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Origine :
http://www.article11.info/spip/Armand-Mattelart-face-a-la?var_recherche=securitaire
L’homme libre perd chaque jour du terrain face aux progrès
des techniques de surveillance, aux dynamiques de mondialisation
et aux manipulations étatiques. Nulle résistance en
vue, ou si peu… En analysant méthodiquement cette globalisation
de la surveillance, en retraçant sa genèse et son
développement, le chercheur Armand Mattelart laisse pourtant
une chance à la révolte : comprendre, c’est
déjà protester, non ? Entretien.
On pourrait en rajouter. Parler du parcours étonnant d’un
homme qui a enseigné 11 ans au Chili, prêtant notamment
main-forte aux réformes initiées par Salvador Allende
avant d’être expulsé par les sbires de Pinochet.
Evoquer son rôle d’expert auprès des Nations-Unis
en 1981 ou cette mission commanditée par le ministère
de la Culture, réalisée sous le patronage du mythique
écrivain Gabriel Garcia Marquez. Mentionner sa participation,
en tant que président de l’Observatoire français
des médias, à la salubre entreprise de critique des
médias que certains esprits libres s’entêtent
à mener. Citer l’engagement aux côtés
des altermondialistes du signataire du manifeste de Porto Alegre.
Bref, baratiner sur le rôle de vigie éclairée
et d’intellectuel engagé d’un universitaire qui
a signé des dizaines d’ouvrages sur les médias,
la communication et la sécurité. Mais ce serait mentir
: d’Armand Mattelart, on ne connaît que le très
fouillé et passionnant ouvrage La globalisation de la surveillance,
aux origines de l’ordre sécuritaire [1], livre dans
lequel il décortique méthodiquement la généalogie
des systèmes de contrôle des citoyens et pose les enjeux
immenses attendant ceux qui ne sont pas résolus à
faire fi de leurs libertés.
Au fond, nul besoin d’en rajouter : la longue interview qu’Armand
Mattelart a accordé à Article11 se suffit très
largement à elle-même [2]. Bonne lecture !
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Vous montrez notamment dans La globalisation de la surveillance
que le contrôle et le fichage des citoyens est une tendance
lourde, fille du progrès technologique, de la rationalisalisation
industrielle et du développement des techniques policières…
Oui, je retrace la généalogie d’un mode de
surveillance indissociable de la formation d’un art de gouverner.
Pas dans n’importe quelle société : il s’agit
de celle qui relève de la démocratie dans sa modalité
libérale, celle qu’a commencé à théoriser
l’économie politique classique dès la fin du
XVIIIe siècle. Dans cette société-là,
l’impératif de sécurité s’avère
la contrepartie du droit à la libre circulation des personnes,
des biens et des messages. Pas de fluidification des flux sans endiguement,
sans normalisation. Pas de libre communication sans les gardes-fous
de la raison d’Etat et de la raison marchande. Cette tension
récurrente entre liberté et sécurité
est entrée dans la nature des choses au point de se confondre
avec la modernité politique. Adam Smith ne disait-il pas
que l’exercice du principe du libre échange s’arrête
là où commencent les exigences de la sécurité
nationale, notion historiquement des plus malléable ?
Le cheminement des techniques de contrôle et de surveillance
des individus et des foules dans la société libérale
a depuis ses débuts partie liée avec l’idéologie
organisationnelle de la technocratie et sa mystique du chiffre.
La raison statistique est à l’origine de l’invention
de "l’homme moyen", de "l’homme normal",
par l’anthropométrie, cette science pionnière
des mesures individuelles et des biotypes qui se met en place théoriquement
et pratiquement dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Cette valeur dite pivotale par rapport à laquelle se jauge
et se juge la normalité fournit un outil de gestion des grands
nombres et de classement des déviances. De l’anthropométrie
aux tests génétiques en passant par la puce RFID,
le traitement probabiliste, à base de fréquences statistiques
et des données collectées sur les personnes, doit
permettre de construire des catégories de comportement à
des fins de gouvernement. La logique de fond est au progrès
des techniques de traçabilité et à leur convergence.
Connaître par la trace pour anticiper, tel est le mot d’ordre
de cette perspective actuarielle de gestion de l’ordre aussi
bien dans l’espace économique que socio-politique.
D’où la multiplication des agents publics et privés
ayant pour fonction d’observer, de renseigner, de ficher et
d’exploiter les données. Ce que les anglo-saxons dénomment
la "dataveillance", la surveillance par les données
et leur stockage.
Dans cette généalogie, vous mettez l’accent
sur les moments de crise. Sous cet angle, quel a été
l’impact des évènements de Mai 68 ?
Les moments de crise sont un analyseur extraordinaire de la face
d’ombre des sociétés démocratiques. Je
les privilégie parce que je pense que l’exception,
comme dérogation à l’état de droit, éclaire
la normalité et la tension récurrente entre liberté
et sécurité, transparence et secret. C’est à
ce moment-là que la question de la sécurité
bascule dans l’obsession sécuritaire aux dépens
des exigences de la liberté et de l’égalité.
Ces moments qui, historiquement, scandent les avancées de
la pensée sécuritaire, ce sont les guerres totales,
les expéditions coloniales et néo-coloniales, la réplique
des pouvoirs aux multiples formes de rébellion, de désobéissance
civile, d’insurrection, bref, la réplique aux "forces
perturbatrices", pour reprendre la langue des concepteurs de
l’anthropométrie. Dans les moments de crise se donne
à voir plus clairement l’élasticité de
la définition du déviant ou du contestataire comme
de celle du trouble à l’ordre public.
© Claude Dityvon / Chambre noire
La réaction post-Mai 1968 des pouvoirs publics illustre
bien le rôle des périodes de déstabilisation
institutionnelle dans la construction des doctrines et pratiques
sécuritaires et la redéfinition des missions des agences
chargées de les opérer. Une nouvelle architecture
du recueil du renseignement s’amorce. Les missions des agents
du service de documentation extérieure et de contre-espionnage
(SDCE ), dont les attributions traditionnelles étaient de
travailler hors des frontières, ont évolué
vers le travail d’intelligence intérieure. C’est
ainsi qu’a été créé au sein de
la division « contre-espionnage » un nouveau secteur
spécialisé dans la « recherche anti-subversive
». Laquelle a signifié un saut dans le fichage autour
de cette notion floue qu’est l’ennemi intérieur.
Au niveau militaire, le changement s’est traduit par le rapatriement
vers l’intérieur du pays des troupes qui, pour l’essentiel,
étaient toutes stationnées en Allemagne et aux frontières.
Cela avait été voulu par le général
de Gaulle pour mettre le pays à l’abri d’un putsch.
Cette redistribution de l’armée de terre sur le territoire
national indique que les autorités se voient forcées
à repenser le lien organique des militaires avec le territoire,
le réseau civil d’administration de l’intérieur.
C’est le début d’une longue évolution
de l’articulation entre Défense et Sécurité
intérieure.
La politique sécuritaire des années 1970 se veut
une réponse à un environnement de crise économique
(illustrée par les deux crises dites du pétrole),
doublée d’une crise des modes de production de la volonté
générale. Crise bien mise en lumière par le
Rapport officiel sur l’informatisation de la société,
publié en 1978 et devenu depuis lors un classique international,
qui a été rédigé à la demande
du président Giscard d’Estaing par deux grands commis
de l’Etat, Simon Nora et Alain Minc. Parallèlement
à la formulation d’une stratégie de sortie de
crise par les nouvelles technologies de l’information et de
la communication apparaissent les projets de fichiers type SAFARI,
basés sur l’interconnexion de non moins de 400 fichiers.
Cette focalisation gouvernementale sur l’(in)sécurité
déclenche la première alerte sur les pièges
liberticides de l’informatique donnée par les parlementaires,
la presse et les citoyens. C’est l’annulation du projet
du méga-fichier interconnecté, la loi "Informatique,
fichiers et libertés" et la création d’une
instance indépendante de régulation, la CNIL.
En quoi le 11 septembre 2001 a t-il accéléré
ce mouvement de contrôle à l’œuvre dans
tous les pays dits développés ?
Les attentats de septembre 2001 ont plutôt constitué
un accélérateur de tendances. Des évolutions
qui auparavant cheminaient séparément ont montré
leurs articulations, leurs convergences. On a assisté à
une mise en cohérence, à une intégration des
normes sécuritaires autour de l’idée de “sécurité
nationale”, au plan local comme global. Ce concept théorisé
et mis en pratique par le gouvernement des Etats-Unis au seuil de
la guerre froide pour affronter le premier ennemi dit global, le
communisme, s’est retrouvé mobilisé dans la
guerre contre le nouvel ennemi global, le terrorisme.
Aux Etats-Unis, il y a eu la création d’un ministère
ad hoc, le ministère de la sécurité de la patrie
(Homeland Security Dept). On en mesure l’importance quand
on sait que la dernière création d’un ministère,
le Pentagone, remontait à 1947, date du décret-cadre
sur la “National Security”. Un des projets majeurs est
la mise en chantier d’un système intégré
de réseaux de banques de données et de fichiers afin
de centraliser et de croiser l’ensemble des informations personnelles
sur les citoyens. En toile de fond il y a des décrets comme
le Patriot Act qui légitime les écoutes et les perquisitions
d’ordinateurs ainsi que la coopération des opérateurs.
On a même vu en 2008, avec le soutien d’Obama, une loi
qui a élargi les possibilités d’écoutes
téléphoniques des particuliers et a octroyé
l’immunité aux compagnies contribuant aux écoutes
sur instruction du gouvernement. Côté “communauté
du renseignement”, on a assisté au remodelage des architectures
et des fonctions des agences d’intelligence civiles et militaires,
et à l’intensification des coopérations transnationales.
L’interopérabilité entre les divers services,
qui avait fait défaut dans la prévention des attentats,
est devenue le maître-mot. Des agences dont la mission officielle
était jusqu’alors strictement confinée au territoire
national, tel le FBI, installent des antennes ou des relais à
l’étranger et celles qui ne pouvaient agir qu’à
l’extérieur élargissent leur aire de compétence
au territoire national. C’est le cas de la CIA. Même
chose du côté des militaires et de la définition
de la fonction “Défense”, qui désormais
comporte un versant intérieur.
Cette dynamique américaine a irradié vers l’extérieur.
Car les Etats-Unis sont dans ce domaine dispensateur de normes.
On peut parler en ce sens d’une standardisation mondiale des
dispositifs de sécurité : passeport biométrique,
fichiers sur les passagers transatlantiques, resserrement de la
politique en matière de visas, directives et législations
sur les écoutes, etc… Toutes mesures auxquelles s’est
soumise l’Union européenne, après parfois quelques
velléités de résistance quand elle n’a
pas fait de zèle en allant plus loin que les exigences des
autorités américaines. Par exemple, en matière
de carte d’identité numérique. Ce qui est certain,
c’est que partout, depuis le 11-septembre 2001, les diagnostics
et les narratifs sur la menace et la vulnérabilité
cautionnent la chasse aux informations pour les stocker et les mettre
en équation opérationnelle, sans toujours pour cela
atteindre leur cible. Parallèlement à la sécurisation
de la circulation des flux de personnes, il y a eu celle qui a touché
les autres segments du mode de communication, les flux des marchandises.
En matière de chaîne logistique des transports maritimes
internationaux, par exemple, se sont imposées les normes
de “fiabilisation” des opérateurs définies
par les Coast Guards.
Les révélations par le New York Times en 2006 de
l’existence d’un dispositif secret de surveillance des
transactions financières géré par la CIA, concernant
aussi bien les citoyens des Etats-unis que les étrangers
à travers le monde entier, ont fait scandale. Elles ont montré
que la traçabilité des flux d’argent a bénéficié
de la complicité étroite du système mondial
de transaction électronique Swift, une coopérative
interbancaire de droit belge, située dans les environs de
Bruxelles. Par ce réseau transitent les fonds de quelque
8 000 établissements financiers. C’est dire que des
biens aux personnes en passant par les messages, l’ensemble
du mode de communication et de circulation qui définit la
démocratie et l’économie libérale se
voit concerné par le resserrement du contrôle.
N’assiste-t-on pas à une extension quasi-illimitée
de la notion de lutte anti-terroriste ?
L’argument anti-terroriste est en effet à géométrie
variable. Il peut alimenter l’amalgame entre contestation
politique –voire d’anti-conformisme- et terrorisme.
On peut donc l’appliquer à un peu n’importe quoi.
Et sa malléabilité fait qu’il permet d’allumer
des peurs de façon inconsidérée. Il sert à
légitimer l’élargissement des pouvoirs des forces
de l’ordre, ainsi que de la palette des suspects et des peines.
C’est ce qu’atteste la multiplication des modifications
du code pénal et du code de procédure pénale,
et donc des personnes susceptibles d’être l’objet
de fichages.
Ce qui est sûr, c’est qu’il a déteint sur
le traitement que les forces de l’ordre et leur ministère
de tutelle réservent aux actions des mouvements de contestation
citoyens, et sur le type de narratifs et de scénarios que
ces administrations construisent autour des “troubles de l’ordre
public”. C’’est notamment le cas du sort réservé
aux manifestations de soutien à des prisonniers ou à
des étrangers en situation irrégulière. De
là, les dérives au niveau de l’extension de
la notion de “complicité”, de contact et de sympathisant,
que l’on peut constater aussi bien dans la lutte anti-terroriste
que dans la lutte contre l’immigration clandestine, et qui
justifie le fichage de “ceux qui sont en relation avec les
étrangers suspects”.
L’onde de choc de ces mesures sécuritaires a-t-elle
atteint les démocraties non-occidentales ?
L’onde de choc des attentats et de la “guerre globale
au terrorisme” n’a pas seulement touché les démocraties
occidentales. Elle a atteint des pays qui sont loin d’être
le point de mire des menaces et actions d’Al-Qaeda. C’est
une logique devenue globale, chacun acclimatant en fonction de sa
réalité nationale la “menace”, le “risque”,
la “vulnérabilité”. La nouvelle conjoncture
géopolitique a été l’occasion pour de
nombreux gouvernements d’un saut dans leur législation
et leur stratégie de “sécurité nationale”,
érigée en trait-d’union transnational. Il en
va ainsi de pays comme le Mexique, confronté à la
lutte contre le narco-trafic et le crime organisé, mais aussi
à des mouvements de guerrillas de diverses tendances qui
ne datent pas d’aujourd’hui. Là aussi, la tendance
est d’aller au-delà de ces luttes ponctuelles contre
des ennemis extrêmes, et de prendre leurs actions comme prétexte
pour criminaliser les contestations sociales qui sont l’expression
d’un droit démocratique à se faire entendre.
A preuve, dans ce même Mexique, la répression brutale
des mobilisations sociales contre la gestion corrompue du gouverneur
de l’Etat d’Oaxaca. Les radios communautaires de la
région ont d’ailleurs été des cibles
privilégiées de cette stigmatisation.
A l’occasion de ces situations de répression intérieure
se dessine un élément récurrent à l’œuvre
dans les sociétés démocratiques : l’appel
aux forces spéciales rattachées à l’armée
pour remplir des tâches policières ; ou, quand ce n’est
pas le cas, l’opportunité de repenser l’articulation
entre le militaire et le civil face aux menaces pour la sécurité
nationale. Même si, par sa brutalité, il heurte la
sensibilité du spectateur et si le réalisateur fait
montre de complaisance, le film du Brésilien José
Padilha, Tropa de elite, sorti sur les écrans français
en septembre 2008 et qui traite de la formation et de l’intervention
particulièrement brutale du bataillon d’élite
(BOPE) dans les favelas brésiliennes contre les trafiquants
de drogue, illustre bien le phénomène et ses dérives.
Dans votre livre, vous citez ce cas d’un militant très
recherché de la Rote Armee Fraktion, interpellé justement
parce qu’il essayait de ne pas laisser de trace et qu’il
avait payé sa facture d’électricité en
liquide. Ou quand, même en se dissimulant, on est pris au
piège… Est-il encore possible d’échapper
à la surveillance globale ?
Cela se passait dans les années 70. Depuis, les techniques
de la trace se sont drôlement sophistiquées. Mais le
cas était prémonitoire. Trente ans plus tard, dans
une société, qui se vit comme nomade, celui qui n’est
pas fiché devient « anormal ». La normalité
est d’être fiché, repérable. Lorsqu’on
consomme, lorsqu’on se soigne, se déplace ou communique.
Tous ces actes quotidiens donnent lieu à des prélèvements
d’informations qui permettent de dresser des profils à
des fins multiples. Celui qui n’utilise pas de technologies
susceptibles de le géolocaliser est déjà un
coupable en puissance. Que ce soit en plein ou en creux, chacun
doit entrer dans le champ de vision des techniques de la surveillance.
Vous citez l’essai Die Diktatur de Carl Schmitt, qui définit
"la souveraineté de l’Etat comme la capacité
à décider de faire des exceptions, de suspendre les
normes de conduite habituelles en terme de liberté publique
pour mettre en branle les forces et instruments de sortie de crise
de manière à assurer sa survie même". On
pense à Vigipirate, activé depuis 2001 sans que personne
ne s’en étonne plus, aux fichiers Edvige, Cristina,
Ardoise… Si on y ajoute la future carte d’identité
biométrique, le fichier génétique et les technologies
intrusives (téléphone portable, pass de métro
ou vidéo-surveillance), on a l’impression d’être
cernés de toute part. C’est le cas ?
Vigipirate est un bon exemple de la montée en puissance
d’un dispositif de surveillance et de l’évolution
de ses missions dans le sens du “renforcement” sous
la pression des situations de crises. La façon dont il s’est
naturalisé dans le paysage sécuritaire national à
la suite du 11 septembre 2001 révèle effectivement
comment des dispositifs décidés à des périodes
exceptionnelles, avec alternance de mise en place et de levée,
se transforment au fil des situations de crise en mécanismes
permanents. Créé en 1978, ce dispositif de vigilance
et de prévention associant l’armée aux tâches
de Défense civile a été déclenché
la première fois en 1986, à la suite des attentats
attribués à la filière iranienne. Il sera par
la suite remis en place et renforcé après chaque menace
d’attentat : première guerre du Golfe, attentats dans
le RER, Coupe du monde, frappes au Kosovo et en Serbie.
Le vocabulaire mobilisé par la présentation en mars
2003 du “nouveau plan gouvernemental de vigilance, prévention
et protection face aux menaces des actions terroristes” est
symptomatique de ce passage d’un “Vigipirate renforcé”
à la nature des choses . “Rénovation”,
“modernisation” “souplesse”, “culture
de sécurité”… Des “contraintes proportionnées
aux menaces”, graduées grâce à la caractérisation
de quatre niveaux croissants d’alerte définis et matérialisés
par des couleurs, à l’instar du “Homeland Security
Advisory System » et de son code couleurs que le gouvernement
des Etats-unis a inauguré dès 2002.
Revenons à Carl Schmitt : il s’agit encore du temps
où tout se passait dans l’enceinte des frontières
de l’Etat-nation. Nous vivons aujourd’hui dans un monde
interconnecté et traversé par les rapports de force,
où l’effet « dominos » joue à plein.
C’est pourquoi j’insiste sur le transfert des schémas
et stratégies de la sécurité nationale, les
standards techniques américains se transformant en normes
internationales. Le global, c’est la recherche de synergie.
L’exception est-elle devenue la règle ? Il me semble
qu’il y a moyen d’y répondre de deux façons.
A partir du constat de la prolifération des dispositifs techniques,
vidéo-surveillance, ADN, puces, biométrie, vigipirate,
etc…, prolifération qui incite à percevoir le
monde comme une réplique de la société orwellienne.
Et les narratifs sur ce type de société ont forcément
une charge anxiogène qui rencontre, à leur insu, le
discours (in)sécurisant des gouvernements. Mais ces indicateurs
d’une tension entre les libertés et la sécurité
au quotidien ne sont que la pointe de l’iceberg de l’avancée
du déréglement de l’état de droit. L’exception
s’institue en règle, mieux, en une nouvelle normalité,
à partir d’une multitude de modifications à
répétitions, par exemple du code pénal et du
code de procédures pénales, ainsi que par une restructuration
de l’architecture des services de renseignement, des missions
des forces armées à l’intérieur comme
à l’extérieur. Et surtout par les glissements
vers le pouvoir exécutif des fonctions des autres pouvoirs.
En un mot, par les atteintes au principe qui fonde la démocratie
libérale : la séparation des pouvoirs. Le fait que
ces changements se distillent en ordre dispersé explique
sans doute la réelle difficulté pour les citoyens
de déceler sous ce nouvel ordre juridique la dynamique d’ensemble
qui lui donne cohérence comme projet de société
enchâssé dans un ordre mondial.
Ce qui est en effet frappant, c’est l’évolution
de la tolérance des citoyens à ces intrusions croissantes
de l’Etat dans leurs sphères individuelles. Ce qui
faisait scandale dans les années 1970, par exemple le fichier
Safari, n’indigne pratiquement plus. Ne sommes-nous que des
moutons ?
Il est vrai que la « servitude volontaire » est un
fait et que, par rapport aux années 1970, il y a une tolérance
à ces intrusions. Les modifications des compétences
de la CNIL n’ont guère suscité de grandes actions
collectives. Et le Comité d’éthique pour les
sciences de la vie surenchérissait en parlant du peu de résistance
aux marqueurs biométriques : « Chacun accepte finalement
et même avec quelque indifférence d’être
fiché, observé, repéré, tracé.
» Disons pour le moins que la prise de conscience et le passage
à l’acte ne sont pas le fait d’une masse critique.
La déréglementation de la pensée critique qu’a
signifié l’emprise de la doxa néo-libérale
sur les esprits depuis les années 1980 y est pour beaucoup.
Ceux qui se mobilisent, ce sont surtout ceux qui ont eu l’expérience
des retombées de ce contexte sécuritaire dans leur
domaine de pratiques : des organisations de défense des droits
humains, des syndicats de magistrats, des réseaux d’internautes
militants, des réseaux critiques à l’égard
de l’informatisation et de la biométrisation, certaines
composantes du mouvement social… Mais aussi des associations
de professionnels travaillant dans des domaines tels que la santé
ou l’éducation, où s’exercent les méfaits
de la perspective sécuritaire dans l’appréhension
du couple normalité/ déviance. Sans compter le malaise
qui s’exprime chez certains policiers.
Les débats auxquels j’ai participé depuis la
sortie de mon ouvrage m’ont convaincu que le désir
de savoir et d’agir travaille nombre de milieux et de réseaux
très divers. On a même assisté à la naissance
de réseaux internationaux d’études et de contestation
autour des politiques sécuritaires. Je pense par exemple
à Statewatch, à Liberty/ Security ou International
Campaign Against Mass Surveillance. Ce qui fait défaut, c’est
la médiation des agencements sociaux qui permettraient une
mise en commun. C’est un problème qui déborde
le strict questionnement de la gestation de la société
sécuritaire. Il concerne le débat sur la plupart des
questions vives qui requièrent l’échange entre
ceux qui en connaissent la complexité et ceux qui en ont
l’intuition à travers leur vécu. Ce qui nous
renvoie à la nécessité de redéfinir
le contrat social entre la science et la société,
entre ceux qui savent et ceux qui sont présumés ne
pas savoir. La question est de savoir si des crises, comme celle
qui agite la planète aujourd’hui, qui donnent à
voir en direct les forfaitures d’un modèle particulier
de société promu en vérité naturelle
et universelle, peuvent fonctionner comme analyseur des zones les
plus obscures de la démocratie et provoquer un sursaut de
conscience salutaire.
Justement : que vous a inspiré la mobilisation autour du
fichier Edvige ? Est-elle anecdotique ou essentielle ?
Elle est importante. Tout comme l’a été la
mobilisation fin 2007 contre la loi sur l’immigration prévoyant
l’analyse des empreintes génétiques pour vérifier
les liens des enfants avec leur mère dans le cadre du regroupement
familial. A ces occasions, des constats, des analyses, des concepts
sont mis en circulation qui donnent une possible grille de lecture
à laquelle le public n’a généralement
pas accès pour juger des logiques sécuritaires. L’intervention
croisée des anthropologues et historiens de l’immigration
et des spécialistes des sciences de la vie dans ce dernier
cas a été, sans le vouloir, une véritable leçon
de pédagogie citoyenne. Pour essentiels qu’ils soient,
ces moments d’appel à la révolte contre ces
pratiques discriminatoires restent toutefois trop ponctuels.
Des formes de contestation embryonnaires dans certains pays apparaissent
qui, comme en Allemagne ou la Suède, ont réussi il
y a peu à infléchir la dynamique des projets de législation
agressifs aux fins de surveillance du trafic électronique.
Outre-Rhin, je pense aux descentes dans la rue de plus de quarante
villes d’associations regroupées au sein du «
Cercle de travail sur la sauvegarde des données ».
Vous démontrez de quelle façon l’idéologie
du marché total, soit le capitalisme débridé,
va de pair avec la société de surveillance. Pour lui
faire échec, il n’y a d’autre solution que de
refonder complètement notre système économique
?
L’idéologie du marché total se conjugue avec
la gestion musclée des inégalités sociales
que suscite ou approfondit le projet de société et
d’ordre mondial qu’elle inspire. L’hystérie
sécuritaire du pouvoir exécutif se nourrit du refus
de déclarer la guerre aux machines à produire et reproduire
ces inégalités, le refus de repenser les systèmes
de solidarité mis à mal. Il y a à peine quelques
mois, j’aurais dû faire de longs développements
pour convaincre de la nécessité imparable de refonder
les règles du jeu qui, depuis les déréglementations
de la fin des années 1970, président au projet, présenté
comme unique et fatal, de globalisation néolibérale
d’un capitalisme spéculatif arrimé aux seules
logiques du marché.
Le lundi noir de l’automne 2008 a remis sur le devant de la
scène l’idée de régulation et de politiques
publiques, tant au niveau national que global. Il ne s’agît
pas seulement d’une crise du système financier, mais
d’une crise du modèle global de société
duquel il est partie prenante. Ce qui veut dire que nous n’en
viendrons pas à bout à coup de plans de sauvetage
par injection sur le dos des contribuables de sommes astronomiques
dans les économies en manque de liquidités. La convergence
de la crise financière, de la crise énergétique,
de la crise alimentaire, de la crise climatique, toutes génératrices
de foyers de crise sociale, indique que de crise de civilisation
il est question. Cette crise de sens, c’est ce que tentent
d’enrayer les réflexions et propositions visant à
considérer l’argent comme “bien public commun”,
afin d’empêcher qu’une poignée de traders
ne jouent avec la circulation des flux et provoquent l’appauvrissement
et le mal-être de sociétés entières.
Cette idée de bien public commun qui renvoie à celle
de service public, va bien au-delà de cette la denrée
monétaire. Elle touche à tout ce qui est aujourd’hui
l’enjeu des stratégies d’appropriation privée,
de patrimonialisation, de biens comme le vivant, le savoir, la culture,
la communication, l’eau, le spectre des fréquences.
Evidemment, résoudre cette crise de sens ne se fera pas
sans s’interroger sur la nécessité de revoir
la place des organisations citoyennes dans la détermination
des finalités sociales du régime économique.
Comme je l’écris : « Ou bien va s’accomplir
un saut qualitatif dans la participation des citoyens à la
gestion de la société, ou bien on va vers un exercice
chaque fois plus autoritaire du pouvoir et vers une régression
des droits ». Ce qui suppose de retrouver le primat du politique
et de la souveraineté populaire, mais aussi de repenser la
triade Etat-Marché-société des citoyens. Ce
qui implique aussi (et surtout) de changer l’ordre des priorités
prescrit par la raison intrumentale et la croyance dans les vertus
rédemptrices des techniques. Car c’est le déterminisme
technique, et plus précisément celui qui a trait au
pouvoir déposé dans les nouvelles technologies de
l’information et de communication, qui a soutenu la fuite
en avant des stratégies de dérégulation néolibérales
de sortie de crise depuis les deux dernières décennies
du XXe siècle.
Face aux intrusions croissantes, vous appelez à la révolte,
à la résistance ?
C’est le devoir de tout citoyen. Je le fais à partir
de la place qui est la mienne dans la société, celle
d’un enseignant-chercheur qui n’a cessé depuis
plus de quarante ans de refuser le monde tel qu’il est.
Notes
[1] Aux éditions La Découverte
[2] Cette interview a été réalisée
par mail.
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