Origine : http://www.scienceshumaines.com/les-conflits-sociaux-sont-des-luttes-pour-la-reconnaissance_fr_14475.html
Bien des souffrances et des problèmes sociaux prennent sens
dès lors qu'on les aborde sous l'angle de la reconnaissance.
C'est ce que montre le philosophe Axel Honneth, soucieux de marquer
l'importance pour notre existence du regard des autres.
La question de la reconnaissance n'apparaît-elle que
par la négative, autrement dit quand il y a déni de
reconnaissance ?
J'ai commencé en effet à appréhender la question
de la reconnaissance par l'analyse des sentiments négatifs
de mépris, d'humiliation, d'atteinte à la dignité.
J'étais alors convaincu qu'elle n'apparaissait que par la
négative. Mais j'ai peu à peu pris conscience qu'on
ne pouvait pas analyser ces sentiments et les luttes qu'elles nourrissent
sans faire référence, en tant qu'observateur, aux
principes positifs de reconnaissance mis en jeu. Il est sinon impossible
de comprendre ce pour quoi ces personnes luttent, ce qu'elles recherchent.
Si, en effet, la question de la reconnaissance survient dans la
société à travers les sentiments de non-reconnaissance,
nous ne pouvons pourtant les comprendre sans nous référer
aux principes positifs de reconnaissance sur lesquels ils s'appuient.
Est-ce que tout conflit social doit être analysé
comme une lutte pour la reconnaissance ?
Ma position sur ce point a évolué au cours de mes
recherches. Au départ, mon projet était seulement
de critiquer le modèle classique qui analyse les conflits
sociaux comme des conflits d'intérêts. Selon ce modèle,
vous présupposez des sujets ou des groupes de sujets qui
ont certains intérêts prédéfinis, lesquels
ne sont pas satisfaits dans les conditions données ; ces
sujets luttent donc pour les satisfaire. Or, pour moi, il apparaissait
qu'une partie en tout cas des conflits sociaux se comprenaient mieux
en faisant intervenir des attentes morales, c'est-à-dire
en les expliquant par des sentiments d'honneur bafoué, de
mépris ou de déni de reconnaissance. Mais ce contre-modèle
ne visait pas à analyser l'ensemble des conflits sociaux
dont beaucoup restaient alors selon moi à expliquer comme
des conflits d'intérêts. Mais, au fur et à mesure
que j'approfondissais la question, j'en suis venu à l'idée
que tout conflit est ? plus ou moins ? motivé par des convictions
morales, parce que certaines revendications légitimes, des
demandes de reconnaissance, sont injustement rejetées. Mon
idée désormais est donc que tous les types de conflits
sociaux, même ceux qui visent la redistribution des biens
et qui semblent être purement instrumentaux, doivent être
compris comme des conflits normatifs, comme des luttes pour la reconnaissance.
Mais ne peut-il y avoir des demandes de reconnaissance injustifiées
? Ne pensez-vous pas qu'il y a parfois des abus, des manipulations
?
Oui, bien sûr, aussi bien du côté de ceux qui
réclament de la reconnaissance que de ceux qui l'offrent.
Aujourd'hui, on utilise le terme de « reconnaissance »
dans un sens très large. C'est même devenu un mot à
la mode. Nous sommes parfois confrontés à des gens
qui sont obsédés par l'idée qu'ils ne sont
pas reconnus. Il faut être prudent dans l'analyse et se demander
toujours jusqu'à quel point ces sentiments de mépris
ou d'humiliation ont un fondement.
Inversement, certaines formes de reconnaissance ne doivent pas
être considérées comme authentiques. Il y a
parfois instrumentalisation. On peut vouloir donner le sentiment
de reconnaître une personne ou un groupe de personnes sans
que ce soit vraiment le cas.
Une demande de reconnaissance est justifiée quand elle se
réfère à certains principes normatifs. Toutes
les sociétés sont basées sur de tels principes,
acceptés, institués et donc pratiqués. Ce sont
eux qui permettent l'intégration d'une communauté
sociale. Ils définissent certaines sphères où
les gens attendent d'être reconnus.
Quelles sont ces sphères sociales où s'expriment
ces demandes de reconnaissance ?
Dans les sociétés modernes, nous pouvons distinguer
trois sphères de reconnaissance qui jouent un rôle
important pour comprendre nos pratiques et notre vie sociale. Le
principe de l'amour dans la sphère intime, celui de l'égalité
dans la sphère du droit, et celui de l'accomplissement individuel,
de la reconnaissance de notre contribution au sein de la sphère
de la production (voir l'encadré ci-dessous). Ces principes
forment pour ainsi dire la grammaire de notre vie sociale.
Il y a vraiment déni de reconnaissance quand l'un au moins
de ces trois principes est violé.
Il faut toujours se souvenir des exigences internes de ces principes
de reconnaissance. C'est ma conviction que ces principes se réfèrent
à quelque chose d'institué dans la société,
nous en sommes tous plus ou moins conscients et, dans l'ensemble,
nous les respectons, mais ils sont toujours plus exigeants que les
interprétations qui existent déjà dans nos
pratiques sociales. En ce sens, je dirais qu'il y a une «
valeur ajoutée » de ces principes de reconnaissance.
Ce que la théorie sociale peut faire, c'est rendre clair
que ces principes doivent permettre des formes plus exigeantes et
plus adéquates de la reconnaissance que ceux qui existent
déjà dans la réalité sociale. Par exemple,
concernant le principe de contribution, la théorie sociale
peut aider à rendre clair que dans notre type de société,
c'est une exigence légitime d'être inclus d'une manière
telle que vous ayez la possibilité d'y contribuer. Dans un
certain sens, le principe de contribution inclut donc le droit au
travail. Parce que sans travailler, vous ne pouvez pas être
reconnu pour votre contribution.
La philosophe Nancy Fraser vous reproche de trop psychologiser
les problèmes sociaux. Que lui rétorquez-vous ?
La théorie sociale que je propose a un fondement psychologique
et moral parce qu'elle a pour point de départ les sentiments
de mépris, d'humiliation et de déni de reconnaissance.
Selon moi, nous sommes psychologiquement des personnes extrêmement
sensibles et vulnérables à la manière dont
la société nous traite. Et sans cela, je crois qu'il
n'y aurait pas beaucoup de conflits. En ce sens, je pense qu'il
y a un lien entre une théorie normative de la société
et la psychologie morale. Mais, je n'essaie pas de justifier certaines
revendications normatives simplement en m'appuyant sur la psychologie.
Parce que je suis très conscient du fait que tous les sentiments
ne sont pas tous moralement justifiés. J'ai seulement commencé
avec l'observation des sentiments de reconnaissance insatisfaite.
Mais dans un second temps, au niveau de la théorie normative
de la société, j'ai cherché à expliquer
jusqu'à quel degré ces sentiments peuvent être
justifiés. Ma théorie n'est donc pas entièrement
basée sur la psychologie morale.
Pensez-vous que la théorie de la reconnaissance peut
apporter un éclairage, par exemple, sur les émeutes
qui, en 2005, ont secoué les banlieues en France ?
J'en suis convaincu. Il me semble évident que ces émeutes
prennent appui sur de profondes déceptions concernant le
type de reconnaissance sociale que la société donne
à ces populations. Ces événements nous aident
à devenir conscients à quel point sont sensibles à
la question de la reconnaissance les membres d'une collectivité.
Mais pour le voir, il faut être conscient des différentes
faces de la reconnaissance sociale. Elle n'a pas seulement à
voir avec certains droits, avec ce que j'inclus dans le second principe
de la reconnaissance. Même si ces gens sont des membres légaux
de la société, ils font constamment l'expérience
d'être invisibles ou superflus. Ils sont uniquement vus comme
des groupes statistiques constituant un danger permanent pour la
société ou comme une source de problème. Le
sentiment d'être considéré comme sans valeur
positive par les autres membres de la société est
selon moi l'une des principales motivations de ce conflit social.
Formellement, ces jeunes ont les mêmes droits que les autres,
mais ils n'ont probablement pas les conditions pour faire usage
de ces droits. Ce sont surtout les attentes du troisième
principe, celui de la contribution sociale, qui sont déçues.
La reconnaissance sociale, la contribution productive, la visibilité
positive leur semblent interdites...
Les principes de la reconnaissance, même s'ils sont en un
sens déjà institués dans la société,
exigent toujours davantage...
Oui, la théorie critique que je propose peut indiquer les
limites des pratiques sociales existantes et des formes institutionnalisées.
Ce qu'on définit comme travail dans une situation sociale
particulière est très ouvert à l'interprétation.
Dans ce champ, beaucoup de conflits sont liés à la
question : qu'est-ce qui compte légitimement comme contribution
? Par exemple, le travail domestique n'est souvent pas considéré
comme un travail au sens plein qui donne lieu à une véritable
reconnaissance. Le mouvement féministe a tenté de
montrer que s'occuper des enfants ou des tâches ménagères
doit compter comme une base légitime pour une certaine forme
de reconnaissance car c'est une contribution de valeur à
la société. Mais pendant longtemps, l'interprétation
traditionnelle du principe d'accomplissement individuel était
d'abord attachée au travail dans la sphère industrielle,
à l'extérieur de la sphère domestique.
Ces principes de reconnaissance s'inscrivent donc dans un cadre
anthropologique, mais également dans une histoire.
Il y a bien sûr une dimension anthropologique : en tant qu'être
humain, nous ne pouvons développer notre identité
et une relation positive à nous-mêmes sans reconnaissance.
Et sans cela, il ne peut y avoir intégration dans le système
social. Cela constitue le cadre anthropologique global et universel
mais ce cadre n'est pas un destin...
Les principes de la reconnaissance sont ouverts au changement historique
et social. Dans les sociétés prémodernes, les
gens se reconnaissaient dans une communauté donnée
avec une conception de l'honneur vertical ; d'autres idées
et principes de reconnaissances prévalaient. Ceux que j'ai
dégagés valent pour des sociétés modernes,
basées sur des principes de reconnaissance qui ne sont pas
seulement réciproques mais symétriques, égaux.
Dans les sociétés prémodernes, prédominait
également une autre idée de l'amour que celle que
nous avons aujourd'hui qui est un résultat historique tardif
où l'amour est devenu de plus en plus indépendant
des attentes sociales, économiques.
Selon vous, peut-on alors lire dans l'histoire des sociétés
un progrès dans le processus de la reconnaissance ?
C'est une question difficile. Oui, je crois que, depuis l'établissement
de la société moderne et l'institutionnalisation de
certains principes normatifs de reconnaissance, nous pouvons observer
qu'il y a un progrès au sens où il y a des interprétations
et des applications toujours plus exigeantes.
L'exemple le plus clair est celui de la sphère du droit
: nous pouvons observer, depuis l'institutionnalisation du principe
d'égal respect, disons depuis la Révolution française,
qu'il y a eu des luttes continues de groupes sociaux pour déterminer
les implications de ce principe normatif. Qu'est-ce que cela veut
dire que de devoir respecter chacun légalement ? Au début,
les femmes, par exemple, ont été systématiquement
exclues de cette égalité juridique. Il y a donc eu
des luttes permanentes de différents côtés pour
exiger le droit d'être inclus dans ce principe. Ces luttes
ont non seulement permis l'inclusion d'autres groupes que les femmes,
mais également l'apparition de nouvelles formes de droits,
des droits dont on pense qu'ils sont également conditionnés
par le principe de respect légal. Ainsi, nous pensons que
la reconnaissance de l'égalité juridique conduit à
affirmer le droit de chacun de participer au choix de ceux qui gouvernent.
Mais nous avons également des droits sociaux. Parce que dans
le processus historique, la lutte de certains groupes a pu convaincre
la société qu'il y a des conditions sociales pour
pouvoir faire usage de ces droits égaux.
C'est pareil dans la sphère de l'intimité. Qu'est-ce
que cela veut dire que l'amour mutuel ? Aujourd'hui, nous sommes
dans une situation où nous croyons que l'amour mutuel dans
une relation implique de partager les tâches domestiques.
C'est le résultat d'une compréhension plus exigeante
de ce que l'amour et le soin mutuel incluent. Au final, en dépit
d'interruptions, d'obstacles il y a donc, je pense, un certain progrès.
Mais sous sommes liés pour d'autres raisons à ce
concept de progrès. Nous ne pouvons pas ne pas le présupposer
quand nous essayons de comprendre nos propres pratiques aujourd'hui.
Nous les comprenons comme le résultat d'un apprentissage
du passé. Nous vivons aujourd'hui dans un monde où
les enfants ne doivent pas travailler à l'âge de six
ans, et nous sommes persuadés que cela est juste : pour justifier
cette conviction, nous posons un progrès par rapport au passé.
Nous ne pouvons donner sens à nos pratiques que si nous présupposons
que nous avons surmonté certaines formes de reconnaissances
insatisfaisantes ou restrictives.
Peut-on espérer une société où
les conditions de la reconnaissance puissent être garanties,
ou bien est-ce un horizon inatteignable, une idée régulatrice
?
Je considère que c'est une idée régulatrice
dont nous ne pouvons pas nous passer. Mais je ne pense pas que dans
l'histoire il y aura une société où l'on puisse
dire que les luttes pour la reconnaissance sont finies. Cela a un
lien avec la « valeur ajoutée » des principes
que je mentionnais tout à l'heure et qui exigent toujours
davantage. En un sens, il est impossible de les satisfaire parce
qu'on peut toujours arguer du non-respect de certains aspects de
notre personnalité.
Propos recueillis par Catherine Halpern
Axel Honneth
dirige l'Institut für Sozialforschung de l'université
Goethe à Francfort où il a succédé à
Jürgen Habermas. Il est notamment l'auteur de La Lutte pour
la reconnaissance, Le Cerf, 2000, ainsi que d'un recueil de textes,
Les Paradoxes du capitalisme, La Découverte, 2006.
Les trois principes de reconnaissance
L'image que chacun a de soi, de ses capacités et de ses
qualités dépend du regard d'autrui. Axel Honneth distingue
trois principes de reconnaissance dans nos sociétés
modernes, qui correspondent à trois sphères sociales
différentes.
§ Le principe de l'amour dans la sphère de
l'intimité.
L'amour (ou la sollicitude) désigne ici tous les rapports
affectifs forts qui nourrissent les rapports amicaux, amoureux,
familiaux. C'est grâce à l'expérience de l'amour
que chacun peut accéder à la confiance en soi. A.
Honneth s'appuie notamment sur les théories psychologiques
de l'attachement, qui montrent l'importance du rapport à
la mère dans la construction de l'identité personnelle
et de l'autonomie.
§ Le principe de la solidarité dans la sphère
de la collectivité.
Pour pouvoir accéder au sentiment d'estime de soi, chacun,
notamment dans le travail, doit pouvoir se sentir considéré
comme utile à la collectivité, en lui apportant sa
contribution.
§ Le principe de l'égalité dans la sphère
des relations juridiques.
Chacun doit pouvoir sentir avoir les mêmes droits que les
autres individus pour développer ainsi le sentiment de respect
de soi.
Pour A. Honneth, ce sont ces trois principes de reconnaissance
qui déterminent les attentes légitimes de chacun.
Catherine Halpern
Et le CPE ?
Le contrat première embauche (CPE) porté par le Premier
ministre Dominique de Villepin souleva durant de nombreuses semaines
une très vive opposition. Jusqu'à trois millions de
personnes, jeunes et moins jeunes, se mobilisèrent pour marquer
le rejet de cette mesure. Le CPE visait à flexibiliser l'emploi
des jeunes pour lutter contre le chômage. Réservé
aux salariés de moins de 26 ans et aux entreprises du secteur
privé de plus de vingt salariés, il prévoyait
notamment une « période de consolidation » de
deux ans au cours de laquelle le contrat pouvait être rompu
sans qu'en soient connus les motifs.
Pour Axel Honneth, le rejet du CPE s'explique fort bien : «
Ce genre de réforme, celle du CPE notamment, contient un
élément de provocation dans la mesure où elle
viole des formes déjà établies de reconnaissance
sociale; celles qui ont été mises en place par l'Etat
social. Elle bat en brèche les attentes de reconnaissance
du travailleur comme sujet de droit » (entretien dans Le Monde
du 1er avril 2006).
Cette mesure fut en effet jugée stigmatisante (elle visait
les jeunes déjà fragilisés face à l'emploi),
précarisante et attentatoire à la dignité des
salariés concernés (parce qu'ils pouvaient être
remerciés sans en connaître les raisons). « Contrat
Poubelle Embauche », titrait même un tract...
Catherine Halpern
Sciences humaines Mensuel N° 172 - Juin 2006
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