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La sortie du capitalisme a déjà commencé
texte d’André Gorz
jeudi 4 octobre 2007

Origine http://salades-nicoises.net/spip.php?article86

Voir en ligne : http://www.alternativeunitaire2007.org

Ce texte d’André Gorz a été distribué le 16 septembre 2007 à l’université d’UTOPIA


La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système mort-vivant qui se survit en masquant par des subterfuges la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital.

Cette crise de système tient au fait que la masse des capitaux accumulés n’est plus capable de se valoriser par l’accroissement de la production et l’extension des marchés. La production n’est plus assez rentable pour pouvoir valoriser des investissements productifs additionnels. Les investissements de productivité par lesquels chaque entreprise tente de restaurer son niveau de profit ont pour effet de déchaîner des formes de concurrence meurtrières qui se traduisent, entre autres, par des réduction compétitives des effectifs employés, des externalisations et des délocalisations, la précarisation des emplois, la baisse des rémunérations, donc, à l’échelle macro-économique, la baisse du volume de travail productif de plus-value et la baisse du pouvoir d’achat. Or moins les entreprises emploient de travail et plus le capital fixe par travailleur est important, plus le taux d’exploitation, c’est-à-dire le surtravail et la survaleur produits par chaque travailleur doivent être élevés. Il y a à cette élévation une limite qui ne peut être indéfiniment reculée, même si les entreprises se délocalisent en Chine, aux Philippines ou au Soudan.

Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation productive de capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard & Poor’s disposent, en moyenne, de 631 milliards de réserves liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations sur les marchés financiers. En France, l’investissement productif des entreprises du CAC 40 n’augmente pas, même quand leurs bénéfices explosent. L’impossibilité de valoriser les capitaux accumulés par la production et le travail explique le développement d’une économie fictive fondée sur la valorisation de capitaux fictifs. Pour éviter une récession qui dévaloriserait le capital excédentaire (suraccumulé), les pouvoirs financiers ont pris l’habitude d’inciter les ménages à s’endetter, à consommer leurs revenus futur, leurs gains boursiers futurs, la hausse future des entreprises, les achats futurs des ménages, les gains que pourront dégager les dépeçages et restructurations, imposés par les LBO, d’entreprises qui ne s’étaient pas encore mises à l’heure de la précarisation, surexploitation et externalisation de leurs personnels.

La valeur fictive (boursière) des actifs financiers a doublé en l’espace d’environ six ans, passant de 80 000 milliards à 160 000 milliards de dollars (soit trois le PIB mondial), entretenant aux États-Unis une croissance économique fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, lequel entretient de son côté la liquidité de l’économie mondiale et la croissance de la Chine, des pays voisins et par ricochet de l’Europe.

L’économie réelle est devenue un appendice des bulles financières. Il faut impérativement un rendement élevé du capital propre des firmes pour que la bulle boursière n’éclate pas - et une hausse continue - du prix de l’immobilier pour que n’éclate pas la bulle des certificats d’investissement immobilier vers lesquels les banques ont attiré l’épargne des particuliers en leur promettant monts et merveilles - car l’éclatement des bulles menacerait le système bancaire de faillites en chaîne, l’économie réelle d’une dépression prolongée (la dépression japonaise dure depuis quinze ans).

« Nous cheminons au bord du gouffre », écrivait Robert Benton. Voilà qui explique qu’aucun État n’ose prendre le risque de s’aliéner ou d’inquiéter les puissances financières. Il est impensable qu’une politique sociale ou une politique de « relance de la croissance » puisse être fondée sur la redistribution des plus-values fictives de la bulle financière. Il n’y a rien à attendre de décisif des États nationaux qui, au nom de l’impératif de compétitivité, ont au cours des trente dernières années abdiqué pas à pas leurs pouvoirs entre les mains d’un quasi-État supranational imposant des lois faites sur mesure dans l’intérêt du capital mondial dont il est l’émanation. Ces lois, promulguées par l’OMC, l’OCDE, le FMI, imposent dans la phase actuelle le tout-marchand, c’est-à-dire la privatisation des services publics, le démantèlement de la protection sociale, la monétarisation des maigres restes de relations non commercia1es. Tout se passe comme si le capital, après avoir gagné la guerre qu’il a déclaré à la classe ouvrière, vers la fin des années 1970, entendait éliminer tous les rapports sociaux qui ne sont pas des rapports acheteur/vendeur, c’est-à-dire qui ne réduisent pas les individus à être des consommateurs de marchandises et des vendeurs de leur travail ou d’une quelconque prestation considérée comme « travail » pour peu qu’elle soit tarifée. Le tout-marchand, le tout-marchandise comme forme exclusive du rapport social poursuit la liquidation complète de la société dont Margaret Thatcher avait annoncé le projet. Le totalitarisme du marché s’y dévoilait dans son sens politique comme stratégie de domination. Dès lors que la mondialisation du capital et des marchés, et la férocité de la concurrence entre capitaux partiels exigeaient que l’Etat ne fût plus le garant de le reproduction de la société mais le garant de la compétitivité des entreprises, ses marges de manoeuvre en matière de politique sociale étaient condamnées à se rétrécir, les coûts sociaux à être dénoncés comme des entorses à la libre concurrence et des entraves à la compétitivité, le financement public des infrastructures à être allégé par la privatisation.

Le tout-marchand s’attaquait à l’existence de ce que les britanniques appellent les commons et les Allemands le Gemeinwesen, c’est-à-dire à l’existence des biens communs indivisibles, inaliénables et inappropriables, inconditionellement accessibles et utilisables par nous. Contre la privatisation des biens communs les individus ont tendance à réagir par des actions communes, unis en un seul sujet. L’État a tendance à empêcher et le cas échéant à réprimer cette union de tous d’autant plus fermement qu’il ne dispose plus des marges suffisantes pour apaiser des masses paupérisées, précarisées, dépouillées de droits acquis. Plus sa domination devient précaire, plus les résistances populaires menacent de se radicaliser, et pus la répression s’accompagne de politiques qui dressent les individus les uns contre les autres et désignent des boucs émissaires sur lesquels concentrer leur haine.

Si l’on a à l’esprit cette toile de fond, les programmes, discours et conflits qui occupent le devant de la scène politique paraissent dérisoirement décalés par rapport aux enjeux réels. Les promesses et les objectifs mis en avant par les gouvernement et les partis apparaissent comme des diversions irréelles qui masquent le fait que le capitalisme n’offre aucune perspective d’avenir sinon celle d’une détériorisation continue de vie, d’une aggravation de sa crise, d’un affaissement prolongé passant par des phases de dépression de plus en plus longues et de reprise de plus en plus faibles. Il n’y a aucun « mieux » à attendre si on juge le mieux selon les critères habituels. Il n’y aura plus de « développement » sous la forme du plus d’emplois, plus de salaire, plus de sécurité. Il n’y aura plus de « croissance » dont les fruits puissent être socialement redistribués et utilisés pour un programme de transformations sociales transcendant les limites et la logique du capitalisme.

L’espoir mis, il y a quarante ans, dans des « réformes révolutionnaires » qui, engagées de l’intérieur du système sous la pression de luttes syndicales, finissent par transférer à la classe ouvrière les pouvoirs arrachés au capital, cet espoir n’existe plus. La production demande de moins en moins de travail, distribue de moins en moins de pouvoir d’achat à de moins en moins d’actifs ; elle n’est plus concentrée dans de grandes usines pas plus que ne l’est la force de travail. L’emploi est de plus en plus discontinu, dispersé sur des prestataires de service externes, sans contact entre eux, avec un contrat commercial à la place d’un contrat de travail. Les promesses et programmes de « retour » au plein emploi sont des mirages dont la seule fonction est d’entretenir l’imaginaire salarial et marchand c’est-à-dire l’idée que le travail doit nécessairement être vendu à un employeur et les biens de subsistance achetés avec l’argent gagnés autrement dit qu’il n’y a pas de salut en dehors de la soumission du travail au capital et de la soumission des besoins à la consommation de marchandises, qu’il n’y a pas de vie, pas de société au-delà de la société de la marchandise et du travail marchandisé, au-delà et en dehors du capitalisme.

L’imaginaire marchand et le règne de la marchandise empêchent d’imaginer une quelconque possibilité de sortir du capitalisme et empêchent par conséquent de vouloir en sortir. Aussi longtemps que nous restons prisonniers de l’imaginaire salarial et marchand, l’anticapitalisme et la référence à une société au-delà du capitalisme resteront abstraitement utopiques et les luttes sociales contre les politiques du capital resteront des luttes défensives qui, dans le meilleur des cas, pourront freiner un temps mais non pas empêcher la détériorisation des conditions de vie. La « restructuration écologique » ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.

La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, la décroissance risque d’être imposée à force de restrictions, rationnements, allocations de ressources caractéristiques d’un socialisme de guerre. La sortie du capitalisme s’impose donc d’une façon ou d’une autre. La reproduction du système se heurte à la fois à ses limites internes et aux limites externes engendrées par le pillage et la destruction d’une des deux « principales sources d’où jaillit toute richesse » : la terre. La sortie du capitalisme a déjà commencé sans être encore voulue consciemment. La question porte seulement sur la forme qu’elle va prendre et la cadence à laquelle elle va s’opérer.

L’instauration d’un socialisme de guerre, dictatorial, centralisateur, techno-bureautique serait la conclusion logique - on est tenté de dire « normale » - d’une civilisation capitaliste qui, dans le souci de valoriser des masses croissantes de capital, a procédé à ce que Marcuse appelle la « désublimation répressive » - c’est-à-dire la répression des « besoins supérieurs », pour créer méthodiquement des besoins croissants de consommation individuelle, sans s’occuper des conditions de leur satisfaction. Elle a éludé dès le début la question qui est à l’origine des sociétés : la question du rapport entre les besoins et les conditions qui rendent leur satisfaction possible : la question d’une façon de gérer des ressources limitées de manière qu’elles suffisent durablement à couvrir les besoins de tous ; et inversement la recherche d’un accord général sur ce qui suffira à chacun, de manière que les besoins correspondent aux ressources disponibles. Nous sommes donc arrivés à un point où les conditions n’existent plus qui permettraient la satisfaction des besoins que le capitalisme nous a donnés, inventés, imposés, persuadé d’avoir afin d ’écouler des marchandises qu’il nous a enseigné à désirer. Pour nous enseigner à y renoncer, l’écodictature semble à beaucoup être le chemin le plus court. Elle aurait a préférence de ceux qui tiennent le capitalisme et le marché pour seuls capables de créer et de distribuer des richesses ; et qui prévoient une reconstitution du capitalisme sur de nouvelles bases après que des catastrophes écologiques auront remis les compteurs à zéro en provoquant une annulation des dettes et des créances.

Pourtant une tout autre voie de sortie s’ébauche. Elle mène à l’extinction du marché et du salariat par l’essor de l’autoproduction, de la mise en commun et de la gratuité. On trouve les explorateurs et éclaireurs de cette voie dans le mouvement des logiciels libres, du réseau libre (freenet), de la culture libre qui, avec la licence CC (creative commons) rend libre (et libre : free signifie, en anglais, à la fois librement accessible et utilisable par tous, et gratuit) de l’ensemble des biens culturels - connaissances, logiciels, textes, musique, films etc. - reproductibles en un nombre illimité de copies pour un coût négligeable. Le pas suivant serait logiquement la production « libre » de toute le vie sociale, en commençant par soustraire au capitalisme certaines branches de produits susceptibles d’être autoproduits localement par des coopératives communales. Ce genre de soustraction à la sphère marchande s’étend pour les biens culturels où elle a été baptisée « out-cooperating », un exemple classique étant Wikipedia qui est en train d’« out-cooperate » l’Encyclopedia Britannica. L’extension de ce modèle aux biens matériels est rendue de plus en plus faisable grâce à le baisse du coût des moyens de production et à la diffusion des savoirs techniques requis pour leur utilisation. La diffusion des compétences informatiques, qui font partie de la « culture du quotidien » sans avoir à être enseignés, est un exemple parmi d’autres. L’invention fabbers, aussi appelés digital fabicators ou factories in a box - il s’agit d’une sorte d’ateliers flexibles transportables et installables n’importe où - ouvre à l’autoproduction locale des possibilités pratiquement illimitées.

Produire ce que nous consommons et consommer ce que nous production est la voie royale de la sortie du marché. Elle nous permet de nous demander de quoi nous avons réellement besoin, en quantité et en qua1ité, et de redéfinir par concertation, compte tenu de l’environnement et des ressources à ménager, la norme du suffisant que l’économie de marché à tout fait pour abolir. L’autoréduction de la consommation, son autolimitation - le self-restraint - et la possibilité de recouvrer le pouvoir sur notre façon de vivre passent par là.

Il est probable que les meilleurs exemples de pratiques alternatives en rupture avec le capitalisme nous viennent du Sud de le planète, si j’en juge d’après la création au Brésil, dans des favelas mais pas seulement, des « nouvelles coopératives » et des « pontos de cultura ». Claudio Prado, qui dirige le département de la « culture numérique » au ministère de la culture, déclarait récemment : « Le ’job’ est une espèce en voie d’extinction... Nous espérons sauter cette phase merdique du 20e siècle pour passer directement du 19e au 21e. » L’autoproduction et le recyclage des ordinateurs par exemple, sont soutenus par le gouvernement : il s’agit de favoriser « 1’appropriation des technologies par les usagers dans un but de transformation sociale ». Si bien que les trois quarts de tous les ordinateurs produits au Brésil en 2004/5 étaient autoproduits.

André Gorz


André Gorz, une écologie politique

Par Jean Zin, mardi 25 septembre 2007

C’est trop méconnu mais la France a produit sans doute les principaux théoriciens de l’écologie-politique, en premier lieu Jacques Ellul et André Gorz (mais aussi René Passet, Jacques Robin, Edgar Morin, Serge Moscovici, etc.). Ce n’est pas que les écologistes français en aient tiré profit en quoi que ce soit car ils les ont toujours ignorés superbement. C’est même une des principales raisons pour lesquelles il m’avait paru si nécessaire de faire une revue écologiste où l’introduction de chaque numéro par un "classique" de l’écologie était donc essentiel pour s’inscrire dans une histoire durable de l’écologie.

Le premier texte que nous avons voulu mettre, dans le premier numéro d’EcoRev’ (dans le numéro zéro !), c’était naturellement "Leur écologie et la nôtre" d’André Gorz...

Si André Gorz a été le plus important pour nous, c’est qu’il a été le premier à essayer d’articuler "écologie et politique", à partir du marxisme et de son échec, faisant pour toute une génération le chemin qui va d’un certain marxisme (celui de Sartre) à l’écologie-politique tout en conservant une optique "marxienne", une exigence de communauté, d’émancipation et de vérité rattachée à une histoire de la raison. Rien à voir avec les visions mystiques de l’écologie, même s’il y a, toujours présente, une exigence d’authenticité héritière de toute la culture critique de la philosophie occidentale et de la poésie moderne. On peut dire d’André Gorz qu’il était la conscience de Sartre, lui faisant la morale qu’il n’arrivait pas à faire et puis disant "adieu au prolétariat" comme aux illusions du maoïsme, tout en gardant à la fois l’anticapitalisme et l’idéal d’une existence authentique avec les autres.



André Gorz, une écologie politique

Par Jean Zin, mardi 25 septembre 2007 à 19:00

http://jeanzin.fr/index.php?2007/09/25/112-andre-gorz

C'est trop méconnu mais la France a produit sans doute les principaux théoriciens de l'écologie-politique, en premier lieu Jacques Ellul et André Gorz (mais aussi René Passet, Jacques Robin, Edgar Morin, Serge Moscovici, etc.). Ce n'est pas que les écologistes français en aient tiré profit en quoi que ce soit car ils les ont toujours ignorés superbement. C'est même une des principales raisons pour lesquelles il m'avait paru si nécessaire de faire une revue écologiste où l'introduction de chaque numéro par un "classique" de l'écologie était donc essentiel pour s'inscrire dans une histoire durable de l'écologie.

Le premier texte que nous avons voulu mettre, dans le premier numéro d'EcoRev' (dans le numéro zéro!), c'était naturellement "Leur écologie et la nôtre" d'André Gorz...

Si André Gorz a été le plus important pour nous, c'est qu'il a été le premier à essayer d'articuler "écologie et politique", à partir du marxisme et de son échec, faisant pour toute une génération le chemin qui va d'un certain marxisme (celui de Sartre) à l'écologie-politique tout en conservant une optique "marxienne", une exigence de communauté, d'émancipation et de vérité rattachée à une histoire de la raison. Rien à voir avec les visions mystiques de l'écologie, même s'il y a, toujours présente, une exigence d'authenticité héritière de toute la culture critique de la philosophie occidentale et de la poésie moderne. On peut dire d'André Gorz qu'il était la conscience de Sartre, lui faisant la morale qu'il n'arrivait pas à faire et puis disant "adieu au prolétariat" comme aux illusions du maoïsme, tout en gardant à la fois l'anticapitalisme et l'idéal d'une existence authentique avec les autres.

Sa critique du capitalisme comme productivisme me semble décisive, déplaçant la question écologiste du discours moralisateur aux conditions pratiques, aux causes matérielles et au système de production. Cela n'empêche pas qu'il restait très sensible à la "simplicité volontaire", dont le caractère individuel m'agace un peu, je l'avoue. Il faut dire que nous n'étions pas du tout d'accord sur tout, même si je lui dois énormément (surtout "Misères du présent, richesse du possible" qui m'a été d'un grand soutien). Il n'est même pas sûr qu'on puisse dire que nous étions d'accord sur l'essentiel, car mes critiques sur l'aliénation touchaient à ce qu'on peut considérer comme l'essentiel ! Il est certain que j'ai une conception plus contradictoire et pessimiste de l'autonomie (des rapports humains en général) mais nous étions conscients d'être dans le même combat, très proches bien que différents. Nous défendions, en tout cas, les mêmes propositions pour sortir du salariat à l'ère du travail immatériel. On sait qu'il était revenu sur son opposition première au revenu garanti et qu'il insistait sur la nécessité que ce revenu soit "suffisant". A cela, s'ajoutait qu'il soutenait ma proposition de "coopératives municipales", persuadé lui aussi, dans l'incrédulité générale, qu'il n'y avait pas d'autre choix que des alternatives locales à la globalisation marchande...

Pour les monnaies locales, il était plus réservé, même s'il défendait quand même une "monnaie de consommation" pour le revenu garanti. Les monnaies locales sont effectivement des outils indispensables pour la relocalisation de l'économie, mais il aurait bien voulu s'en passer et n'en faisait qu'un état transitoire car il rêvait à des rapports humains débarrassés de tout rapport marchand, à une gratuité la plus étendue possible, à l'autonomie du temps libre et du don ! Pour ma part, je pense plutôt qu'on a besoin de valoriser nos compétences et que cette reconnaissance matérielle est un facteur d'autonomie. Il n'aimait pas l'argent mais il m'en a donné quand même lorsque je lui ai envoyé mon texte sur la coopérative municipale ! Il faut mettre des limites à la marchandisation, cela ne fait aucun doute, il ne faut pas tout marchander, mais on ne peut guère se passer pour autant de marchés ni de monnaies, qui ont aussi leurs bons côtés, y compris pour notre autonomie quand ils sont bien encadrés. C'est ce qu'il n'admettait jamais qu'à regret !

Il avait gardé en effet de la tradition marxienne et de la théorie critique un souci de l'aliénation, en premier lieu dans le travail mais aussi dans les rapports marchands, et nous étions souvent un peu en désaccord sur ce point, bien qu'ayant les mêmes références hégéliennes et marxiennes. Il s'est même fâché contre moi, une fois, à propos de sa critique de la consommation que je trouvais trop moralisante, mais, en lisant ma réponse (La production du consommateur), il m'a heureusement pardonné... Tout cela n'empêche pas que c'est à peu près le seul qui m'ait dit tout le bien qu'il pensait de mon premier ouvrage, "Ecologie-Politique, An 01", ouvrage qui avait tant déplu à mes petits camarades, qu'il ne parut jamais et fut enterré ! Sans André Gorz et Jacques Robin qui viennent de nous quitter coup sur coup, je n'aurais sans doute jamais pu continuer...

Je veux surtout me rappeler ces trop rares échanges, me rejouer le film, car ce n'est pas tant la pensée achevée d'André Gorz qui me manquera le plus, mais au contraire cette confrontation de nos points de vue, si éloignés parfois. Nous voulions tous les deux sortir du salariat mais je ne pensais pas que cela signifiait qu'il n'y aurait plus du tout de rapports marchands, la gratuité ne pouvant se généraliser que dans le domaine numérique, sans doute. J'ai trouvé aussi, surtout après des années de chômage, que le temps libre et l'autonomie n'étaient pas toujours si désirables et qu'on ne pouvait identifier le travail avec l'hétéronomie dès lors qu'on pouvait y trouver du plaisir et que notre autonomie devenait productive. Bien qu'il soit positif de produire une partie de ce qu'on consomme je défends le travail autonome et la coopération plus que l'auto-production. Cela ne m'éloignait pas de lui, profitant au contraire de l'incroyable aubaine de pouvoir en discuter avec lui ! Il me donnait parfois raison mais c'était l'occasion en tout cas d'éprouver la fragilité de mes arguments et c'était surtout un plaisir complice, je crois, dont je serais privé à jamais...

Je vois bien que je ne sais pas lui rendre hommage comme il le mérite : montrer toute l'importance de sa pensée pour les temps futurs, pour une écologie-politique responsable et libératrice. Je ne sais même pas dire comme il me manque, à qui j'ai parlé il y a quelques jours à peine, sans rien savoir, hélas, sans avoir rien compris ! (Il m'a juste dit d'un air désolé qu'on aurait dû se voir avant!). Il faut dire que je ne l'ai pas vraiment connu (puisqu'on n'a même pas réussi à se voir) et il ne me disait presque rien de sa vie dans ce dialogue à distance, purement intellectuel. Il était pourtant si présent dans la mienne qu'il y laissera un grand vide après d'autres disparitions encore si vives, comme un ciel d'encre dont les étoiles s'éteignent une à une devant nous...


André Gorz s'est suicidé avec sa femme malade
le 22 septembre 2007


Fiche Wikipédia.

Bibliographie

L'extraordinaire, c'est que les 3 derniers livres sont sans doute les meilleurs...

* Le traître (Le Seuil, 1957, préfacé par Sartre)
* La morale de l'histoire (Seuil, 1959)
* Stratégie ouvrière et néocapitalisme (Seuil, 1964)
* Le socialisme difficile (Seuil, 1967)
* Réforme et révolution (Seuil, 1969)
* Critique du capitalisme quotidien (Galilée, 1973)
* Critique de la division du travail (Seuil, 1973. Ouvrage collectif)
* Écologie et politique (Galilée, 1975)
* Écologie et liberté (Galilée, 1977)
* Fondements pour une morale (Galilée, 1977)
* Adieux au prolétariat (Galilée et Le Seuil, 1980)
* Les Chemins du Paradis (Galilée, 1983)
* Métamorphoses du travail (Galilée, 1988 et Folio Essais, 2004)
* Capitalisme Socialisme Écologie (Galilée, 1991)
* Misères du présent, richesse du possible (Galilée, 1997)
* L’immatériel (Galilée, 2003)
* Lettre à D. Histoire d'un amour (Galilée, 2006)



André Gorz - la richesse du possible

Par Jean Zin, lundi 8 octobre 2007 à 12:00

http://jeanzin.fr/index.php?2007/10/08/115-andre-gorz-la-richesse-du-possible

Ce que nous devons à André Gorz est bien plus qu'une leçon de vie, d'honnêteté et d'exigence, c'est une conception politique de l'écologie qui nous relie à l'histoire et touche à la vérité de l'existence dans sa contingence même, mais c'est aussi la proposition d'une véritable alternative écologiste au service de l'autonomie individuelle. Avec une trop grande discrétion sans doute, ce fut l'indispensable passeur entre la philosophie et l'écologie-politique, un penseur de l'avenir qui nous relie au passé dans ce qu'il a de meilleur : ses luttes d'émancipation, l'anticapitalisme et la volonté d'authenticité. On peut dire que c'est lui qui nous a passé le témoin de la tradition révolutionnaire, même atténuée en "réformisme radical", une conception qui reste révolutionnaire de l'écologie, une écologie qui change la vie vraiment et nous rend plus libres, plus vrais, un peu plus nous-mêmes !

André Gorz a été un des premiers à parler d' "écologie politique", mais au-delà de sa vision politique de l'écologie, d'une écologie du vivre-ensemble, il occupe une place singulière parmi les fondateurs de l'écologie, de se situer à la fois en continuité et en rupture avec le marxisme, fidèle au projet d'émancipation tout en rejetant ses illusions et tirant les leçons de l'histoire. C'est sans doute ce chemin hésitant qu'il trace pour l'écologie entre aveuglement et renoncement qui fait sa réelle importance. S'il a pu ancrer l'écologie politique dans l'histoire des luttes ouvrières, c'est par le détour d'une lecture philosophique de Marx, héritée de l'Ecole de Francfort et des théories de l'aliénation centrées sur la critique de la forme marchandise et la recherche d'une authenticité de l'existence. Il ne faut pas oublier que c'est à partir d'un "existentialisme athée" qu'il fait une lecture écologiste de Marx, introduisant une philosophie sans transcendance dans une écologie dont le sens est trop souvent brouillé par les références religieuses (Ellul, Illich, Jonas, etc.). On peut même dire que c'est une philosophie engagée dans la sortie de la religion dès lors qu'elle rejette toute hétéronomie au profit de l'autonomie de l'individu...

Ce n'est pas encore l'heure de dresser le bilan d'une oeuvre qu'il faudrait étudier plus longuement, seulement de témoigner de ce qu'elle pouvait avoir de fondatrice pour l'écologie, d'indispensable pour la sauvegarde de notre avenir, d'encourageante enfin, préservant jusqu'au bout toute la richesse du possible qui ne dépend que de nous !
Fidélité et trahisons

Ce qui frappe en premier lieu dans la vie d'André Gorz, c'est qu'elle est faite à la fois de grandes fidélités (jusque dans la mort!) et de grandes ruptures (jusqu'au suicide!). Seulement, si l'auteur du Traître a semblé plus d'une fois trahir son camp, c'était à chaque fois pour y être plus fidèle encore ! On peut dire que c'est le devoir de l'intellectuel, mais bien peu d'intellectuels ont pu illustrer à ce point le caractère dialectique de la pensée, des retournements historiques où il faut renoncer à ses illusions, admettre ses erreurs et dépasser ses positions antérieures au nom même de leur inspiration première, sans passer à l'ennemi pour autant ! Ainsi, malgré ses "adieux au prolétariat", un peu trop en avance sur son temps, l'important c'est qu'il soit resté fidèle à la tradition émancipatrice du mouvement ouvrier. L'ancrage dans l'histoire est d'autant plus important qu'il oblige d'admettre le caractère historique de nos représentations, de la vérité comme processus, plutôt que de se livrer aveuglément à la naïveté des bons sentiments et de certitudes immédiates qui peuvent être dévastatrices. Le simple fait de s'inscrire dans une tradition pleine de rebondissements nous aura vite appris comme toute fidélité se paye de trahisons !

Dès lors que sa pensée a connu des ruptures épousant l'évolution historique, ce n'est pas une formulation isolée qui peut la résumer mais plutôt son trajet de vie qu'on a pu accompagner pas à pas. Si on ne peut donc être d'accord avec l'ensemble de son oeuvre sans distinctions, on peut du moins saluer son niveau de lucidité. L'honnêteté intellectuelle avec laquelle il a pu assumer ses changements de position n'est pas son moindre mérite. Ce pourquoi on ne peut le réduire à l'une ou l'autre époque, pas plus qu'à ses multiples identités (Gérard Horst, Michel Bosquet, André Gorz), c'est qu'il a maintenu jusqu'au bout son exigence de vérité et son esprit de recherche, ce qui fait étonnamment de ses derniers livres sans doute les meilleurs, en tout cas les plus actuels...

S'il nous a ouvert la voie et appris à penser hors de tout dogmatisme, contre nous-mêmes tout comme contre nos maîtres, ce n'est pas sans lien pourtant à toute l'histoire qui nous a précédés. Ce serait une illusion en effet de croire qu'on pourrait tirer un trait sur le marxisme ou même sur l'existentialisme, quand ce n'est pas sur toute l'histoire de la philosophie (le dépassement d'Aristote, de Marx ou même de Descartes par l'écologie, c'est une bonne blague !). On ne bâtit que sur ce qui nous précède. La bonne voie est donc bien d'essayer de penser un "Marx au-delà de Marx" (pour reprendre le titre du meilleur livre de Toni Négri). Il nous faut partir de la critique des échecs passés pour continuer la Révolution Française, sous un autre mode bien sûr mais continuer l'histoire, continuer à s'émanciper de l'obscurantisme et de la domination, à montrer qui nous sommes, enfin !

La question fondamentale, posée à tous les hommes, reste de donner sens à notre existence, en l'absence d'un sens préalable et d'une vérité déjà donnée. Cet acte créateur de sens, ce sens en acte, exige de se manifester par l'opposition, un "dire que non" qui fait rupture pour pouvoir continuer : jusqu'à réussir à faire de sa mort un acte qui donne sens à la vie, confirmant sa fidélité à tout ce qu'a été sa vie en la quittant ! C'est à ce niveau qu'on se situe, avec la mort en jeu. Rien de plus abject que la vie à tout prix, il faut y mettre des conditions : la liberté ou la mort ! Question de dignité humaine, toujours un peu délicate et source d'ennuis, certainement. Seulement, l'aventure de la pensée n'a rien à voir avec la bienséance ni avec la convivialité, hélas, la recherche de la vérité mène un jour ou l'autre à changer d'avis et trahir ses amitiés ! On le sait, la question de la vérité amène la division dans les familles, quand elle ne va pas jusqu'à faire des morts, mais c'est une question absolument vitale. En tout cas il a bien montré qu'il décidait de sa vie, le sérieux de ses engagements et comme le sens nous survit dans l'au-delà de la mort même...
La fin de l'aliénation

C'est certainement autour des notions d'authenticité et d'autonomie que tourne la philosophie d'André Gorz où se rejoue avec le thème de l'aliénation une sorte de freudo-marxisme tel que promu par l'école de Francfort, et Marcuse en particulier. En fait de psychanalyse, elle est plutôt absente de sa réflexion et c'est peut-être ce qui lui a permis de garder une conception un peu trop idéalisée de l'autonomie ainsi que d'une authenticité apparemment dépourvue de contradictions ! On ne peut s'empêcher de mettre en relation le sentiment d'absence dont il a si bien témoigné et le rêve inaccessible d'une présence pleine, mais la leçon que nous devons retenir de son parcours, c'est que, même à ne plus croire aux anciennes illusions, il faut redoubler le combat contre l'aliénation et pour un monde meilleur, avec plus d'intelligence encore !

L'objet principal de sa critique de l'aliénation aura été le travail salarié, travail aliéné dont il faut sortir d'une façon ou d'une autre. Dans un premier temps il prônera la réduction du temps de travail salarié au profit de la sphère de l'autonomie et du "temps libre", puis l'exode de la société salariale au profit du travail autonome et du revenu garanti, sans prendre toute la mesure peut-être de ce qui oppose les 2 stratégies (réduire le travail ou le changer). L'insistance sur l'abolition du salariat aurait pu le rapprocher des syndicats d'antan mais ceux d'aujourd'hui plaident plutôt pour un salariat généralisé... Voilà qui illustre parfaitement en quoi l'écologie prolonge un mouvement d'émancipation ouvrière délaissée par la gauche productiviste et les organisations salariales...

En tout cas, cette critique du travail salarié, de son hétéronomie, de la division du travail et de la séparation du travailleur avec son produit, renvoie à la critique du fétichisme de la marchandise telle qu'on la trouve dans Le Capital et chez Georg Lukàcs dans "Histoire et conscience de classe", mais qui renvoie aussi à l'objectivation sartrienne (liberté qui se renie, "existence" subjective ramenée à un "être" objectif, sujets devenus objets, fins prises comme moyens). Il faut y ajouter "L'homme unidimensionnel" de Marcuse où la rationalité marchande rabaisse la vie humaine à l'unique dimension instrumentale. Les bases de cette critique de l'aliénation à plusieurs entrées restent largement hégéliennes, ce qui en fait un marxien plus qu'un marxiste, mais pour déboucher sur l'écologie il devra rapprocher cette critique marxisante de celles qu'Ivan Illich avait faites de la mégamachine et de la contre-productivité économique, ce qui l'amènera à défendre la convivialité des outils, l'auto-suffisance et l'auto-production contre la déshumanisation technique et marchande.

Je dois dire que, pour ma part, je ne vois pas bien l'intérêt de l'auto-production et n'en suis pas capable de toutes façons. L'idée d'un "homme total" me parait assez étrange, qu'on pourrait se suffire à soi-même. La division du travail qui nous tient ensemble et nous permet de valoriser nos talents particuliers n'est pas une si mauvaise chose quand elle n'est pas poussée à l'absurde et la déshumanisation. Plutôt que vouloir savoir tout faire (mal), ne vaut-il pas mieux essayer de devenir excellent dans son domaine ? Bien sûr il il y aussi des excès de spécialisation mais par chaque bout on peut regarder l'univers tout entier... Plutôt que l'auto-production, on peut donc préférer le travail autonome, la coopération et l'échange de services. C'est, de plus, ce qu'exige l'économie de services et de la connaissance à l'ère de l'information. Il se peut que j'exagère un peu moi-même de l'autre côté mais je dois bien avouer notre différence de sensibilité sur le sujet du "travail virtuose", où mon expérience de programmeur compte pour beaucoup.

Il n'empêche qu'il faut rester attentif à l'aliénation dans le travail et qu'on peut lui être redevable d'avoir mis au coeur de l'écologie-politique la sphère de l'autonomie, pas seulement la responsabilité collective. Il s'agit bien de continuer l'histoire de la liberté, d'une liberté qui intègre les contraintes écologiques et nous met en face de nos responsabilités. La question devient : comment continuer l'émancipation dans le cadre d'une autonomie limitée, contradictoire et de plus en plus souvent "subie" ? En tout cas, si la plus difficile liberté, c'est d'admettre ses erreurs et de se corriger, il en aura fait preuve tout au long de sa vie...
La libération du travail

La question de l'aliénation n'est qu'un aspect de la question écologique : le point de vue subjectif, individuel, humain, définissant une écologie politique centrée sur l'homme dans son milieu. Il convient d'y ajouter le point de vue plus objectif d'une critique du capitalisme comme productivisme, puisée elle aussi chez Marx. Contrairement aux idées reçues, il faut souligner à quel point les analyses de Marx ont été bien présentes dès les origines de l'écologie (Ellul, Gorz, Debord). L'écologie politique ne se réduit certes pas au rejet du marxisme qu'elle continue simplement par de tout autres moyens ! Cet anticapitalisme est absolument décisif. Les écologistes doivent comprendre qu'il n'y a pas de capitalisme sans croissance, sans augmentation de la productivité et de la consommation, et qu'il faut donc en sortir pour construire un autre système de production : soit destiné à cohabiter avec un capitalisme industriel en régression dans une économie plurielle (ce que je crois), soit à devenir hégémonique et remplacer l'économie marchande par le règne de la gratuité et du don (ce dont il rêvait).

Il faut souligner ici le souci pratique qui l'animait, le souci de proposer des alternatives concrètes, d'une pensée humble se coltinant le réel. Au point qu'on pourrait contester que ce soit un philosophe tant sa pensée se fait concrète, de l'ordre du programme politique. C'est qu'elle est du côté d'une réalisation de la philosophie, effectivement, dans toute son "actualité".

Il y a eu plusieurs moments dans les stratégies envisagées pour cette libération du travail. D'abord, le développement du "temps libre" comme espace de liberté, sphère de l'autonomie supposée détachée de la production et des échanges marchands. Cette position débouchait sur la revendication d'une réduction du temps de travail qui se justifiait dans le cadre du salariat industriel. Il se trouve qu'avec le passage au travail immatériel la nature même du travail change, ne pouvant plus se mesurer au temps passé. Alors que la plupart faisaient comme si rien n'avait changé depuis notre entrée dans l'ère de l'information, à partir des années 1990 la pensée d'André Gorz va évoluer en même temps que le travail évoluait, pour aboutir au livre le plus important à mes yeux : "Misères du présent, richesse du possible" (1997) et ce qui constitue son prolongement : "L'immatériel" (2003).

C'est dans "Misères du présent, richesse du possible" qu'on trouve la réorientation nécessaire de l'écologie vers des alternatives locales à la globalisation marchande, l'exode de la société salariale grâce au revenu garanti vers les activités autonomes, l'auto-production et les "cercles de coopération". On peut regretter le peu d'écho qu'a rencontré ce livre qui aurait pu aider les écologistes à sortir de l'impasse d'une écologie sans projet. Pour ma part, je n'ai fait depuis qu'en reprendre les propositions et les approfondir ! Il faut dire que la synthèse donnée par ce livre doit beaucoup au dialogue avec Transversales, et notamment avec Jacques Robin, cité page 17 pour son insistance sur la mutation informationnelle ("Jacques Robin a mis en évidence mieux que tout autre les dimensions multiples de cette mutation"). L'influence de Jacques Robin, qui vient à peine de nous quitter lui aussi, ne se limitait pas à cet aspect pourtant, puisque André Gorz le rejoignait enfin dans la défense du revenu garanti et des monnaies plurielles, ce qui constituait une rupture majeure dans ses positions.

C'est sur le revenu garanti, en tout cas, que sa volte-face a été la plus spectaculaire, mais il faut dire qu'il n'a pas fait que se rallier, il a apporté un élément déterminant, la nécessité que ce revenu garanti soit "suffisant" pour l'opposer aux version libérales notoirement insuffisantes. Au lieu de réduire le travail salarié, il s'agissait désormais de changer le travail et de sortir de la société salariale ! Son aveu n'en reste pas moins un modèle d'honnêteté intellectuelle, comme il y en a peu, du fait qu'il avait combattu fermement cette idée de revenu garanti pendant des années auparavant !

J’ai longtemps refusé l’idée d’un revenu social qui permette de « vivre sans travailler ». Et cela pour des raison inverses à celles des disciples de Rawls pour lesquels le « travail » est « un bien » qui, au nom de la justice, doit être distribué équitablement. Non, le « travail » n’est pas « un bien » : c’est une activité nécessaire, exercée, à l’époque moderne, selon des normes définies par la société, à la demande de celle-ci, et qui vous donne le sentiment que vous êtes capable de faire ce dont la société a besoin. Elle vous reconnaît, vous socialise et vous confère des droits par sa demande. Le « travail » vous tire ainsi de la solitude privée ; il est une dimension de la citoyenneté. Et il est, plus fondamentalement (comme travail qu’on fait), au-delà de sa détermination sociale particulière, une maîtrise de soi et du monde ambiant nécessaire au développement des capacités humaines. À mesure que le poids de sa nécessité diminue, l’équité exige à la fois qu’il diminue dans la vie de chacun et qu’il soit équitablement réparti sur tous. C’est pourquoi, dans de précédents ouvrages, je voulais que la garantie à chacun d’un plein revenu soit liée à l’accomplissement par chacun de la quantité de travail nécessaire à la production des richesses auxquelles son revenu donne droit : par exemple 20 000 heures que chacun pourrait répartir sur toute sa vie en autant de tranches qu’il le souhaiterait, à condition que l’intervalle entre deux périodes de travail ne dépasse pas une certaine durée.

Cette formule, que je préconisais à partir de 1983, était cohérente avec la perspective de l’extinction du salariat et de la « loi de la valeur » : le revenu social garanti n’était plus un salaire. Elle était cohérente avec l’appropriation et la maîtrise du temps. Mais elle n’était pas cohérente avec les perspectives ouvertes et les changements introduits par le post-fordisme. Je l’abandonne donc pour un ensemble de quatre raisons que voici. p139-140

Les raisons qu'il donne sont, en résumé :

1. Le fait que le travail ne se mesure plus avec le temps, il est donc difficile d'attribuer un temps de travail à chacun.
2. Le revenu garanti doit être inconditionnel ce qui exclue d'exiger en contrepartie un travail contraint, d'ailleurs bien difficile aussi à répartir.
3. L'importance de la formation et de tout le hors-travail, qui devient plus important que le travail immédiat lui-même dans l'économie immatérielle, ce qui rend difficile de distinguer travail et non-travail.
4. Enfin la déconnexion entre production de richesse et travail immédiat rejette une partie des travailleurs (devenus inemployables) de toute ressource monétaire.

Ce dernier point, justifiant une "monnaie de consommation" est peut-être le plus contestable, lié à la phase dépressive (terminée depuis peu) du cycle de Kondratieff plutôt qu'à une "fin du travail" définitive qui nous condamnerait à un accroissement continuel du chômage... Reste que le système génère assez d'exclusion pour que l'argument garde toute sa pertinence. Au lieu d'une monnaie de consommation, on aurait plutôt besoin d'une monnaie locale pour relocaliser l'économie, ce qui est tout autre chose, mais s'il soutenait ces 2 versions relativement incompatibles de monnaies complémentaires, il considérait cependant monnaie et revenu comme une phase transitoire avant le règne de la gratuité commune et de la reconnaissance universelle, visant une disparition de l'économie et des rapports marchands plutôt qu'une économie plurielle ne constituant qu'un moment passager avant la réappropriation de nos vies, au-delà de la valeur et du fétichisme des marchandises qui nous transforme en objets...

C'est d'ailleurs le modèle de la gratuité des logiciels libres et des biens communs numériques qui sera l'objet principal du livre suivant sur "L'immatériel" consacré en grande partie aux analyses très proches de Yann Moulier-Boutang sur le capitalisme cognitif. Savez-vous que, dans sa tentative de défendre ses droits numériques exorbitants, Bill Gates a fait référence à "L'immatériel" d'André Gorz et sa revendication d'une gratuité numérique comme étant une résurgence du communisme ? Il y a pourtant là une erreur, car la gratuité numérique n'a rien à voir avec le communisme : c'est un fait technique plus que social, et qui ne s'applique qu'à cette qualité particulière de l'information d'être reproductible sans perte, surtout quand les nouvelles technologies ne sont faites que pour ça ! Peut-être qu'André Gorz était victime lui aussi de cette confusion lorsqu'il se réjouissait un peu vite de voir la propriété expropriée de la sphère immatérielle et s'il avait sans doute raison d'affirmer que "la sortie du capitalisme a déjà commencé", ce n'est pas forcément pour faire mieux pour l'instant, sauf bien sûr à suivre la voie qu'il avait tracée d'une véritable alternative dont il faut rappeler qu'elle ne se réduit pas au revenu garanti mais doit assurer production sociale et valorisation individuelle :

L'allocation universelle d'un revenu suffisant doit donc être inséparable du développement et de l'accessibilité des moyens qui permettent l'autoactivité et y incitent, c'est-à-dire des moyens par lesquels les individus et les groupes peuvent satisfaire par leur libre travail une partie des besoins et des désirs qu'ils auront eux-mêmes définis. p138

Concrètement, l'alternative passe donc par des "cercles de coopération" (les SELs), par les "Center for New Work" de Frithjoff Bergmann (Ann Arbor, Michigan), par ce que j'ai appelé, en m'inspirant de Bookchin, des "coopératives municipales". Pour refaire société il faut partir des petites communautés, du local, des rapports de face à face. C'est ce qui parait dérisoire à la plupart, mais il n'y aura que des alternatives locales à la globalisation marchande, une nécessaire relocalisation de l'économie qui ne peut venir d'en haut, associant revenu garanti, coopératives municipales et monnaies locales. C'est peu de dire que ce projet d'alternative écologiste n'a pas rencontré jusqu'à présent l'écho qu'il mérite, les écologistes eux-mêmes ne prenant pas au sérieux le local ni les transformations du travail à l'ère de l'information et préférant regarder en arrière, bloqués sur la réduction du temps de travail par exemple, voire sur un tiers secteur qui n'a plus rien d'alternatif ! Il faut noter d'ailleurs qu'André Gorz ne mettait pas en opposition revenu garanti et réduction du temps de travail qui sont pourtant antinomiques. Il avait raison en ce que l'économie n'est pas homogène et que certains secteurs pourraient encore réduire leurs horaires mais c'est une stratégie qu'il faudrait abandonner, pour l'instant au moins, et s'occuper plutôt de changer le travail pour changer la vie, véritable libération des nouvelles forces productives immatérielles en même temps qu'accès à un travail épanouissant et sortie du productivisme salarial.

Il faudra bien que les écologistes en viennent à cette alternative, les normes et les taxes n'y suffiront pas, ni la décroissance du temps de travail et des consommations (outre qu'on observe plutôt le contraire). Il ne suffit pas d'appeler à une révolution écologiste, il faut lui donner un contenu, contenu qu'André Gorz a déjà élaboré patiemment à partir d'expériences effectives, des tendances historiques et des évolutions techniques, en restant trop discret sans aucun doute, lui le grand absent ! On s'apercevra bien un de ces jours pourtant qu'il n'y a pas d'autre alternative qui tienne la route, ou du moins que c'est dans cette direction qu'il faut aller, direction qu'il montrait toujours un peu à l'avance des autres, un peu trop à l'avance sur son temps ! Mais c'est l'esprit du temps qui est retardataire et ne l'a pas encore rattrapé...

Article pour Multitudes no 31, Hiver 2007