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Les féministes de Colombie et la lutte contre la violence
Andrée MICHEL


Pour lutter contre le règne de la mort en Colombie, qui atteint toutes les sphères de la vie civile, les militantes féministes insistent sur le lien entre la violence armée et la violence quotidienne exercée à l'égard des femmes, et mènent des actions symboliques pour mettre en lumière et transformer, à tous les niveaux, l'ordre patriarcal à la base de cet esprit de guerre.

La Colombie est un pays riche, trop riche et qui par conséquent attire toutes les convoitises. (...) La violence y est bien enracinée depuis plus de 50 ans mais elle atteint aujourd'hui son apogée : 35.000 morts violentes par an dont 10% sont des assassinats politiques, dont 15.000 morts lors d'engagements militaires. Outre l'armée gouvernementale qui entre en action contre les narco-trafiquants, outre les guérillas armées composées de paysans et d'ouvriers qui veulent le pouvoir pour chasser un gouvernement dominé par cinq ou six familles très puissantes, d'autres milices privées exercent leurs violences sur les populations : milices des narco-trafiquants qui veulent chasser les paysans de leurs terres, milices des gros propriétaires fonciers qui veulent s'agrandir aux dépens des paysans, milices d'autodéfense composées de civils que l'Etat arme dans un but d'autodéfense, etc. (...) Les violences de toutes origines ne sont pas pour autant absentes des villes et en particulier des "quartiers", noms donnés aux "barrios" (quartiers spontanés) des grandes villes comme Bogota ou Médellin. (...)

Toujours est-il que, confirmant les statistiques de l'UNICEF sur la nature civile des victimes des conflits armés d'aujourd'hui, Pablo Emilio Angarita, avocat, professeur de droit à l'Université d'Antioqua et militant des droits de l'homme dans une ONG, dresse un constat accablant. Parmi les victimes d'assassinats des groupes armés :"En 1995 on recensait 43% de civils, 54% en 1996 et il y en aura 85% en 1997. Ceux qui meurent sont ceux qui ne sont pas des combattants mais des gens qui circulent, qui travaillent. Plus l'Etat propose aux citoyens de participer à la lutte contre la violence en les armant, plus les victimes sont civiles".

Sur ce nombre, on estime que le pourcentage de femmes victimes de mort violente par les groupes armés est d'environ 9 %, en progression par rapport aux années précédentes. Mais les souffrances des femmes ne peuvent se limiter à ce bilan. L'armée gouvernementale tout comme les milices privées sont les auteurs de nombreux viols sur les femmes. De nombreuses femmes sont victimes parmi les 20.000 morts violentes classées comme ayant des "causes sociales" , commises par d'autres acteurs que les milices armées. Même si les assassinats de femmes sont moins nombreux, que ceux des hommes, elles subissent de plein fouet le machisme de la société sud-américaine. Ainsi, il nous a été dit qu'il n'est pas exceptionnel qu'une femme soit assassinée lorsqu'elle se refuse à un homme. (...) Si les femmes sont relativement épargnées par les groupes armés, elles souffrent énormément quand elles perdent un mari, un frère, un fils, un parent ou un ami ou quand sont obligées de fuir leur habitation et leur village. Aussi le pourcentage d'assassinats de femmes par les groupes militaires ne représente qu'un faible aspect de toutes les souffrances endurées par les femmes par la militarisation et la violence de la société colombienne.

La lutte des féministes colombiennes contre la violence

(...) La lutte des femmes colombiennes pour la non violence émane d'abord de femmes qui étaient féministes avant leur lutte pour la paix ou qui le sont devenues au fur et à mesure de leurs réflexions sur les causes de la violence. Dans un pays ravagé par la guerre civile, ces féministes militantes de la non violence constituent l'avant-garde d'une lutte pour la paix par l'imagination, le courage, la détermination, la ténacité, la réflexion, et le nouveau style des relations humaines inaugurées au sein de leurs collectifs de lutte.

(...) Les féministes colombiennes ont décidé d'organiser une grand défilé à Mutata, petit village de la province d'Uraba, l'une des régions les plus violentes du pays. Elles ont préparé ce défilé en coordination avec les organisations indiennes, auteures du concept de "neutralité active" et avec les organisations écologistes de la région d'Uraba. La présentation préalable de leur projet au Forum des femmes de Médellin a suscité un grand enthousiasme de la part des femmes des quartiers populaires et des bidonvilles de cette ville. Elles ont baptisé leur projet la Ruta pacifica (La route pacifique). (...) Elles ont fait le lien entre les violences privées que les femmes subissent dans leur vie quotidienne et les violences militaires. A leur grande surprise, la marche a rassemblé plus de 600 femmes venues de tout le pays en autobus, affrontant des routes dangereuses de jour et de nuit. Au cours du défilé, elles ont dénoncé non seulement les violences exercées contre les femmes mais aussi "la prétendue pacification du pays avec des projets totalitaires mortels" Elles ont demandé que le dialogue et la négociation succèdent à la lutte armée et certaines ont demandé aux femmes de ne plus faire d'enfants avec les hommes qui portent des armes. Elles se sont interrogées sur l'identité de la violence à l'égard des femmes à travers le monde et ont décidé de développer un observatoire de la lutte des femmes (qu'elles ont nommé Veedor). Elles assignent aussi à la Ruta pacifica l'objectif de gagner l'opinion publique au concept d'une "'Neutralité" demandée par les mouvements Indiens de Colombie.

Courage, détermination et ténacité des féministes : rien n'entame leur détermination à continuer leur lutte pacifique, malgré les menaces de mort, l'intimidation quotidienne que représentent les assassinats de militantes comme elles et de militants des droits humains, d'hommes politiques ou de syndicalistes, de chercheurs et d'universitaires, assassinats qui ne peuvent évidemment provenir que de ceux qui ont intérêt à la continuation de la guerre.(...)

Actuellement, elles mènent une lutte pour retirer aux tribunaux militaires la compétence de juger les crimes des militaires et elles ont obtenu partiellement satisfaction.

Parallèlement à leurs actions concrètes, les féministes colombiennes mènent une réflexion qui les place à l'avant garde de la réflexion engagée par les féministes sur la nature de la violence. Pour elles, il n'y a pas de contradiction entre les violences privées que les femmes subissent dans la famille et la société et les violences militaires dont elles sont victimes. Ces deux catégories de violences proviennent d'une même société patriarcale qui a inculqué aux hommes une conception de la virilité liée à la violence, tandis que les femmes ont été éduquées à se soumettre. Mais, même si les femmes ne portent pas les armes, elles font partie de la guerre puisque les violences les atteignent encore plus que les hommes. Il faut que les hommes acquièrent une autre conception de la virilité en découvrant leur part féminine et la solidarité avec les autres tandis que les femmes doivent cesser d'accepter les violences qu'elles soient privées ou militaires. Quand la guerre s'approche, les femmes pleurent et participent sans comprendre ; elles le font par amour des hommes qui continuent à tuer ceux qu'elles aiment. (...)

L'esprit de la Ruta pacifica, c'est de sortir de "la cage androcentriste" dans laquelle hommes et femmes sont enfermés, l'activité féministe sera toujours une transgression car pour arriver à la paix il faut changer le discours, le langage, il faut que les femmes osent parler et présenter leur point de vue pour préparer le chemin de la paix en disant :
- pas d'enfant pour la guerre puisque lorsqu'il sera adolescent ou adulte, il sera tué. Les femmes de Ruta Pacifica se sont aussi interrogées: comment est-il possible de se laisser caresser par un mari ou un compagnon qui a tué ? A partir de là, elles cherchent à analyser le lien qui existe entre la mort et l'érotisme, le sexe et la guerre ;
- il faut désarticuler les instruments de la guerre, en organisant par exemple un grand débat public pour ne pas alimenter les groupes armés (il s'agit d'alimentation en nourriture et en armes).

Ces féministes pensent que l'utilisation de ce langage symbolique va favoriser la destruction de cet esprit de guerre et de violence. En définitive, à la question suivante : comment désarmer les esprits guerriers ? Leur proposition part de la cuisine pour arriver à la sphère publique car elles ne séparent pas la sphère privée de la sphère publique et les violences privées se prolongent par d'autres violences.

A partir de l'ouvrage remarquable sur quinze villes colombiennes de Marie Dominique de Suremain, Lucy Cardona et Marisol Dalmazzo ("Les femmes et la crise urbaine ou la gestion invisible du logement et des services urbains", publié par ENDA America Latina en 1995), on peut montrer comment la réflexion des féministes colombiennes, loin d'être coupée des femmes des milieux populaires, se greffe au contraire sur la promotion et les initiatives collectives de ces dernières.

A travers une étude de la participation des femmes à la gestion des services urbains et au logement, les auteures montrent comment des femmes de ces milieux ont réussi à refuser le machisme des hommes, en exerçant une activité au sein ou à la tête d'une association malgré l'opposition des maris, en s'auto-éduquant pour prendre la parole et en participant à la sphère publique, en réalisant des projets concrets de services au public et aux femmes. (...)

Par ailleurs, l'étude du fonctionnement des associations féministes a montré que, contrairement aux associations mixtes où domine encore la relation hiérarchique, les féministes ont inauguré un autre mode de fonctionnement où dominent la coordination et la convivialité.

De nombreuses associations de Médellin comme Enda se consacrent à la formation et à la lutte contre la violence. Ainsi, la lutte pour l'éradication de la violence dans les relations garçons/filles au sein de ces quartiers populaires est l'objet d'une initiative originale de la part des services sociaux de la municipalité. Grâce aux travailleuses sociales, des équipes mixtes de football regroupant garçons et filles se sont mises en place dans les quartiers de Médellin. (...)

La réflexion théorique des féministes de Médellin sur la violence est donc tout à fait cohérente avec les aspirations des femmes des milieux populaires et avec ce que celles-ci ont réussi à réaliser concrètement à la fois pour s'insérer dans la sphère publique et pour refuser les violences privées. Elle la reflète loin de s'y opposer.
Dans la théorie féministe comme dans les pratiques des femme de Colombie, tout se passe en somme comme si la lutte contre les violences de la guerre était indissociable de la lutte des femmes pour leur dignité et leur émancipation et inversement elles ne veulent pas séparer la lutte pour leurs droits de la lutte pour la paix.

Andrée MICHEL

Publié dans Yin-yang (Masculin-Féminin) en Avril 1999

Source : Texte original, contribution à l'atelier préparatoire d'Amsterdam.
Le texte complet était accessible (en français) sur le site internet des Pénélopes :

http://www.mire.net/penelopes/pages/document/paix/colombie.htm

Le lien d'origine http://www.alliance21.org/accueil.htm