|
Origine : www.cairn.info/revue-cultures-et-conflits-2010-2-page-39.htm
Alexandre Macmillan à complété son doctorat
dans le département de communication de l’Université
de Montréal. Il est actuellement postdoctorant à l’Université
Paris 7 - Denis Diderot dans le centre Roland Barthes et le laboratoire
TLSH (Théorie de la Littérature et des Sciences Humaines).
Il a publié des articles sur Roland Barthes et Michel Foucault
dans les revues Journal of Power, Studies in Communication Science
et Theory, Culture & Society.
Michel Foucault, dans ses travaux sur les relations de pouvoir
contemporaines, a identifié deux modes principaux de fonctionnement
du pouvoir politique : la discipline et la biopolitique. D’abord,
les travaux de Foucault sur la discipline ont décrit les
sociétés modernes comme des sociétés
basées sur le modèle d’un espace clos et quadrillé.
Selon une perspective « micropolitique », la forme que
revêt le pouvoir moderne ne peut être limitée
à l’Etat. L’espace disciplinaire est caractérisé
par une relation asymétrique qui traverse la vie des individus
et informe l’usage qui sera fait des « corps dociles
» ainsi constitués. Les travaux ultérieurs de
Foucault sur la biopolitique pointent vers un autre modèle,
qui semble mieux à même de rendre compte des problèmes
traditionnels de l’analyse politique, à savoir l’Etat,
et le rapport entre gestion politique et exercice gouvernemental.
En effet, là où la discipline rendait compte de la
« micropolitique » du pouvoir, des relations locales
dans le cadre d’un milieu clos où les relations de
pouvoir vont tout réglementer, la biopolitique implique quant
à elle « l’étude de la rationalisation
de la pratique gouvernementale dans l’exercice de la souveraineté
politique [1] ».
La biopolitique permet donc avant tout de rendre compte de la logique
qui informe l’Etat souverain moderne, ainsi que des transformations
de l’action gouvernementale dans le cadre d’une économie
de type libéral.
Ces différences entre la discipline et la biopolitique ont
donné lieu, surtout dans le monde anglo-saxon, à une
réappropriation bien particulière des travaux de Foucault
sur les relations de pouvoir-savoir, et sur leur pertinence pour
une appréciation des régimes politiques contemporains.
Laurent Jeanpierre a insisté sur la diversité des
travaux classés sous la rubrique « governmentality
studies » [2]. Certains auteurs comme Mitchell Dean ou Nikolas
Rose insistent sur le fait que et le pouvoir disciplinaire et la
biopolitique composent la gouvernementalité dans les sociétés
contemporaines. Pour ces auteurs, la gouvernementalité est
comprise au sens large comme le processus de structuration d’un
champ de conduite, et n’est pas réductible à
sa manifestation disciplinaire ou biopolitique [3]. Cependant, à
de rares exceptions près, les governmentality studies semblent
dans leur ensemble réduire la gouvernementalité à
la biopolitique. La gouvernementalité contemporaine se réduirait
alors aux processus de structuration des phénomènes
globaux de population, et serait synonyme du néolibéralisme
[4]. Qui plus est, ce courant de pensée semble nier tout
rôle au pouvoir disciplinaire dans les sociétés
contemporaines. Quand Deleuze affirmait « les sociétés
disciplinaires, c’était déjà ce que nous
n’étions plus, ce que nous cessions d’être
[5]», il insistait sur les similitudes qui existaient entre
discipline et biopolitique. Surtout, Deleuze insistait sur le fait
que le passage de l’un à l’autre ne se faisait
pas sur le mode de la rupture, mais bien sur celui d’une mutation
interne [6]. De leur côté, Michael Hardt et Antonio
Negri traduisent un sentiment largement partagé chez les
commentateurs anglo-saxons actuels de Foucault, quand ils affirment
que c’est la biopolitique, et non plus la discipline, qui
constitue le nouveau « paradigme » des relations de
pouvoir modernes. Les techniques de gestion des taux de natalité,
de chômage, de mortalité semblent avoir rendu obsolètes
les techniques de surveillance et de contrôle de l’individu.
Le passage de la discipline à la biopolitique est considéré
comme une rupture brutale qui fait se succéder deux modèles
hétérogènes du pouvoir [7].
La perspective développée dans cet article sera tout
autre. Il apparaît clairement que l’on ne peut pas simplement
considérer discipline et biopolitique comme deux stratégies
politiques incommensurables. Cet article avance que la biopolitique
et la discipline ne renvoient pas à deux logiques politiques
qui se font face, mais plutôt que la biopolitique est une
certaine manifestation de la discipline. La biopolitique serait
donc une réactivation de la discipline dans le contexte d’une
réflexion pragmatique sur l’économie de l’exercice
du pouvoir et sur la faillibilité de la connaissance gouvernementale
– d’où l’aléatoire, les statistiques
et les probabilités comme techniques d’intervention
biopolitique. Comme l’a déjà souligné
Ian Hacking, le recours aux statistiques et aux probabilités
constitue un tournant important dans la rationalité politique
moderne. Cependant, l’émergence des statistiques ne
marque pas tellement une rupture entre discipline et biopolitique,
mais plutôt une rupture entre une rationalité politique
juridique fondée sur la loi, et la rationalité politique
contemporaine fondée sur la norme [8].
Eclaircir les rapports qui existent entre discipline et biopolitique
permettra donc d’illustrer la manière dont l’art
libéral de gouverner est une réactivation de la stratégie
disciplinaire. Il apparaît donc que la société
disciplinaire et la société du laisser-faire, du libéralisme,
de la biopolitique participent d’une seule et même logique.
Le libéralisme et l’idéologie de la liberté
sont des produits d’une société disciplinaire.
La « liberté » telle qu’elle fonctionne
dans le modèle libéral de gouvernement ne renvoie
pas à une vertu positive. Elle doit être comprise avant
tout de façon négative, comme l’absence de coercition
et de contrôle exhaustif : la liberté de l’Etat
libéral ne sera que le non-discipliné – ou plutôt,
ce que le pouvoir étatique considère, par dépit,
comme le champ du non-disciplinable. Contrairement au corps individuel,
qui constitue la cible du pouvoir disciplinaire, les objets d’intervention
de la biopolitique seront dans une certaine mesure « environnementaux
» et renverront à des forces incompressibles qui ne
peuvent être contrôlées de façon exhaustive
[9].
Le contexte d’émergence – à la fois historique
et conceptuel [10] – de la biopolitique permettra de mettre
en évidence la stratégie disciplinaire qui sous-tend
le paradigme libéral de la gouvernementalité moderne.
Foucault associe l’émergence de la raison d’Etat
au mercantilisme et à ce qu’il appellera le «
dispositif de police ». La police participe à la fois
de la discipline et de la biopolitique. Son action sera caractérisée
par la prise en charge des individus dans leurs moindres faits et
gestes. En produisant un savoir individualisant, la police va également
permettre la mise en place d’outils statistiques. Cette double
prise en charge des individus rendra possible à la fois le
contrôle exhaustif des corps individuels et la gestion souple
des populations.
Retracer la généalogie de la gouvernementalité
faite par Foucault permet donc de mettre en évidence le fait
que l’émergence de la raison d’Etat qui caractérise
notre présent est indissociable d’une tentative de
« disciplinarisation » générale, de réglementation
générale des individus et du territoire (Il faut défendre
la société, p. 223 ; Sécurité, territoire,
population, pp. 345-348). Le paradigme physiocrate, en introduisant
les notions de liberté et de limitation de l’action
gouvernementale, va procéder à des transformations
importantes de la logique mercantiliste, et devenir le modèle
principal de la raison gouvernementale moderne (Naissance de la
biopolitique, p. 12). Cependant, l’outil policier ne disparaît
pas dans le modèle physiocrate, et continue de déterminer
les cibles de l’action gouvernementale. Ce point permet donc
de mettre en évidence – et ce, contrairement à
ce qu’affirment les tenants des governmentality studies –
le fait que le libéralisme sort de l’extension des
procédures de contrôle disciplinaires, et que liberté
économique, libéralisme et discipline sont complètement
liés. Il permettra également de revenir sur la notion
de « pouvoir sur la vie » développée par
Foucault, et de mettre en évidence la primauté du
modèle disciplinaire dans la technologie politique moderne
qui vise à prendre en charge le vivant et l’organiser
en vue de la production.
La lecture proposée dans cet article va donc à contre-courant
de certaines interprétations de l’oeuvre de Foucault
et de l’évaluation des sociétés contemporaines
qu’on peut en tirer. En affirmant qu’elles constituaient
les « deux pôles » (La volonté de savoir,
p. 183) de la technologie politique moderne, Foucault a en effet
semblé placer discipline et biopolitique sur un pied d’égalité.
Il est cependant important de noter que Foucault a publié
très peu de textes sur la biopolitique de son vivant. La
majeure partie des sources actuelles sur la biopolitique provient
de la publication posthume de ses cours au Collège de France.
Il semble donc hasardeux de se baser sur des cours hebdomadaires,
qui n’avaient pas vocation à être publiés,
pour chercher à reconstituer la pensée arrêtée
de Foucault à ce sujet. Qui plus est, Foucault a rapidement
abandonné ses travaux sur la biopolitique pour se concentrer
sur les formes de subjectivation et la conduite de soi. Cette nouvelle
perspective ne s’attache plus à l’étude
du XVIIIe siècle et au partage entre discipline et biopolitique,
mais met en évidence la transition entre un mode de subjectivation
libre et autonome et un mode de subjectivation codifié et
« juridique » apparu au XIIIe siècle [11].
Le fait que cette question essentielle ne soit pas abordée
de front par Foucault invite donc à procéder avec
précaution. Le travail de lecture sera en même temps
un travail herméneutique, ce qui implique nécessairement
un certain perspectivisme. Cependant, il me semble que la lecture
proposée dans cet article est justifiée au vu de l’oeuvre
de Foucault. Mais d’une façon plus importante, cette
lecture semble pertinente dans la mesure où elle permet à
travers Foucault de repenser le modèle libéral contemporain,
et sa prétention à la liberté et à l’épanouissement
de tous.
Discipline, biopolitique et pouvoir sur la vie
Foucault a affirmé que ses travaux sur les relations de
pouvoir portaient sur une période empiriquement déterminable,
mais floue. Cette périodisation est caractérisée
par l’émergence de l’Etat-nation, l’industrialisation
et un mode analytique de véridiction [12]. Les travaux de
Foucault sur les relations de pouvoir-savoir peuvent donc être
lus comme une nouvelle manière d’approcher la logique
socio-politique moderne. Le pouvoir souverain, modèle dominant
jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, était une
forme de pouvoir basée sur le prélèvement qui
se caractérisait par tout un ensemble de manifestations rituelles
et symboliques. La forme moderne des relations de pouvoir qui lui
succéda se basait sur une autre logique. Il ne s’agit
alors plus de prélever des ressources existantes, mais d’enrôler
la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites
afin d’organiser les forces sociales et les processus de production.
Les relations de pouvoir-savoir franchissent le « seuil technologique
», et les mécanismes d’objectivation deviennent
des instruments d’assujettissement (Surveiller et punir, pp.
260-261 ; La volonté de savoir, pp. 177-182 ; Le pouvoir
psychiatrique, pp. 44-46). Cette mutation des technologies politiques
correspond en retour à une certaine volonté de majoration
de l’efficacité de l’exercice du pouvoir. La
nouvelle distribution spatiale et sociale de la richesse industrielle
et agricole au XVIIIe siècle a confronté le pouvoir
souverain à ses propres insuffisances. Le pouvoir souverain
est un pouvoir ponctuel et discontinu. Avec la forme principalement
mobilière prise par la richesse, ainsi que la multiplication
de la petite propriété terrienne, un trop grand nombre
de domaines d’activité lui échappait. De plus,
le fait que le pouvoir souverain opérait par prélèvement
signifiait qu’il était un obstacle aux nouveaux types
de flux économiques qui accompagnaient l’émergence
du capitalisme (« La vérité et les formes juridiques
», pp. 1472-1473). La forme moderne du pouvoir va chercher
à étendre son contrôle tout en s’exerçant
dans le sens des processus économiques. Foucault caractérise
donc la modernité politique par un ensemble de procédés
qui vont s’attarder à la majoration des effets de pouvoir,
à la diminution des coûts de son exercice, et à
l’intégration de l’exercice du pouvoir aux mécanismes
de la production (« Les mailles du pouvoir », p. 1009
; Les Anormaux, pp. 80-81). Cette nouvelle forme de rationalité
va se traduire par l’entrée de la vie dans le champ
des techniques politiques, et sera caractérisée par
tout un ensemble de pratiques ayant pour but le contrôle et
la gestion de la vie. La technologie politique de la modernité
va procéder à la mesure, la qualification, l’appréciation
et la distribution générale du vivant dans «
un domaine de valeur et d’utilité » (La volonté
de savoir, pp. 179-180).
Le « seuil de la modernité biologique » (La
volonté de savoir, p. 188) va se déployer autour de
deux noyaux distincts. Il y aura d’un côté un
contrôle politique des corps individuels, et de l’autre
une gestion globale des populations. La discipline et la biopolitique
renverront à ces deux niveaux complémentaires autour
desquels s’organise le pouvoir sur la vie (La volonté
de savoir, p. 183 ; « Les mailles du pouvoir », p. 1013
; Il faut défendre la société, pp. 213-217).
La discipline renvoie à toute une série de techniques
locales de pouvoir et de savoir qui vont s’attacher au corps
humain. La discipline est la grande technologie politique d’individualisation
des multiplicités (« Les mailles du pouvoir »,
pp. 1010-1011 ; Sécurité, territoire, population,
p. 14) [13]. Elle va procéder au codage exhaustif des activités
dans un espace clos, et tout réglementer afin de produire
des individus dociles en conformité avec les normes qu’elle
aura fixées (Surveiller et punir, pp. 160-198 ; Sécurité,
territoire, population, pp. 46-48). Le panoptique correspondra à
la formalisation abstraite de cette stratégie qui pourra
ensuite s’actualiser au travers de toute une série
d’institutions distinctes, telles que la prison, l’école,
l’usine, etc. Il sera un « intensificateur de pouvoir
» qui pourra jouer dans toute institution qui cherche à
ordonner les multiplicités humaines et leur imposer un ensemble
de conduites (Surveiller et punir, p. 239) [14]. Le panoptique est
un espace clos qui va répartir et isoler les individus qui
se trouvent en son sein. Tout réseau de communication de
groupe est rompu. Il n’y a pas de phénomènes
collectifs, uniquement des individus placés côte à
côte. Le panoptique est à la fois un appareil de pouvoir
et de savoir. En répartissant les individus et les plaçant
dans un état de visibilité permanente – donc,
en rendant la surveillance toujours possible – il permettra
de mettre en oeuvre un pouvoir anonyme et immatériel producteur
de savoir. Il y aura une notation du comportement individuel, et
une accumulation de savoir à son sujet (Le pouvoir psychiatrique,
pp. 75-80).
Tandis que la discipline constitue une technique bien particulière
d’individualisation des multiplicités, la biopolitique
se place d’emblée comme une technique politique concernée
par les phénomènes globaux. La biopolitique correspond
encore à une technique de gestion des multiplicités.
Cependant, la biopolitique se situe à un autre niveau, à
une autre échelle que la discipline. Il ne s’agit alors
plus d’une individualisation des multiplicités, mais
d’une manière spécifique de s’adresser
à la multiplicité des hommes, en tant qu’elle
constitue une masse globale (Il faut défendre la société,
p. 216). La biopolitique va prendre en charge le genre humain, considéré
comme espèce caractérisée par tout un ensemble
de processus biologiques : son objet d’intervention sera la
population. Les multiplicités humaines seront considérées
au niveau de leurs phénomènes de masse, au niveau
de phénomènes de série qui se déroulent
dans une durée plus ou moins longue. La biopolitique va s’appuyer
sur des mesures globales, des estimations statistiques et des prévisions
de tendances (La volonté de savoir, p. 183 ; Il faut défendre
la société, pp. 218-219). Tandis que la discipline
architecture un espace clos qu’elle pourrait surveiller et
régir dans ses moindres détails, la biopolitique se
place dans un espace de circulation. La « liberté »
sera donc un principe de fonctionnement indispensable à la
biopolitique. Elle ne cherchera pas à tout réglementer,
mais à gérer tout un ensemble de séries ouvertes
et aléatoires qui ne peuvent être contrôlées
que par une estimation de probabilités (Sécurité,
territoire, population, pp. 14-22). Là où la discipline
circonscrit un espace où son pouvoir pourra jouer sans limites
et tout réglementer de façon exhaustive (Sécurité,
territoire, population, pp. 46-47), la biopolitique correspondait
à la raison d’Etat et à la technique de gouvernement
libéral. La biopolitique – ou ce que Foucault a également
appelé les « mécanismes de sécurité
» – émerge en réponse à toute une
série de problèmes économiques et politiques
qui sont apparu dans la seconde moitié du XIXe siècle,
et ne peut être comprise qu’à partir de la raison
gouvernementale du libéralisme (Naissance de la biopolitique,
p. 24).
Discipline et généalogie de la biopolitique
Il semblerait que la primauté accordée à la
biopolitique par les tenants des governmentality studies occulte
une dimension fondamentale des travaux de Foucault sur la technologie
politique moderne. Plutôt que de considérer que la
discipline et la biopolitique vont simplement renvoyer à
une division du domaine du vivant – d’un côté
l’individuel, de l’autre le collectif – l’évaluation
des régimes libéraux contemporains demande à
ce que les rapports entre les deux technologies soient explicités.
La distinction que Foucault établit entre « l’anatomo-politique
du corps humain » et la « bio-politique de la population
» (La volonté de savoir, p. 183) ne saurait renvoyer
à deux technologies politiques autonomes. Les travaux de
Foucault semblent indiquer que la biopolitique ne correspond pas
à une logique propre, mais à une réactivation
des tactiques et stratégies disciplinaires. Foucault indique
en effet que la biopolitique va intégrer, emboîter,
et utiliser la discipline « en s’implantant en quelque
sorte en elle » (Il faut défendre la société,
p. 216), et que « tout un ensemble disciplinaire [...] foisonne
sous les mécanismes de sécurité pour les faire
fonctionner » (Sécurité, territoire, population,
p. 10). Qui plus est, c’est à partir des techniques
propres au pouvoir disciplinaire – comme l’examen, le
panoptique ou la police – que la population va être
constituée comme objet à part entière d’une
technologie politique de la vie. L’examen va rendre possible
à la fois la constitution de l’individu et la constitution
de la population comme cible des technologies de pouvoir. Le panoptique,
en prenant les individus en charge, va permettre de les constituer
secondairement en tant que groupe. La police, qui intervient sur
un mode réglementaire et renvoie au monde de la discipline,
va également définir « la nature des objets
de l’activité rationnelle de l’Etat » (Sécurité,
territoire, population, pp. 347-348 ; Surveiller et punir, p. 223
; « La vérité et les formes juridiques »,
p. 1481 ; citation in « ‘Omnes et singulatim’
: vers une critique de la raison politique », p. 969). On
constate donc bien que c’est toujours le corps individuel
et soumis qui constitue l’unité de base de toutes les
manifestations du pouvoir dans les sociétés contemporaines.
La discipline et la biopolitique vont chercher à extraire
et maximiser les forces, et dans les deux cas, Foucault va affirmer
qu’il s’agit d’une technologie du corps. La discipline
va renvoyer à une « technologie où le corps
est individualisé comme organisme doué de capacités
». La biopolitique, quant à elle, va renvoyer à
une « technologie où les corps sont replacés
dans les processus biologiques d’ensemble » (Il faut
défendre la société, p. 222). Comme l’indique
Foucault, la technologie biopolitique « doit s’exercer
sur les individus en tant qu’ils constituent une espèce
d’entité biologique qui doit être prise en considération,
si nous voulons précisément utiliser cette population
comme machine pour produire, pour produire des richesses, des biens,
produire d’autres individus » (« Les mailles du
pouvoir », p. 1012 – je souligne). Le corps individuel
– et les techniques qui président à sa production
sociale – semble donc se présenter comme l’élément
incontournable de toute forme de pouvoir sur la vie.
Ce point est mis en évidence par la généalogie
de la biopolitique développée par Foucault dans ses
cours au Collège de France en 1978 et 1979. Selon Foucault,
les origines de la raison d’Etat et des pratiques gouvernementales
modernes résident dans la technique chrétienne du
pastorat. Malgré les nombreuses mutations apportées
par l’économie politique, « le pouvoir pastoral
dans sa typologie, dans son organisation, dans son mode de fonctionnement
[…] est sans doute quelque chose dont nous ne sommes pas toujours
affranchis » (Sécurité, territoire, population,
p. 152). L’Etat moderne combine le pouvoir politique exercé
sur des sujets civils au pouvoir pastoral qui s’exerce sur
des individus vivants. Le pastorat était une technique de
direction totale et permanente qui visait à diriger les hommes
vers le salut. Il s’agissait d’une forme de pouvoir
qui ciblait à la fois chaque individu pris isolément
et la collectivité (« ‘Omnes et singulatim’
: vers une critique de la raison politique », pp. 955-963
; Sécurité, territoire, population, pp. 183-186).
Avec le traité de Westphalie, selon Foucault, on voit apparaître
un nouvel art de gouverner, qui fournira les bases à la raison
néolibérale contemporaine. Le pouvoir pastoral restera
la matrice de la raison d’Etat qui commencera à se
développer dès le milieu du XVIIe siècle. Cependant,
cette réintégration du pastorat se fera à partir
d’une réflexion sur la spécificité de
l’action du souverain politique ainsi que de l’importance
nouvelle prise par l’économie politique. Les objectifs
terrestres remplacent les visées religieuses. La conduite
des hommes et des femmes n’aura plus pour objectif le salut
éternel, mais le bien-être et la sécurité
ici-bas. De plus, il y aura un renforcement de l’administration
du pouvoir pastoral. Il y aura une multiplication des agents de
pouvoir qui feront office d’autant de relais du pouvoir étatique
(Sécurité, territoire, population, pp. 235-243) [15].
Cette nouvelle rationalité gouvernementale s’inscrit
dans un nouveau contexte international. Elle est marquée
par la volonté d’équilibre des puissances dans
un espace de concurrence interétatique permanente. En accord
avec les postulats mercantilistes, la politique devient avant tout
une opération de calcul économique. L’Etat s’enrichit
par l’accumulation monétaire et se renforce par l’accroissement
de la population (Sécurité, territoire, population,
p. 319 ; Naissance de la biopolitique, p. 7). Cette nouvelle logique
de la majoration des forces de l’Etat se manifestera par l’émergence
de deux grands ensembles. D’une part, un dispositif diplomatico-militaire,
qui aura pour fonction de maintenir un équilibre entre les
Etats européens. La guerre, la diplomatie et la mise en place
d’un dispositif militaire permanent seront les trois instruments
de ce dispositif qui accompagnera la logique d’équilibre
des puissances qui caractérise le nouvel espace interétatique
en Europe (Sécurité, territoire, population, pp. 303-313).
D’autre part, cette nouvelle logique gouvernementale sera
accompagnée par ce que Foucault a appelé le «
dispositif de police », qui concerne la face intérieure
de la nouvelle raison gouvernementale. L’instauration de la
police est inséparable d’une technique de gouvernement
mercantiliste. Historiquement, donc, la première conclusion
de l’économie politique est la nécessité
d’un despotisme total. En effet, pour la théorie mercantiliste,
la population est considérée comme une force productive
qui doit être dressée, répartie et distribuée
selon des mécanismes disciplinaires (Sécurité,
territoire, population, pp. 70-71, 345 ; Naissance de la biopolitique,
pp. 15-16).
La police renverra à l’ensemble des moyens par lesquels
on peut faire croître les forces de l’Etat tout en maintenant
l’ordre en son sein. Les techniques policières vont
à la fois régir toutes les formes de coexistence des
hommes entre eux, et établir le lien entre la vie des individus
et la force de l’Etat. En somme, la police va créer
un embranchement entre l’activité des individus et
l’utilité étatique (Sécurité,
territoire, population, pp. 330-333). Le problème qui anime
la raison d’Etat est celui de l’existence même
et de la nature de l’Etat. L’accroissement de la puissance
étatique sera inséparable de la constitution d’un
certain type de savoir, et la police sera l’appareil administratif
qui permettra de connaître ce qui se passe dans le royaume.
Elle fournira les données qui permettront d’établir
tout un ensemble de statistiques. Plus fondamentalement, c’est
la police – à travers le quadrillage et la surveillance
permanente qu’elle assure – qui va permettre de constituer
la population comme objet de l’action gouvernementale. Chaque
individu contrôlé par la police deviendra un cas qui
rendra possible une extrapolation des comportements observés
au niveau de la population (Sécurité, territoire,
population, pp. 62-63 ; Naissance de la biopolitique, pp. 7-10 ;
« ‘Omnes et singulatim’ : vers une critique de
la raison politique », pp. 970-978).
L’émergence du paradigme physiocrate va apporter une
inflexion importante du modèle mercantiliste, et inaugurera
la forme prise par la rationalité gouvernementale contemporaine.
La police renvoie au monde de la discipline : elle implique donc
une série d’objets illimitée. Son mode d’action
est celui d’une réglementation indéfinie du
territoire selon le modèle panoptique d’une surveillance
individualisante. La nouvelle rationalité étatique
va reprendre les objectifs du mercantilisme et du dispositif de
police tout en procédant à une limitation de leur
logique de réglementation indéfinie et exhaustive
[16]. La liberté individuelle sera alors placée au
coeur de la pratique gouvernementale, et sera le principe de la
technologie biopolitique moderne. Il ne s’agira plus de tout
réglementer, mais de laisser-faire. A partir de ce moment-là,
la biopolitique va s’attacher à la régulation
de tout un ensemble de phénomènes dans un milieu ouvert.
L’action gouvernementale ne cherchera plus à contrôler
tout un ensemble de phénomènes tels que la famine,
la maladie ou les taux de natalité. Il s’agira plutôt
de procéder à une gestion souple et à maximiser
les éléments positifs tout en sachant que les risques
et dangers ne seront jamais supprimés. La biopolitique va
alors devenir un travail sur l’avenir, mais un avenir «
non exactement contrôlé ni contrôlable, non exactement
mesuré ni mesurable » (Sécurité, territoire,
population, pp. 20-33, citation 21).
Liberté et dressage des populations
17 Il convient cependant de prendre la mesure de tels changements.
Malgré les différences fondamentales qui distinguent
une pratique gouvernementale fondée sur le mercantilisme
d’une pratique gouvernementale essentiellement physiocrate,
Foucault insiste bien sur le fait que la « ligne de pente
» dessinée par la raison gouvernementale westphalienne
n’est pas inversée (Naissance de la biopolitique, p.
17). La politique libérale contemporaine, fondée sur
le libre échange et le non-interventionnisme, participe encore
du modèle disciplinaire. Les différences entre le
gouvernement mercantiliste et le gouvernement physiocrate ne peuvent
être niées. L’Etat de police du gouvernement
mercantiliste considère le territoire comme un couvent, comme
un espace clos qui doit être réglé dans ses
moindres détails. De l’autre côté, la
gouvernementalité moderne va chercher à établir
une régulation souple d’un flux de circulation ouvert
qu’elle ne vise pas à contrôler. Cependant, dans
les deux cas, Foucault ne semble jamais remettre en cause le fait
que c’est la police qui se trouve au coeur de l’action
gouvernementale, et qui permet de constituer la population comme
cible de pouvoir. De plus, l’émergence d’un gouvernement
« frugal » ne peut pas être considérée
comme une mutation radicale des objectifs de l’action étatique.
C’est plutôt une réflexion sur le coût
et l’efficacité de l’action gouvernementale qui
donnera lieu à l’abandon du modèle carcéral
et totalitaire pour le modèle libéral et utilitariste.
Tandis que la prise en charge du corps par le pouvoir sur la vie
a été « la plus facile à réaliser
», la prise en charge de phénomènes de population
« a été beaucoup plus difficile car, bien entendu,
elle impliquait des organes complexes de coordination et de centralisation
» (Sécurité, territoire, population, p. 11 ;
citation in Il faut défendre la société, pp.
222-223).
La mutation libérale provient surtout d’une réflexion
sur les limites de l’action gouvernementale, et sa nature
faillible. La discipline supposait que son pouvoir jouât sans
limite dans l’espace qu’elle avait circonscrit. Avec
la biopolitique, il y a un changement d’échelle au
niveau de la prise en charge du vivant. La biopolitique va travailler
sur tout un ensemble de phénomènes qui sont relativement
compressibles, mais qui ne le sont jamais totalement. Il n’est
pas envisageable – du point de vue de l’économie
de l’exercice du pouvoir – de connaître exactement
le comportement de tous les individus qui composent la population
nationale, ou bien encore de mener un programme gouvernemental qui
viserait à éradiquer tous les cas de mortalité
infantile. La biopolitique va donc devoir se déployer dans
le domaine de l’aléatoire, dans un domaine qu’elle
ne parviendra à investir qu’imparfaitement (Sécurité,
territoire, population, pp. 73-75 ; Naissance de la biopolitique,
pp. 19-20).
La généalogie de la rationalité gouvernementale
moderne faite par Foucault permet donc de placer sous une autre
lumière l’injonction à la « liberté
» et au laisser-faire de la biopolitique. Dès lors,
la manifestation mercantiliste, « despotique », de la
raison d’Etat, et sa manifestation libérale se reposeront
sur la police et son mode d’action disciplinaire et individualisant
pour constituer l’objet de son intervention, à savoir
la population. La différence essentielle tiendra à
la portée de l’action gouvernementale et aux objectifs
qu’elle se fixera. Cependant, dans les deux cas, ce sera une
certaine volonté de contrôle et de réglementation
exhaustive qui présidera à la gestion des populations.
C’est uniquement quand elle sera confrontée à
ses propres limites – tant au niveau de son savoir sur la
population qu’au niveau de son champ d’action –
que la biopolitique consentira à laisser échapper
tout un ensemble de domaines. Le contrôle disciplinaire des
individus n’est pas la contrepartie de la liberté biopolitique
des populations. Il est le principe moteur de la biopolitique, et
le libéralisme ne fait que sortir de l’extension des
procédures disciplinaires (Naissance de la biopolitique,
pp. 68-69). La liberté « moderne » – il
s’agit ici de la liberté telle qu’elle intervient
dans le cadre de la raison d’Etat identifiée par Foucault
– doit donc être comprise avant tout dans son sens négatif.
Il ne s’agit pas d’une vertu positive, mais tout simplement
de l’absence de régulation totale. La liberté
est seulement le fond non contrôlé, abandonné
– par dépit plus que par principe – par la logique
disciplinaire.
Discipline et biopolitique ne doivent donc pas tellement être
considérées comme deux manifestations de la forme
moderne du pouvoir qui se font face et s’opposent. Il semblerait
plutôt que le seuil de la modernité biologique doive
avant tout être compris à partir de la stratégie
disciplinaire qui vise au contrôle exhaustif des individus.
La biopolitique pourra donc être appréhendée
comme le complément de la discipline, comme une extension
des techniques disciplinaires dans le cadre d’un espace ouvert,
où l’ensemble des individus et de leurs gestes ne peuvent
être ni surveillés ni corrigés dans leur intégralité.
L’espace de la libre circulation n’est pas qualitativement
différent de l’espace panoptique. En effet, Foucault
souligne à de nombreuses reprises le fait que « le
panoptique, c’est le plus vieux rêve du plus vieux souverain
; qu’aucun de mes sujets ne m’échappe et qu’aucun
des gestes d’aucuns de mes sujets ne me soient inconnus »
(Sécurité, territoire, population, p. 68). Par-delà
les différences qui existent entre discipline et biopolitique,
l’analyse de leurs rapports et de ce qui les unit semble donc
pertinente pour toute analyse qui chercherait à comprendre
la raison d’Etat moderne et l’art de gouverner libéral.
En effet, l’émergence du modèle libéral
ne pourrait plus être considérée dans son autonomie.
Les rapports qui existent entre une gestion macroscopique des populations
et le contrôle micropolitique des corps permettraient de considérer
sous une lumière nouvelle la gestion politique des populations
« libres » selon les critères économiques
de croissance et de gestion des risques. Comme l’indique Foucault,
le libéralisme sort de l’extension des procédures
de contrôle disciplinaire fondées sur l’investissement
du vivant dans une optique de gestion de la production (Naissance
de la biopolitique, pp. 68-69). Les différences entre discipline
et biopolitique n’impliqueraient donc pas celles qui pourraient
exister entre deux projets politiques, mais plutôt les différentes
manières de mettre en oeuvre une même politique de
contrôle du corps. La discipline correspondrait alors à
un dispositif de pouvoir-savoir où le contrôle pourrait
être exhaustif, tandis que la biopolitique renverrait à
un dispositif de pouvoir-savoir qui s’applique à un
champ qui ne saurait être totalement organisé, ni totalement
connu. En d’autres termes, la biopolitique devrait plutôt
être considérée comme une discipline lacunaire,
dans un contexte où l’action gouvernementale est considérée
comme faillible et finie. La liberté accordée aux
populations n’est que le résultat d’une tentative
infructueuse de « disciplinarisation » de cette même
population.
En effet, la généalogie de la biopolitique permet
de mettre en avant le fait qu’il n’y a pas de différence
de nature entre l’exhaustivité disciplinaire et l’aléatoire
de la biopolitique. Comme mentionné précédemment,
la biopolitique va s’appuyer sur les mêmes techniques
d’individuation qui rendent possible la discipline. La police
va quadriller un territoire et produire un savoir individualisant
qui permettra la meilleure exploitation possible des forces individuelles.
Par conséquent, la discipline et la biopolitique renvoient
à un même programme de rationalité gouvernementale
dont le projet est de « créer un système de
réglementation de la conduite générale des
individus où tout serait contrôlé [17] ».
L’injonction à la liberté qui accompagne la
biopolitique devrait donc être perçue avant tout comme
un aveu d’échec. Vouloir trop gouverner dans un espace
ouvert, dont les ressources étatiques ne permettent pas le
contrôle exhaustif, est contre-productif. La biopolitique
correspondrait à l’extension des procédures
disciplinaires hors de l’espace carcéral, en d’autres
termes, hors de l’espace quadrillé et continuellement
surveillé ; ou plutôt, l’espace de libre circulation
qui semble caractériser le territoire étatique ne
doit pas être opposé au panoptique hermétiquement
fermé et totalement quadrillé. Le territoire souverain
doit être considéré comme un vaste panoptique,
mais un panoptique imparfait. La nature finie des ressources de
l’appareil d’Etat ne permet pas de mettre en oeuvre
les objectifs d’exhaustivité qui président au
pouvoir disciplinaire. La biopolitique ne se distingue de la discipline
ni par les techniques mises en oeuvres, ni par les objectifs qui
l’animent. En somme, la biopolitique correspondrait à
une manifestation de la discipline dans le contexte d’une
surveillance parcellaire et d’un rayon d’action limité.
Ce ne sont pas tant les objectifs ou les techniques qui varient
de l’une à l’autre ; seuls les résultats
obtenus et escomptés témoignent de l’insuffisance
des mécanismes du pouvoir étatique à contrôler
une multitude d’individus trop nombreux pour être enfermés.
La liberté et le seuil de la modernité biologique
Cette relecture des travaux de Foucault sur les relations de pouvoir
moderne – particulièrement au moment où la publication
de ses cours au Collège de France permet de mettre en avant
une nouvelle évaluation du libéralisme contemporain
– semble donc éclairer sous une lumière nouvelle
les enjeux qui accompagnent l’extension graduelle des politiques
libérales et néolibérales. Si les travaux de
Foucault sur la biopolitique semblent mieux à même
de rendre compte de la démarche gouvernementale actuelle,
et de ses mécanismes de gestion de phénomènes
de masse, on constate cependant qu’il ne faut pas postuler
une opposition insurmontable entre discipline et biopolitique. Les
multiples injonctions à la liberté qui accompagnent
la raison d’Etat moderne – la liberté de circulation,
la liberté d’expression, la liberté de commerce,
etc. – ne peuvent être distinguées du contrôle
exhaustif et de l’exigence de corps dociles et obéissants
qui caractérisent le pouvoir disciplinaire. La biopolitique
et la liberté correspondraient plutôt à une
certaine modulation d’une rationalité politique qui
cherche à investir les corps dans leur grain le plus fin
afin de contrôler les processus de production.
L’opposition postulée par les governmentality studies
entre discipline et biopolitique, entre une forme de pouvoir coercitive
qui réglemente tout et une forme de pouvoir qui gère
les séries ouvertes selon la logique du laisser-faire (Sécurité,
territoire, population, pp. 33-36) ne tient pas. Le champ socio-politique
contemporain ne serait alors pas caractérisé par la
dichotomie liberté/asservissement, par la distinction entre
un pouvoir totalitaire et coercitif d’un côté,
et un pouvoir bienveillant et désintéressé
qui viserait au bien-être commun de l’autre. Les travaux
de Foucault sur la biopolitique illustrent le fait, à première
vue paradoxal, que le développement de la liberté
dans le gouvernement libéral est concomitant du renforcement
de l’assujettissement du sujet [18]. Le bien-être de
l’ensemble des individus est considéré dans
la mesure où il permet d’avancer les objectifs de l’action
gouvernementale. Qui plus est, c’est à travers la discipline
et la police que le bien-être et la félicité
de tous deviennent un moyen d’accroissement des forces de
l’Etat (Sécurité, territoire, population, pp.
334-335). La discipline et la biopolitique sont donc deux manifestations
différentes d’une même volonté de contrôle,
d’investissement des forces du corps individuel. Les distinctions
entre discipline et biopolitique ne renvoient pas à deux
projets politiques distincts, mais à une inflexion, à
une modulation du champ d’action du pouvoir.
Il apparaît donc également que le « seuil de
la modernité biologique » auquel faisait référence
Foucault pour rendre compte des mutations dans la logique de l’organisation
socio-politique moderne doit avant tout être compris comme
le résultat d’une technologie de contrôle des
corps soumis. Le pouvoir disciplinaire n’apparaît donc
plus simplement comme un « pôle » de cette forme
nouvelle prise par les relations de pouvoir, mais comme la matrice
qui permet de contrôler les processus de production. La gestion
politique de la vie est concomitante du contrôle des corps
soumis dans son ensemble. Foucault insistera à de nombreuses
reprises sur le fait qu’une école, une usine, ou un
hôpital vont actualiser de façon différente
la logique d’action du pouvoir disciplinaire (Surveiller et
punir, pp. 239-243). La généalogie de la biopolitique
semble illustrer le fait que la raison d’Etat et les plans
d’action gouvernementaux sont également une manière
de mettre en oeuvre la logique disciplinaire, d’imposer une
tâche ou une conduite à une multiplicité d’individus.
Mais dans le cas de la biopolitique, cette mise en oeuvre aura lieu
dans un espace qui n’est pas totalement fermé, ni intégralement
quadrillé, et concernera une multiplicité d’individus
trop grande pour être exhaustivement contrainte. Les sociétés
modernes ne sont donc pas caractérisées par la cohabitation
d’un champ de liberté et d’un champ de contrôle
et d’exploitation des forces. Les sociétés modernes
sont avant tout disciplinaires, et caractérisées par
une multitude de façons différentes de mettre cette
logique en oeuvre dans différents contextes.
Notes
[1] Foucault M., Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard/Seuil,
p. 4. Afin de réduire au maximum le nombre de notes, nous
ferons références aux ouvrages principaux de Foucault
par la suite dans le corps du texte en ne mentionnant que leur titre
: Il faut défendre la société, Gallimard/Seuil,
1997 ; Le Pouvoir psychiatrique, Paris, Gallimard/Seuil, 2003 ;
Les Anormaux, Paris, Gallimard/Seuil, 1999 ; Sécurité,
territoire, population, Paris, Gallimard/Seuil, 2004 ; Naissance
de la biopolitique, Paris, Gallimard/Seuil, 2004 ; Surveiller et
punir, Paris, Gallimard, 1975 ; La Volonté de savoir, Paris,
Gallimard, 1976 ; « La vérité et les formes
juridiques », in Dits et Ecrits I, Paris, Quarto, 2001 ; «
Les mailles du pouvoir », in Dits et Ecrits II, Paris, Quarto,
2001 ; « ‘Omnes et singulatim’ : vers une critique
de la raison politique », in Dits et Ecrits II, 2001.Retour
[2] Jeanpierre L., « Une sociologie foucaldienne du néolibéralisme
est-elle possible ? », Sociologie et sociétés,
vol. 38, n° 2, 2006, p. 89.Retour
[3] Rose N., Miller P., “Political power beyond the State
: problematics of government”, British Journal of Sociology,
vol. 43, n° 2, 1992, pp. 181-184 ; Dean M., Governmentality
: Power and Rule in Modern Society, London, Sage, 1999, p. 100 ;
Governing Societies : Political Perspectives on Domestic and International
Rule, New York, McGraw-Hill, 2007, pp. 9-12 ; Rose N., O’Malley
P., Valverde M., “Governmentality”, Annual Review of
Law and Social Sciences, vol. 2, 2006, pp. 84-92.Retour
[4] Voir par exemple Lemke T., “Foucault, Governmentality,
and Critique”, Rethinking Marxism, vol. 14, n° 3, 2002,
pp. 54-59 ; Elden S., “Rethinking governmentality”,
Political Geography, vol. 26, 2007, pp. 31-32.Retour
[5] Deleuze G., « Post-scriptum sur les sociétés
de contrôle », in Pourparlers, Paris, Minuit, 1990,
p. 141.Retour
[6] Ibid., pp. 242-246.Retour
[7] Hardt M., et Negri A., Empire, Cambridge, Harvard University
Press, 2000, pp. 22-24. Voir également David L. S., “Reclaiming
Antiquity within the spaces of disciplinarity”, Thesis Eleven,
vol. 93, n° 1, 2008, pp. 88-89 ; Singer B., et Weir L., “Sovereignty,
Governance and the Political : The Problematic of Foucault”,
Thesis Eleven, vol. 94, n° 1, 2008, pp. 64-66.Retour
[8] Hacking I., The Taming of Chance, New York, Cambridge University
Press, 1990, pp. 162-163.Retour
[9] Massumi B., “National Enterprise Emergency. Steps towards
an Ecology of Powers”, Theory, Culture & Society, vol.
26, n° 6, 2009, pp. 154-158.Retour
[10] Comme le souligne Napoli, les généalogies de
Foucault lient intimement la dimension historique et la dimension
conceptuelle. C’est à travers la mise en intelligibilité
des faits historiques que se dégage le champ conceptuel foucaldien.
Voir Napoli P., « Présentation », Annales, Histoire,
Sciences Sociales, vol. 62, n° 5, 2007, pp. 1124-1125.Retour
[11] Foucault M., L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard,
1984, pp. 41-42.Retour
[12] Foucault M., « Qu’est-ce que la critique ? »,
Bulletin de la société française de philosophie,
vol. 84, n° 2, 1990, p. 46.Retour
[13] Chez Foucault, la discussion du pouvoir disciplinaire est
inséparable d’une réflexion sur l’investissement
politique du corps et le projet totalitaire qui préside à
une nouvelle organisation de la société et de la production.
Il va lui-même définir le « moment historique
des disciplines » comme « le moment où naît
un art du corps humain qui ne vise pas seulement la croissance de
ses habiletés, ni non plus l’alourdissement de sa sujétion,
mais la formation d’un rapport qui dans le même mécanisme
le rend d’autant plus obéissant qu’il est plus
utile, et inversement. Se forme alors une politique des coercitions
qui sont un travail sur le corps, une manipulation calculée
de ses éléments, de ses gestes, de ses comportements.
Le corps humain entre dans une machinerie de pouvoir qui le fouille,
le désarticule et le recompose » (Surveiller et punir,
p. 162).Retour
[14] Voir aussi Deleuze G., Foucault, Paris, Minuit, 1986, pp.
42-44.Retour
[15] Voir aussi Foucault M., « Qu’est-ce que la critique
? », op. cit., p. 37 ; « Le sujet et le pouvoir »,
in Dits et Ecrits II, 2001, pp. 1049-1050.Retour
[16] Karsenti B., « La politique du dehors. Une lecture des
cours de Foucault au Collège de France (1977-1979) »,
Multitudes, vol. 22, n° 3, pp. 39-41. Voir également
Naissance de la biopolitique, pp. 12-17.Retour
[17] Foucault M., « Espace, savoir et pouvoir », in
Dits et Ecrits II, 2001, p. 1091.Retour
[18] Jeanpierre L., « Une sociologie foucaldienne du néolibéralisme
est-elle possible ? », op.cit., p. 90.Retour
Résumé
Les travaux de Michel Foucault sur les relations de pouvoir modernes
mettent en évidence deux modèles principaux. D’une
part, une technologie de pouvoir « disciplinaire »,
qui consiste en une prise en charge exhaustive de l’individu,
d’autre part, une technologie de pouvoir « biopolitique
», qui correspond à la raison d’Etat moderne
et libérale, et à la gestion souple des phénomènes
de masses associés à la population. Cependant, une
analyse plus détaillée de la biopolitique et de ses
origines met en évidence les racines disciplinaires du paradigme
gouvernemental libéral, et permet de situer dans un contexte
différent les injonctions à la liberté qui
semblent la caractériser. Dès lors, la modernité
politique ne serait plus composée d’un équilibre
entre des techniques de coercition et une idéologie du laisser-faire,
mais comme un ensemble de techniques qui vont moduler de façon
différente une même exigence de coercition des corps
dociles.
Alexandre Macmillan « La biopolitique et le dressage des populations
», Cultures & Conflits 2/2010 (n° 78), p. 39-53.
www.cairn.info/revue-cultures-et-conflits-2010-2-page-39.htm
|
|