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Origine http://salades-nicoises.net/spip.php?article86
Voir en ligne : http://www.alternativeunitaire2007.org
Ce texte d’André Gorz a été distribué
le 16 septembre 2007 à l’université d’UTOPIA
La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été
plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une
radicale nouveauté. Par son développement même,
le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe
qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système
mort-vivant qui se survit en masquant par des subterfuges la crise
de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur,
le capital.
Cette crise de système tient au fait que la masse des capitaux
accumulés n’est plus capable de se valoriser par l’accroissement
de la production et l’extension des marchés. La production
n’est plus assez rentable pour pouvoir valoriser des investissements
productifs additionnels. Les investissements de productivité
par lesquels chaque entreprise tente de restaurer son niveau de
profit ont pour effet de déchaîner des formes de concurrence
meurtrières qui se traduisent, entre autres, par des réduction
compétitives des effectifs employés, des externalisations
et des délocalisations, la précarisation des emplois,
la baisse des rémunérations, donc, à l’échelle
macro-économique, la baisse du volume de travail productif
de plus-value et la baisse du pouvoir d’achat. Or moins les
entreprises emploient de travail et plus le capital fixe par travailleur
est important, plus le taux d’exploitation, c’est-à-dire
le surtravail et la survaleur produits par chaque travailleur doivent
être élevés. Il y a à cette élévation
une limite qui ne peut être indéfiniment reculée,
même si les entreprises se délocalisent en Chine, aux
Philippines ou au Soudan.
Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation
productive de capital productif ne cesse de régresser. Aux
États-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard &
Poor’s disposent, en moyenne, de 631 milliards de réserves
liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises
américaines provient d’opérations sur les marchés
financiers. En France, l’investissement productif des entreprises
du CAC 40 n’augmente pas, même quand leurs bénéfices
explosent. L’impossibilité de valoriser les capitaux
accumulés par la production et le travail explique le développement
d’une économie fictive fondée sur la valorisation
de capitaux fictifs. Pour éviter une récession qui
dévaloriserait le capital excédentaire (suraccumulé),
les pouvoirs financiers ont pris l’habitude d’inciter
les ménages à s’endetter, à consommer
leurs revenus futur, leurs gains boursiers futurs, la hausse future
des entreprises, les achats futurs des ménages, les gains
que pourront dégager les dépeçages et restructurations,
imposés par les LBO, d’entreprises qui ne s’étaient
pas encore mises à l’heure de la précarisation,
surexploitation et externalisation de leurs personnels.
La valeur fictive (boursière) des actifs financiers a doublé
en l’espace d’environ six ans, passant de 80 000 milliards
à 160 000 milliards de dollars (soit trois le PIB mondial),
entretenant aux États-Unis une croissance économique
fondée sur l’endettement intérieur et extérieur,
lequel entretient de son côté la liquidité de
l’économie mondiale et la croissance de la Chine, des
pays voisins et par ricochet de l’Europe.
L’économie réelle est devenue un appendice
des bulles financières. Il faut impérativement un
rendement élevé du capital propre des firmes pour
que la bulle boursière n’éclate pas - et une
hausse continue - du prix de l’immobilier pour que n’éclate
pas la bulle des certificats d’investissement immobilier vers
lesquels les banques ont attiré l’épargne des
particuliers en leur promettant monts et merveilles - car l’éclatement
des bulles menacerait le système bancaire de faillites en
chaîne, l’économie réelle d’une
dépression prolongée (la dépression japonaise
dure depuis quinze ans).
« Nous cheminons au bord du gouffre », écrivait
Robert Benton. Voilà qui explique qu’aucun État
n’ose prendre le risque de s’aliéner ou d’inquiéter
les puissances financières. Il est impensable qu’une
politique sociale ou une politique de « relance de la croissance
» puisse être fondée sur la redistribution des
plus-values fictives de la bulle financière. Il n’y
a rien à attendre de décisif des États nationaux
qui, au nom de l’impératif de compétitivité,
ont au cours des trente dernières années abdiqué
pas à pas leurs pouvoirs entre les mains d’un quasi-État
supranational imposant des lois faites sur mesure dans l’intérêt
du capital mondial dont il est l’émanation. Ces lois,
promulguées par l’OMC, l’OCDE, le FMI, imposent
dans la phase actuelle le tout-marchand, c’est-à-dire
la privatisation des services publics, le démantèlement
de la protection sociale, la monétarisation des maigres restes
de relations non commercia1es. Tout se passe comme si le capital,
après avoir gagné la guerre qu’il a déclaré
à la classe ouvrière, vers la fin des années
1970, entendait éliminer tous les rapports sociaux qui ne
sont pas des rapports acheteur/vendeur, c’est-à-dire
qui ne réduisent pas les individus à être des
consommateurs de marchandises et des vendeurs de leur travail ou
d’une quelconque prestation considérée comme
« travail » pour peu qu’elle soit tarifée.
Le tout-marchand, le tout-marchandise comme forme exclusive du rapport
social poursuit la liquidation complète de la société
dont Margaret Thatcher avait annoncé le projet. Le totalitarisme
du marché s’y dévoilait dans son sens politique
comme stratégie de domination. Dès lors que la mondialisation
du capital et des marchés, et la férocité de
la concurrence entre capitaux partiels exigeaient que l’Etat
ne fût plus le garant de le reproduction de la société
mais le garant de la compétitivité des entreprises,
ses marges de manoeuvre en matière de politique sociale étaient
condamnées à se rétrécir, les coûts
sociaux à être dénoncés comme des entorses
à la libre concurrence et des entraves à la compétitivité,
le financement public des infrastructures à être allégé
par la privatisation.
Le tout-marchand s’attaquait à l’existence de
ce que les britanniques appellent les commons et les Allemands le
Gemeinwesen, c’est-à-dire à l’existence
des biens communs indivisibles, inaliénables et inappropriables,
inconditionellement accessibles et utilisables par nous. Contre
la privatisation des biens communs les individus ont tendance à
réagir par des actions communes, unis en un seul sujet. L’État
a tendance à empêcher et le cas échéant
à réprimer cette union de tous d’autant plus
fermement qu’il ne dispose plus des marges suffisantes pour
apaiser des masses paupérisées, précarisées,
dépouillées de droits acquis. Plus sa domination devient
précaire, plus les résistances populaires menacent
de se radicaliser, et pus la répression s’accompagne
de politiques qui dressent les individus les uns contre les autres
et désignent des boucs émissaires sur lesquels concentrer
leur haine.
Si l’on a à l’esprit cette toile de fond, les
programmes, discours et conflits qui occupent le devant de la scène
politique paraissent dérisoirement décalés
par rapport aux enjeux réels. Les promesses et les objectifs
mis en avant par les gouvernement et les partis apparaissent comme
des diversions irréelles qui masquent le fait que le capitalisme
n’offre aucune perspective d’avenir sinon celle d’une
détériorisation continue de vie, d’une aggravation
de sa crise, d’un affaissement prolongé passant par
des phases de dépression de plus en plus longues et de reprise
de plus en plus faibles. Il n’y a aucun « mieux »
à attendre si on juge le mieux selon les critères
habituels. Il n’y aura plus de « développement
» sous la forme du plus d’emplois, plus de salaire,
plus de sécurité. Il n’y aura plus de «
croissance » dont les fruits puissent être socialement
redistribués et utilisés pour un programme de transformations
sociales transcendant les limites et la logique du capitalisme.
L’espoir mis, il y a quarante ans, dans des « réformes
révolutionnaires » qui, engagées de l’intérieur
du système sous la pression de luttes syndicales, finissent
par transférer à la classe ouvrière les pouvoirs
arrachés au capital, cet espoir n’existe plus. La production
demande de moins en moins de travail, distribue de moins en moins
de pouvoir d’achat à de moins en moins d’actifs
; elle n’est plus concentrée dans de grandes usines
pas plus que ne l’est la force de travail. L’emploi
est de plus en plus discontinu, dispersé sur des prestataires
de service externes, sans contact entre eux, avec un contrat commercial
à la place d’un contrat de travail. Les promesses et
programmes de « retour » au plein emploi sont des mirages
dont la seule fonction est d’entretenir l’imaginaire
salarial et marchand c’est-à-dire l’idée
que le travail doit nécessairement être vendu à
un employeur et les biens de subsistance achetés avec l’argent
gagnés autrement dit qu’il n’y a pas de salut
en dehors de la soumission du travail au capital et de la soumission
des besoins à la consommation de marchandises, qu’il
n’y a pas de vie, pas de société au-delà
de la société de la marchandise et du travail marchandisé,
au-delà et en dehors du capitalisme.
L’imaginaire marchand et le règne de la marchandise
empêchent d’imaginer une quelconque possibilité
de sortir du capitalisme et empêchent par conséquent
de vouloir en sortir. Aussi longtemps que nous restons prisonniers
de l’imaginaire salarial et marchand, l’anticapitalisme
et la référence à une société
au-delà du capitalisme resteront abstraitement utopiques
et les luttes sociales contre les politiques du capital resteront
des luttes défensives qui, dans le meilleur des cas, pourront
freiner un temps mais non pas empêcher la détériorisation
des conditions de vie. La « restructuration écologique
» ne peut qu’aggraver la crise du système. Il
est impossible d’éviter une catastrophe climatique
sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique
économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge
la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un
facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le
rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions
de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour
limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum.
Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles
et non maîtrisables.
La décroissance est donc un impératif de survie.
Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie,
une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur
absence, la décroissance risque d’être imposée
à force de restrictions, rationnements, allocations de ressources
caractéristiques d’un socialisme de guerre. La sortie
du capitalisme s’impose donc d’une façon ou d’une
autre. La reproduction du système se heurte à la fois
à ses limites internes et aux limites externes engendrées
par le pillage et la destruction d’une des deux « principales
sources d’où jaillit toute richesse » : la terre.
La sortie du capitalisme a déjà commencé sans
être encore voulue consciemment. La question porte seulement
sur la forme qu’elle va prendre et la cadence à laquelle
elle va s’opérer.
L’instauration d’un socialisme de guerre, dictatorial,
centralisateur, techno-bureautique serait la conclusion logique
- on est tenté de dire « normale » - d’une
civilisation capitaliste qui, dans le souci de valoriser des masses
croissantes de capital, a procédé à ce que
Marcuse appelle la « désublimation répressive
» - c’est-à-dire la répression des «
besoins supérieurs », pour créer méthodiquement
des besoins croissants de consommation individuelle, sans s’occuper
des conditions de leur satisfaction. Elle a éludé
dès le début la question qui est à l’origine
des sociétés : la question du rapport entre les besoins
et les conditions qui rendent leur satisfaction possible : la question
d’une façon de gérer des ressources limitées
de manière qu’elles suffisent durablement à
couvrir les besoins de tous ; et inversement la recherche d’un
accord général sur ce qui suffira à chacun,
de manière que les besoins correspondent aux ressources disponibles.
Nous sommes donc arrivés à un point où les
conditions n’existent plus qui permettraient la satisfaction
des besoins que le capitalisme nous a donnés, inventés,
imposés, persuadé d’avoir afin d ’écouler
des marchandises qu’il nous a enseigné à désirer.
Pour nous enseigner à y renoncer, l’écodictature
semble à beaucoup être le chemin le plus court. Elle
aurait a préférence de ceux qui tiennent le capitalisme
et le marché pour seuls capables de créer et de distribuer
des richesses ; et qui prévoient une reconstitution du capitalisme
sur de nouvelles bases après que des catastrophes écologiques
auront remis les compteurs à zéro en provoquant une
annulation des dettes et des créances.
Pourtant une tout autre voie de sortie s’ébauche.
Elle mène à l’extinction du marché et
du salariat par l’essor de l’autoproduction, de la mise
en commun et de la gratuité. On trouve les explorateurs et
éclaireurs de cette voie dans le mouvement des logiciels
libres, du réseau libre (freenet), de la culture libre qui,
avec la licence CC (creative commons) rend libre (et libre : free
signifie, en anglais, à la fois librement accessible et utilisable
par tous, et gratuit) de l’ensemble des biens culturels -
connaissances, logiciels, textes, musique, films etc. - reproductibles
en un nombre illimité de copies pour un coût négligeable.
Le pas suivant serait logiquement la production « libre »
de toute le vie sociale, en commençant par soustraire au
capitalisme certaines branches de produits susceptibles d’être
autoproduits localement par des coopératives communales.
Ce genre de soustraction à la sphère marchande s’étend
pour les biens culturels où elle a été baptisée
« out-cooperating », un exemple classique étant
Wikipedia qui est en train d’« out-cooperate »
l’Encyclopedia Britannica. L’extension de ce modèle
aux biens matériels est rendue de plus en plus faisable grâce
à le baisse du coût des moyens de production et à
la diffusion des savoirs techniques requis pour leur utilisation.
La diffusion des compétences informatiques, qui font partie
de la « culture du quotidien » sans avoir à être
enseignés, est un exemple parmi d’autres. L’invention
fabbers, aussi appelés digital fabicators ou factories in
a box - il s’agit d’une sorte d’ateliers flexibles
transportables et installables n’importe où - ouvre
à l’autoproduction locale des possibilités pratiquement
illimitées.
Produire ce que nous consommons et consommer ce que nous production
est la voie royale de la sortie du marché. Elle nous permet
de nous demander de quoi nous avons réellement besoin, en
quantité et en qua1ité, et de redéfinir par
concertation, compte tenu de l’environnement et des ressources
à ménager, la norme du suffisant que l’économie
de marché à tout fait pour abolir. L’autoréduction
de la consommation, son autolimitation - le self-restraint - et
la possibilité de recouvrer le pouvoir sur notre façon
de vivre passent par là.
Il est probable que les meilleurs exemples de pratiques alternatives
en rupture avec le capitalisme nous viennent du Sud de le planète,
si j’en juge d’après la création au Brésil,
dans des favelas mais pas seulement, des « nouvelles coopératives
» et des « pontos de cultura ». Claudio Prado,
qui dirige le département de la « culture numérique
» au ministère de la culture, déclarait récemment
: « Le ’job’ est une espèce en voie d’extinction...
Nous espérons sauter cette phase merdique du 20e siècle
pour passer directement du 19e au 21e. » L’autoproduction
et le recyclage des ordinateurs par exemple, sont soutenus par le
gouvernement : il s’agit de favoriser « 1’appropriation
des technologies par les usagers dans un but de transformation sociale
». Si bien que les trois quarts de tous les ordinateurs produits
au Brésil en 2004/5 étaient autoproduits.
André Gorz
André Gorz, une écologie politique
Par Jean Zin, mardi 25 septembre 2007
C’est trop méconnu mais la France a produit sans doute
les principaux théoriciens de l’écologie-politique,
en premier lieu Jacques Ellul et André Gorz (mais aussi René
Passet, Jacques Robin, Edgar Morin, Serge Moscovici, etc.). Ce n’est
pas que les écologistes français en aient tiré
profit en quoi que ce soit car ils les ont toujours ignorés
superbement. C’est même une des principales raisons
pour lesquelles il m’avait paru si nécessaire de faire
une revue écologiste où l’introduction de chaque
numéro par un "classique" de l’écologie
était donc essentiel pour s’inscrire dans une histoire
durable de l’écologie.
Le premier texte que nous avons voulu mettre, dans le premier numéro
d’EcoRev’ (dans le numéro zéro !), c’était
naturellement "Leur écologie et la nôtre"
d’André Gorz...
Si André Gorz a été le plus important pour
nous, c’est qu’il a été le premier à
essayer d’articuler "écologie et politique",
à partir du marxisme et de son échec, faisant pour
toute une génération le chemin qui va d’un certain
marxisme (celui de Sartre) à l’écologie-politique
tout en conservant une optique "marxienne", une exigence
de communauté, d’émancipation et de vérité
rattachée à une histoire de la raison. Rien à
voir avec les visions mystiques de l’écologie, même
s’il y a, toujours présente, une exigence d’authenticité
héritière de toute la culture critique de la philosophie
occidentale et de la poésie moderne. On peut dire d’André
Gorz qu’il était la conscience de Sartre, lui faisant
la morale qu’il n’arrivait pas à faire et puis
disant "adieu au prolétariat" comme aux illusions
du maoïsme, tout en gardant à la fois l’anticapitalisme
et l’idéal d’une existence authentique avec les
autres.
André Gorz, une écologie politique
Par Jean Zin, mardi 25 septembre 2007 à
19:00
http://jeanzin.fr/index.php?2007/09/25/112-andre-gorz
C'est trop méconnu mais la France a produit sans doute les
principaux théoriciens de l'écologie-politique, en
premier lieu Jacques Ellul et André Gorz (mais aussi René
Passet, Jacques Robin, Edgar Morin, Serge Moscovici, etc.). Ce n'est
pas que les écologistes français en aient tiré
profit en quoi que ce soit car ils les ont toujours ignorés
superbement. C'est même une des principales raisons pour lesquelles
il m'avait paru si nécessaire de faire une revue écologiste
où l'introduction de chaque numéro par un "classique"
de l'écologie était donc essentiel pour s'inscrire
dans une histoire durable de l'écologie.
Le premier texte que nous avons voulu mettre, dans le premier numéro
d'EcoRev' (dans le numéro zéro!), c'était naturellement
"Leur écologie et la nôtre" d'André
Gorz...
Si André Gorz a été le plus important pour
nous, c'est qu'il a été le premier à essayer
d'articuler "écologie et politique", à partir
du marxisme et de son échec, faisant pour toute une génération
le chemin qui va d'un certain marxisme (celui de Sartre) à
l'écologie-politique tout en conservant une optique "marxienne",
une exigence de communauté, d'émancipation et de vérité
rattachée à une histoire de la raison. Rien à
voir avec les visions mystiques de l'écologie, même
s'il y a, toujours présente, une exigence d'authenticité
héritière de toute la culture critique de la philosophie
occidentale et de la poésie moderne. On peut dire d'André
Gorz qu'il était la conscience de Sartre, lui faisant la
morale qu'il n'arrivait pas à faire et puis disant "adieu
au prolétariat" comme aux illusions du maoïsme,
tout en gardant à la fois l'anticapitalisme et l'idéal
d'une existence authentique avec les autres.
Sa critique du capitalisme comme productivisme me semble décisive,
déplaçant la question écologiste du discours
moralisateur aux conditions pratiques, aux causes matérielles
et au système de production. Cela n'empêche pas qu'il
restait très sensible à la "simplicité
volontaire", dont le caractère individuel m'agace un
peu, je l'avoue. Il faut dire que nous n'étions pas du tout
d'accord sur tout, même si je lui dois énormément
(surtout "Misères du présent, richesse du possible"
qui m'a été d'un grand soutien). Il n'est même
pas sûr qu'on puisse dire que nous étions d'accord
sur l'essentiel, car mes critiques sur l'aliénation touchaient
à ce qu'on peut considérer comme l'essentiel ! Il
est certain que j'ai une conception plus contradictoire et pessimiste
de l'autonomie (des rapports humains en général) mais
nous étions conscients d'être dans le même combat,
très proches bien que différents. Nous défendions,
en tout cas, les mêmes propositions pour sortir du salariat
à l'ère du travail immatériel. On sait qu'il
était revenu sur son opposition première au revenu
garanti et qu'il insistait sur la nécessité que ce
revenu soit "suffisant". A cela, s'ajoutait qu'il soutenait
ma proposition de "coopératives municipales", persuadé
lui aussi, dans l'incrédulité générale,
qu'il n'y avait pas d'autre choix que des alternatives locales à
la globalisation marchande...
Pour les monnaies locales, il était plus réservé,
même s'il défendait quand même une "monnaie
de consommation" pour le revenu garanti. Les monnaies locales
sont effectivement des outils indispensables pour la relocalisation
de l'économie, mais il aurait bien voulu s'en passer et n'en
faisait qu'un état transitoire car il rêvait à
des rapports humains débarrassés de tout rapport marchand,
à une gratuité la plus étendue possible, à
l'autonomie du temps libre et du don ! Pour ma part, je pense plutôt
qu'on a besoin de valoriser nos compétences et que cette
reconnaissance matérielle est un facteur d'autonomie. Il
n'aimait pas l'argent mais il m'en a donné quand même
lorsque je lui ai envoyé mon texte sur la coopérative
municipale ! Il faut mettre des limites à la marchandisation,
cela ne fait aucun doute, il ne faut pas tout marchander, mais on
ne peut guère se passer pour autant de marchés ni
de monnaies, qui ont aussi leurs bons côtés, y compris
pour notre autonomie quand ils sont bien encadrés. C'est
ce qu'il n'admettait jamais qu'à regret !
Il avait gardé en effet de la tradition marxienne et de
la théorie critique un souci de l'aliénation, en premier
lieu dans le travail mais aussi dans les rapports marchands, et
nous étions souvent un peu en désaccord sur ce point,
bien qu'ayant les mêmes références hégéliennes
et marxiennes. Il s'est même fâché contre moi,
une fois, à propos de sa critique de la consommation que
je trouvais trop moralisante, mais, en lisant ma réponse
(La production du consommateur), il m'a heureusement pardonné...
Tout cela n'empêche pas que c'est à peu près
le seul qui m'ait dit tout le bien qu'il pensait de mon premier
ouvrage, "Ecologie-Politique, An 01", ouvrage qui avait
tant déplu à mes petits camarades, qu'il ne parut
jamais et fut enterré ! Sans André Gorz et Jacques
Robin qui viennent de nous quitter coup sur coup, je n'aurais sans
doute jamais pu continuer...
Je veux surtout me rappeler ces trop rares échanges, me
rejouer le film, car ce n'est pas tant la pensée achevée
d'André Gorz qui me manquera le plus, mais au contraire cette
confrontation de nos points de vue, si éloignés parfois.
Nous voulions tous les deux sortir du salariat mais je ne pensais
pas que cela signifiait qu'il n'y aurait plus du tout de rapports
marchands, la gratuité ne pouvant se généraliser
que dans le domaine numérique, sans doute. J'ai trouvé
aussi, surtout après des années de chômage,
que le temps libre et l'autonomie n'étaient pas toujours
si désirables et qu'on ne pouvait identifier le travail avec
l'hétéronomie dès lors qu'on pouvait y trouver
du plaisir et que notre autonomie devenait productive. Bien qu'il
soit positif de produire une partie de ce qu'on consomme je défends
le travail autonome et la coopération plus que l'auto-production.
Cela ne m'éloignait pas de lui, profitant au contraire de
l'incroyable aubaine de pouvoir en discuter avec lui ! Il me donnait
parfois raison mais c'était l'occasion en tout cas d'éprouver
la fragilité de mes arguments et c'était surtout un
plaisir complice, je crois, dont je serais privé à
jamais...
Je vois bien que je ne sais pas lui rendre hommage comme il le
mérite : montrer toute l'importance de sa pensée pour
les temps futurs, pour une écologie-politique responsable
et libératrice. Je ne sais même pas dire comme il me
manque, à qui j'ai parlé il y a quelques jours à
peine, sans rien savoir, hélas, sans avoir rien compris !
(Il m'a juste dit d'un air désolé qu'on aurait dû
se voir avant!). Il faut dire que je ne l'ai pas vraiment connu
(puisqu'on n'a même pas réussi à se voir) et
il ne me disait presque rien de sa vie dans ce dialogue à
distance, purement intellectuel. Il était pourtant si présent
dans la mienne qu'il y laissera un grand vide après d'autres
disparitions encore si vives, comme un ciel d'encre dont les étoiles
s'éteignent une à une devant nous...
André Gorz s'est suicidé avec sa femme malade
le 22 septembre 2007
Fiche Wikipédia.
Bibliographie
L'extraordinaire, c'est que les 3 derniers livres sont sans doute
les meilleurs...
* Le traître (Le Seuil, 1957, préfacé par
Sartre)
* La morale de l'histoire (Seuil, 1959)
* Stratégie ouvrière et néocapitalisme (Seuil,
1964)
* Le socialisme difficile (Seuil, 1967)
* Réforme et révolution (Seuil, 1969)
* Critique du capitalisme quotidien (Galilée, 1973)
* Critique de la division du travail (Seuil, 1973. Ouvrage collectif)
* Écologie et politique (Galilée, 1975)
* Écologie et liberté (Galilée, 1977)
* Fondements pour une morale (Galilée, 1977)
* Adieux au prolétariat (Galilée et Le Seuil, 1980)
* Les Chemins du Paradis (Galilée, 1983)
* Métamorphoses du travail (Galilée, 1988 et Folio
Essais, 2004)
* Capitalisme Socialisme Écologie (Galilée, 1991)
* Misères du présent, richesse du possible (Galilée,
1997)
* L’immatériel (Galilée, 2003)
* Lettre à D. Histoire d'un amour (Galilée, 2006)
André Gorz - la richesse du possible Par
Jean Zin, lundi 8 octobre 2007 à 12:00
http://jeanzin.fr/index.php?2007/10/08/115-andre-gorz-la-richesse-du-possible
Ce que nous devons à André Gorz est bien plus qu'une
leçon de vie, d'honnêteté et d'exigence, c'est
une conception politique de l'écologie qui nous relie à
l'histoire et touche à la vérité de l'existence
dans sa contingence même, mais c'est aussi la proposition
d'une véritable alternative écologiste au service
de l'autonomie individuelle. Avec une trop grande discrétion
sans doute, ce fut l'indispensable passeur entre la philosophie
et l'écologie-politique, un penseur de l'avenir qui nous
relie au passé dans ce qu'il a de meilleur : ses luttes d'émancipation,
l'anticapitalisme et la volonté d'authenticité. On
peut dire que c'est lui qui nous a passé le témoin
de la tradition révolutionnaire, même atténuée
en "réformisme radical", une conception qui reste
révolutionnaire de l'écologie, une écologie
qui change la vie vraiment et nous rend plus libres, plus vrais,
un peu plus nous-mêmes !
André Gorz a été un des premiers à
parler d' "écologie politique", mais au-delà
de sa vision politique de l'écologie, d'une écologie
du vivre-ensemble, il occupe une place singulière parmi les
fondateurs de l'écologie, de se situer à la fois en
continuité et en rupture avec le marxisme, fidèle
au projet d'émancipation tout en rejetant ses illusions et
tirant les leçons de l'histoire. C'est sans doute ce chemin
hésitant qu'il trace pour l'écologie entre aveuglement
et renoncement qui fait sa réelle importance. S'il a pu ancrer
l'écologie politique dans l'histoire des luttes ouvrières,
c'est par le détour d'une lecture philosophique de Marx,
héritée de l'Ecole de Francfort et des théories
de l'aliénation centrées sur la critique de la forme
marchandise et la recherche d'une authenticité de l'existence.
Il ne faut pas oublier que c'est à partir d'un "existentialisme
athée" qu'il fait une lecture écologiste de Marx,
introduisant une philosophie sans transcendance dans une écologie
dont le sens est trop souvent brouillé par les références
religieuses (Ellul, Illich, Jonas, etc.). On peut même dire
que c'est une philosophie engagée dans la sortie de la religion
dès lors qu'elle rejette toute hétéronomie
au profit de l'autonomie de l'individu...
Ce n'est pas encore l'heure de dresser le bilan d'une oeuvre qu'il
faudrait étudier plus longuement, seulement de témoigner
de ce qu'elle pouvait avoir de fondatrice pour l'écologie,
d'indispensable pour la sauvegarde de notre avenir, d'encourageante
enfin, préservant jusqu'au bout toute la richesse du possible
qui ne dépend que de nous !
Fidélité et trahisons
Ce qui frappe en premier lieu dans la vie d'André Gorz,
c'est qu'elle est faite à la fois de grandes fidélités
(jusque dans la mort!) et de grandes ruptures (jusqu'au suicide!).
Seulement, si l'auteur du Traître a semblé plus d'une
fois trahir son camp, c'était à chaque fois pour y
être plus fidèle encore ! On peut dire que c'est le
devoir de l'intellectuel, mais bien peu d'intellectuels ont pu illustrer
à ce point le caractère dialectique de la pensée,
des retournements historiques où il faut renoncer à
ses illusions, admettre ses erreurs et dépasser ses positions
antérieures au nom même de leur inspiration première,
sans passer à l'ennemi pour autant ! Ainsi, malgré
ses "adieux au prolétariat", un peu trop en avance
sur son temps, l'important c'est qu'il soit resté fidèle
à la tradition émancipatrice du mouvement ouvrier.
L'ancrage dans l'histoire est d'autant plus important qu'il oblige
d'admettre le caractère historique de nos représentations,
de la vérité comme processus, plutôt que de
se livrer aveuglément à la naïveté des
bons sentiments et de certitudes immédiates qui peuvent être
dévastatrices. Le simple fait de s'inscrire dans une tradition
pleine de rebondissements nous aura vite appris comme toute fidélité
se paye de trahisons !
Dès lors que sa pensée a connu des ruptures épousant
l'évolution historique, ce n'est pas une formulation isolée
qui peut la résumer mais plutôt son trajet de vie qu'on
a pu accompagner pas à pas. Si on ne peut donc être
d'accord avec l'ensemble de son oeuvre sans distinctions, on peut
du moins saluer son niveau de lucidité. L'honnêteté
intellectuelle avec laquelle il a pu assumer ses changements de
position n'est pas son moindre mérite. Ce pourquoi on ne
peut le réduire à l'une ou l'autre époque,
pas plus qu'à ses multiples identités (Gérard
Horst, Michel Bosquet, André Gorz), c'est qu'il a maintenu
jusqu'au bout son exigence de vérité et son esprit
de recherche, ce qui fait étonnamment de ses derniers livres
sans doute les meilleurs, en tout cas les plus actuels...
S'il nous a ouvert la voie et appris à penser hors de tout
dogmatisme, contre nous-mêmes tout comme contre nos maîtres,
ce n'est pas sans lien pourtant à toute l'histoire qui nous
a précédés. Ce serait une illusion en effet
de croire qu'on pourrait tirer un trait sur le marxisme ou même
sur l'existentialisme, quand ce n'est pas sur toute l'histoire de
la philosophie (le dépassement d'Aristote, de Marx ou même
de Descartes par l'écologie, c'est une bonne blague !). On
ne bâtit que sur ce qui nous précède. La bonne
voie est donc bien d'essayer de penser un "Marx au-delà
de Marx" (pour reprendre le titre du meilleur livre de Toni
Négri). Il nous faut partir de la critique des échecs
passés pour continuer la Révolution Française,
sous un autre mode bien sûr mais continuer l'histoire, continuer
à s'émanciper de l'obscurantisme et de la domination,
à montrer qui nous sommes, enfin !
La question fondamentale, posée à tous les hommes,
reste de donner sens à notre existence, en l'absence d'un
sens préalable et d'une vérité déjà
donnée. Cet acte créateur de sens, ce sens en acte,
exige de se manifester par l'opposition, un "dire que non"
qui fait rupture pour pouvoir continuer : jusqu'à réussir
à faire de sa mort un acte qui donne sens à la vie,
confirmant sa fidélité à tout ce qu'a été
sa vie en la quittant ! C'est à ce niveau qu'on se situe,
avec la mort en jeu. Rien de plus abject que la vie à tout
prix, il faut y mettre des conditions : la liberté ou la
mort ! Question de dignité humaine, toujours un peu délicate
et source d'ennuis, certainement. Seulement, l'aventure de la pensée
n'a rien à voir avec la bienséance ni avec la convivialité,
hélas, la recherche de la vérité mène
un jour ou l'autre à changer d'avis et trahir ses amitiés
! On le sait, la question de la vérité amène
la division dans les familles, quand elle ne va pas jusqu'à
faire des morts, mais c'est une question absolument vitale. En tout
cas il a bien montré qu'il décidait de sa vie, le
sérieux de ses engagements et comme le sens nous survit dans
l'au-delà de la mort même...
La fin de l'aliénation
C'est certainement autour des notions d'authenticité et
d'autonomie que tourne la philosophie d'André Gorz où
se rejoue avec le thème de l'aliénation une sorte
de freudo-marxisme tel que promu par l'école de Francfort,
et Marcuse en particulier. En fait de psychanalyse, elle est plutôt
absente de sa réflexion et c'est peut-être ce qui lui
a permis de garder une conception un peu trop idéalisée
de l'autonomie ainsi que d'une authenticité apparemment dépourvue
de contradictions ! On ne peut s'empêcher de mettre en relation
le sentiment d'absence dont il a si bien témoigné
et le rêve inaccessible d'une présence pleine, mais
la leçon que nous devons retenir de son parcours, c'est que,
même à ne plus croire aux anciennes illusions, il faut
redoubler le combat contre l'aliénation et pour un monde
meilleur, avec plus d'intelligence encore !
L'objet principal de sa critique de l'aliénation aura été
le travail salarié, travail aliéné dont il
faut sortir d'une façon ou d'une autre. Dans un premier temps
il prônera la réduction du temps de travail salarié
au profit de la sphère de l'autonomie et du "temps libre",
puis l'exode de la société salariale au profit du
travail autonome et du revenu garanti, sans prendre toute la mesure
peut-être de ce qui oppose les 2 stratégies (réduire
le travail ou le changer). L'insistance sur l'abolition du salariat
aurait pu le rapprocher des syndicats d'antan mais ceux d'aujourd'hui
plaident plutôt pour un salariat généralisé...
Voilà qui illustre parfaitement en quoi l'écologie
prolonge un mouvement d'émancipation ouvrière délaissée
par la gauche productiviste et les organisations salariales...
En tout cas, cette critique du travail salarié, de son hétéronomie,
de la division du travail et de la séparation du travailleur
avec son produit, renvoie à la critique du fétichisme
de la marchandise telle qu'on la trouve dans Le Capital et chez
Georg Lukàcs dans "Histoire et conscience de classe",
mais qui renvoie aussi à l'objectivation sartrienne (liberté
qui se renie, "existence" subjective ramenée à
un "être" objectif, sujets devenus objets, fins
prises comme moyens). Il faut y ajouter "L'homme unidimensionnel"
de Marcuse où la rationalité marchande rabaisse la
vie humaine à l'unique dimension instrumentale. Les bases
de cette critique de l'aliénation à plusieurs entrées
restent largement hégéliennes, ce qui en fait un marxien
plus qu'un marxiste, mais pour déboucher sur l'écologie
il devra rapprocher cette critique marxisante de celles qu'Ivan
Illich avait faites de la mégamachine et de la contre-productivité
économique, ce qui l'amènera à défendre
la convivialité des outils, l'auto-suffisance et l'auto-production
contre la déshumanisation technique et marchande.
Je dois dire que, pour ma part, je ne vois pas bien l'intérêt
de l'auto-production et n'en suis pas capable de toutes façons.
L'idée d'un "homme total" me parait assez étrange,
qu'on pourrait se suffire à soi-même. La division du
travail qui nous tient ensemble et nous permet de valoriser nos
talents particuliers n'est pas une si mauvaise chose quand elle
n'est pas poussée à l'absurde et la déshumanisation.
Plutôt que vouloir savoir tout faire (mal), ne vaut-il pas
mieux essayer de devenir excellent dans son domaine ? Bien sûr
il il y aussi des excès de spécialisation mais par
chaque bout on peut regarder l'univers tout entier... Plutôt
que l'auto-production, on peut donc préférer le travail
autonome, la coopération et l'échange de services.
C'est, de plus, ce qu'exige l'économie de services et de
la connaissance à l'ère de l'information. Il se peut
que j'exagère un peu moi-même de l'autre côté
mais je dois bien avouer notre différence de sensibilité
sur le sujet du "travail virtuose", où mon expérience
de programmeur compte pour beaucoup.
Il n'empêche qu'il faut rester attentif à l'aliénation
dans le travail et qu'on peut lui être redevable d'avoir mis
au coeur de l'écologie-politique la sphère de l'autonomie,
pas seulement la responsabilité collective. Il s'agit bien
de continuer l'histoire de la liberté, d'une liberté
qui intègre les contraintes écologiques et nous met
en face de nos responsabilités. La question devient : comment
continuer l'émancipation dans le cadre d'une autonomie limitée,
contradictoire et de plus en plus souvent "subie" ? En
tout cas, si la plus difficile liberté, c'est d'admettre
ses erreurs et de se corriger, il en aura fait preuve tout au long
de sa vie...
La libération du travail
La question de l'aliénation n'est qu'un aspect de la question
écologique : le point de vue subjectif, individuel, humain,
définissant une écologie politique centrée
sur l'homme dans son milieu. Il convient d'y ajouter le point de
vue plus objectif d'une critique du capitalisme comme productivisme,
puisée elle aussi chez Marx. Contrairement aux idées
reçues, il faut souligner à quel point les analyses
de Marx ont été bien présentes dès les
origines de l'écologie (Ellul, Gorz, Debord). L'écologie
politique ne se réduit certes pas au rejet du marxisme qu'elle
continue simplement par de tout autres moyens ! Cet anticapitalisme
est absolument décisif. Les écologistes doivent comprendre
qu'il n'y a pas de capitalisme sans croissance, sans augmentation
de la productivité et de la consommation, et qu'il faut donc
en sortir pour construire un autre système de production
: soit destiné à cohabiter avec un capitalisme industriel
en régression dans une économie plurielle (ce que
je crois), soit à devenir hégémonique et remplacer
l'économie marchande par le règne de la gratuité
et du don (ce dont il rêvait).
Il faut souligner ici le souci pratique qui l'animait, le souci
de proposer des alternatives concrètes, d'une pensée
humble se coltinant le réel. Au point qu'on pourrait contester
que ce soit un philosophe tant sa pensée se fait concrète,
de l'ordre du programme politique. C'est qu'elle est du côté
d'une réalisation de la philosophie, effectivement, dans
toute son "actualité".
Il y a eu plusieurs moments dans les stratégies envisagées
pour cette libération du travail. D'abord, le développement
du "temps libre" comme espace de liberté, sphère
de l'autonomie supposée détachée de la production
et des échanges marchands. Cette position débouchait
sur la revendication d'une réduction du temps de travail
qui se justifiait dans le cadre du salariat industriel. Il se trouve
qu'avec le passage au travail immatériel la nature même
du travail change, ne pouvant plus se mesurer au temps passé.
Alors que la plupart faisaient comme si rien n'avait changé
depuis notre entrée dans l'ère de l'information, à
partir des années 1990 la pensée d'André Gorz
va évoluer en même temps que le travail évoluait,
pour aboutir au livre le plus important à mes yeux : "Misères
du présent, richesse du possible" (1997) et ce qui constitue
son prolongement : "L'immatériel" (2003).
C'est dans "Misères du présent, richesse du
possible" qu'on trouve la réorientation nécessaire
de l'écologie vers des alternatives locales à la globalisation
marchande, l'exode de la société salariale grâce
au revenu garanti vers les activités autonomes, l'auto-production
et les "cercles de coopération". On peut regretter
le peu d'écho qu'a rencontré ce livre qui aurait pu
aider les écologistes à sortir de l'impasse d'une
écologie sans projet. Pour ma part, je n'ai fait depuis qu'en
reprendre les propositions et les approfondir ! Il faut dire que
la synthèse donnée par ce livre doit beaucoup au dialogue
avec Transversales, et notamment avec Jacques Robin, cité
page 17 pour son insistance sur la mutation informationnelle ("Jacques
Robin a mis en évidence mieux que tout autre les dimensions
multiples de cette mutation"). L'influence de Jacques Robin,
qui vient à peine de nous quitter lui aussi, ne se limitait
pas à cet aspect pourtant, puisque André Gorz le rejoignait
enfin dans la défense du revenu garanti et des monnaies plurielles,
ce qui constituait une rupture majeure dans ses positions.
C'est sur le revenu garanti, en tout cas, que sa volte-face a été
la plus spectaculaire, mais il faut dire qu'il n'a pas fait que
se rallier, il a apporté un élément déterminant,
la nécessité que ce revenu garanti soit "suffisant"
pour l'opposer aux version libérales notoirement insuffisantes.
Au lieu de réduire le travail salarié, il s'agissait
désormais de changer le travail et de sortir de la société
salariale ! Son aveu n'en reste pas moins un modèle d'honnêteté
intellectuelle, comme il y en a peu, du fait qu'il avait combattu
fermement cette idée de revenu garanti pendant des années
auparavant !
J’ai longtemps refusé l’idée d’un
revenu social qui permette de « vivre sans travailler ».
Et cela pour des raison inverses à celles des disciples de
Rawls pour lesquels le « travail » est « un bien
» qui, au nom de la justice, doit être distribué
équitablement. Non, le « travail » n’est
pas « un bien » : c’est une activité nécessaire,
exercée, à l’époque moderne, selon des
normes définies par la société, à la
demande de celle-ci, et qui vous donne le sentiment que vous êtes
capable de faire ce dont la société a besoin. Elle
vous reconnaît, vous socialise et vous confère des
droits par sa demande. Le « travail » vous tire ainsi
de la solitude privée ; il est une dimension de la citoyenneté.
Et il est, plus fondamentalement (comme travail qu’on fait),
au-delà de sa détermination sociale particulière,
une maîtrise de soi et du monde ambiant nécessaire
au développement des capacités humaines. À
mesure que le poids de sa nécessité diminue, l’équité
exige à la fois qu’il diminue dans la vie de chacun
et qu’il soit équitablement réparti sur tous.
C’est pourquoi, dans de précédents ouvrages,
je voulais que la garantie à chacun d’un plein revenu
soit liée à l’accomplissement par chacun de
la quantité de travail nécessaire à la production
des richesses auxquelles son revenu donne droit : par exemple 20
000 heures que chacun pourrait répartir sur toute sa vie
en autant de tranches qu’il le souhaiterait, à condition
que l’intervalle entre deux périodes de travail ne
dépasse pas une certaine durée.
Cette formule, que je préconisais à partir de 1983,
était cohérente avec la perspective de l’extinction
du salariat et de la « loi de la valeur » : le revenu
social garanti n’était plus un salaire. Elle était
cohérente avec l’appropriation et la maîtrise
du temps. Mais elle n’était pas cohérente avec
les perspectives ouvertes et les changements introduits par le post-fordisme.
Je l’abandonne donc pour un ensemble de quatre raisons que
voici. p139-140
Les raisons qu'il donne sont, en résumé :
1. Le fait que le travail ne se mesure plus avec le temps, il
est donc difficile d'attribuer un temps de travail à chacun.
2. Le revenu garanti doit être inconditionnel ce qui exclue
d'exiger en contrepartie un travail contraint, d'ailleurs bien difficile
aussi à répartir.
3. L'importance de la formation et de tout le hors-travail, qui
devient plus important que le travail immédiat lui-même
dans l'économie immatérielle, ce qui rend difficile
de distinguer travail et non-travail.
4. Enfin la déconnexion entre production de richesse et travail
immédiat rejette une partie des travailleurs (devenus inemployables)
de toute ressource monétaire.
Ce dernier point, justifiant une "monnaie de consommation"
est peut-être le plus contestable, lié à la
phase dépressive (terminée depuis peu) du cycle de
Kondratieff plutôt qu'à une "fin du travail"
définitive qui nous condamnerait à un accroissement
continuel du chômage... Reste que le système génère
assez d'exclusion pour que l'argument garde toute sa pertinence.
Au lieu d'une monnaie de consommation, on aurait plutôt besoin
d'une monnaie locale pour relocaliser l'économie, ce qui
est tout autre chose, mais s'il soutenait ces 2 versions relativement
incompatibles de monnaies complémentaires, il considérait
cependant monnaie et revenu comme une phase transitoire avant le
règne de la gratuité commune et de la reconnaissance
universelle, visant une disparition de l'économie et des
rapports marchands plutôt qu'une économie plurielle
ne constituant qu'un moment passager avant la réappropriation
de nos vies, au-delà de la valeur et du fétichisme
des marchandises qui nous transforme en objets...
C'est d'ailleurs le modèle de la gratuité des logiciels
libres et des biens communs numériques qui sera l'objet principal
du livre suivant sur "L'immatériel" consacré
en grande partie aux analyses très proches de Yann Moulier-Boutang
sur le capitalisme cognitif. Savez-vous que, dans sa tentative de
défendre ses droits numériques exorbitants, Bill Gates
a fait référence à "L'immatériel"
d'André Gorz et sa revendication d'une gratuité numérique
comme étant une résurgence du communisme ? Il y a
pourtant là une erreur, car la gratuité numérique
n'a rien à voir avec le communisme : c'est un fait technique
plus que social, et qui ne s'applique qu'à cette qualité
particulière de l'information d'être reproductible
sans perte, surtout quand les nouvelles technologies ne sont faites
que pour ça ! Peut-être qu'André Gorz était
victime lui aussi de cette confusion lorsqu'il se réjouissait
un peu vite de voir la propriété expropriée
de la sphère immatérielle et s'il avait sans doute
raison d'affirmer que "la sortie du capitalisme a déjà
commencé", ce n'est pas forcément pour faire
mieux pour l'instant, sauf bien sûr à suivre la voie
qu'il avait tracée d'une véritable alternative dont
il faut rappeler qu'elle ne se réduit pas au revenu garanti
mais doit assurer production sociale et valorisation individuelle
:
L'allocation universelle d'un revenu suffisant doit donc être
inséparable du développement et de l'accessibilité
des moyens qui permettent l'autoactivité et y incitent, c'est-à-dire
des moyens par lesquels les individus et les groupes peuvent satisfaire
par leur libre travail une partie des besoins et des désirs
qu'ils auront eux-mêmes définis. p138
Concrètement, l'alternative passe donc par des "cercles
de coopération" (les SELs), par les "Center for
New Work" de Frithjoff Bergmann (Ann Arbor, Michigan), par
ce que j'ai appelé, en m'inspirant de Bookchin, des "coopératives
municipales". Pour refaire société il faut partir
des petites communautés, du local, des rapports de face à
face. C'est ce qui parait dérisoire à la plupart,
mais il n'y aura que des alternatives locales à la globalisation
marchande, une nécessaire relocalisation de l'économie
qui ne peut venir d'en haut, associant revenu garanti, coopératives
municipales et monnaies locales. C'est peu de dire que ce projet
d'alternative écologiste n'a pas rencontré jusqu'à
présent l'écho qu'il mérite, les écologistes
eux-mêmes ne prenant pas au sérieux le local ni les
transformations du travail à l'ère de l'information
et préférant regarder en arrière, bloqués
sur la réduction du temps de travail par exemple, voire sur
un tiers secteur qui n'a plus rien d'alternatif ! Il faut noter
d'ailleurs qu'André Gorz ne mettait pas en opposition revenu
garanti et réduction du temps de travail qui sont pourtant
antinomiques. Il avait raison en ce que l'économie n'est
pas homogène et que certains secteurs pourraient encore réduire
leurs horaires mais c'est une stratégie qu'il faudrait abandonner,
pour l'instant au moins, et s'occuper plutôt de changer le
travail pour changer la vie, véritable libération
des nouvelles forces productives immatérielles en même
temps qu'accès à un travail épanouissant et
sortie du productivisme salarial.
Il faudra bien que les écologistes en viennent à
cette alternative, les normes et les taxes n'y suffiront pas, ni
la décroissance du temps de travail et des consommations
(outre qu'on observe plutôt le contraire). Il ne suffit pas
d'appeler à une révolution écologiste, il faut
lui donner un contenu, contenu qu'André Gorz a déjà
élaboré patiemment à partir d'expériences
effectives, des tendances historiques et des évolutions techniques,
en restant trop discret sans aucun doute, lui le grand absent !
On s'apercevra bien un de ces jours pourtant qu'il n'y a pas d'autre
alternative qui tienne la route, ou du moins que c'est dans cette
direction qu'il faut aller, direction qu'il montrait toujours un
peu à l'avance des autres, un peu trop à l'avance
sur son temps ! Mais c'est l'esprit du temps qui est retardataire
et ne l'a pas encore rattrapé...
Article pour Multitudes no 31, Hiver 2007
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