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Origine
http://palim-psao.over-blog.fr/article-34399246.html
Texte paru dans la revue Lignes, mai 2009.
Quel est le visage de la violence en France ? Pour quelqu’un
qui fréquente habituellement différents pays européens,
la première image de violence, dès qu’on arrive
à la gare ou à l’aéroport en France,
c’est la police. Jamais je n’ai vu autant de policiers
qu’actuellement en France, surtout à Paris. Même
pas en Turquie à l’époque de la dictature militaire.
On pourrait croire qu’un coup d’État est en train
d’avoir lieu, ou qu’on se trouve dans un pays occupé.
En Italie ou en Allemagne, rien de comparable en ce moment. Et quels
policiers : un air de brutalité et d’arrogance qui
défie toute comparaison. Dès qu’on fait la moindre
objection – par exemple face à des contrôles
d’identité et des fouilles de bagages avant l’accès
au train, du jamais vu – on sent qu’on frôle l’arrestation,
le matraquage et finalement l’accusation d’ «
outrage à agent de la force publique »[1]. On peine
à s’imaginer à quoi ça peut ressembler
si l’on a la peau plus foncée, ou si l’on ne
peut pas sortir les bons papiers.
On tremble d’indignation en lisant que des policiers rentrent
dans les collèges, sous le prétexte de chercher de
la drogue, où ils terrorisent les enfants avec des chiens
et dénoncent les professeurs qui tentent de protéger
leurs élèves. Ou lorsqu’on apprend les arrestations
brutales de journalistes accusés de simple « délit
d’opinion ». Pour ne pas parler des conditions dans
lesquelles s’effectuent les expulsions de « sans-papiers
» et du fait que le ministère a fixé à
l’avance le nombre de malheurs à créer, de destins
à briser, à la manière des chiffres de production
et d’arrestations établis par décret en Union
soviétique dans les beaux jours (pour la police).
Ce qui ressort surtout, c’est l’intention d’humilier,
mise en pratique avec une application presque scientifique. Plusieurs
fois, des journalistes ont démontré l’inutilité
des contrôles dans les aéroports, en s’embarquant
sans problèmes sur un avion avec des couteaux ou les composants
d’une bombe. Mais dans les aéroports on continue à
fouiller les bébés et à faire boire aux parents
leurs biberons ; et on oblige tout le monde à retirer sa
ceinture. Peut-être ai-je l’imagination trop vive ;
mais pas une fois alors je ne suis sans penser aux procès
des généraux prussiens qui avaient attenté
à la vie de Hitler le 20 juillet 1944 : pour humilier le
plus possible ces anciens aristocrates, on leur avait donné,
aux audiences, des vêtements bien trop larges, sans ceintures,
et le Président se délectait de les voir tout le temps
tenir leur pantalon avec les mains…
Pas besoin de lire des brûlots révolutionnaires pour
apprendre les méfaits de la police et de la justice, Le Monde
suffit. L’inquiétude se répand, même dans
la bourgeoisie libérale. Pourquoi y a-t-il alors si peu d’initiatives
pour la défense des « libertés civiles »
? On assiste à de grandes manifestations pour le «
pouvoir d’achat » ou contre la suppression des postes
dans l’enseignement, mais jamais contre les caméras
de surveillance vidéo, et encore moins contre le passeport
biométrique ou le « navigo » dans le métro
parisien qui permet de suivre chaque bête à la trace.
Cette toute-puissance de la police et d’une justice au service
du gouvernement est une tendance universelle (il suffit de rappeler
que la Grande-Bretagne, la patrie de la démocratie bourgeoise,
a pratiquement aboli l’Habeas corpus qui prévoit qu’une
personne arrêtée doit être présenté
dans les trois jours devant un juge et dont l’introduction,
en 1679, est considérée habituellement comme le début
de l’État de droit et de la liberté de l’individu
face à l’arbitraire de l’État –
une abolition qui sonne comme la clôture symbolique d’une
longue phase historique). La tendance à l’État
policier semble pourtant plus développée en France
que dans toute autre « vieille démocratie ».
On y est allé très loin dans l’effacement des
frontières entre terrorisme, violence collective, sabotage
et illégalité. Cette criminalisation de toutes les
formes de contestation qui ne sont pas strictement « légales
» est un événement majeur de notre temps. On
a vu dernièrement qu’écrire des tags ou retarder
des trains peut passer pour du « terrorisme ». Ou qu’on
peut se retrouver au tribunal pour avoir protesté, verbalement,
contre une « reconduite à la frontière »
dans un avion. Les faits sont trop connus pour qu’on les répète
ici. La « démocratie » est plus que jamais purement
formelle et se limite à choisir périodiquement entre
les représentants des différentes nuances de la même
gestion (et même ce reste de choix est truqué). Toute
opposition à la politique des instances élues qui
va au-delà d’une pétition ou d’une lettre
au député local est par définition «
anti-démocratique ». En d’autres mots, tout ce
qui pourrait avoir la moindre efficacité est interdit, même
ce qui était encore permis il n’y a pas longtemps.
Ainsi, en Italie le gouvernement vient de restreindre fortement
le droit de grève dans les services publics et d’introduire
de grosses amendes pour les sit-in sur les voies de circulation
; les étudiants qui mènent encore des protestations
se sont vus qualifiés par un ministre de « guérilleros
».
Dans cette conception de la vie publique, toute initiative revient
exclusivement à l’État, aux institutions, aux
autorités. D’ailleurs, cette monopolisation étatique
de toutes les formes de conflictualité se retrouve également
dans la vie quotidienne. Désormais, pour toute offense, pour
tout différend, on recourt à la justice. La lutte
contre le « harcèlement » a beaucoup contribué
à retirer aux individus la capacité de réagir
personnellement aux déplaisirs causés par autrui et
les pousse toujours plus vers une dépendance totale. On ne
répond plus à une injure avec une autre injure, ou
à la limite avec une claque, mais en remplissant un formulaire
au commissariat. On prétend ainsi, surtout à gauche,
défendre les plus faibles, surtout les femmes ; en vérité,
on les rend plus faibles et dépendants que jamais. On nous
exproprie des formes les plus élémentaires de réaction
personnelle
En même temps, on sait qu’en Irak, les Américains
laissent le sale boulot essentiellement à des compagnies
privées – les contractors – composées
de mercenaires venus du monde entier. Le nombre des « agents
de sécurité » privés augmente partout.
En Italie, le gouvernement Berlusconi, qui base son consensus largement
sur le racisme envers les immigrés, identifiés in
toto à la criminalité, a autorisé par décret
la formation de « rondes » de « citoyens »
pour contrôler le territoire. Il a même permis leur
financement par des privés, ce qui pourrait amener, en perspective,
à des « escadrons de la mort » comme en Amérique
latine, payés par des commerçants désireux
qu’on « nettoie » leur quartier.
Le renforcement du monopole de la violence par l’État
et sa cession aux privés ne sont pourtant pas en contradiction
: la violence est le noyau de l’État, et elle l’a
toujours été. En temps de crise, l’État
se retransforme en ce qu’il était historiquement à
ses débuts : une bande armée. Les milices deviennent
des polices « régulières », dans de nombreuses
régions du monde, et les polices deviennent des milices et
des bandes armées. Derrière toute la rhétorique
sur l’État et sur son rôle civilisateur, il y
a toujours, en dernière analyse, quelqu’un qui fracasse
le crâne à un autre homme, ou qui a au moins la possibilité
de le faire. Les fonctions et le fonctionnement de l’État
ont varié énormément dans l’histoire,
mais l’exercice de la violence est son dénominateur
commun. L’État peut s’occuper du bien-être
de ses citoyens, ou pas ; il peut dispenser un enseignement, ou
pas ; il peut créer et maintenir des infrastructures, ou
pas ; il peut régler la vie économique, ou pas ; il
peut ouvertement être au service d’un petit groupe,
ou d’un seul individu, ou au contraire affirmer servir l’intérêt
commun : rien de cela ne lui est essentiel. Mais un État
sans hommes armés qui le défendent à l’extérieur
et qui sauvegardent l’« ordre » à l’intérieur
ne serait pas un État. Sur ce point, on peut donner raison
à Hobbes, ou à Carl Schmitt : la possibilité
d’administrer la mort reste le pivot de toute construction
étatique.
Au cours des derniers siècles, il a prétendu être
beaucoup plus. Il ne veut pas seulement être craint, il désire
être aimé : il est venu s’occuper, sur une échelle
historiquement grandissante, d’une foule de choses qui auparavant
étaient du domaine d’autres acteurs. Mais dès
que la crise de la valorisation du capital a commencé à
couper les vivres à l’État, il a rebroussé
chemin et renoncé à des secteurs toujours plus larges
de ses interventions. Lorsqu’il n’y aura plus beaucoup
d’infirmières ou d’instituteurs dans le service
public, il y aura toujours plus de policiers
L’État laisse donc tomber tous les jolis oripeaux
dont il s’est revêtu depuis plus d’un siècle.
Mais ce n’est pas un retour en arrière. La situation
historique est inédite : l’État s’installe
en seul maître du jeu. Dans les trente dernières années,
il s’est forgé un arsenal de surveillance et de répression
qui dépasse tout ce qu’on a vu, même à
l’époque des États dits « totalitaires
». A-t-on déjà imaginé ce qui serait
arrivé si les nazis et leurs alliés avaient disposé
des mêmes instruments de surveillance et de répression
que les démocraties d’aujourd’hui ? Entre surveillance
vidéo et bracelets électroniques, échantillons
d’ADN et contrôle de toutes les communications écrites
et verbales, aucun juif ou gitan n’en aurait réchappé,
aucune résistance n’aurait pu naître, tout évadé
d’un camp de concentration aurait été repris
immédiatement. L’État démocratique actuel
est bien plus équipé que les États totalitaires
d’antan pour faire du mal et pour traquer et éliminer
tout ce qui peut lui faire opposition. Apparemment, il n’a
pas encore la volonté d’en faire le même usage
que ses prédécesseurs, mais demain ? Une logique fatale
pousse les États à faire tout ce qui peut être
fait, d’autant plus qu’ils sont les gérants d’un
système technologique qui obéit à la même
logique. Et on le voit tous les jours dans l’usage des moyens
de répression : les prélèvements d’ADN,
utilisés au début seulement pour les cas les plus
graves, comme les meurtres d’enfants, sont maintenant appliqués
couramment pour des vols de scooter ou pour les faucheurs volontaires,
et finalement pour tout délit sauf pour les délits
financiers (les bonnes âmes de gauche limiteront leur protestation
à en demander l’extension à cette catégorie
pour lutter contre les « privilèges »). Pour
la première fois dans l’histoire, les gouvernements
pourraient régner sans partage, en effaçant toute
possibilité d’un développement futur différent
de ce que prévoient leurs dirigeants. Et s’ils ne sont
pas si prévoyants que ça ?
L’existence même d’une dialectique historique
présuppose que l’État en place ne soit pas tout-puissant,
mais que d’autres forces puissent émerger. Aujourd’hui,
tout est fait pour rendre impossible un changement de direction.
Et pourtant, si l’on regarde les noms des rues présentes
dans toutes les villes de France, on y trouve Auguste Blanqui et
François-Vincent Raspail, Armand Barbès et Louise
Michel, Édouard Vaillant et Jules Vallès… tous
persécutés en leur temps, jetés en prison,
déportés, condamnés à mort. Reconnus
aujourd’hui, par l’État même (du bout des
lèvres), comme étant ceux qui avaient raison, contre
l’État de leur époque. L’État français
se base, dans son autodéfinition, sur deux ou trois révolutions
et sur la Résistance – mais si ses prédécesseurs
avaient eu les mêmes armes que l’État d’aujourd’hui,
l’État d’aujourd’hui n’existerait
pas. Si l’État prenait à la lettre sa logique,
il devrait laisser une chance à ses adversaires… Bien
sûr, on ne va pas demander à l’État d’être
si compréhensif qu’il respecte sa propre rhétorique.
Mais s’il veut retirer à ses ennemis réels et
imaginaires la moindre capacité d’agir et de réagir,
s’il se propose d’être plus parfait que tous ses
prédécesseurs, s’il s’installe en «
fin de l’histoire », les conséquences pourront
s’avérer catastrophiques. Il a tout fait pour que la
seule « alternative » à son règne soit
la barbarie ouverte. Il veut vraiment être jugé sur
ses ennemis plutôt que sur ses succès inexistants,
comme l’avait déjà dit Guy Debord dans ses Commentaires
sur la société du spectacle de 1988. Toute politique
« anti-terroriste » suit ce précepte, et les
dirigeants de l’Algérie l’ont peut-être
appliqué mieux que tout autre gouvernement.
Donc : l’État déclare qu’aucun changement
n’est plus possible, c’est à prendre ou à
laisser. Il le fait dans un moment historique – au début
de la véritable crise économique, écologique
et énergétique dans laquelle nous sommes en train
de nous enfoncer – où il sera de plus en plus difficile
pour ses citoyens d’acquiescer au cours des choses, aussi
grande que puisse être l’habitude de la soumission.
Alors, il ne s’agit pas de justifier, ou au contraire de condamner,
la diffusion de pratiques répertoriées comme «
illégales » et le recours à ce que l’État
définit comme « violence ». On peut tout simplement
prédire une chose : il sera assez difficile que les actes
de contestation, qui ne manqueront pas d’augmenter dans les
prochaines années, respectent les paramètres de «
légalité » conçus précisément
dans le but de les condamner à l’inefficacité
[4]. Dans sa phase ascendante, le mouvement ouvrier se plaçait
essentiellement – et était placé par ses adversaires
– en dehors des lois de la société bourgeoise.
Il savait bien que les lois n’étaient pas neutres,
mais promulguées par ses ennemis. L’ascension des «
légalistes » à l’intérieur du mouvement
ouvrier, surtout à partir de la fin du XIXe siècle,
était considérée par beaucoup d’autres
adhérents comme une trahison. Ce n’est qu’après
la Seconde Guerre mondiale que l’État a réussi
pleinement à se faire accepter presque partout comme une
instance de régulation au-dessus de la mêlée.
En même temps que les luttes sociales ne visaient plus l’instauration
d’une société tout autre et se limitaient à
être une négociation portant sur la distribution de
la valeur, le « respect des règles » était
devenu coutumier dans la gauche et marquait la ligne de partage
avec les minorités « extrémistes ».
Mais ces illusions ont l’air d’être définitivement
en train de se dissiper. Il n’y a plus de marge de manœuvre.
En même temps que l’État n’a plus rien
à redistribuer, l’incitation à rester dans la
légalité perd son efficacité : il manque la
contrepartie, il manque le gâteau donné en échange
de la mansuétude. On peut alors prévoir – et
déjà observer – une forte augmentation des actes
« illégaux » tels qu’occupations, séquestrations
des chefs d’entreprise, démontages, destructions, blocages
de voies de communication…
Donc des actes de sabotage. Et on a l’impression que c’est
ce que les autorités craignent par dessus tout. Efficacité
du sabotage : si aujourd’hui les cultures des plantes qui
contiennent des organismes génétiquement modifiés
(OGM) sont partiellement suspendues, et si une bonne partie de l’opinion
publique les refuse, c’est dû aux « faucheurs
volontaires » plutôt qu’aux pétitions.
Il est significatif que le ministère de l’Intérieur
ait inscrit depuis quelques années la persécution
des faucheurs parmi les priorités des forces de l’ordre.
Une désobéissance de masse, un sabotage continu, une
résistance perpétuelle – même sans violence
physique – serait pour les défenseurs de l’ordre
régnant le worst case scenario. Ils préfèrent
la violence ouverte et le terrorisme : c’est leur terrain.
J’ai écrit moi-même dans Lignes 25 (printemps
2008) que le sabotage est une forme possible d’action politique,
en citant les faucheurs nocturnes et les mises hors fonction d’appareils
biométriques. Je n’aurais pas imaginé alors
que je courrais, littéralement, le risque de me trouver quelques
mois plus tard en prison sous l’accusation d’être
un instigateur du terrorisme.
Je fais allusion, bien sûr, à l'« affaire Tarnac
[6] ». Apparemment, le coup est raté pour l’État,
et tout indique que les accusés seront lavés de tout
soupçon [7]. En plus, ils beaucoup ont fait parler d’eux
un peu partout et ont reçu des soutiens nombreux, depuis
les paysans de leur coin jusqu’au Parlement et aux éditoriaux
du Monde. Mais le coup étatique est réussi, si l’intention
était plutôt d’étouffer dans l’œuf
toute tentation d’un recours de masse au sabotage et si c’était
pour annoncer à grands coups de trompe la « tolérance
zéro » pour les formes de résistance –
les actes de guerre de basse intensité – qui pourraient
naître dans les mouvements sociaux en train de se former.
Un véritable « terroriste » ne s’épouvante
pas pour quelques mois en prison ; un citoyen moyen exaspéré,
tenté de passer une fois ou l’autre à l’acte,
pensant : « ce n’est pas grave, je ne tue personne »,
ne le fera pas s’il risque de passer des mois en prison, même
s’il est assuré d’en sortir auréolé.
Et si l’humiliation subie et la rage poussaient à nouveau
quelqu’un vers la lutte armée, l’État
se réjouira de se retrouver avec l’ennemi qu’il
affectionne le plus.
En revanche, ce qu’il craint, ce sont des mouvements sans
chef et qui sortent de l’encadrement. Le ministre de l’Éducation
aurait abandonné fin 2008 son projet de réforme du
lycée à cause de la violence croissante et surtout
incontrôlable (par les organisations des étudiants
et les leaders) des manifestations lycéennes et à
cause de l’exemple de la révolte de la jeunesse en
Grèce qui semble avoir fortement impressionné les
gouvernants français.
Mais il est à espérer que la « violence »
ne prendra pas la forme dont parlent les auteurs de L’Insurrection
qui vient, ouvrage qui est communément attribué au
milieu des arrêtés de Tarnac. Ceux-ci diffusent, comme
déjà leurs prédécesseurs de la revue
radical-chic Tiqqun, l’idée étriquée
qu’il est possible de retourner la barbarisation croissante
en force d’émancipation. Ils sont fascinés par
le chaos qui se profile et veulent pousser plus loin la barbarie,
au lieu de miser sur les qualités humaines qui en pourraient
représenter la seule voie de sortie. Il n’y a rien
d’« anarcho-communiste » dans L’Insurrection
qui vient, ni de marxiste. On y trouve plutôt Heidegger et
Schmitt : la « décision », la volonté
sans contenu qui est également au cœur de la politique
de l’État. Ils veulent simplement opposer leur volonté
à celle de l’État, être les plus forts,
taper du poing sur la table plus bruyamment. Leur mésaventure
judiciaire risque de les transformer en mythe parmi les contestataires.
Mais même sur le plan de la littérature, leur apologie
du crime gratuit manque un peu de fraîcheur, plus de soixante
ans après qu’André Breton eut reconsidéré
(dans un entretien de 1948) ses idées sur « l’acte
surréaliste le plus simple ».
Face au sabotage ou à d’autres formes de « violence
», la question est toujours : qui l’exerce, et dans
quel but ? La gauche radicale a souvent confondu la violence, même
employée pour des buts absolument immanents à la logique
marchande, tels les revendications salariales, avec la « radicalité
». Le sabotage pourra tout aussi bien se confondre avec l’affirmation
violente d’intérêts particuliers et provoquer
des réactions également violentes de l’autre
côté : ainsi, les exploitants de terrains cultivés
en OGM et saccagés par des faucheurs, ne se sentant pas défendus
par l’État, pourraient recourir à des agences
de sécurité privées. Le « maintien »
émancipateur d’un mouvement d’opposition, même
s’il démarre sur de bonnes bases, n’est jamais
garanti – il pourra toujours basculer dans un « populisme
» qui dépasse tout « clivage gauche-droite ».
La transformation de certains mouvements de résistance à
l’État en mafias qui luttent seulement pour elles-mêmes
(comme les FARC en Colombie) est hautement significative. Et une
fois que les « communes » dont parle L’Insurrection
(et dont la conception rappelle quelque peu quelques-uns des survivalistes
nord-américains qui se préparent à l’apocalypse)
constateront que le reste de la population ne se met pas sur la
même voie, elles ne combattront que pour leur propre compte.
Ce ne sera pas le premier cas dans l’histoire récente.
Déjà en ce moment, au lieu d’une critique du
fonctionnement du capitalisme – et donc de la valeur, de l’argent,
du travail, du capital, de la concurrence –, on assiste à
une « chasse aux managers », à des attaques de
leurs villas, à des séquestrations
« On trouve parmi les inculpés [des actes de révolte
dans les banlieues] toutes sortes de profils que n’unifie
guère que la haine de la société existante,
et non l’appartenance de classe, de race ou de quartier »,
dit L’Insurrection qui vient. Soit. Cependant, le fait de
détester la société existante ne veut encore
rien dire, il faut voir si c’est pour de bonnes ou de mauvaises
raisons. L’islamiste aussi est mû par la haine de cette
société, et les supporters fascistes dans les stades
crient « All cops are bastards ». Les négristes
aussi croient voir des alliances parfaitement imaginaires de tous
les ennemis de ce monde, du kamikaze palestinien jusqu’au
professeur en grève, des banlieues parisiennes aux mineurs
boliviens – pourvu que ça pète… Les sentiments
de rejet qu’engendre le monde d’aujourd’hui sont
souvent beaucoup plus près de la « haine désincarnée
» (Baudrillard) et sans objet que de la violence traditionnelle
et ils peuvent difficilement entrer dans une stratégie «
politique » quelle qu’elle soit. Et si la guerre civile
– la vraie – éclatait, il n’est pas difficile
d’imaginer qui seraient les premiers à se trouver réveillés
en pleine nuit et collés au mur sans façon, tandis
qu’on viole les femmes et qu’on tire sur les enfants…
On peut haïr l’existant au nom de quelque chose d’encore
pire. On peut détester Sarkozy pour lui préférer
Mao ou Pol Pot. Le sentiment d’humiliation, l’impression
de devoir subir sans pouvoir réagir, peut porter à
la subversion intelligente comme aux massacres dans les écoles
ou dans les conseils municipaux. Ce qui perce dans la plupart des
protestations actuelles, c’est surtout la peur de se trouver
exclu de la société, et donc le désir d’en
faire encore partie. Ce qu’on veut fuir aujourd’hui,
en général ce n’est plus l’« adaptation
» à un cadre jugé insupportable, comme en 1968
et après, mais la marginalisation dans une société
qui se réduit comme peau de chagrin.
Admirer la violence et la haine en tant que telles aidera le système
capitaliste à décharger la fureur de ses victimes
sur des boucs émissaires. Beaucoup de choses se sont dégradées,
la violence et l’illégalité en font partie.
Il est très probable que la cuirasse de la « légalité
» va sauter prochainement, et il n’y a pas à
s’en désoler. Mais toutes les raisons qui poussent
à la violence ne sont pas de bonnes raisons. Peut-être
la violence ne devrait-elle se trouver que dans les mains de gens
sans haine et sans ressentiment. Mais est-ce possible ?
D'autres textes d'Anselm Jappe :
- Pourquoi critiquer radicalement le travail ? (conférence
2005 forum social du Pays Basque)
- Avec Marx, contre le travail, paru dans la Revue internationale
des livres et des idées, octobre-novembre 2009.
- Discussion avec Anselm Jappe autour de Les Aventures de la marchandise,
à la Maison des Sciences Economiques de Paris, novembre 2004.
- C'est la faute à qui ? A propos de la dénonciation
des boucs émissaires par les gouvernants et la gauche qui
fait une critique du point de vue du travail.
- La violence, mais pour quoi faire ? (mai 2009). Sur notamment
l'affaire Tarnac.
- Est-ce qu'il y a un art après la fin de l'art ?
- La princesse de Clèves aujourd'hui.
- Sade prochain de qui ?
- Le choc des barbaries. Des milliardaires à barbes contre
des milliardaires sans barbes (2001)
Notes :
[1] "Au moment d'écrire ces remarques, vient d'être
publié un rapport d'Amnesty international intitulé
"France: des policers au-dessus des lois" qui confirme
toutes ces impressions. Heureusement, les initiatives pour "surveiller
les surveillants" commencent à se multiplier un peu
partout".
[2] Bien sûr, la diabolisation de la violence dans les rapports
quotidiens ne fait que la déplacer ailleurs. Le sociologue
allemand Götz Eisenberg, qui a analysé les massacres
dans les écoles en Allemagne, souligne que leurs auteurs
ne proviennent pas de « quartiers difficiles » ou de
milieux prolétaires ou sous-prolétaires, où
une certaine violence fait partie de la vie, mais des classes moyennes,
des familles « sans histoires », où toute expression
des tensions sous forme de violence est tabouisée. Les jeux
vidéo violents y fleurissent alors et peuvent aboutir finalement
au désir de les transporter dans la réalité.
Le public ressent obscurément que ces tueries nous indiquent
une vérité cachée et que les massacreurs –
qui en général se suicident à la fin de leur
« mission » – expriment cette pulsion de mort
qui hante, d’une manière ou d’une autre, tous
les sujets de la marchandise.
[3] Ou de policiers mieux équipés, parce que le remplacement
de l’homme par la technologie frappe même les forces
de l’ordre. Mais il ne manquera jamais un représentant
de la « gauche » pour demander que l’État
investisse dans la « police de proximité » plutôt
que dans la police high-tech.
[4] Les questions de légitimité, plus que de légalité,
s’y poseront d’une manière renouvelée.
Peut-être verra-t-on à nouveau des accusés qui,
au lieu de proclamer toujours leur innocence en termes de loi, défendront
devant les tribunaux avec orgueil ce qu’ils ont fait et en
accepteront les conséquences. René Riesel en a donné
un exemple dans le procès qui a suivi sa participation à
des destructions de parcelles de culture transgénique, et
pendant son incarcération. La grande majorité des
révolutionnaires historiques rentraient et sortaient de prison
sans s’en émouvoir outre mesure.
[5] Des politiciens comme Olivier Besancenot, qui, après
les arrestations des « onze de Tarnac » pour des sabotages
présumés de voies ferrées, s’est précipité
pour déclarer que les militants de son parti ne feraient
jamais rien de ce genre, risquent de se trouver vite débordés
par leur « base ». Destin historique des sous-léninistes.
[6] L’indignation face à l’État qui les
fait croupir en prison pour « donner un exemple » ne
doit pas empêcher de s’étonner de la naïveté
des auteurs de L’Insurrection qui vient : ils devaient avoir,
paradoxalement, beaucoup de confiance dans la démocratie
pour croire qu’ils pouvaient, dans un moment historique comme
le nôtre, évoquer dans leurs écrits des actes
de sabotage à la SNCF sans subir finalement quelques conséquences.
Mais où pensent-ils vivre ? Dans l’Angleterre du XIXe
siècle ? Leur drame, c’est d’avoir trouvé
des policiers et des juges assez cyniques pour prendre à
la lettre leurs fantasmes de violence, pour feindre de les tenir
pour aussi dangereux qu’ils rêvent de l’être
et les punir pour ce qu’ils auraient voulu faire… Un
peu comme ce qui est arrivé à Toni Negri en Italie
en 1979. Et leur angélisation va parfois un peu loin : pourquoi
s’étonner que les enquêteurs aient tenté
de présenter Coupat comme une espèce de Charles Manson,
si dans Tiqqun, revue dont il était rédacteur, on
pouvait lire : « Ce fut en Allemagne, le mouvement du 2 juin,
la Rote Armee Fraktion (RAF) ou les Rote Zellen, et aux Etats-Unis
le Black Panther Party, les Weathermen, les Diggers ou la Manson
Family, emblème d’un prodigieux mouvement de désertion
intérieure », Tiqqun, n° 2, « Parti imaginaire
et mouvement ouvrier », p. 241. Ou va-t-il dire que ce n’était
que pour amuser la galerie et qu’il ne faut pas lui en vouloir
?
[7] On notera tout particulièrement l’intelligence
politique et historique de la ministre de l’Intérieur
qui s’est aperçue, quarante ans après 1968,
que le PCF n’attire plus les contestataires, en confirmant
ainsi le rôle qu’a eu le parti des accords de Grenelle
dans le containment de la contestation sociale.
[8] Qui ne sont pas si rares, mais pas très médiatisées
pour éviter l’effet imitation, et qui n’arrivent
pas encore aux pratiques sud-coréennes, où les ouvriers
jettent parfois leurs patrons du dixième étage, ou
les arrosent d’essence.
Anselm Jappe[8] et à des irruptions dans les restaurants
de luxe. Ce ne sont pas nécessairement les « prolétaires
» qui sont les plus enclins à la violence, mais surtout
les petits et moyens bourgeois : épargnants floués,
propriétaires de maisons saisies. Dès qu’on
leur donnera satisfaction, ils feront à nouveau allégeance
à l’ordre, et ils patrouilleront devant leurs maisons
avec des fusils pour les défendre contre d’autres «
prédateurs ». Il est beaucoup moins probable de voir
surgir une révolte populaire contre un « projet de
développement » qui ferait couper une forêt que
contre un trader qui finalement a volé peut-être un
euro à chaque citoyen. Et si c’était l’envie
qui créait cette haine ? Si l’on voulait simplement
être comme eux ? On pourra arriver à des massacres
de dirigeants et de leurs suppôts, comme le souhaite L’Insurrection
qui vient (Écrivent-ils vraiment cela ?) et préparer
ainsi un nouveau départ du même système après
une saignée. Une autre chasse à l’escroc et
à ses complices politiques, l’« affaire Stavisky
», a porté en son temps, en 1934, l’extrême
droite à l’assaut contre le Parlement.[5][3]. En temps
de crise, l’État n’a plus rien à offrir
à ses citoyens que la « protection », et il a
donc tout intérêt à perpétuer l’insécurité
qui crée la demande de protection. Il peut se priver de toutes
ses fonctions, mais pas du maintien de l’ordre. C’était
déjà l’avis du prophète du néolibéralisme,
Milton Friedman : l’État doit tout laisser à
l’initiative privée, sauf la sécurité
(il est vrai que son fils David, qui a voulu encore en rajouter,
a proposé de privatiser même l’exercice de la
justice. Mais là, c’était trop, même pour
les libéraux hardcore).[2].
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Qu'est-ce que la wertkritik ?
Avec d'une part le travail magistral de Moishe Postone, le «
Chicago Political Workshop » et le groupe basé à
Londres « Principia Dialectica » et d'autre part les
groupes allemands et autrichiens comme Krisis, Exit, Streifzüge
ou le groupe 180 ° avec des théoriciens comme Roswitha
Scholz, Norbert Trenkle, Robert Kurz, Anselm Jappe, Gérard
Briche, Ernst Lohoff, et plusieurs autres auteurs, « une réinterprétation
de la théorie critique de Marx » comme l'a appelée
Postone, est apparue durant les deux dernières décennies.
A la différence des lectures traditionnelles de Marx avec
lesquelles elle rompt, cette approche parfois étiquetée
comme mouvance de la « critique de valeur » (wertkritik),
a des intérêts principaux divers : cette nouvelle critique
s'est en grande partie faite remarquée pour avoir articulé
une approche théorique qui porte une attention particulière
au caractère fétichiste de la production de marchandises,
à la dimension abstraite (travail abstrait) de tout travail,
à la distinction entre valeur et richesse matérielle
et à la nature du capital comme « sujet automate ».
Ainsi, à la différence des marxismes traditionnels
les sujets principaux du capitalisme ne sont ni le prolétariat,
ni la bourgeoisie, mais plutôt le capital lui-même (la
valeur qui s'autovalorise). La valeur n'est pas limitée à
la seule " sphère économique ", mais impose
sa structure à toute la société, la valeur
est une forme sociale de vie et de socialisation, un " fait
social total ".
Un des points centraux de ce nouveau travail théorique est
de développer une critique du capitalisme qui ne s'arrête
pas au niveau des antagonismes de classes sociologiques, à
la question des rapports de distribution et de propriété
privée des moyens de production. La classe capitaliste gère
un processus de production de marchandises à son propre profit,
mais n'en est pas l'auteur ni le maître. Travailleurs et capitalistes
ne sont que les comparses d'un processus qui les dépasse,
la lutte des classes si elle existe bien, n'est en réalité
qu'une lutte d'intérêts à l'intérieur
des formes de vie et de socialisation capitalistes. Ainsi à
l'inverse de l'anticapitalisme tronqué, la critique de la
valeur ose enfin critiquer le système dans sa totalité,
et d'abord critiquer pour la première fois son principe de
synthèse sociale, le travail en tant que tel, dans ses deux
dimensions concrète et abstraite, comme activité socialement
médiatisante et historiquement spécifique au seul
capitalisme, et non comme simple activité instrumentale,
naturelle et transhistorique, comme si le travail était l'essence
générique de l'homme qui serait captée extérieurement
par le capital. C'est le double caractère de cette forme
de vie sociale et sphère séparée de la vie
qu'est le travail et non le marché et la propriété
privée des moyens de production, qui constitue le noyau du
capitalisme. Dans la société capitaliste seulement,
le travail abstrait se représente dans la valeur, la valeur
est l'objectivation d'un lien social aliéné. La valeur
d'échange d'une marchandise n'est que l'expression, la forme
visible, de la valeur " invisible ".
Un mouvement d'émancipation du fétichisme de la valeur,
ne peut plus critiquer ce monde à partir du point de vue
du travail. Il ne s'agit donc plus de libérer le travail
du capital, mais de se libérer du travail en tant que tel,
non pas en faisant travailler les machines à la place car
le mode industriel de production est intrinsèquement capitaliste
(la technologie n'est pas neutre), mais en abolissant une activité
posée au centre de la vie comme socialement médiatisante.
Cependant la critique n'a pas à fournir en pièce jointe,
un mode d'emploi pour une organisation alternative de l’emploi
de la vie. Elle développe une explication possible du monde
présent, des souffrances réelles de nos propres vies
et des exigences sociales qui leurs sont imposées, mais ce
n'est pas un mode d'emploi expliquant comment construire correctement
une " société idéale ". Le seul critère
proposé par la wertkritik c'est qu'aucun medium fétichiste
(comme aujourd'hui le travail) ne s'interpose désormais entre
les individus sociaux et entre les individus sociaux et le monde.
Et comme cela n'a jamais existé, cela reste à inventer.
Mais il n’y a pas de compromis possible avec l’économie,
c’est-à-dire avec le travail comme forme capitaliste
du métabolisme avec la nature, et comme médiation
sociale entre les humains. On ne peut privilégier à
côté de l'économique, d'autres dimensions (le
don, l'entraide, le care, etc.) qui pourraient exister parallèlement,
car la valeur est une forme sociale totale fétichiste qui
envahit tout : il faut sortir carrément de l’économie
en inventant d’autres formes de médiation sociale entre
nous, que celles du travail, de la marchandise, de l’argent,
du capital qui branche nos « capacités de travail »
sur ses agencements sociaux et ses machines. D'autres points forts
de ce nouveau travail théorique a été de fournir
une structure qui permette de comprendre le processus de crise économique
qui a commencé dans les années 1970 et dont les considérables
effets actuels sont souvent compris comme une simple « crise
financière », ou encore un autre apport a été
l'élaboration d'une théorie socio-historique de la
connaissance et de la subjectivité qui rompt avec l'épistémologisme
contemporain, tout en permettant de comprendre autrement l'antisémitisme,
le racisme, la politique, l'Etat, le droit, la domination patriarcale,
etc. Pour faire plus ample connaissance avec ce nouveau travail
théorique rompant avec le marxisme, on pourra aller voir
dans la partie " présentation de la wertkritik ".
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