Les féministes de Colombie et la lutte contre la violence
En Colombie, pays riche où la violence, enracinée depuis
des dizaines d'années arrive à son apogée, 9% des
femmes sont victimes de meurtres perpétrés par les groupes
armés. Elles sont aussi victimes de viols et de sévices
aussi liés au machisme de la société sud-américaine.
Un groupe de féministes colombiennes pacifistes lutte pour la non
violence malgré les menaces de mort et les intimidations quotidiennes.
Hormis des actions concrètes, elles mènent aussi une réflexion
sur la nature des violences.
La Colombie est un pays riche, trop riche et qui par conséquent
attire toutes les convoitises. On s'y dispute les terres, les mines de
diamants et de minerais, le pétrole, les projets pour un futur
second canal de Panama.
La violence y est bien enracinée depuis plus de 50 ans ans mais
elle atteint aujourd'hui son apogée : 35.000 morts violentes par
an dont 1O% sont des assassinats politiques, dont 15.000 morts lors d'engagements
militaires. Outre l'armée gouvernementale qui entre en action contre
les narco-trafiquants, outre les guérillas armées composées
de paysans et d'ouvriers qui veulent le pouvoir pour chasser un gouvernement
dominé par cinq ou six familles très puissantes, d'autres
milices privées exercent leurs violences sur les populations :
milices des narco-trafiquants qui veulent chasser les paysans de leurs
terres, milices des gros propriétaires fonciers qui veulent s'agrandir
aux dépens des paysans, milices d'auto-défense composées
de civils que l'Etat arme dans un but d'auto-défense, etc. Enfin,
craints par dessus tout, les milices des paramilitaires qui agissent au
service des intérêts privés : des narco-trafiquants
et des gros propiétaires fonciers, des compagnies pétrolières
américaines ou autres qui veulent prospecter ou s'emparer des terres
paysannes et indiennes.
Les habitants des villages sont les principales victimes de ces violences.
Les paramilitaires qui opèrent en civil tuent des hommes dans les
villages en les accusent d'héberger ou de renseigner les soldats
de la guérillas. Les milices des guérillas tuent des paysans
si elles les soupçonnent d'aider les paramilitaires, et ainsi de
suite. Et l'on est habile à mettre sur le compte des différentes
formations armées les crimes, assassinats et exactions commises
par les autres, de sorte que l'on ne sait plus qui fait quoi et pourquoi.
En conséquence de cette situation de terreur dans les campagnes,
toutes les heures 3 à 4 familles paysannes qui ont échappé
aux assassinats quittent les village pour se diriger vers les villes.
Comme elles ne trouvent pas de place, elles squattent des terres sur les
pentes des montagnes qui entourent les grandes villes andines (comme Bogota
ou Medellin) ; la police vient les déloger et détruire leurs
constructions précaires mais, tenaces, les femmes s'accrochent,
reviennent à la charge avec des pierres et des bâtons jusqu'à
ce que la police se lasse (il nous a été dit que cette lutte
autour de Medellin dure parfois deux ou trois jours).
Les violences de toutes origines ne sont pas pour autant absentes des
villes et en particulier des "quartiers", noms donnés
aux "barrios" (quartiers spontanés) des grandes villes
comme Bogota ou Medellin (plus de 5.000 morts violentes à Medellin
en 1996). Il s'agit de meurtres commis par des dealers quand les contrats,
non écrits, relatifs à la répartition des bénéfices
du trafic de drogue n'ont pas été respectés ou de
crimes de délinquance commune, de violences entre voisins, etc.
Victimes militaires, victimes civiles. Hommes et Femmes
Toujours est-il que, confirmant les statistiques de l'UNICEF sur la
nature civile des victimes des conflits armés d'aujourd'hui,
Pablo Emilio Angarita, avocat, professeur de droit à l'Université
d'Antioqua et militant des droits de l'homme dans une ONG, dresse un
constat accablant. Parmi les victimes d'assassinats des groupes armés
:"en 1995, on recensait 43% de civils, 54% en 1996 et il y en aura
85% en 1997. Ceux qui meurent sont ceux qui ne sont pas des combattants
mais des gens qui circulent, qui travaillent .. Plus l'Etat proposent
aux citoyens de participer à la lutte contre la violence en les
armant, plus les victimes sont civiles".
Sur ce nombre, on estime que le pourcentage de femmes victimes de mort
violente par les groupes armés est d'environ 9%, en progression
par rapport aux années précédente. Mais les souffrances
des femmes ne peuvent se limiter à ce bilan.
L'armée gouvernementale tout comme les milices privées sont
les auteurs de nombreux viols sur les femmes. De nombreuses femmes sont
victimes parmi les 20.000 morts violentes classées comme ayant
des "causes sociales", commises par d'autres acteurs que les
milices armées. Même si les assassinats de femmes sont moins
nombreux, que ceux des hommes, elles subissent de plein fouet le machisme
de la société sud-américaine. Ainsi, il nous a été
dit qu'il n'est pas exceptionnel qu'une femme soit assassinée lorsqu'elle
se refuse à un homme. Le machisme dans le couple est toujours virulent
à l'égard des femmes et de nombreuses femmes sont battues
par les maris si elles ne préparent pas elles-mêmes les repas,
si elles sortent de leur foyer pour participer ou exercer une activité
à la tête d'une association, etc.
Si les femmes sont relativement épargnées par les groupes
armés, elles souffrent énormément quand elles perdent
un mari, un frère, un fils, un parent ou un ami ou quand sont obligées
de fuir leur habitation et leur village. Aussi le pourcentage d'assassinats
de femmes par les groupes militaires ne représente qu'un faible
aspect de toutes les souffrances endurées par les femmes par la
militarisation et la violence de la société colombienne.
La lutte des féministes colombiennes contre la violence
C'est au cours d'un séjour à Médellin où
j'ai été invitée pour donner des conférences
à l'Université d'Antioqua sur l'impact du surarmement
sur les pays développés et en voie de développement
et sur les violences à l'égard des femmes que j'ai rencontrées
et interviewées les féministes colombiennes pacifistes.
La lutte des femmes colombiennes pour la non violence émane d'abord
de femmes qui étaient féministes avant leur lutte pour la
paix ou qui le sont devenues au fur et à mesure de leurs réflexions
sur les causes de la violence. Dans un pays ravagé par la guerre
civile, ces féministes militantes de la non violence constituent
l'avant-garde d'une lutte pour la paix par l'imagination, le courage,
la détermination, la tenacité, la réflexion, et le
nouveau style des relations humaines inaugurées au sein de leurs
collectifs de lutte.
Imagination
Pendant qu'elles préparaient un projet destiné à
répondre au questionnaire international envoyé par les Nations
Unies sur la violence à l'égard des femmes, au cours de
l'année mondiale consacrée par l'ONU à ce thème,
les féministes colombiennes ont décidé de faire quelque
chose pour la défense de la paix et des droits des femmes, la situation
étant devenue insupportable quand la population est prise en tenaille
dans les affrontements de l'armée avec les guérillas et
les milices privées des paramilitaires. Elles ont décidé
d'organiser une grand défilé à Mutata, petit village
de la province d'Uraba, l'une des régions les plus violentes du
pays. Elles ont préparé ce défilé en coordination
avec les organisations indiennes, auteures du concept de "neutralité
active" et avec les organisations écologistes de la région
d'Uraba.
La présentation préalable de leur projet au Forum des femmes
de Médellina suscité un grand enthousiasme de la part des
femmes des quartiers populaires et des bidonvilles de cette ville. Elles
ont baptisé leur projet la Ruta Pacifica (La route pacifique).
Elles ont faire taire leurs divergences pour s'organiser et coordonner
leurs efforts en vue de la réussite du projet. Parmi elles, Rocio
Pineda, de l'Escuela Nacional sindical ; Piedad Mirales, écrivaine
et poète ; Olga Lucia Ramirez, directrice exécutive de Vamos
mujer (Allons les femmes) ; Ester Marina Gallego, directrice exécutive
de Mujeres que Crean (les femmes qui créent), etc... Elles ont
fait d'ailleurs le lien entre les violences privées que les femmes
subissent dans leur vie quotidienne et les violences militaires. A leur
grande surprise, la marche a rassemblé plus de 600 femmes venues
de tout le pays en autobus, affrontant des routes dangereuses de jour
et de nuit. Au cours du défilé, elles ont dénoncé
non seulement les violences exercées contre les femmes mais aussi
"la prétendue pacification du pays avec des projets totalitaires
mortels". Elles ont demandé que le dialogue et la négociation
succèdent à la lutte armée et certaines ont demandé
aux femmes de ne plus faire d'enfants avec les hommes qui portent des
armes. Elles se sont interrogées sur l'identité de la violence
à l'égard des femmes à travers le monde et ont décidé
de développer un observatoire de la lutte des femmes (qu'elles
ont nommé Veedor). Elles assignent aussi à la Ruta Pacifica
l'objectif de gagner l'opinion publique au concept d'une "neutralité
active", demandée par les mouvements Indiens de Colombie.
Courage, détermination et ténacité des féministes
Rien n'entame leur détermination de continuer leur lutte pacifique,
malgré les menaces de mort, l'intimidation quotidienne que représentent
les assassinats de militantes comme elles et de militants des droits
humains, d'hommes politiques ou de syndicalistes, de chercheurs et d'universitaires,
assassinats qui ne peuvent évidemment provenir que de ceux qui
ont intérêt à la continuation de la guerre.
Ainsi, les féministes de la Ruta Pacifica ont fait beaucoup d'agitation
pour obtenir leur participation à une réunion consacrée
à la violence organisée, avec le concours des chefs de la
police et de l'armée, par le gouverneur de la province d'Antioqua
dont Médellin est la capitale. 13 féministes se sont rendues
à cette réunion pour dénoncer les viols commis contre
les femmes par les militaires de l'armée gouvernementale ainsi
que les atteintes aux droits humains. Une femme colonele les a reçues
au Conseil de Sécurité ; défendant le prestige de
l'armée, elle les a sommées de donner des preuves. Dans
cette polémique, elles ont été soutenues par des
ONG et par Amnesty International.
Actuellement, elles mènent une lutte pour retirer aux tribunaux
militaires la compétence de juger les crimes des militaires et
elles ont obtenu partiellement satisfaction.
Réflexion féministe
Parallèlement à leurs actions concrètes, les féministes
colombiennes mènent une réflexion qui les place à
l'avant garde de la réflexion engagée par les féministes
sur la nature de la violence.
Pour elles, il ny a pas de contradiction entre les violences privées
que les femmes subissent dans la famille et la société et
les violences militaires dont elles sont victimes. Ces deux catégories
de violences proviennent d'une même société patriarcale
qui a inculqué aux hommes une conception de la virilité
liée à la violence tandis que les femmes ont été
éduquées à se soumettre. Mais, même si les
femmes ne portent pas les armes, elles font partie de la guerre puisque
les violences les atteignent encore plus que les hommes.
Il faut que les hommes acquièrent une autre conception de la
virilité en découvrant leur part féminine et la
solidarité avec les autres tandis que les femmes doivent cesser
d'accepter les violences qu'elles soient privées ou militaires.
Quand la guerre s'approche, les femmes pleurent et participent sans
comprendre ; elles le font par amour des hommes qui continuent à
tuer ceux qu'elles aiment.
Reprenant l'analyse des féministes mexicaines, Rocio soutient que
la guerre actuelle en Colombie est comme un poulpe qui étend et
multiplie ses tentacules partout parce que la guerre est aussi dans les
esprits des hommes qui la font et des femmes qui la subissent passivement.
Contre cette situation, le féminisme est fondamentalement pacifiste
et antiguerre ; il est contre la guerre. C'est un mouvement rebelle car
la guerre est la négation de l'autre et la rébellion des
femmes est une rébellion contre la suppression de l'autre. La rébellion
des femmes est civilisatrice. L'intégration des femmes dans l'appareil
de guerre (comme cela se produit en Colombie où il existe des bandes
armées de femmes tueuses à gage) n'est pas un succès
: c'est au contraire faire entrer les femmes dans la logique de la mort.
Comment les féministes peuvent-elles agir contre la guerre ? Les
femmes doivent sortir de cette répartition traditionnelle des rôles
masculins et féminins. Il faut qu'elles sortent des groupes mixtes
pour parler en leur nom : en défendant leur propre droit à
la vie, elles défendent le droit de tous à la vie ; elles
doivent aussi articuler leur discours à la situation générale
au lieu de séparer violences privées et violences miitaires.
L'esprit de la Ruta pacifica, c'est de sortir de "la cage androcentriste"
dans laquelle hommes et femmes sont enfermées, l'activité
féministe sera toujours une transgression car pour arrver à
la paix il faut changer le discours, le langage ; il faut que les femmes
osent parler et présenter leur point de vue pour préparer
le chemin de la paix en disant ;
- pas d'enfant pour la guerre puisque lorsqu'il sera adolescent ou adulte,
il sera tué. Les femmes de Ruta Pacifica se sont aussi interrogées
: comment est-il possible de se laisser caresser par un mari ou un compagnon
qui a tué ? A partir de là, elles cherchent à analyser
le lien qui existe entre la mort et l'érotisme, le sexe et la guerre
;
- il faut désarticuler les instruments de la guerre, en organisant
par exemple un grand débat public pour ne pas alimenter les groupes
armés (il s'agit d'alimentation en nourriture et en armes).
Ces féministes pensent que l'utilisation de ce langage symbolique
va favoriser la destruction de cet esprit de guerre et de violence. En
définitive, à la question suivante : comment désarmer
les esprits guerriers ?, leur proposition part de la cuisine pour arriver
à la sphère publique car elles ne séparent pas la
sphère privée de la sphère publique et les violences
privées se prolongent par d'autres violences.
Nouveau style dans les relations humaines
A partir de l'ouvrage remarquable sur quinze villes colombiennes de
Marie Dominique de Suremain, Lucy Cardona et Marisol Dalmazzo ('les
femmes et la crise urbaine ou la gestion invisible du logement et des
services urbains", publié par ENDA America Latina en I995),
on peut montrer comment la réflexion des féministes colombiennes,
loin d'être coupée des femmes des milieux populaires, se
greffe au contraire sur la promotion et les initiatives collectives
de ces dernières.
A travers une étude de la participation des femmes à la
gestion des services urbains et au logement, les auteures montrent comment
des femmes de ces milieux ont réussi à refuser le machisme
des hommes, en exerçant une activité au sein ou à
la tête d'une association malgré l'opposition des maris,
en s'autoéduquant pour prendre la parole et en participant à
la sphère publique, en réalisant des projets concrets de
services au public et aux femmes. Il s'avère que dans ce processus
d'émancipation collective, si beaucoup de femmes des milieux populaires
sont encore en butte au machisme des maris et à la répartition
traditionnelle des rôles masculins et féminins, bon nombre
d'elles en revanche ont réussi à transformer ces pratiques
à l'intérieur du couple. Certaines en effet ont des maris
qui préparent eux-même les repas et s'occupent des enfants
quand elles exercent leur activité associative. Ainsi, des femmes
des milieux populaires ont réussi à transformer les rôles
masculins et féminins dans le couple mieux que dans la bourgeoisie
où les femmes ont des domestiques.
Par ailleurs, l'étude du fonctionnement des associations féministes
a montré que, contrairement aux associations mixtes où domine
encore la relation hiérarchique, les féministes ont inauguré
un autre mode de fonctionnement où dominent la coordination et
la convivialité.
De nombreuses associations de Medellin comme Endase consacrent à
la formation et à la lutte contre le violence. Ainsi, la lutte
pour l'éradication de la non violence dans les relations garçons/filles
au sein de ces quartiers populaires est l'objet d'une initiative originale
de la part des services sociaux de la municipalité. Grâce
aux travailleuses sociales, des équipes mixtes de football regroupant
garçons et filles se sont mises en place dans les quartiers de
Medellin. Ce ne sont pas des équipes de garçons contre
des équipes de filles mais le principe est de mélanger
filles et garçons dans les deux équipe. Il est interdit
aux garçons de marquer le premier but, les matches sont précédés
et suivis de rencontres et de débats entre les équipes.
Ceci afin d'apprendre aux garçons à contrôler leur
agressivité. 300 équipes de ce genre sont en projet dans
la ville de Medellin.
Conclusion
La réflexion théorique des féministes de Médellin
sur la violence est donc tout à fait cohérente avec les
aspirations des femmes des milieux populaires et avec ce que celles-ci
ont réussi à réaliser concrètement à
la fois pour s'insérer dans la sphère publique et pour refuser
les violences privées. Elle la réflète loin de s'y
opposer. Dans la théorie féministe comme dans les pratiques
des femme de Colombie, tout se passe en somme comme si la lutte contre
les violences de la guerre était indissociable de la lutte des
femmes pour leur dignité et leur émancipation et inversement
elles ne veulent pas séparer la lutte pour leurs droits de la lutte
pour la paix...
Andrée Michel
Le lien d'origine sur le site des Pénélopes :
http://www.penelopes.org/pages/document/paix/colombie.htm
7 décembre 2000
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