bien mieux que les
différents groupes marxistes, défendre une éthique
de la discussion pluraliste et contradictoire et un esprit de libre
examen (dans le sillage de la philosophie des Lumières).
J’ajouterai, pour en finir avec ce préalable, qu’il
semblerait bien peu rationnel (au sens instrumental du terme) de ma
part d’être passé du PS (dont j’ai été
membre de 1977 à 1992) chez les Verts (dont j’ai été
membre de 1994 à 1997, que j’ai quitté justement
quand ils ont accepté de participer au gouvernement de “
la gauche plurielle ”), puis à la LCR (que j’ai
rejoint en 1999), s’il s’agissait essentiellement, avec
la réflexion que je propose sur l’hypothèse d’une
“ social-démocratie libertaire ”, de faire une
“ carrière ” politique et d’accéder
au “ pouvoir ” - comme le supposent Garnier et Janover.
Pourquoi ne pas être resté, dans ce cas, au PS, avec
beaucoup plus de chances d’aboutir ? Le chemin vers une “
carrière ” et vers “ le pouvoir ” aurait
été plus direct. Autrement, il aurait fallu que Garnier
et Janover mettent en évidence que j’étais, de
surcroît, un débile mental. Mais cette double casquette
(carriériste fou/débile échevelé –
bien qu’au crâne rasé) m’aurait peut-être
rendu plus sympathique, aux yeux des lecteurs libertaires avides de
dénonciations des turpitudes “ trotskystes ” ,
et élimer un peu les dents de mon avidité politicienne
dans la caricature proposée.
Mais passons au plus sérieux, c’est-à-dire aux
remarques critiques d’Ariane Miéville. Je précise
que je n’apporterai des éléments de réflexion
que sur les parties qui me concernent le plus directement dans le
n° de ContreTemps : 1e) l’introduction cosignée avec
Michael Löwy sous le titre “ Pour une Première Internationale
au XXIe siècle ” et 2e) le texte intitulé “
De Rosa Luxemburg à la social-démocratie libertaire
”.
Amorce d’un vrai débat : quelques réponses
à Ariane Miéville
Je vais reprendre le texte d’Ariane Miéville dans les
références successives concernant mes contributions.
* A.M. écrit à propos d’une des deux “
approches ” qu’elle identifie dans le n° de ContreTemps,
approche renvoyant à mon travail : “ L'une plutôt
pragmatique, réformatrice, sensible à l'air du temps,
prétend renouveler par une "voie libertaire" le
discours trotskiste. ”
A.M. a bien saisi qu’il y avait des points de vue pluriels
parmi les membres de la LCR s’exprimant dans ce n°, et
que cette pluralité n’était pas factice –
visant simplement à appâter le chaland, selon l’inspiration
de Garnier et Janover -, mais qu’elle renvoyait à de
vraies différences théoriques. Dans la caractérisation
qui est donnée ici de ma perspective, est tout d’abord
oubliée un de ses pôles : pragmatique et radical, réformiste
et révolutionnaire, dans la perspective de déplacer
cette opposition classique au sein du mouvement ouvrier dans une
autre configuration. Cela s’appuie sur une conception exploratrice
et expérimentale de la transformation sociale, avec des essais
et des erreurs, des avancées et des retours en arrière,
le recours à des réformes plus ou moins radicales,
des expérimentations de formes nouvelles de vie et de travail,
une succession de ruptures avec les logiques dominantes, mais jamais
“ la rupture révolutionnaire ” qui nous ferait
basculer définitivement dans la nouvelle société,
car le combat contre la pluralité des formes d’oppression,
leur renaissance et l’émergence de nouvelles est sans
doute infini. L’horizon d’une société
radicalement différente sert de boussole, mais on n’atteint
jamais un horizon.
Par ailleurs, la référence à une éventuelle
congruence avec “ l’air du temps ” - plus affirmée
que démontrée – se présente surtout comme
une stigmatisation a priori (je pense pour ma part qu’il y a
un air du temps “ anarcho-syndicaliste ” dans les mouvements
sociaux actuels, dans le sens où différents indices
mettent en évidence que s’y développe une méfiance
à l’égard des partis politiques et des institutions
politiques, sans que cela soit pour moi a priori stigmatisant, mais
relevant d’un constat, dont il faudrait montrer par la suite
en quoi il est négatif et/ou positif), mais cela ne nous dit
rien sur la pertinence des analyses proposées.
Enfin, il ne s’agit pas pour moi de “ renouveler le discours
trotskiste ” par des composantes libertaires, car je ne suis
pas “ trotskyste ”, ni même “ marxiste ”.
Je m’efforce de participer à l’émergence
d’une nouvelle politique d’émancipation, utilisant
des ressources républicaines et socialistes, mais post-républicaine
et post-socialiste, car je fais l’hypothèse qu’une
série d’enjeux actuels (comme la question individualiste,
la question féministe ou la question écologiste) ne
peuvent pas être complètement traités grâce
aux thématisations républicaines et socialistes. Cette
recherche est amorcée dans deux récents livres : 1e)
La société de verre – Pour une éthique
de la fragilité (Armand Colin, 2002), et 2e) La question individualiste
– Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon (Le Bord de l’Eau,
2003). Dans l’hypothèse de la confection d’un nouveau
“ logiciel ” de ce type, les courants libertaires me semblent
avoir une place particulière pour deux raisons : 1e) parce
qu’ils ont davantage résisté que les marxistes
à la tentation de l’économisme, et que leurs critiques
de l’autorité et de l’Etat ont pointé d’autres
mécanismes d’oppression que l’exploitation capitaliste,
notamment les risques associés à la capitalisation du
pouvoir au sein des institutions (perspective qui me semble avoir
été sociologiquement systématisé par Pierre
Bourdieu dans sa critique de la pluralité des modes de domination,
dont la domination proprement politique : voir sur ce point mon livre
Bourdieu autrement, Textuel, 2003) ; et 2e) parce qu’ils ont
souvent été davantage soucieux du statut de l’individualité
que les marxistes (il faudrait ici distinguer Marx, dont on peut faire
une lecture individualiste, de la majorité des marxistes).
Il ne s’agit pas pour moi de rénover le trotskysme, le
marxisme ou le socialisme. Si j’ai choisi de militer à
la LCR, c’est dans le cours d’une succession d’expériences
militantes, avec une conception de plus en plus expérimentale
et pragmatique de l’engagement : car je fais l’hypothèse
aujourd’hui que cela peut être un des creusets d’une
nouvelle gauche radicale et d’une nouvelle politique d’émancipation.
Je ne partage donc pas la culture politique principale de mon organisation
(depuis mes débuts militants, je me situe dans un rapport très
critique vis-à-vis de la tradition bolchévique), mais
j’ai avec la majorité de ses militants des convergences
stratégiques. Il ne s’agit pas, non plus, de bâtir
un projet “ purement ” libertaire. La piste que je propose
(qui se révélera peut-être une impasse) consiste
dans l’exploration d’une nouvelle forme puisant dans une
pluralité de traditions, et donc composite.
* A.M. écrit : “ L'idée de reconstituer l'AIT
nous semble excellente, sauf que d'autres l'ont déjà
eue ! (…) Depuis 1922, les organisations anarcho-syndicalistes
se rassemblent dans une association internationale qui porte ce
nom. (…) Des sociologues d'extrême-gauche auraient pu
être intéressés par les succès et les
échecs qu'a connus l'anarcho-syndicalisme, notamment ces
deux ou trois dernières décennies. Et bien non, ils
n'en parlent pas. ”
D’accord avec A.M. sur nos lacunes : l’analyse des expériences,
dans leurs apports et leurs échecs, des courants anarcho-syndicalistes,
hier et aujourd’hui, doit faire partie du patrimoine à
(re-)visiter, si l’on veut construire une nouvelle configuration
en lien avec des traditions critiques. Ce n° de ContreTemps
constituait un premier essai, fort partiel.
Mais la reconstruction d’une nouvelle Ie Internationale ne signifie
pas pour nous la construction d’une Internationale seulement
anarcho-syndicaliste. Il s’agit plutôt de revenir analogiquement
à la situation de la fin du XIXe siècle, où associatifs,
syndicalistes (ou plutôt pré-syndicalistes), socialistes
réformateurs, mutuellistes et coopérativistes, libertaires
de diverses obédiences, marxistes, etc. participent à
un même mouvement international (comme le mouvement altermondialiste
aujourd’hui), mais pour bâtir quelque chose de nouveau.
Toutefois, nous ne mettons pas, avec Michael Löwy, tout à
fait le même contenu à ce “ nouveau ” : 1e)
lui envisage une nouvelle forme de socialisme, se débarrassant
des impasses staliniennes et sociales-démocrate et se nourrissant
d’une inspiration libertaire ; et 2e) personnellement, j’envisage
un post-socialisme (et je caractériserai la période
actuelle comme analogiquement équivalente à l’invention
des idées des Lumières au XVIIIe siècle et à
l’invention du mouvement ouvrier au XIXe siècle).
* A.M. écrit à propos de mon texte sur Rosa Luxemburg
: “ Ce qui est gênant, entre autres, dans cette démonstration,
c'est la méthodologie "volontairement anachronique"
que Corcuff choisit. Aujourd'hui, nous pouvons avoir une vision
bien plus étendue que celle de Rosa Luxembourg des échecs
de l'électoralisme et du parlementarisme. ”
Il n’y a pas de méthodologie “ totale ” dans
les différentes branches du travail intellectuel. Chaque choix
de méthode, de posture, comporte des prismes particuliers,
et donc des limites. Mais qui répondent plus ou moins à
la visée intellectuelle engagée. Ma lecture de Rosa
Luxemburg est bien partielle et cette partialité a bien à
voir avec une “ volonté anachronique ” : il ne
s’agissait pas de lire les écrits de Rosa Luxemburg comme
un historien pour les resituer dans leur contexte, mais de les lire
à la lumière des questions actuelles afin d’y
sélectionner des pistes quant à ces questions. Ce prisme
méthodologique (cette herméneutique) est spécifié
dans l’introduction de l’article.
Je pars d’un triple échec à transformer radicalement
la société : de la branche sociale-démocrate
parlementaire, des branches communistes (au sens de léninistes-trotskystes-staliniennes-maoistes)
et des branches libertaires. Ce triple échec ne signifie pas
que je mette les trois catégories sur le même plan. Le
pire concerne d’abord les expériences totalitaires (stalinisme,
maoisme, Cambodge, etc.) et autoritaires (du bolchévisme au
castrisme) dérivées du communisme. Le moins pire concerne
les expériences libertaires (dans leur inventivité,
mais dans une incapacité à transformer durablement la
société dans des expériences de longue durée)
et sociales-démocrates (qui – tout en ayant de gros points
noirs, comme la collaboration à la boucherie de 14-18 ou aux
guerres coloniales – ont participé à stabiliser
un libéralisme politique minimum avec un Etat social limitant
l’exploitation capitaliste jusqu’à leur enlisement
dans le social-libéralisme contemporain, et donc leur sortie
de la social-démocratie proprement dite ; tout cela bien sûr
dans un cadre demeurant capitaliste ; mais à l’intérieur
de ce moins pire au sein d’un cadre capitaliste maintenu, la
social-démocratie suédoise des années 1960-1970
est sans doute, d’un point de vue pragmatique, un cas assez
exemplaire). Face à ce triple échec, je demanderai comme
Maurice Merleau-Ponty dans Les aventures de la dialectique (1955)
: “ Est-ce donc tricher que de demander qu’on vérifie
les dés ? ”
* A.M. écrit : “ Il y a chez les anars une claire
conscience que, dans le système capitaliste, les dés
"démocratiques" sont pipés. Que l'acte électoral
dans le secret de l'isoloir est le plus souvent un acte irrationnel,
soumis à l'influence de ceux qui ont les plus gros moyens
médiatiques et financiers ou qui sont les plus démagogues.
”
Il faudrait ici clarifier le point de vue. Est-ce qu’il s’agit
de dire que dire qu’il faut d’aller plus loin que les
acquis du libéralisme politique et de la démocratie
représentative, ne serait-ce que parce que : 1e) le maintien
de grosses inégalités sociales et culturelles fragilise
fortement l’égalité politique proclamée
dans la sphère politique (selon la veine ouverte par Marx dans
“ La question juive ” en 1844 et prolongée par
des sociologues contemporains comme Daniel Gaxie dans Le cens caché
– Inégalités culturelles et ségrégation
politique, Seuil, 1978, avec des concepts inspirés de Bourdieu),
et 2e) les mécanismes de représentation tendent à
déposséder les représentés au profit des
représentants, dans la logique d’une domination proprement
politique (analysés, par exemple, dans une double perspective
wébérienne et anarcho-syndicaliste par Roberto Michels
dans Les partis politiques en 1911 et plus récemment par Bourdieu,
Gaxie, etc.) ? Ou est-ce à dire que ces acquis n’existent
pas, que c’est un leurre, entretenu par “ le système
” pour entretenir sa domination, et que les démocraties
libérales et les régimes autoritaires, voire totalitaires,
c’est bonnet blanc et blanc bonnet ? Je penche pour la première
position en pensant avec Merleau-Ponty dans Les aventures de la dialectique
que, pour l’instant, la démocratie dite parlementaire
apparaît comme celle qui garantit le moins mal “ un minimum
d’opposition et de vérité ”. Or, justement,
les expériences se réclamant du “ communisme ”
n’ont-ils pas le plus souvent mené en-deça de
garanties minimum de la démocratie libérale en prétendant
conduire au-delà ?
Par ailleurs, certaines formulations d’A.M. pourraient porter
une régression par rapport à ce qui me semble constituer
un apport majeur des courants libertaires : l’esquisse (systématisée
chez Bourdieu) d’une approche de la pluralité de formes
de domination non nécessairement intégrées fonctionnellement
à un “ système ” unique appelé “
système capitaliste ”. Dans les formulations utilisées,
“ le capitalisme ” semble tout manger. Or, il me semble
qu’un des défis actuels pour la pensée critique
(par rapport auquel les courants libertaires peuvent nous être
d’un certain secours : je pense à la pensée de
“ l’équilibration ” des tensions contre la
prétention à un dépassement synthétique
des contradictions dans la dialectique hégélienne, chez
Proudhon – que je traite dans La question individualiste -,
ou de la lecture nietzschéenne et deleuzienne de la tradition
anarchiste par Daniel Colson dans son Petit lexique philosophique
de l’anarchisme – De Proudhon à Deleuze, Le Livre
de Poche, 2001 – même si je n’en partage pas toutes
les propositions) consiste à s’émanciper des notions
de “ totalité ” et de “ système ”
pour prendre en compte plus radicalement la pluralité (je renvoie
à Bourdieu autrement et à La question individualiste).
De ce point de vue, je me sépare de mes camarades marxistes
de la LCR.
* A.M. écrit : “ De plus, nous voyons mal pourquoi
le réalisme sociologique suivant lequel nous ne pouvons totalement
échapper au système dans lequel nous vivons impliquerait
une participation électorale et parlementaire. À notre
connaissance, la plupart des anarchistes, libertaires et apparentés
ne vivent pas sur une autre planète. Leurs associations,
syndicats, publications et autres ont en général des
statuts déposés. On peut défendre certains
droits démocratiques comme le droit d'association, de réunion,
de manifestation ou même se défendre devant les tribunaux,
sans pour autant se présenter aux élections politiques
ou syndicales. ”
A.M. reconnaît fort justement que la position de “ la
pureté ” et d’une extériorité par
rapport au monde est sociologiquement intenable. Nous participons
tous au monde tel qu’il est (nous y sommes éduqués,
nous y travaillons, nous y mangeons, nous y consommons plus ou moins
des produits culturels, nous y développons certains rapports
hommes/femmes, etc.). Ce qui a des conséquences sur nous et
sur les institutions que nous confectionnons pour lutter contre ce
monde (même les plus libertaires) : nous ressemblons et elles
ressemblent à ce monde, nécessairement. Pour simplement
vivre, nous passons quotidiennement des compromis avec ce monde. Le
problème, alors, pour des militants radicaux, c’est l’évaluation
difficile de frontières floues, flottantes, imprécises
entre compromis inévitables et compromissions (qui rendraient
impossibles la transformation de la société). Pourquoi
mettre la frontière a priori, de manière définitive,
du côté des institutions électorales et parlementaires
? Pourquoi seraient-elle plus corruptrices que la participation au
travail salarié, à la consommation, aux cadres familiaux
existants, à l’école, etc. ? Et le poids des stéréotypes
dominants et des dominations ne passent-ils pas aussi par nos corps,
nos affects, nos esprits, etc. (comme La Boétie en avait eu
l’intuition au XVIe siècle dans son Discours de la servitude
volontaire, et dont Bourdieu a donné une formulation plus systématique
avec sa notion d’habitus) autant que par les institutions extérieures
? Et les institutions politiques ne renvoient-elles qu’à
une logique d’oppression, n’incluent-elles pas aussi des
éléments protecteurs, qui ne s’opposent pas à
l’existence de l’individualité mais servent aussi
de points d’appui à l’autonomie personnelle ? C’est,
en tout cas, une piste formulée par la tradition sociologique
qui va de Durkheim à Robert Castel, qui repose sur une autre
anthropologie philosophique (au sens des propriétés
dont on dote a priori les humains et la condition humaine) : les désirs
humains ne seraient pas seulement créateurs (comme on tend
à le trouver chez Marx ou chez certains libertaires), mais
seraient aussi potentiellement destructeurs, pour l’individu
lui-même et pour les cadres collectifs, d’où les
analyses classiques de “ l’anomie ” dans Le suicide
(1897) de Durkheim (voir La question individualiste). Toutes ces considérations
me conduisent, tout en recherchant les voies d’une tension libertaire
au sein de ces institutions, à ne pas les éliminer de
l’arsenal nécessairement contradictoire de la transformation
sociale.
Mais A.M. ne répond pas vraiment au problème central
posé dans mon texte : est-ce que les trois pôles identifiés
quant aux rapports moyens-fins quand il s’agit d’inventer
une nouvelle société émancipée à
partir d’une société d’oppression (a-position
kantienne-libertaire : les moyens doivent ressembler aux fins, mais
c’est sociologiquement impossible ; b-position machiavélienne-bolchévique
: presque tous les moyens sont bons, même les plus contradictoires
aux fins, mais cela a contribué à produire historiquement
des catastrophes autoritaires ou totalitaires ; et c-position luxemburgienne
plus hypothétique : celle d’une hétérogénéité
relative des moyens et des fins, tentant de faire germer ici des potentialités
de société différente pour rendre crédible
le passage à un ailleurs inconnu, que je retiens comme piste
privilégiée, car elle reconnaît pleinement la
contradiction à l’œuvre dans toute visée
de transformation sociale) sont pertinents et comment se positionner
alors ?
* A.M. écrit : “ Ici, nous sommes probablement au
cœur du nœud gordien du programme de transition et de
la participation électorale de la LCR. Nous ne disposons
pas d'information sur les débats internes à la LCR,
ni sur l'influence que des idées "novatrices" comme
celle de la "social-démocratie libertaire" ont
en son sein. Mais il nous semble que cette organisation fait une
sorte de grand écart entre un néo-réformisme
(qui prendrait la place de celui de la social-démocratie)
et une perspective "révolutionnaire". Mais pour
des raisons électorales, de recrutement, d'alliance avec
Lutte ouvrière (LO) ou autre, ni l'un, ni l'autre de ces
deux discours ne peut être abandonné, ni précisément
exposé. Pour bien faire, ses dirigeants doivent construire
une rhétorique qui laisse croire à certains qu'ils
ne disent pas tout ce qu'ils pensent et à d'autres qu'ils
ne pensent pas tout ce qu'ils disent. ”
Pourquoi passer nécessairement par les vieilles explications
en termes de “ complots ”, de “ manipulations ”
et de “ machiavélisme ” ? Pourquoi, plus simplement,
ne pas voir qu’à la suite de la chute du mur de Berlin,
de la social-libéralisation des social-démocraties et
de l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, dans l’incertitude,
le tâtonnement, la contradiction, le débat, la pluralité,
la confusion, de nouveaux repères, lestés par des traditions
revisitées, se cherchent ? En tout cas, en tant que non trotskyste,
c’est ainsi que je vis la période actuelle au sein de
la LCR.
* A.M. écrit : “ A l'heure où la lutte de tous
contre tous fait des ravages parmi les dominés, nous devrions
déjà nous interroger sur ce que le terme de "révolutionnaire"
peut signifier pour les gens. ”/“ ce sont des luttes
victorieuses, auto-organisées, indépendantes des institutions
politiques (et des bureaucraties syndicales) qui permettront de
renouer avec les traditions du mouvement ouvrier du XIXe siècle,
traditions que l'expérience du communisme bolchevik a discréditées.
”
Il me semble que les deux phrases sont, d’une certaine manière,
contradictoires. La première s’interroge lucidement,
de façon autocritique, sur les présupposés optimistes
des thématiques dites “ révolutionnaires ”.
La seconde réaffirme de manière dogmatique des certitudes
quasi-millénaristes, servant de réassurance identitaire
(à la manière de supporters d’équipes de
football ; “ On est les champions, on est les champions ”…).
* A.M. écrit : “ Nous faisons partie de ceux qui supportent
de moins en moins le double langage, la surenchère pseudo
radicale aussi bien que la confusion pseudo théorique. Face
à des personnes qui, de plus en plus, sont bombardées
d'images et de discours à longueur de journée, il
faut mettre en avant des idées simples que l'on puisse clairement
distinguer de celles des autres courants politiques. ”
Faut-il faire un nouvel effort théorique, parce que les instruments
dont on hérite du passé sont insuffisants, qu’il
faut les rediscuter de manière critique et que des enjeux renouvelés
se posent à nous ou s’agit-il simplement d’une
stratégie de “ communication ” à rénover
? Je choisis le premier terme de l’alternative et les formulations
d’A.M. semblent choisir le second. Le monde est-il compliqué
et son analyse difficile ou au contraire est-il simple et son analyse
facile ? Là aussi je choisis le premier terme de l’alternative
et les formulations d’A.M. semblent choisir le second.
* A.M. écrit : “ mais aussi en débattant du
projet de société que nous voulons. Car s'il est clair
que "le chemin se fait en marchant" et qu'il est prétentieux
d'imaginer tout seul un système auquel tous seront appelés
à collaborer, il est également peu sérieux
de dire que nous ne savons pas vers quoi nous voulons aller. ”
Pleinement d’accord.
* A.M. finit par : “ Etre libertaire "pour de vrai"
comporte quelques exigences, celle de s'intéresser réellement
à connaître le passé, les forces et les faiblesses
d'un courant de pensée à la fois multiple et complexe.
Celle aussi d'avoir l'esprit critique en éveil, vis-à-vis
des idées des autres aussi bien que de ses propres idées.
”
Encore un point d’accord. Cette composante libertaire dérive
du rationalisme critique que nous héritons de la philosophie
des Lumières, de son esprit de libre examen et d’analyse
critique de nos propres préjugés, et donc une reconnaissance
de ses propres fragilités.
Ariane Miéville a ainsi donné l’occasion qu’un
débat s’ouvre, avec des dimensions polémiques
mais contenues par une démarche argumentative. Peut-être
que des malentendus commencent à être levées,
que des zones d’accord et de désaccord commencent à
être clarifiées, que les protagonistes du débat
commencent à se déplacer par rapport à leurs
positions initiales sans avoir besoin de communier dans un “
consensus ” aseptisant.
Le texte d’Ariane Miéville et cette réponse seront
diffusés dans différents réseaux internet des
gauches radicales pour alimenter un débat plus large.
Le lien d'origne : http://direct.perso.ch/contret.html
|
|