MALGRÉ ses limites, le vote, le 15 décembre dernier,
par le parlement français du projet de loi visant à inscrire
dans la Constitution le principe de l'« égal accès
» des deux sexes aux mandats et aux fonctions électifs
confirme les avancées du combat des femmes. La question de la
parité, dans les instances politiques comme dans l'activité
sociale, est désormais au centre des débats. Que de chemin
parcouru depuis l'époque où quelques femmes se battaient
pour le droit de vote ou le droit à une maternité librement
choisie... Comment ne pas reconnaître à Simone de Beauvoir
son apport inestimable dans cette longue marche vers l'égalité
?
Dès sa sortie en 1949, Le Deuxième Sexe fait bruyamment
parler de lui. Les grandes revues intellectuelles lui consacrent leur
chronique littéraire. Les quotidiens ouvrent leurs colonnes à
des dizaines d'articles et de comptes rendus, souvent signés
par de grandes plumes : François Mauriac, Julien Benda, Julien
Gracq, Emmanuel Mounier, Roger Nimier, pour n'en citer que quelques-unes.
L'affaire occupe pendant quelques mois la « une » des préoccupations
intellectuelles des comités éditoriaux. Rarement un livre
écrit par une femme sur les femmes aura suscité tant de
débats passionnés.
C'est que Simone de Beauvoir met sérieusement à mal quelques-uns
des consensus sacrés de son temps. Depuis les années 30,
une politique familiale et maternaliste d'une ampleur jamais égalée
se construit patiemment en France. Les allocations familiales, l'allocation
de salaire unique, les prêts au mariage, le quotient familial
et une myriade d'autres mesures tentent de redresser une natalité
durablement effondrée. Le baby-boom, exceptionnellement vigoureux,
n'apaise pas toutes les craintes et renforce encore l'idéal de
la mère au foyer, éducatrice-née d'une famille
qu'on espère nombreuse. De la gauche communiste jusqu'à
la droite, le natalisme règne en maître sans contestation
aucune depuis que les néo-malthusiens, durement censurés,
ont disparu de la scène publique. Et voilà que Simone
de Beauvoir met en miettes toute cette belle mythologie de la maternité.
Elle commence son chapitre « La mère » par un plaidoyer
de quinze pages en faveur de l'avortement libre, elle dénie toute
existence à l'instinct maternel et finit par dévaloriser
brutalement la fonction maternelle qui, selon elle, aliène les
femmes. Les chapitres sur « L'initiation sexuelle » et «
La lesbienne » attirent tout autant les foudres d'une société
puritaine qui n'avait pas encore envisagé l'éducation
sexuelle.
Les trois textes incriminés, publiés en avant- première
dans Les Temps modernes, suscitent une tempête d'indignations.
François Mauriac demande à la « une » du Figaro
si « l'initiation sexuelle de la femme est à sa place au
sommaire d'une grave revue littéraire et philosophique ».
Les communistes ne sont pas en reste : Jean Kanapa, ancien élève
de Sartre devenu le directeur de La Nouvelle Critique, dénonce
« la basse description graveleuse, l'ordure qui soulève
le coeur ». D'article en article, Le Deuxième Sexe devient
un « manuel d'égoïsme érotique », un
manifeste d' « égotisme sexuel », on se scandalise
des « hardiesses pornographiques » qu'il contient, et son
auteure est qualifiée de « suffragette de la sexualité
» ou d' « amazone existentialiste ».
C'en est trop pour beaucoup qui accourent à la défense
de Simone de Beauvoir. Les collaborateurs des Temps modernes affûtent
leurs arguments. Maurice Nadeau critique ceux qui « n'ont pu se
délivrer tout à fait d'un certain malaise à voir
une femme, fût-ce une philosophe, parler ouvertement »des
choses du sexe« ». Emmanuel Mounier et Jean-Marie Domenach,
respectivement directeur et rédacteur en chef d' Esprit, apportent
un soutien décisif à l'ouvrage. Pourtant, si Le Deuxième
Sexe choque par son propos et sa radicalité, il n'est ni le seul
ni le premier à soutenir ces thèses. D'autres livres,
passés inaperçus et aujourd'hui oubliés, auraient
pu provoquer de telles réactions.
Reconnaissance ou rancune
LA notoriété de Simone de Beauvoir impose une couverture
médiatique certaine à son livre. En 1949, elle n'est,
en effet, plus une inconnue. Son premier roman, L'Invitée (1943),
avait rencontré un accueil plutôt chaleureux de la critique.
Depuis, ses nombreux écrits ont continué de faire parler
d'elle, sans compter sa participation active aux Temps modernes, dont
elle est la cofondatrice.
Mais, selon un usage bien patriarcal, c'est d'abord en tant que compagne
de Jean-Paul Sartre qu'elle est connue du grand public. « Notre-Dame-de-
Sartre » ou la « Grande Sartreuse », tels sont les
surnoms dont certains journalistes l'affublent. Or les feux de la rampe
sont braqués en permanence sur Sartre, alors au faîte de
sa gloire. Il exerce une véritable hégémonie philosophique
et intellectuelle et, de ce fait, attire bien des jalousies et des critiques.
La violence de la polémique tient aussi à la guerre froide
qui déchire alors les milieux culturels. Sartre et Les Temps
modernes, qui ont choisi le non-alignement, essuient les feux nourris
des deux camps rivaux, réunis dans l'hallali contre Le Deuxième
Sexe. Le scandale provoqué par cette publication lui assure un
succès immédiat. Vendu à plus de vingt mille exemplaires
dès la première semaine, très vite traduit, le
livre entame une brillante carrière parmi des millions de lectrices
occidentales. Les débuts de l'ouvrage n'augurent pourtant pas
cette immense adhésion féminine. Peu de voix de femmes
participent à la cacophonie qui accueille le livre et, tandis
que des éditorialistes masculins célèbres prennent
position, les associations féminines - catholiques, féministes
ou communistes - restent soigneusement à l'écart de la
polémique.
Ce silence, fait d'embarras, de bonnes convenances et sans doute aussi
de divisions internes, indique combien Simone de Beauvoir précède
les générations militantes de son temps. Très vite
cependant, des intellectuelles isolées manifestent leur adhésion.
Romancières, essayistes, journalistes, universitaires forment
les premières cohortes féminines convaincues par le plaidoyer
beauvoirien, comme Colette Audry, Célia Bertin, Françoise
d'Eaubonne ou Geneviève Gennari. Elles inaugurent une longue
lignée de lectrices.
Avec l'apaisement de la guerre froide et le prix Goncourt, décerné
en 1954 à son roman Les Mandarins, Simone de Beauvoir retrouve
bonne presse. Ses Mémoires, dont les volumes s'égrènent
au fil des ans, rencontrent un public fidèle et cette carrière
littéraire au long cours assure une durable notoriété
au Deuxième Sexe.
Bien des femmes ont témoigné du bouleversement éprouvé
à cette lecture et la reconnaissance - ou la rancune - qu'elles
éprouvent pour celle qui, enfin, donne des mots et des arguments
à leur mal-être. « Je lis Le Deuxième Sexe.
Je nage dans l'enthousiasme, enfin une femme qui a compris »,
s'exclame ainsi Françoise d'Eaubonne, qui s'empresse aussitôt
d'écrire à Simone de Beauvoir « Vous êtes
un génie ! », afin de la rencontrer (1). Simone de Beauvoir
a reçu des milliers de ces lettres émouvantes qui constituent
aujourd'hui un fonds documentaire inestimable à la Bibliothèque
nationale. Pour les mères du baby-boom dont les projets professionnels
ont été sacrifiés sur l'autel de la maternité,
la rencontre est parfois douloureuse. Comme le résume très
bien Ménie Grégoire, opposée sur bien des points
à la philosophe : « Simone de Beauvoir a compté
plus pour les femmes de ma génération que ne le diront
jamais les historiens. (...) Elle nous a mises au pied du mur, nous
qu'on avait formées pour une autre vie que celle de nos mères
(2) . »
L'influence de l'oeuvre déborde précocement et largement
les frontières hexagonales. Traduites en allemand dès
1951, en anglais et en japonais dès 1953, ces nouvelles versions
commencent chacune leur trajectoire propre. Les éditeurs exigent
des coupes claires comme l'américain Knopf ou bien soumettent
leurs lecteurs à diverses fantaisies, ainsi, au Japon le second
tome et la conclusion paraissent avant le premier et l'introduction..
. Les traducteurs imposent parfois de lourdes distorsions, voire de
véritables contresens comme au Japon, où le propos de
Beauvoir prend un tour singulièrement biologique.
Ailleurs , les réactions sont très diverses. L'enthousiasme
domine en Suisse, où les femmes n'avaient toujours pas le droit
de vote, mais la discrétion est de règle dans le très
catholique Québec de l'époque, soumis à l'index.
Dans l'Amérique du sénateur McCarthy, lecteurs et lectrices
sont mis en garde par de sévères critiques. Dans l'Espagne
de Franco, où circule depuis 1962
la traduction venue d'Argentine, ils prennent le risque de la clandestinité.
Ailleurs, en Russie ou en Allemagne de l'Est, il leur faudra attendre
la chute des régimes communistes pour disposer d'une traduction.
Dès les années 60, le livre fait figure de référence
pour quiconque s'intéresse aux questions féminines, comme
on disait alors. Andrée Michel, Evelyne Sullerot, Geneviève
Texier en France, Betty Friedan aux Etats-Unis, Maria Aurélia
Capmany en Espagne : toutes se nourrissent du volumineux essai. Domine
alors une pensée assez individualiste et libérale, selon
laquelle l'émancipation féminine suppose une carrière
personnelle. Pour la génération suivante, le livre demeure
un ouvrage d'importance, mais aux côtés d'oeuvres contemporaines
et radicales. Très nombreuses sont les nouvelles théoriciennes
féministes des années 70 qui affirment une dette à
son égard. Avec ce nouveau mouvement, Simone de Beauvoir entre
dans un féminisme militant.
Auparavant, même si elle avait apporté sa caution à
différentes causes, comme celle du Planning familial, jamais
elle n'avait été séduite par des groupes et des
associations qu'elle jugeait trop timorés. C'est chose faite
avec le bouillonnant Mouvement de libération des femmes (MLF)
qui lui procure un véritable bain de jouvence. Elle marche en
tête des manifestations, signe le manifeste des « 343 salopes
» déclarant avoir avorté, témoigne au procès
de Bobigny, ouvre les colonnes des Temps modernes aux chroniques du
« sexisme ordinaire » et n'hésite jamais à
mettre en balance toute sa notoriété pour une cause qu'elle
estime juste. Elle participe à la fondation de plusieurs associations
et revues, telles Choisir, la Ligue du droit des femmes ou Questions
féministes. Ces confrontations permanentes avec le mouvement
des femmes l'amènent à remanier ses anciennes positions.
Désormais, elle juge Le Deuxième Sexe trop idéaliste
et individualiste. Les femmes subissent une oppression spécifique
contre laquelle seuls des mouvements collectifs féminins peuvent
lutter.
Cette longévité exceptionnelle du Deuxième Sexe
ne signifie nul consensus. Depuis sa parution, il donne lieu à
des clivages irréductibles. Peu ou prou, partisans et adversaires
se situent, génération après génération,
de part et d'autre des mêmes lignes de fracture. Pour les supporteurs,
les différences qui existent entre les sexes viennent de l'oppression
subie par les femmes ; les opposants, eux, en tiennent pour une nature
féminine différente, dont les sociétés,
trop masculines, feraient bien de s'inspirer. Laïques contre catholiques
dans les années 50, partisanes de l'égalité contre
tenantes de la différence ensuite, féministes contre postmodernistes
plus récemment, les débats continuent, rythmés
par les flux et reflux des mouvements sociaux.
Depuis la fin des années 80, on assiste incontestablement à
une sorte de backlash (retour de bâton) contre Le Deuxième
Sexe et son auteure. Les témoignages se font volontiers plus
critiques, voire amers. Dans la volumineuse biographie de Simone de
Beauvoir, Deirdre Bair , interprétant mal la réalité
française, prête une attitude bien ambiguë au couple
philosophe durant l'Occupation (3). La publication posthume, par les
soins de Sylvie Le Bon de Beauvoir, des correspondances et carnets suscite
de nombreux commentaires peu amènes (4). Bianca Bienenfeld (Louise
Védrine dans les lettres) a publié le récit de
son adolescence « dérangée » par sa liaison
avec le célèbre couple (5). Simone de Beauvoir se voit
reprocher, tour à tour, son indifférence politique pendant
la guerre, sa liaison trop peu féministe avec Sartre, ses relations
« contingentes » bien cavalières avec plusieurs jeunes
femmes. Trop longtemps adulée, Simone de Beauvoir descend d'un
piédestal qu'elle n'a jamais souhaité. Restent cependant
une femme et une oeuvre qui ont su, privilège rare chez les écrivains,
incarner les rêves et les désirs de plusieurs générations.
A ce titre, Le Deuxième Sexe et son auteure deviennent des objets
d'interrogations de plus en plus scientifiques.
L'ouvrage a toujours été beaucoup commenté, mais,
autrefois, simples témoignages, récits biographiques plus
ou moins anecdotiques et essais polémiques dominaient. Depuis
les années 80, des études érudites, diffusées
par des sociétés savantes comme la Simone de Beauvoir
Society, se penchent sur les origines intellectuelles du Deuxième
sexe (6). Parmi les travaux pionniers, celui de la philosophe française
Michèle Le Doeuff attire l'attention sur la position singulière
des femmes dans la philosophie (7).
De nombreuses études ont suivi cette voie qui exige une relecture
rigoureuse et critique des textes. Certaines relativisent, par exemple,
l'apport de Sartre à une philosophie existentialiste que Simone
de Beauvoir aurait, dans certains cas, initiée. Des colloques,
des numéros spéciaux de revues, des publications témoignent
de l'inventivité des études beauvoiriennes. Les philosophes,
les littéraires et les linguistes demeurent bien plus nombreuses
que les historiennes ou les sociologues, les chercheuses américaines
ou d'Europe du Nord dominent ce champs d'étude en expansion où
les Françaises brillent surtout par leur absence.
Ce paradoxe tient à la fois de la très difficile institutionnalisation
des études sur les femmes en France et aussi sans doute de la
trop grande proximité des féministes françaises
avec ce « monstre sacré » ou cette « mère
symbolique » que fut souvent pour elles Simone de Beauvoir.
Quoi qu'il en soit, cette prévalence du monde littéraire
anglo-saxon entraîne parfois Beauvoir là où elle
n'aurait très certainement pas accepté d'aller : dans
les dédales d'un déconstructionnisme postmoderne inspiré
de Jacques Derrida et de Luce Irigaray. Ainsi, Beauvoir continue-t-elle
de fasciner et de diviser. Des traductions, de plus en plus fidèles
au texte original, continuent de voir le jour ; en allemand en 1992,
en japonais en 1997, en russe en 1998. Dans le monde entier, Le Deuxième
Sexe représente une lecture indispensable pour les étudiant-e-s
des Women's Studies universitaires. L'ouvrage n'a pas fini de faire
parler de lui. Le cinquantenaire de sa publication, qui débute
ce mois-ci, le démontrera fort probablement.
SYLVIE CHAPERON
Le Monde Diplomatique JANVIER 1999,
"SIMONE DE BEAUVOIR, CINQUANTE ANS APRÈS, « Le Deuxième
Sexe » en héritage
par SYLVIE CHAPERON" par SYLVIE CHAPERON, Historienne, enseignante
à l'université Toulouse-Le Mirail.
Elle a dirigé le numéro spécial de la revue Les
Temps modernes, « Questions actuelles au féminisme »,
avril-mai 1997.
Notes :
(1) Françoise d'Eaubonne, Les Monstres de l'été,
Mémoires précoces, Julliard, Paris, 1966.
(2) Ménie Grégoire, Telle que je suis, Seuil, Paris,
1976.
(3) Deirdre Bair, Simone de Beauvoir, Fayard, Paris, 1990.
(4) Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, 1990 ; Journal de
guerre, 1990 ; Lettres à Nelson Algren, un amour transatlantique
1947-1964, 1997 ; éditions établies chez Gallimard par
Sylvie Le Bon de Beauvoir.
(5) Bianca Lanblin, Mémoires d'une jeune fille dérangée,
Balland, Paris, 1993.
(6) La Simone de Beauvoir Society, fondée en 1981, compte près
de deux cents adhérents et est présidée par Yolanda
A. Patterson, 440 La Mesa Drive, Menlo Park, CA 94028-7455, Etats-Unis.
(7) Michèle Le Doeuff, L'Etude et le Rouet, Seuil, Paris, 1989.
Le lien d'origine :
http://www.monde-diplomatique.fr/