Andrée Michel dérange et cela ne lui déplaît
pas. Cette sociologue émérite, directrice honoraire de
recherche au CNRS, chercheuse indépendante en sciences sociales,
aime se définir comme féministe, anticolonialiste, antimilitariste.
Car « elle a toujours combattue l’oppression des gens, quelle
qu’elle soit ».
Sa première révolte remonte aux années 50, lorsque
jeune sociologue du CNRS, elle publie « Les travailleurs algériens
en France » dans lequel elle dénonce leur sort et souligne
leur volonté d’indépendance. Elle suscite alors
la haine du patronat et de Jacques Soustelle, responsable politique
en l’Algérie pour la France. Mais elle est alors soutenue
et admirée par ses pairs, ses collègues sociologues et
amis de gauche. Mais lorsqu’elle s’attaquera, quelques années
plus tard, à la cause des femmes, elle n’obtiendra pas
le même soutien.
1964, « La condition de la Française d’aujourd’hui
»
La première publication d’Andrée Michel sur les
femmes remontent à 1964. Avec Geneviève Texier, elle publie
deux tomes sur « la condition de la Française aujourd’hui»,
terme alors utilisé, rappelle Andrée Michel, « car
les femmes n’avaient pas encore exprimé leur révolte.
» Cet ouvrage avait pour objectif d’étudier, dans
le tome 1, la situation des femmes dans tous les domaines (sexualité,
économie, famille, travail, politique) et, dans le tome 2, les
groupes de pression responsables de ce statut minoré. «
Tous les groupes en ont pris pour leur grade », explique-t-elle
avec plaisir et de rappeler qu’en 64 les Françaises avaient
moins de droits que les fous selon le code Napoléon, sans parler
des avortements clandestins extrêmement dangereux. Andrée
Michel prend naturellement parti pour le planning familial, mouvement
qui provoque alors un véritable tollé. Non seulement,
de la part de l’Eglise, des communistes mais aussi des démographes,
des gens de gauche, sans parler de ceux qui avaient le pouvoir au CNRS.
Elle avait d’ailleurs présagé de cette levée
de bouclier généralisée de la part des hommes,
publiant chez Gonthier, dans la nouvelle collection sur les femmes,
alors que son livre sur les Algériens avait été
publié au sein du CNRS. Stigmatisée par certains de ses
pairs, Andrée Michel reçoit, en revanche, le soutien des
féministes et de nombreuses lettres de remerciement de femmes.
1974, constitution d’une équipe de recherche
féministe au CNRS
Dans les années 70, Andrée Michel assiste avec bonheur
à l’effervescence féministe qui monte de la rue
et y participe activement. Car elle a toujours tenu à être
militante, « un pied dans l’institution, un pied en dehors
», se méfiant des risques d’enfermement dans la tour
d’ivoire de la recherche. De la rue au CNRS, elle jette une passerelle,
en établissant une des premières équipes de recherche
féminine en sociologie intitulée ‘groupe d’étude
et de recherche sur le développement humain, la famille et les
rôles des sexes’. C’est là qu’elle fait
l’expérience « du sexisme explicite de certains de
(s)a profession ». On ne lui a certes pas refusé l’autorisation
de créer sa propre équipe, mais elle est la cible de dénigrements
détournés, d’allusions graveleuses, et bien entendu,
elle n’est pas « gâtée côté crédits
». Si elle ne s’étonne pas que les hommes ne postulent
pas pour intégrer sa nouvelle équipe, elle est par contre
déçue que les femmes préfèrent intégrer
des labos dirigés par des hommes, donc plus prestigieux et disposant
de plus grands moyens. Mais il en faudrait plus pour décourager
Andrée Michel. Elle ne fait pas partie de ceux qui recherchent
la consécration du statut de labo. Elle voulait simplement montrer
qu’elle pouvait être créative et monter une équipe
de recherche.
Le petit bout de la lorgnette
Pour Andrée Michel, questionner la situation de la recherche
féministe aujourd’hui en France, c’est regarder par
le petit bout de la lorgnette. Après 40 ans passés au
CNRS, elle est convaincue que le retard et l’hostilité
vis à vis de la recherche féministe, au CNRS en particulier,
ne sont que le reflet du retard général dont souffre la
société française par rapport aux autres pays européens.
« Il y a, ici, des inégalités entre les hommes et
les femmes qui seraient inimaginables en Allemagne, aux USA ou en Angleterre.
Les femmes sont encore invisibles en France, aussi bien dans le business,
dans la politique que dans la recherche, si ce n’est quelques
femmes alibis. Comme si il n’y avait pas eu 30 ans de féminisme.
La société française est bloquée et ses
blocages proviennent de son attitude néocolonialiste et patriarcale.
La France est une société militariste. Les budgets énormes
qui ont été investis dans les armes explique le retard
dans beaucoup d’autres domaines. »
Les féministes françaises doivent étudier
le système militaro-industriel
Andrée Michel déplore que la plupart des chercheuses aient,
jusqu’à présent, négligé les questions
femmes et paix, femmes et développement qui commencent à
peine à être étudiées en France alors qu’ils
le sont partout ailleurs. Pour preuve, Andrée Michel pointe du
doigt, sur ses étagères, plusieurs ouvrages écrits
par des anglaises, des hollandaises, des américaines et des allemandes.
« On est gênée par quoi ? » se demande-t-elle.
« Probablement par une mentalité militariste héritée
du passé colonialiste français qui induit l’autocensure.
Les chercheuses doivent pousser plus loin leur analyse du patriarcat
et comprendre que le système militaro-industriel est l’apex
du système patriarcal et qu’il est fondé sur l’homme
prométhéen, le pouvoir, l’argent, système
dans lequel les femmes ne sont rien, n’ayant qu’une fonction
instrumentale !». Pour enfoncer le clou, Andrée Michel
souligne que les universitaires hommes n’organisent des colloques
sur le thème de la paix qu’en légitimant la croissance
des dépenses militaires alors que les universitaires femmes ne
prennent pas d’initiatives dans ce domaine. En revanche, ce sont
des associations et des personnalités féminines non universitaires
qui commencent à organiser des colloques sur la question. Pourtant,
Andrée Michel reste résolument optimiste car elle remarque
que le terrain, la base est consciente de l’urgence de ces questions
Message aux nouvelles générations
« La planète est une poudrière. Elle est au bord
de la faillite et de la mort. Il faut que les jeunes générations
s’investissent dans la recherche sur la militarisation et sur la
paix et rompent totalement avec la real politique et la raison d’Etat,
lesquelles sont fondées sur la violence des intérêts
égoïstes de la nation. Encore récemment, on voit que
la guerre est choisie comme manière de résoudre les conflits
alors que l’on aurait pu prévenir cette catastrophe par des
mesures préventives non violentes, par exemple commencer par bloquer
l’argent des terroristes. On voit où en sont arrivés
les Etats-Unis avec leur sur-militarisation et leur cynisme et nous suivons
le même chemin. Les jeunes doivent prendre conscience qu’il
n’y a pas d’autres solutions que de sortir de cette sur-militarisation
qui pollue la planète. Il faut prendre une indépendance
par rapport à la classe politique qui ne cherche finalement qu’une
chose : garder et reproduire le pouvoir. »
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