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Simone de Beauvoir
ou quand le génie féministe irradie la simplicité et la loyauté
par Andrée Michel


Entre 1954 et 1967, date de mon départ pour l'Amérique du Nord, en tant que militante j'ai rencontré plusieurs fois Simone de Beauvoir et en tant que chercheuse du CNRS nous avons échangé une correspondance. Je me bornerai ici à une description très succincte de ces rencontres et de cet échange.

I. A l'époque, j'étais déjà une militante féministe et anticolonialiste et c'est dans le cadre de ma participation à des mouvements anticolonialistes et féministes que je suis entrée en contact avec Simone de Beauvoir, sans avoir jamais fait partie de son réseau d'intimes.
Ainsi, au cours d'un défilé de protestation contre la répression en Algérie, Boulevard Saint-Germain, nous avons été toutes deux appréhendées, avec d'autres manifestant-e-s, par la police et conduites dans les locaux du Commissariat de police du Quartier pour que nos identités soient relevés. Ce fut ma première rencontre avec Simone de Beauvoir. La durée de garde à vue s'allongeant (il fallait vérifier si nos adresses étaient exactes), je n'ai pas hésité à prendre contact et à échanger mes impressions avec elle car son abord très simple et profondément humain m'a permis de vaincre ma timidité pour me présenter à elle.
Cette tranche de notre engagement anticolonialiste s'est terminée quand nous nous sommes retrouvées en I962 - encore une fois dans la rue- dans la foule des invité-e-s du gouvernement provisoire de l'Algérie (G.P.R.A.) qui avait prévu de célébrer les Accords d'Evian, conduisant à l'Indépendance, à l'hôtel Continental, rue de Rivoli à Paris. C'est dans cette rue que nous avons fêté l'évènement car le bruit avait couru qu'une bombe avait été déposée à l'hôtel.
Simone de Beauvoir, rayonnante et très entourée, était accompagnée de Sartre et je revois encore la couleur de sa robe.

A l'époque, j'étais également une activiste de la lutte pour l'émancipation des femmes, révoltée tout autant par l'injustice d'un code Napoléon, digne de la charia , que par l'interdiction faite aux femmes d'accéder aux méthodes contraceptives modernes. Je cotisais à une foule d'organisations féminines et féministes (Conseil National des Femmes, Association française des Femmes diplômées des Universités, Association des femmes des carrières juridiques, Union des Femmes Françaises, etc.) qui demandaient les unes des droits égaux , les autres des services pour les femmes et la garde des enfants. Mais c'est dans le Mouvement Français pour le Planning Familial que je me suis le plus investie. Là encore, j'y ai rencontré Simone de Beauvoir à plusieurs reprises. Je la vois encore, au cours d'une réunion organisée par ce Mouvement, présente à la Tribune aux côtés de Mme Weill-Hallé, présidente de ce Mouvement. En des termes d'une grande simplicité et d'une grande fermeté, elle plaidait pour l'accès des femmes au planning familial et exprima sa révolte contre une législation archaïque qui mutilait la santé des femmes.

II. Aujourd'hui, étant une sociologue féminsite ayant écrit des ouvrages sur les femmes, on me demande parfois quelle est l'influence du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir sur mon orientation. Je dois dire que je suis une féministe tout à fait atypique.
En effet, à l'époque où cet ouvrage a paru (en 1949), je préparais une agrégation de philosophie à la Sorbonne et je ne me rappelle pas avoir entendu parlé du "deuxième sexe" ni de l'émotion causée par cet ouvrage. Ni mes professeurs, ni les étudiants de la Cité Universitaire où j'habitais à l'époque ne m'en ont parlé. En revanche, les étudiants parlaient de Sartre et j'allais voir des pièces de théâtre de cet auteur. Je me rappelle mon indignation contre la croisade engagée par le parti communiste contre Sartre, l'autre bête noire étant le Maréchal Tito!
Plus tard, j'ai très bien compris la révolte des étudiant-e-s de philosophie en mai 1968- que j'ai croisés dans les couloirs de la Sorbonne lors d'un bref séjour en France- qui reprochaient à leurs mandarins de professeurs de ne parler que d'Aristote et de passer sous silence la sociologie de Karl Marx. A plus forte raison, ignoraient-ils les écrits de Sartre dans leur enseignement. Le silence de leur part était encore plus épais quand il s'agissait d'une auteure féministe comme Simone de Beauvoir.

C'est beaucoup plus tard, quand j'ai quitté le milieu intellectuel pour aller vivre dans une banlieue ouvrière- où je découvris les valeurs et le mode de vie d'une classe sociale dont j'ignorais tout - que je rencontrais un syndicaliste qui me mit dans le mains "le deuxième sexe". Il avait acheté et lu cet ouvrage qui faisait partie de sa bibliothèque. Dans son milieu de syndicaliste, il n'avait pas été soumis aux interdits de l'université et ce n'est pas pour autant qu'il souscrivait aux dogmes du parti communiste. Il faisait partie des quelques esprits libres, -très rares d'ailleurs mais que l'on trouve dans les milieux les plus différents - qui se donnaient la liberté de penser par eux-mêmes en dehors des chapelles, des partis politiques ou des modes. Mais je dois avouer que, récemment entrée au CNRS et absorbée par mes deux recherches (l'une sur les travailleurs algériens, l'autre sur les familles ouvrières des hôtels meublés), j'étais si occupée à rédiger mes deux thèses de doctorat de sociologie sur ces deux sujets que je n'ai pas pris le temps de livre cet ouvrage. En revanche, j'ai dévoré les "Mandarins" avec passion car c'était un ouvrage beaucoup plus court.....

Après mon doctorat d'Etat, passé à la Sorbonne en 1959, je me suis mise avec Geneviève Texier, à faire de nouvelles recherches sur "la Condition de la Française d'Aujourd'hui" et nous nous sommes réparties la rédaction des chapitres des deux tomes d'un ouvrage portant ce titre. N'étant pas une littéraire mais une sociologue et une juriste (j'avais aussi obtenu une licence de droit), c'est avec un appareil statistique et juridique je conduisais mes recherches sur la situation des Françaises dans la vie familiale, professionnelle et politique, laissant de côté la littérature et l'étude des mythes. Ignorant les frontières entre les sciences sociales et politiques, je faisais également l'inventaire des groupes de pression (partis, syndicats, églises, etc.) qui s'opposaient à l'émancipation des femmes et légitimaient leur oppression . Ma révolte contre cet état des choses était une motivation suffisante et je ne me suis pas référée au "deuxième sexe" durant tout ce travail pour y puiser mon inspiration. En revanche, je suis persuadée que ma partenaire Geneviève Texier (hélas, aujourd'hui décédée) qui a écrit la première partie de l'ouvrage sur les mythes relatifs aux femmes a certainement été inspirée par le "deuxième sexe".
L'ouvrage terminé, j'ai envoyé le manuscrit à Simone de Beauvoir, pour une publication éventuelle dans la collection Temps Modernes. J'ai reçu rapidement une réponse de sa part (que je conserve) m'indiquant que Sartre et elle-même seraient d'accord avec ma demande. Finalement, nous avons publié notre ouvrage dans la collection "Femmes" , dirigée par Colette Audry chez Gonthier, où il s'insérait mieux et figurait après le best seller de Betty Freidan sur "the feminine mystique" , traduit en français par Yvette Roudy.

Plus tard, Simone de Beauvoir a accepté de publier dans la revue Temps Modernes des articles que je lui envoyais. Mais c'est à sa demande quie j'ai mené une recherche monographique sur les budgets des familles ouvrières parisiennes dont les résultats ont été publiés dans cette revue, ce qui revèle son intérêt pour ce sujet, éloigné des préoccupations des auteurs à la mode de l'époque...

Malgré sa célébrité, Simone de Beauvoir ne s'enfermait pas dans la tour d'ivoire du succès et de l'autosatisfaction. Sa notoriété ne lui était pas montée à la tête... Descendre dans l'arène et manifester avec des personnes de toutes origines et catégories sociales pour promouvoir les causes qu'elle voulait défendre ne la rebutaient pas. Dans les luttes auxquelles elle participait, elle se montrait simple, chaleureuse et fidèle à ses engagements et aux personnes, ce que je résume sous le concept de "loyauté".
Ce que je retiens le plus de mes rencontres et mes échanges avec Simone de Beauvoir, c'est le profil d'une écrivaine de génie, qui n'avait rien à faire avec les courtisans et qui mettait sa générosité, sa notoriété et son intelligence au service des "damné-e-s de la terre" (les colonisé-e-s, les vieux/ vieilles, les pauvres/ pauvresses) et des "réprouvées du patriarcat" (les femmes).
D'aucunes demandent si le "Deuxième sexe" est toujours d'actualité. Pourquoi ne pas se demander si Simone de Beauvoir est une personne contemporaine, voire une féministe de l'an 2000? Ma réponse est oui car je perçois cette dernière comme une personne pour qui la dénonciation des oppressions passe avant le narcissisme du self, dont le discours féministe ne jure pas avec des pratiques dignes du patriarcat, pour qui la solidarité avec toutes les femmes du monde permet de dépasser les frontières de l'ethnie, de la classe sociale, de la nation, de la religion et de la classe d'âge. Et tous ces traits, je les retrouve - se télescopant les uns les autres - dans la vie et l'ouvre de Simone de Beauvoir bien que celle-ci appartienne surtout à l'âge de Gutengerg.
Les féministes à la pointe de la maîtrise des nouveaux moyens de communication électronique - mais aussi toutes les autres - trouveront dans cette écrivaine une précurseuse dont la vie et l'oeuvre qui lui est intrinsèquement liée sont porteuses d'un message humain universel.