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La violence, mais pour quoi faire ?
par Anselm Jappe
Jeudi 30 juillet 2009

Origine http://palim-psao.over-blog.fr/article-34399246.html
Texte paru dans la revue Lignes, mai 2009.

Quel est le visage de la violence en France ? Pour quelqu’un qui fréquente habituellement différents pays européens, la première image de violence, dès qu’on arrive à la gare ou à l’aéroport en France, c’est la police. Jamais je n’ai vu autant de policiers qu’actuellement en France, surtout à Paris. Même pas en Turquie à l’époque de la dictature militaire. On pourrait croire qu’un coup d’État est en train d’avoir lieu, ou qu’on se trouve dans un pays occupé. En Italie ou en Allemagne, rien de comparable en ce moment. Et quels policiers : un air de brutalité et d’arrogance qui défie toute comparaison. Dès qu’on fait la moindre objection – par exemple face à des contrôles d’identité et des fouilles de bagages avant l’accès au train, du jamais vu – on sent qu’on frôle l’arrestation, le matraquage et finalement l’accusation d’ « outrage à agent de la force publique »[1]. On peine à s’imaginer à quoi ça peut ressembler si l’on a la peau plus foncée, ou si l’on ne peut pas sortir les bons papiers.

On tremble d’indignation en lisant que des policiers rentrent dans les collèges, sous le prétexte de chercher de la drogue, où ils terrorisent les enfants avec des chiens et dénoncent les professeurs qui tentent de protéger leurs élèves. Ou lorsqu’on apprend les arrestations brutales de journalistes accusés de simple « délit d’opinion ». Pour ne pas parler des conditions dans lesquelles s’effectuent les expulsions de « sans-papiers » et du fait que le ministère a fixé à l’avance le nombre de malheurs à créer, de destins à briser, à la manière des chiffres de production et d’arrestations établis par décret en Union soviétique dans les beaux jours (pour la police).

Ce qui ressort surtout, c’est l’intention d’humilier, mise en pratique avec une application presque scientifique. Plusieurs fois, des journalistes ont démontré l’inutilité des contrôles dans les aéroports, en s’embarquant sans problèmes sur un avion avec des couteaux ou les composants d’une bombe. Mais dans les aéroports on continue à fouiller les bébés et à faire boire aux parents leurs biberons ; et on oblige tout le monde à retirer sa ceinture. Peut-être ai-je l’imagination trop vive ; mais pas une fois alors je ne suis sans penser aux procès des généraux prussiens qui avaient attenté à la vie de Hitler le 20 juillet 1944 : pour humilier le plus possible ces anciens aristocrates, on leur avait donné, aux audiences, des vêtements bien trop larges, sans ceintures, et le Président se délectait de les voir tout le temps tenir leur pantalon avec les mains…

Pas besoin de lire des brûlots révolutionnaires pour apprendre les méfaits de la police et de la justice, Le Monde suffit. L’inquiétude se répand, même dans la bourgeoisie libérale. Pourquoi y a-t-il alors si peu d’initiatives pour la défense des « libertés civiles » ? On assiste à de grandes manifestations pour le « pouvoir d’achat » ou contre la suppression des postes dans l’enseignement, mais jamais contre les caméras de surveillance vidéo, et encore moins contre le passeport biométrique ou le « navigo » dans le métro parisien qui permet de suivre chaque bête à la trace.

Cette toute-puissance de la police et d’une justice au service du gouvernement est une tendance universelle (il suffit de rappeler que la Grande-Bretagne, la patrie de la démocratie bourgeoise, a pratiquement aboli l’Habeas corpus qui prévoit qu’une personne arrêtée doit être présenté dans les trois jours devant un juge et dont l’introduction, en 1679, est considérée habituellement comme le début de l’État de droit et de la liberté de l’individu face à l’arbitraire de l’État – une abolition qui sonne comme la clôture symbolique d’une longue phase historique). La tendance à l’État policier semble pourtant plus développée en France que dans toute autre « vieille démocratie ». On y est allé très loin dans l’effacement des frontières entre terrorisme, violence collective, sabotage et illégalité. Cette criminalisation de toutes les formes de contestation qui ne sont pas strictement « légales » est un événement majeur de notre temps. On a vu dernièrement qu’écrire des tags ou retarder des trains peut passer pour du « terrorisme ». Ou qu’on peut se retrouver au tribunal pour avoir protesté, verbalement, contre une « reconduite à la frontière » dans un avion. Les faits sont trop connus pour qu’on les répète ici. La « démocratie » est plus que jamais purement formelle et se limite à choisir périodiquement entre les représentants des différentes nuances de la même gestion (et même ce reste de choix est truqué). Toute opposition à la politique des instances élues qui va au-delà d’une pétition ou d’une lettre au député local est par définition « anti-démocratique ». En d’autres mots, tout ce qui pourrait avoir la moindre efficacité est interdit, même ce qui était encore permis il n’y a pas longtemps. Ainsi, en Italie le gouvernement vient de restreindre fortement le droit de grève dans les services publics et d’introduire de grosses amendes pour les sit-in sur les voies de circulation ; les étudiants qui mènent encore des protestations se sont vus qualifiés par un ministre de « guérilleros ».

Dans cette conception de la vie publique, toute initiative revient exclusivement à l’État, aux institutions, aux autorités. D’ailleurs, cette monopolisation étatique de toutes les formes de conflictualité se retrouve également dans la vie quotidienne. Désormais, pour toute offense, pour tout différend, on recourt à la justice. La lutte contre le « harcèlement » a beaucoup contribué à retirer aux individus la capacité de réagir personnellement aux déplaisirs causés par autrui et les pousse toujours plus vers une dépendance totale. On ne répond plus à une injure avec une autre injure, ou à la limite avec une claque, mais en remplissant un formulaire au commissariat. On prétend ainsi, surtout à gauche, défendre les plus faibles, surtout les femmes ; en vérité, on les rend plus faibles et dépendants que jamais. On nous exproprie des formes les plus élémentaires de réaction personnelle

En même temps, on sait qu’en Irak, les Américains laissent le sale boulot essentiellement à des compagnies privées – les contractors – composées de mercenaires venus du monde entier. Le nombre des « agents de sécurité » privés augmente partout. En Italie, le gouvernement Berlusconi, qui base son consensus largement sur le racisme envers les immigrés, identifiés in toto à la criminalité, a autorisé par décret la formation de « rondes » de « citoyens » pour contrôler le territoire. Il a même permis leur financement par des privés, ce qui pourrait amener, en perspective, à des « escadrons de la mort » comme en Amérique latine, payés par des commerçants désireux qu’on « nettoie » leur quartier.

Le renforcement du monopole de la violence par l’État et sa cession aux privés ne sont pourtant pas en contradiction : la violence est le noyau de l’État, et elle l’a toujours été. En temps de crise, l’État se retransforme en ce qu’il était historiquement à ses débuts : une bande armée. Les milices deviennent des polices « régulières », dans de nombreuses régions du monde, et les polices deviennent des milices et des bandes armées. Derrière toute la rhétorique sur l’État et sur son rôle civilisateur, il y a toujours, en dernière analyse, quelqu’un qui fracasse le crâne à un autre homme, ou qui a au moins la possibilité de le faire. Les fonctions et le fonctionnement de l’État ont varié énormément dans l’histoire, mais l’exercice de la violence est son dénominateur commun. L’État peut s’occuper du bien-être de ses citoyens, ou pas ; il peut dispenser un enseignement, ou pas ; il peut créer et maintenir des infrastructures, ou pas ; il peut régler la vie économique, ou pas ; il peut ouvertement être au service d’un petit groupe, ou d’un seul individu, ou au contraire affirmer servir l’intérêt commun : rien de cela ne lui est essentiel. Mais un État sans hommes armés qui le défendent à l’extérieur et qui sauvegardent l’« ordre » à l’intérieur ne serait pas un État. Sur ce point, on peut donner raison à Hobbes, ou à Carl Schmitt : la possibilité d’administrer la mort reste le pivot de toute construction étatique.

Au cours des derniers siècles, il a prétendu être beaucoup plus. Il ne veut pas seulement être craint, il désire être aimé : il est venu s’occuper, sur une échelle historiquement grandissante, d’une foule de choses qui auparavant étaient du domaine d’autres acteurs. Mais dès que la crise de la valorisation du capital a commencé à couper les vivres à l’État, il a rebroussé chemin et renoncé à des secteurs toujours plus larges de ses interventions. Lorsqu’il n’y aura plus beaucoup d’infirmières ou d’instituteurs dans le service public, il y aura toujours plus de policiers

L’État laisse donc tomber tous les jolis oripeaux dont il s’est revêtu depuis plus d’un siècle. Mais ce n’est pas un retour en arrière. La situation historique est inédite : l’État s’installe en seul maître du jeu. Dans les trente dernières années, il s’est forgé un arsenal de surveillance et de répression qui dépasse tout ce qu’on a vu, même à l’époque des États dits « totalitaires ». A-t-on déjà imaginé ce qui serait arrivé si les nazis et leurs alliés avaient disposé des mêmes instruments de surveillance et de répression que les démocraties d’aujourd’hui ? Entre surveillance vidéo et bracelets électroniques, échantillons d’ADN et contrôle de toutes les communications écrites et verbales, aucun juif ou gitan n’en aurait réchappé, aucune résistance n’aurait pu naître, tout évadé d’un camp de concentration aurait été repris immédiatement. L’État démocratique actuel est bien plus équipé que les États totalitaires d’antan pour faire du mal et pour traquer et éliminer tout ce qui peut lui faire opposition. Apparemment, il n’a pas encore la volonté d’en faire le même usage que ses prédécesseurs, mais demain ? Une logique fatale pousse les États à faire tout ce qui peut être fait, d’autant plus qu’ils sont les gérants d’un système technologique qui obéit à la même logique. Et on le voit tous les jours dans l’usage des moyens de répression : les prélèvements d’ADN, utilisés au début seulement pour les cas les plus graves, comme les meurtres d’enfants, sont maintenant appliqués couramment pour des vols de scooter ou pour les faucheurs volontaires, et finalement pour tout délit sauf pour les délits financiers (les bonnes âmes de gauche limiteront leur protestation à en demander l’extension à cette catégorie pour lutter contre les « privilèges »). Pour la première fois dans l’histoire, les gouvernements pourraient régner sans partage, en effaçant toute possibilité d’un développement futur différent de ce que prévoient leurs dirigeants. Et s’ils ne sont pas si prévoyants que ça ?

L’existence même d’une dialectique historique présuppose que l’État en place ne soit pas tout-puissant, mais que d’autres forces puissent émerger. Aujourd’hui, tout est fait pour rendre impossible un changement de direction. Et pourtant, si l’on regarde les noms des rues présentes dans toutes les villes de France, on y trouve Auguste Blanqui et François-Vincent Raspail, Armand Barbès et Louise Michel, Édouard Vaillant et Jules Vallès… tous persécutés en leur temps, jetés en prison, déportés, condamnés à mort. Reconnus aujourd’hui, par l’État même (du bout des lèvres), comme étant ceux qui avaient raison, contre l’État de leur époque. L’État français se base, dans son autodéfinition, sur deux ou trois révolutions et sur la Résistance – mais si ses prédécesseurs avaient eu les mêmes armes que l’État d’aujourd’hui, l’État d’aujourd’hui n’existerait pas. Si l’État prenait à la lettre sa logique, il devrait laisser une chance à ses adversaires… Bien sûr, on ne va pas demander à l’État d’être si compréhensif qu’il respecte sa propre rhétorique. Mais s’il veut retirer à ses ennemis réels et imaginaires la moindre capacité d’agir et de réagir, s’il se propose d’être plus parfait que tous ses prédécesseurs, s’il s’installe en « fin de l’histoire », les conséquences pourront s’avérer catastrophiques. Il a tout fait pour que la seule « alternative » à son règne soit la barbarie ouverte. Il veut vraiment être jugé sur ses ennemis plutôt que sur ses succès inexistants, comme l’avait déjà dit Guy Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle de 1988. Toute politique « anti-terroriste » suit ce précepte, et les dirigeants de l’Algérie l’ont peut-être appliqué mieux que tout autre gouvernement.

Donc : l’État déclare qu’aucun changement n’est plus possible, c’est à prendre ou à laisser. Il le fait dans un moment historique – au début de la véritable crise économique, écologique et énergétique dans laquelle nous sommes en train de nous enfoncer – où il sera de plus en plus difficile pour ses citoyens d’acquiescer au cours des choses, aussi grande que puisse être l’habitude de la soumission. Alors, il ne s’agit pas de justifier, ou au contraire de condamner, la diffusion de pratiques répertoriées comme « illégales » et le recours à ce que l’État définit comme « violence ». On peut tout simplement prédire une chose : il sera assez difficile que les actes de contestation, qui ne manqueront pas d’augmenter dans les prochaines années, respectent les paramètres de « légalité » conçus précisément dans le but de les condamner à l’inefficacité [4]. Dans sa phase ascendante, le mouvement ouvrier se plaçait essentiellement – et était placé par ses adversaires – en dehors des lois de la société bourgeoise. Il savait bien que les lois n’étaient pas neutres, mais promulguées par ses ennemis. L’ascension des « légalistes » à l’intérieur du mouvement ouvrier, surtout à partir de la fin du XIXe siècle, était considérée par beaucoup d’autres adhérents comme une trahison. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’État a réussi pleinement à se faire accepter presque partout comme une instance de régulation au-dessus de la mêlée. En même temps que les luttes sociales ne visaient plus l’instauration d’une société tout autre et se limitaient à être une négociation portant sur la distribution de la valeur, le « respect des règles » était devenu coutumier dans la gauche et marquait la ligne de partage avec les minorités « extrémistes ».

Mais ces illusions ont l’air d’être définitivement en train de se dissiper. Il n’y a plus de marge de manœuvre. En même temps que l’État n’a plus rien à redistribuer, l’incitation à rester dans la légalité perd son efficacité : il manque la contrepartie, il manque le gâteau donné en échange de la mansuétude. On peut alors prévoir – et déjà observer – une forte augmentation des actes « illégaux » tels qu’occupations, séquestrations des chefs d’entreprise, démontages, destructions, blocages de voies de communication…

Donc des actes de sabotage. Et on a l’impression que c’est ce que les autorités craignent par dessus tout. Efficacité du sabotage : si aujourd’hui les cultures des plantes qui contiennent des organismes génétiquement modifiés (OGM) sont partiellement suspendues, et si une bonne partie de l’opinion publique les refuse, c’est dû aux « faucheurs volontaires » plutôt qu’aux pétitions. Il est significatif que le ministère de l’Intérieur ait inscrit depuis quelques années la persécution des faucheurs parmi les priorités des forces de l’ordre. Une désobéissance de masse, un sabotage continu, une résistance perpétuelle – même sans violence physique – serait pour les défenseurs de l’ordre régnant le worst case scenario. Ils préfèrent la violence ouverte et le terrorisme : c’est leur terrain.

J’ai écrit moi-même dans Lignes 25 (printemps 2008) que le sabotage est une forme possible d’action politique, en citant les faucheurs nocturnes et les mises hors fonction d’appareils biométriques. Je n’aurais pas imaginé alors que je courrais, littéralement, le risque de me trouver quelques mois plus tard en prison sous l’accusation d’être un instigateur du terrorisme.

Je fais allusion, bien sûr, à l'« affaire Tarnac [6] ». Apparemment, le coup est raté pour l’État, et tout indique que les accusés seront lavés de tout soupçon [7]. En plus, ils beaucoup ont fait parler d’eux un peu partout et ont reçu des soutiens nombreux, depuis les paysans de leur coin jusqu’au Parlement et aux éditoriaux du Monde. Mais le coup étatique est réussi, si l’intention était plutôt d’étouffer dans l’œuf toute tentation d’un recours de masse au sabotage et si c’était pour annoncer à grands coups de trompe la « tolérance zéro » pour les formes de résistance – les actes de guerre de basse intensité – qui pourraient naître dans les mouvements sociaux en train de se former. Un véritable « terroriste » ne s’épouvante pas pour quelques mois en prison ; un citoyen moyen exaspéré, tenté de passer une fois ou l’autre à l’acte, pensant : « ce n’est pas grave, je ne tue personne », ne le fera pas s’il risque de passer des mois en prison, même s’il est assuré d’en sortir auréolé. Et si l’humiliation subie et la rage poussaient à nouveau quelqu’un vers la lutte armée, l’État se réjouira de se retrouver avec l’ennemi qu’il affectionne le plus.

En revanche, ce qu’il craint, ce sont des mouvements sans chef et qui sortent de l’encadrement. Le ministre de l’Éducation aurait abandonné fin 2008 son projet de réforme du lycée à cause de la violence croissante et surtout incontrôlable (par les organisations des étudiants et les leaders) des manifestations lycéennes et à cause de l’exemple de la révolte de la jeunesse en Grèce qui semble avoir fortement impressionné les gouvernants français.

Mais il est à espérer que la « violence » ne prendra pas la forme dont parlent les auteurs de L’Insurrection qui vient, ouvrage qui est communément attribué au milieu des arrêtés de Tarnac. Ceux-ci diffusent, comme déjà leurs prédécesseurs de la revue radical-chic Tiqqun, l’idée étriquée qu’il est possible de retourner la barbarisation croissante en force d’émancipation. Ils sont fascinés par le chaos qui se profile et veulent pousser plus loin la barbarie, au lieu de miser sur les qualités humaines qui en pourraient représenter la seule voie de sortie. Il n’y a rien d’« anarcho-communiste » dans L’Insurrection qui vient, ni de marxiste. On y trouve plutôt Heidegger et Schmitt : la « décision », la volonté sans contenu qui est également au cœur de la politique de l’État. Ils veulent simplement opposer leur volonté à celle de l’État, être les plus forts, taper du poing sur la table plus bruyamment. Leur mésaventure judiciaire risque de les transformer en mythe parmi les contestataires. Mais même sur le plan de la littérature, leur apologie du crime gratuit manque un peu de fraîcheur, plus de soixante ans après qu’André Breton eut reconsidéré (dans un entretien de 1948) ses idées sur « l’acte surréaliste le plus simple ».

Face au sabotage ou à d’autres formes de « violence », la question est toujours : qui l’exerce, et dans quel but ? La gauche radicale a souvent confondu la violence, même employée pour des buts absolument immanents à la logique marchande, tels les revendications salariales, avec la « radicalité ». Le sabotage pourra tout aussi bien se confondre avec l’affirmation violente d’intérêts particuliers et provoquer des réactions également violentes de l’autre côté : ainsi, les exploitants de terrains cultivés en OGM et saccagés par des faucheurs, ne se sentant pas défendus par l’État, pourraient recourir à des agences de sécurité privées. Le « maintien » émancipateur d’un mouvement d’opposition, même s’il démarre sur de bonnes bases, n’est jamais garanti – il pourra toujours basculer dans un « populisme » qui dépasse tout « clivage gauche-droite ». La transformation de certains mouvements de résistance à l’État en mafias qui luttent seulement pour elles-mêmes (comme les FARC en Colombie) est hautement significative. Et une fois que les « communes » dont parle L’Insurrection (et dont la conception rappelle quelque peu quelques-uns des survivalistes nord-américains qui se préparent à l’apocalypse) constateront que le reste de la population ne se met pas sur la même voie, elles ne combattront que pour leur propre compte. Ce ne sera pas le premier cas dans l’histoire récente.

Déjà en ce moment, au lieu d’une critique du fonctionnement du capitalisme – et donc de la valeur, de l’argent, du travail, du capital, de la concurrence –, on assiste à une « chasse aux managers », à des attaques de leurs villas, à des séquestrations

« On trouve parmi les inculpés [des actes de révolte dans les banlieues] toutes sortes de profils que n’unifie guère que la haine de la société existante, et non l’appartenance de classe, de race ou de quartier », dit L’Insurrection qui vient. Soit. Cependant, le fait de détester la société existante ne veut encore rien dire, il faut voir si c’est pour de bonnes ou de mauvaises raisons. L’islamiste aussi est mû par la haine de cette société, et les supporters fascistes dans les stades crient « All cops are bastards ». Les négristes aussi croient voir des alliances parfaitement imaginaires de tous les ennemis de ce monde, du kamikaze palestinien jusqu’au professeur en grève, des banlieues parisiennes aux mineurs boliviens – pourvu que ça pète… Les sentiments de rejet qu’engendre le monde d’aujourd’hui sont souvent beaucoup plus près de la « haine désincarnée » (Baudrillard) et sans objet que de la violence traditionnelle et ils peuvent difficilement entrer dans une stratégie « politique » quelle qu’elle soit. Et si la guerre civile – la vraie – éclatait, il n’est pas difficile d’imaginer qui seraient les premiers à se trouver réveillés en pleine nuit et collés au mur sans façon, tandis qu’on viole les femmes et qu’on tire sur les enfants…

On peut haïr l’existant au nom de quelque chose d’encore pire. On peut détester Sarkozy pour lui préférer Mao ou Pol Pot. Le sentiment d’humiliation, l’impression de devoir subir sans pouvoir réagir, peut porter à la subversion intelligente comme aux massacres dans les écoles ou dans les conseils municipaux. Ce qui perce dans la plupart des protestations actuelles, c’est surtout la peur de se trouver exclu de la société, et donc le désir d’en faire encore partie. Ce qu’on veut fuir aujourd’hui, en général ce n’est plus l’« adaptation » à un cadre jugé insupportable, comme en 1968 et après, mais la marginalisation dans une société qui se réduit comme peau de chagrin.

Admirer la violence et la haine en tant que telles aidera le système capitaliste à décharger la fureur de ses victimes sur des boucs émissaires. Beaucoup de choses se sont dégradées, la violence et l’illégalité en font partie. Il est très probable que la cuirasse de la « légalité » va sauter prochainement, et il n’y a pas à s’en désoler. Mais toutes les raisons qui poussent à la violence ne sont pas de bonnes raisons. Peut-être la violence ne devrait-elle se trouver que dans les mains de gens sans haine et sans ressentiment. Mais est-ce possible ?

D'autres textes d'Anselm Jappe :

- Pourquoi critiquer radicalement le travail ? (conférence 2005 forum social du Pays Basque)
- Avec Marx, contre le travail, paru dans la Revue internationale des livres et des idées, octobre-novembre 2009.
- Discussion avec Anselm Jappe autour de Les Aventures de la marchandise, à la Maison des Sciences Economiques de Paris, novembre 2004.
- C'est la faute à qui ? A propos de la dénonciation des boucs émissaires par les gouvernants et la gauche qui fait une critique du point de vue du travail.
- La violence, mais pour quoi faire ? (mai 2009). Sur notamment l'affaire Tarnac.
- Est-ce qu'il y a un art après la fin de l'art ?
- La princesse de Clèves aujourd'hui.
- Sade prochain de qui ?
- Le choc des barbaries. Des milliardaires à barbes contre des milliardaires sans barbes (2001)

Notes :

[1] "Au moment d'écrire ces remarques, vient d'être publié un rapport d'Amnesty international intitulé "France: des policers au-dessus des lois" qui confirme toutes ces impressions. Heureusement, les initiatives pour "surveiller les surveillants" commencent à se multiplier un peu partout".

[2] Bien sûr, la diabolisation de la violence dans les rapports quotidiens ne fait que la déplacer ailleurs. Le sociologue allemand Götz Eisenberg, qui a analysé les massacres dans les écoles en Allemagne, souligne que leurs auteurs ne proviennent pas de « quartiers difficiles » ou de milieux prolétaires ou sous-prolétaires, où une certaine violence fait partie de la vie, mais des classes moyennes, des familles « sans histoires », où toute expression des tensions sous forme de violence est tabouisée. Les jeux vidéo violents y fleurissent alors et peuvent aboutir finalement au désir de les transporter dans la réalité. Le public ressent obscurément que ces tueries nous indiquent une vérité cachée et que les massacreurs – qui en général se suicident à la fin de leur « mission » – expriment cette pulsion de mort qui hante, d’une manière ou d’une autre, tous les sujets de la marchandise.

[3] Ou de policiers mieux équipés, parce que le remplacement de l’homme par la technologie frappe même les forces de l’ordre. Mais il ne manquera jamais un représentant de la « gauche » pour demander que l’État investisse dans la « police de proximité » plutôt que dans la police high-tech.

[4] Les questions de légitimité, plus que de légalité, s’y poseront d’une manière renouvelée. Peut-être verra-t-on à nouveau des accusés qui, au lieu de proclamer toujours leur innocence en termes de loi, défendront devant les tribunaux avec orgueil ce qu’ils ont fait et en accepteront les conséquences. René Riesel en a donné un exemple dans le procès qui a suivi sa participation à des destructions de parcelles de culture transgénique, et pendant son incarcération. La grande majorité des révolutionnaires historiques rentraient et sortaient de prison sans s’en émouvoir outre mesure.

[5] Des politiciens comme Olivier Besancenot, qui, après les arrestations des « onze de Tarnac » pour des sabotages présumés de voies ferrées, s’est précipité pour déclarer que les militants de son parti ne feraient jamais rien de ce genre, risquent de se trouver vite débordés par leur « base ». Destin historique des sous-léninistes.

[6] L’indignation face à l’État qui les fait croupir en prison pour « donner un exemple » ne doit pas empêcher de s’étonner de la naïveté des auteurs de L’Insurrection qui vient : ils devaient avoir, paradoxalement, beaucoup de confiance dans la démocratie pour croire qu’ils pouvaient, dans un moment historique comme le nôtre, évoquer dans leurs écrits des actes de sabotage à la SNCF sans subir finalement quelques conséquences. Mais où pensent-ils vivre ? Dans l’Angleterre du XIXe siècle ? Leur drame, c’est d’avoir trouvé des policiers et des juges assez cyniques pour prendre à la lettre leurs fantasmes de violence, pour feindre de les tenir pour aussi dangereux qu’ils rêvent de l’être et les punir pour ce qu’ils auraient voulu faire… Un peu comme ce qui est arrivé à Toni Negri en Italie en 1979. Et leur angélisation va parfois un peu loin : pourquoi s’étonner que les enquêteurs aient tenté de présenter Coupat comme une espèce de Charles Manson, si dans Tiqqun, revue dont il était rédacteur, on pouvait lire : « Ce fut en Allemagne, le mouvement du 2 juin, la Rote Armee Fraktion (RAF) ou les Rote Zellen, et aux Etats-Unis le Black Panther Party, les Weathermen, les Diggers ou la Manson Family, emblème d’un prodigieux mouvement de désertion intérieure », Tiqqun, n° 2, « Parti imaginaire et mouvement ouvrier », p. 241. Ou va-t-il dire que ce n’était que pour amuser la galerie et qu’il ne faut pas lui en vouloir ?

[7] On notera tout particulièrement l’intelligence politique et historique de la ministre de l’Intérieur qui s’est aperçue, quarante ans après 1968, que le PCF n’attire plus les contestataires, en confirmant ainsi le rôle qu’a eu le parti des accords de Grenelle dans le containment de la contestation sociale.

[8] Qui ne sont pas si rares, mais pas très médiatisées pour éviter l’effet imitation, et qui n’arrivent pas encore aux pratiques sud-coréennes, où les ouvriers jettent parfois leurs patrons du dixième étage, ou les arrosent d’essence.

Anselm Jappe[8] et à des irruptions dans les restaurants de luxe. Ce ne sont pas nécessairement les « prolétaires » qui sont les plus enclins à la violence, mais surtout les petits et moyens bourgeois : épargnants floués, propriétaires de maisons saisies. Dès qu’on leur donnera satisfaction, ils feront à nouveau allégeance à l’ordre, et ils patrouilleront devant leurs maisons avec des fusils pour les défendre contre d’autres « prédateurs ». Il est beaucoup moins probable de voir surgir une révolte populaire contre un « projet de développement » qui ferait couper une forêt que contre un trader qui finalement a volé peut-être un euro à chaque citoyen. Et si c’était l’envie qui créait cette haine ? Si l’on voulait simplement être comme eux ? On pourra arriver à des massacres de dirigeants et de leurs suppôts, comme le souhaite L’Insurrection qui vient (Écrivent-ils vraiment cela ?) et préparer ainsi un nouveau départ du même système après une saignée. Une autre chasse à l’escroc et à ses complices politiques, l’« affaire Stavisky », a porté en son temps, en 1934, l’extrême droite à l’assaut contre le Parlement.[5][3]. En temps de crise, l’État n’a plus rien à offrir à ses citoyens que la « protection », et il a donc tout intérêt à perpétuer l’insécurité qui crée la demande de protection. Il peut se priver de toutes ses fonctions, mais pas du maintien de l’ordre. C’était déjà l’avis du prophète du néolibéralisme, Milton Friedman : l’État doit tout laisser à l’initiative privée, sauf la sécurité (il est vrai que son fils David, qui a voulu encore en rajouter, a proposé de privatiser même l’exercice de la justice. Mais là, c’était trop, même pour les libéraux hardcore).[2].

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Qu'est-ce que la wertkritik ?

Avec d'une part le travail magistral de Moishe Postone, le « Chicago Political Workshop » et le groupe basé à Londres « Principia Dialectica » et d'autre part les groupes allemands et autrichiens comme Krisis, Exit, Streifzüge ou le groupe 180 ° avec des théoriciens comme Roswitha Scholz, Norbert Trenkle, Robert Kurz, Anselm Jappe, Gérard Briche, Ernst Lohoff, et plusieurs autres auteurs, « une réinterprétation de la théorie critique de Marx » comme l'a appelée Postone, est apparue durant les deux dernières décennies. A la différence des lectures traditionnelles de Marx avec lesquelles elle rompt, cette approche parfois étiquetée comme mouvance de la « critique de valeur » (wertkritik), a des intérêts principaux divers : cette nouvelle critique s'est en grande partie faite remarquée pour avoir articulé une approche théorique qui porte une attention particulière au caractère fétichiste de la production de marchandises, à la dimension abstraite (travail abstrait) de tout travail, à la distinction entre valeur et richesse matérielle et à la nature du capital comme « sujet automate ». Ainsi, à la différence des marxismes traditionnels les sujets principaux du capitalisme ne sont ni le prolétariat, ni la bourgeoisie, mais plutôt le capital lui-même (la valeur qui s'autovalorise). La valeur n'est pas limitée à la seule " sphère économique ", mais impose sa structure à toute la société, la valeur est une forme sociale de vie et de socialisation, un " fait social total ".

Un des points centraux de ce nouveau travail théorique est de développer une critique du capitalisme qui ne s'arrête pas au niveau des antagonismes de classes sociologiques, à la question des rapports de distribution et de propriété privée des moyens de production. La classe capitaliste gère un processus de production de marchandises à son propre profit, mais n'en est pas l'auteur ni le maître. Travailleurs et capitalistes ne sont que les comparses d'un processus qui les dépasse, la lutte des classes si elle existe bien, n'est en réalité qu'une lutte d'intérêts à l'intérieur des formes de vie et de socialisation capitalistes. Ainsi à l'inverse de l'anticapitalisme tronqué, la critique de la valeur ose enfin critiquer le système dans sa totalité, et d'abord critiquer pour la première fois son principe de synthèse sociale, le travail en tant que tel, dans ses deux dimensions concrète et abstraite, comme activité socialement médiatisante et historiquement spécifique au seul capitalisme, et non comme simple activité instrumentale, naturelle et transhistorique, comme si le travail était l'essence générique de l'homme qui serait captée extérieurement par le capital. C'est le double caractère de cette forme de vie sociale et sphère séparée de la vie qu'est le travail et non le marché et la propriété privée des moyens de production, qui constitue le noyau du capitalisme. Dans la société capitaliste seulement, le travail abstrait se représente dans la valeur, la valeur est l'objectivation d'un lien social aliéné. La valeur d'échange d'une marchandise n'est que l'expression, la forme visible, de la valeur " invisible ".

Un mouvement d'émancipation du fétichisme de la valeur, ne peut plus critiquer ce monde à partir du point de vue du travail. Il ne s'agit donc plus de libérer le travail du capital, mais de se libérer du travail en tant que tel, non pas en faisant travailler les machines à la place car le mode industriel de production est intrinsèquement capitaliste (la technologie n'est pas neutre), mais en abolissant une activité posée au centre de la vie comme socialement médiatisante. Cependant la critique n'a pas à fournir en pièce jointe, un mode d'emploi pour une organisation alternative de l’emploi de la vie. Elle développe une explication possible du monde présent, des souffrances réelles de nos propres vies et des exigences sociales qui leurs sont imposées, mais ce n'est pas un mode d'emploi expliquant comment construire correctement une " société idéale ". Le seul critère proposé par la wertkritik c'est qu'aucun medium fétichiste (comme aujourd'hui le travail) ne s'interpose désormais entre les individus sociaux et entre les individus sociaux et le monde. Et comme cela n'a jamais existé, cela reste à inventer. Mais il n’y a pas de compromis possible avec l’économie, c’est-à-dire avec le travail comme forme capitaliste du métabolisme avec la nature, et comme médiation sociale entre les humains. On ne peut privilégier à côté de l'économique, d'autres dimensions (le don, l'entraide, le care, etc.) qui pourraient exister parallèlement, car la valeur est une forme sociale totale fétichiste qui envahit tout : il faut sortir carrément de l’économie en inventant d’autres formes de médiation sociale entre nous, que celles du travail, de la marchandise, de l’argent, du capital qui branche nos « capacités de travail » sur ses agencements sociaux et ses machines. D'autres points forts de ce nouveau travail théorique a été de fournir une structure qui permette de comprendre le processus de crise économique qui a commencé dans les années 1970 et dont les considérables effets actuels sont souvent compris comme une simple « crise financière », ou encore un autre apport a été l'élaboration d'une théorie socio-historique de la connaissance et de la subjectivité qui rompt avec l'épistémologisme contemporain, tout en permettant de comprendre autrement l'antisémitisme, le racisme, la politique, l'Etat, le droit, la domination patriarcale, etc. Pour faire plus ample connaissance avec ce nouveau travail théorique rompant avec le marxisme, on pourra aller voir dans la partie " présentation de la wertkritik ".