Pour lutter contre le règne de la mort en Colombie, qui atteint
toutes les sphères de la vie civile, les militantes féministes
insistent sur le lien entre la violence armée et la violence quotidienne
exercée à l'égard des femmes, et mènent des
actions symboliques pour mettre en lumière et transformer, à
tous les niveaux, l'ordre patriarcal à la base de cet esprit de
guerre.
La Colombie est un pays riche, trop riche et qui par conséquent
attire toutes les convoitises. (...) La violence y est bien enracinée
depuis plus de 50 ans mais elle atteint aujourd'hui son apogée
: 35.000 morts violentes par an dont 10% sont des assassinats politiques,
dont 15.000 morts lors d'engagements militaires. Outre l'armée
gouvernementale qui entre en action contre les narco-trafiquants, outre
les guérillas armées composées de paysans et d'ouvriers
qui veulent le pouvoir pour chasser un gouvernement dominé par
cinq ou six familles très puissantes, d'autres milices privées
exercent leurs violences sur les populations : milices des narco-trafiquants
qui veulent chasser les paysans de leurs terres, milices des gros propriétaires
fonciers qui veulent s'agrandir aux dépens des paysans, milices
d'autodéfense composées de civils que l'Etat arme dans
un but d'autodéfense, etc. (...) Les violences de toutes origines
ne sont pas pour autant absentes des villes et en particulier des "quartiers",
noms donnés aux "barrios" (quartiers spontanés)
des grandes villes comme Bogota ou Médellin. (...)
Toujours est-il que, confirmant les statistiques de l'UNICEF sur la
nature civile des victimes des conflits armés d'aujourd'hui,
Pablo Emilio Angarita, avocat, professeur de droit à l'Université
d'Antioqua et militant des droits de l'homme dans une ONG, dresse un
constat accablant. Parmi les victimes d'assassinats des groupes armés
:"En 1995 on recensait 43% de civils, 54% en 1996 et il y en aura
85% en 1997. Ceux qui meurent sont ceux qui ne sont pas des combattants
mais des gens qui circulent, qui travaillent. Plus l'Etat propose aux
citoyens de participer à la lutte contre la violence en les armant,
plus les victimes sont civiles".
Sur ce nombre, on estime que le pourcentage de femmes victimes de mort
violente par les groupes armés est d'environ 9 %, en progression
par rapport aux années précédentes. Mais les souffrances
des femmes ne peuvent se limiter à ce bilan. L'armée gouvernementale
tout comme les milices privées sont les auteurs de nombreux viols
sur les femmes. De nombreuses femmes sont victimes parmi les 20.000
morts violentes classées comme ayant des "causes sociales"
, commises par d'autres acteurs que les milices armées. Même
si les assassinats de femmes sont moins nombreux, que ceux des hommes,
elles subissent de plein fouet le machisme de la société
sud-américaine. Ainsi, il nous a été dit qu'il
n'est pas exceptionnel qu'une femme soit assassinée lorsqu'elle
se refuse à un homme. (...) Si les femmes sont relativement épargnées
par les groupes armés, elles souffrent énormément
quand elles perdent un mari, un frère, un fils, un parent ou
un ami ou quand sont obligées de fuir leur habitation et leur
village. Aussi le pourcentage d'assassinats de femmes par les groupes
militaires ne représente qu'un faible aspect de toutes les souffrances
endurées par les femmes par la militarisation et la violence
de la société colombienne.
La lutte des féministes colombiennes contre la violence
(...) La lutte des femmes colombiennes pour la non violence émane
d'abord de femmes qui étaient féministes avant leur lutte
pour la paix ou qui le sont devenues au fur et à mesure de leurs
réflexions sur les causes de la violence. Dans un pays ravagé
par la guerre civile, ces féministes militantes de la non violence
constituent l'avant-garde d'une lutte pour la paix par l'imagination,
le courage, la détermination, la ténacité, la réflexion,
et le nouveau style des relations humaines inaugurées au sein
de leurs collectifs de lutte.
(...) Les féministes colombiennes ont décidé d'organiser
une grand défilé à Mutata, petit village de la
province d'Uraba, l'une des régions les plus violentes du pays.
Elles ont préparé ce défilé en coordination
avec les organisations indiennes, auteures du concept de "neutralité
active" et avec les organisations écologistes de la région
d'Uraba. La présentation préalable de leur projet au Forum
des femmes de Médellin a suscité un grand enthousiasme
de la part des femmes des quartiers populaires et des bidonvilles de
cette ville. Elles ont baptisé leur projet la Ruta pacifica (La
route pacifique). (...) Elles ont fait le lien entre les violences privées
que les femmes subissent dans leur vie quotidienne et les violences
militaires. A leur grande surprise, la marche a rassemblé plus
de 600 femmes venues de tout le pays en autobus, affrontant des routes
dangereuses de jour et de nuit. Au cours du défilé, elles
ont dénoncé non seulement les violences exercées
contre les femmes mais aussi "la prétendue pacification
du pays avec des projets totalitaires mortels" Elles ont demandé
que le dialogue et la négociation succèdent à la
lutte armée et certaines ont demandé aux femmes de ne
plus faire d'enfants avec les hommes qui portent des armes. Elles se
sont interrogées sur l'identité de la violence à
l'égard des femmes à travers le monde et ont décidé
de développer un observatoire de la lutte des femmes (qu'elles
ont nommé Veedor). Elles assignent aussi à la Ruta pacifica
l'objectif de gagner l'opinion publique au concept d'une "'Neutralité"
demandée par les mouvements Indiens de Colombie.
Courage, détermination et ténacité des féministes
: rien n'entame leur détermination à continuer leur lutte
pacifique, malgré les menaces de mort, l'intimidation quotidienne
que représentent les assassinats de militantes comme elles et
de militants des droits humains, d'hommes politiques ou de syndicalistes,
de chercheurs et d'universitaires, assassinats qui ne peuvent évidemment
provenir que de ceux qui ont intérêt à la continuation
de la guerre.(...)
Actuellement, elles mènent une lutte pour retirer aux tribunaux
militaires la compétence de juger les crimes des militaires et
elles ont obtenu partiellement satisfaction.
Parallèlement à leurs actions concrètes, les féministes
colombiennes mènent une réflexion qui les place à
l'avant garde de la réflexion engagée par les féministes
sur la nature de la violence. Pour elles, il n'y a pas de contradiction
entre les violences privées que les femmes subissent dans la
famille et la société et les violences militaires dont
elles sont victimes. Ces deux catégories de violences proviennent
d'une même société patriarcale qui a inculqué
aux hommes une conception de la virilité liée à
la violence, tandis que les femmes ont été éduquées
à se soumettre. Mais, même si les femmes ne portent pas
les armes, elles font partie de la guerre puisque les violences les
atteignent encore plus que les hommes. Il faut que les hommes acquièrent
une autre conception de la virilité en découvrant leur
part féminine et la solidarité avec les autres tandis
que les femmes doivent cesser d'accepter les violences qu'elles soient
privées ou militaires. Quand la guerre s'approche, les femmes
pleurent et participent sans comprendre ; elles le font par amour des
hommes qui continuent à tuer ceux qu'elles aiment. (...)
L'esprit de la Ruta pacifica, c'est de sortir de "la cage androcentriste"
dans laquelle hommes et femmes sont enfermés, l'activité
féministe sera toujours une transgression car pour arriver à
la paix il faut changer le discours, le langage, il faut que les femmes
osent parler et présenter leur point de vue pour préparer
le chemin de la paix en disant :
- pas d'enfant pour la guerre puisque lorsqu'il sera adolescent ou adulte,
il sera tué. Les femmes de Ruta Pacifica se sont aussi interrogées:
comment est-il possible de se laisser caresser par un mari ou un compagnon
qui a tué ? A partir de là, elles cherchent à analyser
le lien qui existe entre la mort et l'érotisme, le sexe et la
guerre ;
- il faut désarticuler les instruments de la guerre, en organisant
par exemple un grand débat public pour ne pas alimenter les groupes
armés (il s'agit d'alimentation en nourriture et en armes).
Ces féministes pensent que l'utilisation de ce langage symbolique
va favoriser la destruction de cet esprit de guerre et de violence.
En définitive, à la question suivante : comment désarmer
les esprits guerriers ? Leur proposition part de la cuisine pour arriver
à la sphère publique car elles ne séparent pas
la sphère privée de la sphère publique et les violences
privées se prolongent par d'autres violences.
A partir de l'ouvrage remarquable sur quinze villes colombiennes de
Marie Dominique de Suremain, Lucy Cardona et Marisol Dalmazzo ("Les
femmes et la crise urbaine ou la gestion invisible du logement et des
services urbains", publié par ENDA America Latina en 1995),
on peut montrer comment la réflexion des féministes colombiennes,
loin d'être coupée des femmes des milieux populaires, se
greffe au contraire sur la promotion et les initiatives collectives
de ces dernières.
A travers une étude de la participation des femmes à
la gestion des services urbains et au logement, les auteures montrent
comment des femmes de ces milieux ont réussi à refuser
le machisme des hommes, en exerçant une activité au sein
ou à la tête d'une association malgré l'opposition
des maris, en s'auto-éduquant pour prendre la parole et en participant
à la sphère publique, en réalisant des projets
concrets de services au public et aux femmes. (...)
Par ailleurs, l'étude du fonctionnement des associations féministes
a montré que, contrairement aux associations mixtes où
domine encore la relation hiérarchique, les féministes
ont inauguré un autre mode de fonctionnement où dominent
la coordination et la convivialité.
De nombreuses associations de Médellin comme Enda se consacrent
à la formation et à la lutte contre la violence. Ainsi,
la lutte pour l'éradication de la violence dans les relations
garçons/filles au sein de ces quartiers populaires est l'objet
d'une initiative originale de la part des services sociaux de la municipalité.
Grâce aux travailleuses sociales, des équipes mixtes de
football regroupant garçons et filles se sont mises en place
dans les quartiers de Médellin. (...)
La réflexion théorique des féministes de Médellin
sur la violence est donc tout à fait cohérente avec les
aspirations des femmes des milieux populaires et avec ce que celles-ci
ont réussi à réaliser concrètement à
la fois pour s'insérer dans la sphère publique et pour
refuser les violences privées. Elle la reflète loin de
s'y opposer.
Dans la théorie féministe comme dans les pratiques des
femme de Colombie, tout se passe en somme comme si la lutte contre les
violences de la guerre était indissociable de la lutte des femmes
pour leur dignité et leur émancipation et inversement
elles ne veulent pas séparer la lutte pour leurs droits de la
lutte pour la paix.
Andrée MICHEL
Publié dans Yin-yang (Masculin-Féminin) en Avril 1999
Source : Texte original, contribution à l'atelier préparatoire
d'Amsterdam.
Le texte complet était accessible (en français) sur le site
internet des Pénélopes :
http://www.mire.net/penelopes/pages/document/paix/colombie.htm
Le lien d'origine http://www.alliance21.org/accueil.htm
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