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Les féministes de Colombie et la lutte contre la violence
par Andrée Michel


Les féministes de Colombie et la lutte contre la violence
En Colombie, pays riche où la violence, enracinée depuis des dizaines d'années arrive à son apogée, 9% des femmes sont victimes de meurtres perpétrés par les groupes armés. Elles sont aussi victimes de viols et de sévices aussi liés au machisme de la société sud-américaine. Un groupe de féministes colombiennes pacifistes lutte pour la non violence malgré les menaces de mort et les intimidations quotidiennes. Hormis des actions concrètes, elles mènent aussi une réflexion sur la nature des violences.

La Colombie est un pays riche, trop riche et qui par conséquent attire toutes les convoitises. On s'y dispute les terres, les mines de diamants et de minerais, le pétrole, les projets pour un futur second canal de Panama.

La violence y est bien enracinée depuis plus de 50 ans ans mais elle atteint aujourd'hui son apogée : 35.000 morts violentes par an dont 1O% sont des assassinats politiques, dont 15.000 morts lors d'engagements militaires. Outre l'armée gouvernementale qui entre en action contre les narco-trafiquants, outre les guérillas armées composées de paysans et d'ouvriers qui veulent le pouvoir pour chasser un gouvernement dominé par cinq ou six familles très puissantes, d'autres milices privées exercent leurs violences sur les populations : milices des narco-trafiquants qui veulent chasser les paysans de leurs terres, milices des gros propriétaires fonciers qui veulent s'agrandir aux dépens des paysans, milices d'auto-défense composées de civils que l'Etat arme dans un but d'auto-défense, etc. Enfin, craints par dessus tout, les milices des paramilitaires qui agissent au service des intérêts privés : des narco-trafiquants et des gros propiétaires fonciers, des compagnies pétrolières américaines ou autres qui veulent prospecter ou s'emparer des terres paysannes et indiennes.

Les habitants des villages sont les principales victimes de ces violences. Les paramilitaires qui opèrent en civil tuent des hommes dans les villages en les accusent d'héberger ou de renseigner les soldats de la guérillas. Les milices des guérillas tuent des paysans si elles les soupçonnent d'aider les paramilitaires, et ainsi de suite. Et l'on est habile à mettre sur le compte des différentes formations armées les crimes, assassinats et exactions commises par les autres, de sorte que l'on ne sait plus qui fait quoi et pourquoi.

En conséquence de cette situation de terreur dans les campagnes, toutes les heures 3 à 4 familles paysannes qui ont échappé aux assassinats quittent les village pour se diriger vers les villes. Comme elles ne trouvent pas de place, elles squattent des terres sur les pentes des montagnes qui entourent les grandes villes andines (comme Bogota ou Medellin) ; la police vient les déloger et détruire leurs constructions précaires mais, tenaces, les femmes s'accrochent, reviennent à la charge avec des pierres et des bâtons jusqu'à ce que la police se lasse (il nous a été dit que cette lutte autour de Medellin dure parfois deux ou trois jours).

Les violences de toutes origines ne sont pas pour autant absentes des villes et en particulier des "quartiers", noms donnés aux "barrios" (quartiers spontanés) des grandes villes comme Bogota ou Medellin (plus de 5.000 morts violentes à Medellin en 1996). Il s'agit de meurtres commis par des dealers quand les contrats, non écrits, relatifs à la répartition des bénéfices du trafic de drogue n'ont pas été respectés ou de crimes de délinquance commune, de violences entre voisins, etc.

Victimes militaires, victimes civiles. Hommes et Femmes
Toujours est-il que, confirmant les statistiques de l'UNICEF sur la nature civile des victimes des conflits armés d'aujourd'hui, Pablo Emilio Angarita, avocat, professeur de droit à l'Université d'Antioqua et militant des droits de l'homme dans une ONG, dresse un constat accablant. Parmi les victimes d'assassinats des groupes armés :"en 1995, on recensait 43% de civils, 54% en 1996 et il y en aura 85% en 1997. Ceux qui meurent sont ceux qui ne sont pas des combattants mais des gens qui circulent, qui travaillent .. Plus l'Etat proposent aux citoyens de participer à la lutte contre la violence en les armant, plus les victimes sont civiles".

Sur ce nombre, on estime que le pourcentage de femmes victimes de mort violente par les groupes armés est d'environ 9%, en progression par rapport aux années précédente. Mais les souffrances des femmes ne peuvent se limiter à ce bilan.

L'armée gouvernementale tout comme les milices privées sont les auteurs de nombreux viols sur les femmes. De nombreuses femmes sont victimes parmi les 20.000 morts violentes classées comme ayant des "causes sociales", commises par d'autres acteurs que les milices armées. Même si les assassinats de femmes sont moins nombreux, que ceux des hommes, elles subissent de plein fouet le machisme de la société sud-américaine. Ainsi, il nous a été dit qu'il n'est pas exceptionnel qu'une femme soit assassinée lorsqu'elle se refuse à un homme. Le machisme dans le couple est toujours virulent à l'égard des femmes et de nombreuses femmes sont battues par les maris si elles ne préparent pas elles-mêmes les repas, si elles sortent de leur foyer pour participer ou exercer une activité à la tête d'une association, etc.

Si les femmes sont relativement épargnées par les groupes armés, elles souffrent énormément quand elles perdent un mari, un frère, un fils, un parent ou un ami ou quand sont obligées de fuir leur habitation et leur village. Aussi le pourcentage d'assassinats de femmes par les groupes militaires ne représente qu'un faible aspect de toutes les souffrances endurées par les femmes par la militarisation et la violence de la société colombienne.

La lutte des féministes colombiennes contre la violence
C'est au cours d'un séjour à Médellin où j'ai été invitée pour donner des conférences à l'Université d'Antioqua sur l'impact du surarmement sur les pays développés et en voie de développement et sur les violences à l'égard des femmes que j'ai rencontrées et interviewées les féministes colombiennes pacifistes.

La lutte des femmes colombiennes pour la non violence émane d'abord de femmes qui étaient féministes avant leur lutte pour la paix ou qui le sont devenues au fur et à mesure de leurs réflexions sur les causes de la violence. Dans un pays ravagé par la guerre civile, ces féministes militantes de la non violence constituent l'avant-garde d'une lutte pour la paix par l'imagination, le courage, la détermination, la tenacité, la réflexion, et le nouveau style des relations humaines inaugurées au sein de leurs collectifs de lutte.

Imagination
Pendant qu'elles préparaient un projet destiné à répondre au questionnaire international envoyé par les Nations Unies sur la violence à l'égard des femmes, au cours de l'année mondiale consacrée par l'ONU à ce thème, les féministes colombiennes ont décidé de faire quelque chose pour la défense de la paix et des droits des femmes, la situation étant devenue insupportable quand la population est prise en tenaille dans les affrontements de l'armée avec les guérillas et les milices privées des paramilitaires. Elles ont décidé d'organiser une grand défilé à Mutata, petit village de la province d'Uraba, l'une des régions les plus violentes du pays. Elles ont préparé ce défilé en coordination avec les organisations indiennes, auteures du concept de "neutralité active" et avec les organisations écologistes de la région d'Uraba.

La présentation préalable de leur projet au Forum des femmes de Médellina suscité un grand enthousiasme de la part des femmes des quartiers populaires et des bidonvilles de cette ville. Elles ont baptisé leur projet la Ruta Pacifica (La route pacifique). Elles ont faire taire leurs divergences pour s'organiser et coordonner leurs efforts en vue de la réussite du projet. Parmi elles, Rocio Pineda, de l'Escuela Nacional sindical ; Piedad Mirales, écrivaine et poète ; Olga Lucia Ramirez, directrice exécutive de Vamos mujer (Allons les femmes) ; Ester Marina Gallego, directrice exécutive de Mujeres que Crean (les femmes qui créent), etc... Elles ont fait d'ailleurs le lien entre les violences privées que les femmes subissent dans leur vie quotidienne et les violences militaires. A leur grande surprise, la marche a rassemblé plus de 600 femmes venues de tout le pays en autobus, affrontant des routes dangereuses de jour et de nuit. Au cours du défilé, elles ont dénoncé non seulement les violences exercées contre les femmes mais aussi "la prétendue pacification du pays avec des projets totalitaires mortels". Elles ont demandé que le dialogue et la négociation succèdent à la lutte armée et certaines ont demandé aux femmes de ne plus faire d'enfants avec les hommes qui portent des armes. Elles se sont interrogées sur l'identité de la violence à l'égard des femmes à travers le monde et ont décidé de développer un observatoire de la lutte des femmes (qu'elles ont nommé Veedor). Elles assignent aussi à la Ruta Pacifica l'objectif de gagner l'opinion publique au concept d'une "neutralité active", demandée par les mouvements Indiens de Colombie.

Courage, détermination et ténacité des féministes
Rien n'entame leur détermination de continuer leur lutte pacifique, malgré les menaces de mort, l'intimidation quotidienne que représentent les assassinats de militantes comme elles et de militants des droits humains, d'hommes politiques ou de syndicalistes, de chercheurs et d'universitaires, assassinats qui ne peuvent évidemment provenir que de ceux qui ont intérêt à la continuation de la guerre.

Ainsi, les féministes de la Ruta Pacifica ont fait beaucoup d'agitation pour obtenir leur participation à une réunion consacrée à la violence organisée, avec le concours des chefs de la police et de l'armée, par le gouverneur de la province d'Antioqua dont Médellin est la capitale. 13 féministes se sont rendues à cette réunion pour dénoncer les viols commis contre les femmes par les militaires de l'armée gouvernementale ainsi que les atteintes aux droits humains. Une femme colonele les a reçues au Conseil de Sécurité ; défendant le prestige de l'armée, elle les a sommées de donner des preuves. Dans cette polémique, elles ont été soutenues par des ONG et par Amnesty International.

Actuellement, elles mènent une lutte pour retirer aux tribunaux militaires la compétence de juger les crimes des militaires et elles ont obtenu partiellement satisfaction.

Réflexion féministe
Parallèlement à leurs actions concrètes, les féministes colombiennes mènent une réflexion qui les place à l'avant garde de la réflexion engagée par les féministes sur la nature de la violence.

Pour elles, il ny a pas de contradiction entre les violences privées que les femmes subissent dans la famille et la société et les violences militaires dont elles sont victimes. Ces deux catégories de violences proviennent d'une même société patriarcale qui a inculqué aux hommes une conception de la virilité liée à la violence tandis que les femmes ont été éduquées à se soumettre. Mais, même si les femmes ne portent pas les armes, elles font partie de la guerre puisque les violences les atteignent encore plus que les hommes.
Il faut que les hommes acquièrent une autre conception de la virilité en découvrant leur part féminine et la solidarité avec les autres tandis que les femmes doivent cesser d'accepter les violences qu'elles soient privées ou militaires. Quand la guerre s'approche, les femmes pleurent et participent sans comprendre ; elles le font par amour des hommes qui continuent à tuer ceux qu'elles aiment.

Reprenant l'analyse des féministes mexicaines, Rocio soutient que la guerre actuelle en Colombie est comme un poulpe qui étend et multiplie ses tentacules partout parce que la guerre est aussi dans les esprits des hommes qui la font et des femmes qui la subissent passivement.

Contre cette situation, le féminisme est fondamentalement pacifiste et antiguerre ; il est contre la guerre. C'est un mouvement rebelle car la guerre est la négation de l'autre et la rébellion des femmes est une rébellion contre la suppression de l'autre. La rébellion des femmes est civilisatrice. L'intégration des femmes dans l'appareil de guerre (comme cela se produit en Colombie où il existe des bandes armées de femmes tueuses à gage) n'est pas un succès : c'est au contraire faire entrer les femmes dans la logique de la mort.

Comment les féministes peuvent-elles agir contre la guerre ? Les femmes doivent sortir de cette répartition traditionnelle des rôles masculins et féminins. Il faut qu'elles sortent des groupes mixtes pour parler en leur nom : en défendant leur propre droit à la vie, elles défendent le droit de tous à la vie ; elles doivent aussi articuler leur discours à la situation générale au lieu de séparer violences privées et violences miitaires.
L'esprit de la Ruta pacifica, c'est de sortir de "la cage androcentriste" dans laquelle hommes et femmes sont enfermées, l'activité féministe sera toujours une transgression car pour arrver à la paix il faut changer le discours, le langage ; il faut que les femmes osent parler et présenter leur point de vue pour préparer le chemin de la paix en disant ;

- pas d'enfant pour la guerre puisque lorsqu'il sera adolescent ou adulte, il sera tué. Les femmes de Ruta Pacifica se sont aussi interrogées : comment est-il possible de se laisser caresser par un mari ou un compagnon qui a tué ? A partir de là, elles cherchent à analyser le lien qui existe entre la mort et l'érotisme, le sexe et la guerre ;

- il faut désarticuler les instruments de la guerre, en organisant par exemple un grand débat public pour ne pas alimenter les groupes armés (il s'agit d'alimentation en nourriture et en armes).

Ces féministes pensent que l'utilisation de ce langage symbolique va favoriser la destruction de cet esprit de guerre et de violence. En définitive, à la question suivante : comment désarmer les esprits guerriers ?, leur proposition part de la cuisine pour arriver à la sphère publique car elles ne séparent pas la sphère privée de la sphère publique et les violences privées se prolongent par d'autres violences.

Nouveau style dans les relations humaines
A partir de l'ouvrage remarquable sur quinze villes colombiennes de Marie Dominique de Suremain, Lucy Cardona et Marisol Dalmazzo ('les femmes et la crise urbaine ou la gestion invisible du logement et des services urbains", publié par ENDA America Latina en I995), on peut montrer comment la réflexion des féministes colombiennes, loin d'être coupée des femmes des milieux populaires, se greffe au contraire sur la promotion et les initiatives collectives de ces dernières.

A travers une étude de la participation des femmes à la gestion des services urbains et au logement, les auteures montrent comment des femmes de ces milieux ont réussi à refuser le machisme des hommes, en exerçant une activité au sein ou à la tête d'une association malgré l'opposition des maris, en s'autoéduquant pour prendre la parole et en participant à la sphère publique, en réalisant des projets concrets de services au public et aux femmes. Il s'avère que dans ce processus d'émancipation collective, si beaucoup de femmes des milieux populaires sont encore en butte au machisme des maris et à la répartition traditionnelle des rôles masculins et féminins, bon nombre d'elles en revanche ont réussi à transformer ces pratiques à l'intérieur du couple. Certaines en effet ont des maris qui préparent eux-même les repas et s'occupent des enfants quand elles exercent leur activité associative. Ainsi, des femmes des milieux populaires ont réussi à transformer les rôles masculins et féminins dans le couple mieux que dans la bourgeoisie où les femmes ont des domestiques.

Par ailleurs, l'étude du fonctionnement des associations féministes a montré que, contrairement aux associations mixtes où domine encore la relation hiérarchique, les féministes ont inauguré un autre mode de fonctionnement où dominent la coordination et la convivialité.
De nombreuses associations de Medellin comme Endase consacrent à la formation et à la lutte contre le violence. Ainsi, la lutte pour l'éradication de la non violence dans les relations garçons/filles au sein de ces quartiers populaires est l'objet d'une initiative originale de la part des services sociaux de la municipalité. Grâce aux travailleuses sociales, des équipes mixtes de football regroupant garçons et filles se sont mises en place dans les quartiers de Medellin. Ce ne sont pas des équipes de garçons contre des équipes de filles mais le principe est de mélanger filles et garçons dans les deux équipe. Il est interdit aux garçons de marquer le premier but, les matches sont précédés et suivis de rencontres et de débats entre les équipes. Ceci afin d'apprendre aux garçons à contrôler leur agressivité. 300 équipes de ce genre sont en projet dans la ville de Medellin.

Conclusion
La réflexion théorique des féministes de Médellin sur la violence est donc tout à fait cohérente avec les aspirations des femmes des milieux populaires et avec ce que celles-ci ont réussi à réaliser concrètement à la fois pour s'insérer dans la sphère publique et pour refuser les violences privées. Elle la réflète loin de s'y opposer. Dans la théorie féministe comme dans les pratiques des femme de Colombie, tout se passe en somme comme si la lutte contre les violences de la guerre était indissociable de la lutte des femmes pour leur dignité et leur émancipation et inversement elles ne veulent pas séparer la lutte pour leurs droits de la lutte pour la paix...

Andrée Michel


Le lien d'origine sur le site des Pénélopes : http://www.penelopes.org/pages/document/paix/colombie.htm
7 décembre 2000