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Origine : http://www.laviedesidees.fr/spip.php?page=print&id_article=93
L’œuvre d’Axel Honneth semble sur le point de s’imposer
comme la dernière grande philosophie sociale de notre temps.
Marquant ses distances avec ses prédécesseurs de l’Ecole
de Francfort (Adorno, Habermas…), il poursuit un travail de
longue haleine autour de la « lutte pour la reconnaissance ».
François Dubet en analyse les ressorts et en interroge les
limites.
Recensé : Axel Honneth, La société du mépris.
Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte,
2006, 350 p. ; La réification, Paris, Gallimard, 2007, 141
p.
Au moment où le thème de la reconnaissance semble
envahir les discours, il faut lire Axel Honneth dont deux livres
viennent d’être publiés en français, depuis
la sortie, il y a sept ans de La Lutte pour la reconnaissance (Paris,
Cerf, 2000). En effet, la reconnaissance semble s’imposer
comme le commun dénominateur des souffrances et des combats
qui s’ajoutent aux « simples » luttes pour les
droits démocratiques et à celles pour les droits sociaux.
La « lutte pour la reconnaissance » dont parle Honneth
concerne directement toutes les relations et toutes les situations
qui mettent en cause la dignité des personnes, la consistance
même de leur Moi et de leur identité. Elle participe
de toutes les injustices qui empêchent l’autoréalisation
des personnes.
C’est par un long retour à La phénoménologie
de l’esprit de Hegel qu’Honneth fait de la reconnaissance
le cœur des relations sociales et des identités en la
substituant à la lutte pour la vie dérivée
de la philosophie sociale de Hobbes. Ainsi, nous échappons
au mépris et nous accédons à la reconnaissance
grâce à l’amour dans la sphère privée,
au respect dans celle des droits et de la politique et à
l’estime dans le monde social, notamment dans celui du travail.
On comprend aisément pourquoi La Lutte pour la reconnaissance
a connu un tel écho et a donné lieu à tant
de discussions. D’une part, ce livre rompt avec les théories
libérales de la justice d’inspiration kantienne au
profit d’une conception « immanente » des pathologies
sociales et des injustices. D’autre part, il renvoie directement
à l’expérience de nouvelles luttes sociales
en appelant à la dignité, à la reconnaissance,
justement, des handicapés, des minorités, des cultures,
des « invisibles », de tous ceux dont l’identité
et la subjectivité sont en jeu.
Il fallait évoquer, fut-ce de manière trop sommaire,
les thèses de La Lutte pour la reconnaissance avant de parler
de La société du mépris, car ce dernier ouvrage
est consacré à un effort d’explication dans
lequel Honneth se situe lui-même dans la tradition de l’Ecole
de Francfort afin de fonder le point de vue normatif qui établit
sa propre position critique. Dans une large mesure, il s’agit
d’un recueil de textes de justifications et d’explications.
Successeur d’Habermas au prestigieux Institut de recherche
sociale de Francfort, Honneth se définit comme l’héritier
de la Théorie critique. Mais c’est un héritier
original, voire souvent critique à l’égard des
grandes figures qui l’ont précédé. La
distance à La dialectique de le Raison d’Adorno et
Horkheimer repose sur deux grandes critiques reprises au fil des
chapitres du livre. Les pères de l’Ecole de Francfort
auraient fini par ignorer la société réelle
et ses acteurs au nom d’un économisme réduisant
le capitalisme à la seule rationalité instrumentale,
débordant toute la vie sociale et pervertissant une Raison
totalement transcendante. Transcendant aussi, l’historicisme
d’Adorno qui écarterait le social, ignorerait la conscience
réflexive des individus et les mouvements sociaux qui finiraient
par paraître impossibles, dérisoires ou eux-mêmes
aliénés. Au bout du compte, cette critique se situerait
hors du monde et pourrait se réfugier dans une posture parfois
aristocratique. « Un air de vieillerie et de désuétude,
de quelques chose d’irrémédiablement perdu,
entoure les grandes idées philosophiques de le Théorie
critique, qui ne semblent plus avoir de résonance d’expérience
d’un présent en constant développement »
(p. 101). La mise à distance d’Habermas semble plus
nuancée parce qu’aux yeux d’Honneth, Habermas
est plus « sociologue » que ses prédécesseurs.
Mais l’opposition habermasienne du système et du monde
vécu ne lui semble pas acceptable parce que le système
est dans le monde vécu et ne se contente pas de le «
coloniser ». Quant à l’appel à une éthique
de la communication, il reste encore en marge de la vie sociale
au yeux d’Honneth qui veut fonder sa critique sur l’expérience
même des individus, affirmant que la relation est au cœur
de la vie sociale et des subjectivités alors que la communication
serait, selon lui, plus essentiellement politique. « Ce qui
doit prévaloir et former le cœur même de la normalité
d’une société indépendamment de toute
culture, ce sont les conditions qui garantissent aux membres de
cette société une forme inaltérée de
réalisation de soi » (p. 88).
C’est parce que la position critique doit descendre du ciel
de l’Histoire, de la Raison et de la Communication «
pure » vers la réalisation de soi et la réalité
de la socialisation et des relations sociales, qu’Honneth
parle tant des sociologues et parle tant aux sociologues. Dès
lors, la critique doit être fondée sur les «
pathologies sociales » qui sont autant de manifestations du
mépris dissolvant la reconnaissance, la confiance en soi,
l’estime de soi, le rapport harmonieux à soi et aux
autres. Le point de vue normatif ne surplombe plus la critique,
il est issu des pathologies sociales elles-mêmes. C’est
une critique « intramondaine », équidistante
de la géométrie morale des philosophes rawlsiens et
de l’ancienne Ecole de Francfort. Cependant, Honneth reste
philosophe dans la mesure où il considère que le point
de vue normatif commandant l’analyse doit être inlassablement
fondé. Cette conception de la « vie bonne »,
plus que de la justice, le distingue aussi des pensées sociales
critiques comme celles de Bourdieu et de Foucault, dont il partage
la plupart des descriptions des pathologies du social, tout en leur
reprochant de ne pas exposer explicitement les fondements de leur
critique, les manifestant plus dans leurs engagements politiques
et sociaux que dans leurs travaux eux-mêmes. Souvent proche
de ceux qu’on appelle les « communautariens »,
Taylor et Walzer notamment, Honneth s’en sépare cependant
par son désir de ne pas réduire la norme critique
à une simple norme sociale, relative et fatalement flottante.
Or la reconnaissance, ou la « réalisation de soi »
comme norme, suppose ce qu’Honneth appelle justement une «
anthropologie atténuée et formelle », une conception
de la nature sociale fondée sur l’impératif
d’individualisation. C’est évidemment du côté
de Mead et d’une psychanalyse plus soucieuse des dispositifs
relationnels que de la constitution d’un Moi fort et autarcique
que se tourne inlassablement Honneth. Il relit donc les sociologues,
Durkheim, Simmel et Weber notamment, et les psychologues comme Erikson
afin de mettre à jour toutes les formes de mépris
et de méconnaissance, de « faux adressage » qui
constituent le flux de toutes les figures du mépris et de
la lutte pour la reconnaissance. Sur ce plan aussi, Honneth s’éloigne
sensiblement de la tradition de la Théorie critique car jamais
il ne réduit le mépris à une simple conséquence
du capitalisme ; il suffit de lire les pages consacrées à
la socialisation des enfants pour s’en convaincre. Penseur
« à la mode », Honneth ne cède pas pour
autant aux facilités d’un air du temps « anti-libéral
» réduisant la lutte pour la reconnaissance à
une simple extension du marché.
La réification est un texte plus court qui s’efforce
de développer une piste ouverte dans l’entretien extrêmement
clair qu’Honneth donne à O. Voirol (son traducteur)
dans La Société du mépris. Il s’agit
d’élargir la reconnaissance à un rapport au
monde et pas seulement à un rapport à autrui et à
soi. L’enjeu en est de donner à la reconnaissance une
dimension épistémologique et pas seulement éthique.
Le texte part du concept de réification par lequel Lukacs
désignait le fait de traiter autrui comme un objet et non
pas comme un sujet social. On sait que dans Histoire et conscience
de classe (Paris, Minuit, 1960), Lukacs articule les conceptions
marxistes de l’aliénation aux visions weberiennes de
la rationalisation du monde pour voir dans la réification
la forme moderne de l’aliénation sociale. Aux yeux
d’Honneth, il semble que Lukacs ne soit pas allé assez
loin en réduisant la réification à un effet
du capitalisme et de la marchandisation du monde. Il franchit donc
un pas en soutenant que la réification ne concerne pas seulement
la manière de traiter les autres, mais qu’elle est
un rapport au monde et à soi-même, « autoréification
», par lequel la connaissance inscrit une coupure radicale
entre sujet et objet alors que la reconnaissance précède
la connaissance. Il faut reconnaître ce qui nous attache aux
autres et aux choses avant que de s’en distinguer. En s’appuyant
à la fois, et de manière contrastée, sur Heidegger
et sur Dewey, Honneth en appelle à la notion heideggerienne
de « soucis » et à la critique du « modèle
du spectateur » de Dewey pour affirmer la priorité
ontologique et pas seulement sociale, de la reconnaissance. «
Pour ce faire, écrit Honneth, j’abandonne désormais
le cadre, emprunté à l’histoire de la théorie,
à l’intérieur duquel j’ai exclusivement
raisonné jusqu’à présent » (p.
52).
Il est évident que l’œuvre d’Honneth fait
d’ores et déjà partie des philosophies sociales
qui comptent et qui compteront, y compris pour ceux qui s’intéressent
plus à la vie sociale et à la vie politique qu’à
la philosophie morale proprement dite. Il est évident aussi
que le concept de reconnaissance met le doigt sur des dimensions
essentielles de la domination et des conflits sociaux dans les sociétés
qui mobilisent aussi fortement la subjectivité et l’expérience
des acteurs que le font nos sociétés modernes ou «
hyper modernes ». Pourtant bien des questions se posent et
nous en retiendrons deux en particulier.
A suivre Honneth et la phénoménologie de la reconnaissance
qu’il nous propose, je ne suis pas sûr que sa théorie
soit en mesure d’écarter une théorie de la justice.
Il ne suffit pas de dire qu’il est bon d’être
reconnu, il faut être aussi capable de dire en quoi il juste
d’être reconnu. Par exemple, faut il reconnaître
les cultures qui prônent l’excision des femmes alors
que ces cultures là ne reconnaissent pas les femmes comme
des égales ? Il peut donc y avoir des conflits de reconnaissance
qui ne peuvent être tranchés que par des conceptions
de la justice privilégiant, dans ce cas, l’égalité
et la liberté. Toutes les luttes pour la reconnaissance se
valent-elles et comment trancher dans la concurrence des victimes,
y compris quand certains bourreaux se présentent comme des
victimes dignes d’êtres reconnues ? Autre question :
si chacun de nous a droit au respect comme forme de reconnaissance,
comment articuler ce respect et la construction de hiérarchies
sociales considérées comme justes ? Ces questions
sont d’autant plus centrales qu’Honneth ne se facilite
jamais la tâche en inscrivant son travail dans l’horizon
utopique d’une société parfaitement égalitaire
et parfaitement libre comme condition de la reconnaissance. Pour
le dire autrement, il n’est pas certain que la reconnaissance
abolisse la distance entre une conception de la vie bonne permettant
la formation d’un sujet autonome, et une conception du monde
juste distribuant des biens relativement rares. On peut donc se
demander s’il est toujours juste de vouloir être reconnu
et à quelles conditions. Honneth ne semble pas répondre
à ces questions. Et puis, si les désirs de reconnaissance
étaient infinis parce qu’ils ne peuvent jamais être
totalement comblés et parce que la reconnaissance des uns
se fait aux dépens de la reconnaissance des autres, au nom
de quelle justice sociale cette lutte pour la reconnaissance pourrait-elle
cesser et trouver un point d’équilibre ? Alors que
l’on peut vaguement savoir ce que serait une société
juste, on a du mal à imaginer une société de
la reconnaissance qui ne reposerait pas sur des principes de justice
distribuant, en amont, les biens et… les reconnaissances.
Autant la lutte pour la reconnaissance comme cœur du social
peut être convaincante et séduisante, autant je résiste
un peu à l’élargissement de cette notion aux
dimensions épistémologiques et ontologiques d’un
rapport au monde tel qu’il est proposé dans La réification.
Le risque en est de faire de la reconnaissance une sorte de concept
universel, d’autant plus vague d’ailleurs qu’il
est universel, et de finir par le vider de contenu parce qu’il
embrasse trop. Alors, la reconnaissance pourrait connaître
les mésaventures du concept d’aliénation quand
il est devenu si total qu’il désignait tout et ne retenait
rien.
Même en posant ces questions, comment ne pas suivre Honneth,
comment ne pas adhérer à l’obligation de fonder
les normes de nos critiques sociales et comment ne pas inscrire
ces normes dans les pathologies de l’expérience sociale
quand l’horizon de l’Histoire et de la Raison semble
si obscurci ?
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