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Origine : http://ecorev.org/spip.php?article508
Longtemps pourfendeur du Revenu Garanti, André Gorz nous
explique dans ces extraits de Misères du présent,
richesse du possible (éd. Galilée, 1997) et de Sortir
de l’économisme (éd. de l’Atelier, 2003)
les raisons de son revirement en faveur d’une rémunération
des individus indépendamment de l’emploi. Pour l’auteur
de l’ Adieu au prolétariat, les transformations de
contenu, de forme et d’organisation du travail sont une justification
centrale. Est-ce à dire que le salariat ne serait plus le
grand intégrateur dans nos sociétés post-industrielles
? Deux scénarios sont avancés : le premier est celui
d’un travail organisé sous un régime de Worfkare,
où le revenu garanti ne ferait que renforcer un processus
de flexibilisation des marchés du travail amorcé depuis
un certain temps déjà. Le second est la réaffirmation
de l’existence d’un vaste secteur public (non étatique)
adossé au revenu garanti et qui serait porteur et garant
d’un principe d’utilité sociale attaché
au travail.
Instaurer le revenu d’existence inconditionnel
J’ai longtemps refusé l’idée d’un
revenu social qui permette de "vivre sans travailler".
Et cela pour des raisons inverses de celles des disciples de Rawls
pour lesquels "le travail" est "un bien" qui,
au nom de la justice, doit être distribué équitablement.
Non, le travail n’est pas "un bien" : c’est
une activité nécessaire, exercée, à
l’époque moderne, selon les normes définies
par la société, à la demande de celle-ci et
qui vous donne le sentiment que vous êtes capable de faire
ce dont la société a besoin. Elle vous reconnaît,
vous socialise et vous confère des droits par sa demande.
Le "travail" vous tire ainsi de la solitude privée
; il est une dimension de la citoyenneté. Et il est plus
fondamentalement (comme travail qu’on fait), au-delà
de sa détermination sociale particulière, une maîtrise
de soi et du monde ambiant nécessaire au développement
des capacités humaines.
A mesure que le poids de sa nécessité diminue, l’équité
exige à la fois qu’il diminue dans la vie de chacun
et qu’il soit équitablement réparti sur tous.
C’est pourquoi dans de précédents ouvrages,
je voulais que la garantie à chacun d’un plein revenu
soit liée à l’accomplissement par chacun de
la quantité nécessaire à la production des
richesses auxquelles son revenu donne droit : par exemple 20000
heures que chacun pourrait répartir sur toute sa vie en autant
de tranches qu’il le souhaiterait, à condition que
l’intervalle entre deux périodes de travail ne dépasse
pas une certaine durée.
Cette formule, que je préconisais à partir de 1983,
était cohérente avec la perspective de l’extinction
du salariat et de la "loi de la valeur" : le revenu social
garanti n’était plus un salaire. Elle était
cohérente avec l’appropriation et la maîtrise
du temps. Mais elle n’était pas cohérente avec
les perspectives et les changements introduits par le post-fordisme.
Je l’abandonne donc pour un ensemble de quatre raisons que
voici.
1/ Quand l’intelligence et l’imagination (...) deviennent
la principale force productive, le temps cesse d’être
la mesure du travail ; de plus, il cesse d’être mesurable.
La valeur d’usage produite peut n’avoir aucun rapport
avec le temps consommé pour produire. Elle peut varier très
fortement selon les personnes et le caractère matériel
ou immatériel de leur travail. Enfin le travail-emploi continu
et payé au temps est en régression rapide. Il devient
de plus en plus difficile de définir une quantité
de travail incompressible à accomplir par chacun au cours
d’une période déterminée.
2/ L’inconditionnalité du droit à un revenu
de base suffisant soulève des objections immédiates
: ne va-t-elle pas produire une masse croissante d’oisifs
vivant du travail des autres ? Ces autres ne vont-ils pas refuser
de porter le fardeau de la nécessité et exiger que
l’oisiveté soit interdite, le travail rendu obligatoire,
sous la forme du workfare ou du service civil obligatoire "d’utilité
sociale" ? De nombreux partisans de l’allocation universelle,
tant libéraux que socialistes, soulèvent ces objections.
Mais ils rencontrent alors la difficulté suivante : quel
contenu donner au travail obligatoire exigible en contrepartie de
l’allocation de base ? Comment le définir, le mesurer,
le répartir quand l’importance du travail dans l’économie
devient de plus en plus faible ? Comment éviter, d’autre
part, que le travail obligatoire ne concurrence et ne détruise
une proportion croissante d’activités et d’emplois
publics normalement rémunéré ?
Si l’on veut que l’allocation universelle d’un
revenu de base soit liée à l’accomplissement
d’une contre-prestation qui la justifie, il faut que cette
contre-prestation soit un travail d’intérêt dans
la sphère publique et que ce travail puisse avoir sa rémunération
(en l’occurrence le droit à l’allocation de base)
pour but sans que cela altère son sens. S’il est impossible
de remplir cette condition et si l’on veut que l’allocation
universelle serve au développement d’activités
bénévoles, artistiques, culturelles, d’entraide,
etc., il faut alors que l’allocation universelle soit garantie
inconditionnellement à tous. Car seule son inconditionnalité
pourra préserver l’inconditionnalité des activités
qui n’ont tout leur sens que si elles sont accomplies pour
elles-mêmes.
3/ L’allocation universelle est le mieux adaptée à
une évolution qui fait "du niveau général
des connaissances la force productive principale" et réduit
le temps de travail à très peu de chose en regard
du temps que demandent la production, la reproduction et la reproduction
élargie des capacités et compétences constitutives
de la force de travail dans l’économie dite immatérielle.
Pour chaque heure, ou semaine, ou année de travail immédiat,
combien faut-il de semaines ou d’années, à l’échelle
de la société, pour la formation initiale, la formation
continue, la formation des formateurs, etc. ? Et encore la formation
elle-même est peu de chose en regard des activités
et des conditions dont dépend le développement des
capacités d’imagination, d’interprétation,
d’analyse, de synthèse, de communication qui font partie
intégrante de la force de travail postfordiste. Dans l’économie
de l’immatériel, le travailleur est à la fois
la force de travail et celui qui la commande. Elle ne peut plus
être détachée de sa personne.
4/ Il y a plus. L’allocation universelle d’un revenu
inconditionnel correspond le mieux à l’économie
qui se dessine au-delà de l’impasse dans laquelle s’enfonce
l’évolution actuelle. Un volume croissant de richesses
est produit avec un volume décroissant de capital et de travail
; la production distribue par conséquent à un nombre
décroissant d’actifs un volume décroissant de
rémunérations et de salaires ; le pouvoir d’achat
d’une proportion croissante de la population diminue, chômage,
pauvreté, misère absolue se répandent. La productivité
rapidement croissante du travail et du capital entraîne un
excédent de force de travail et de capital.
Wassily Léontieff résumait la situation par cette
métaphore : "Quand la création de richesses ne
dépendra plus du travail des hommes, ceux-ci mourront de
faim aux portes du Paradis à moins de répondre par
une nouvelle politique du revenu à la nouvelle situation
technique". Leontieff ne précisait pas à quelle
nouvelle politique du revenu il pensait, mais Jacques Duboin avait
déjà indiqué en 1931 la "porte de sortie"
et Marx en 1857, dans les Grundrisse que Duboin ne pouvait connaître
: "La distribution des moyens de paiement devra correspondre
au volume de richesses socialement produites et non au volume du
travail fourni".
La distribution des moyens de paiement ne sera plus un salaire,
mais ce que Duboin déjà appelait un "revenu social".
Celui-ci ne correspond plus à la "valeur" du travail
(c’est à dire aux produits nécessaires à
la reproduction de la force de travail dépensée) mais
aux besoins, désirs et aspirations que la société
se donne les moyens de satisfaire. Elle suppose la création
d’une autre monnaie non thésaurisable, que Duboin appelle
"monnaie de consommation". Tel est de fait le sens de
l’évolution présente. Elle rend caduque la "loi
de la valeur". Pensée jusqu’au bout de ses implications,
l’allocation universelle d’un revenu social suffisant
équivaut à une mise en commun des richesses socialement
produites.
Allocation universelle n’est pas assistance
La garantie inconditionnelle à toute personne d’un
revenu à vie aura toutefois un sens et une fonction foncièrement
différente selon que ce revenu est suffisant ou insuffisant
pour protéger de la misère.
1/ Destinée, selon ses partisans, à être substituée
à la plupart des revenus de redistribution (allocations familiales
et de logement, indemnités de chômage et de maladie,
RMI, minimum vieillesse, etc....), la garantie d’un revenu
de base inférieur au minimum vital a pour fonction de forcer
les chômeurs à accepter des emplois au rabais, pénibles,
déconsidérés (...). Il faut donc subventionner
ces emplois en permettant le cumul d’un revenu social de base
insuffisant pour vivre avec un revenu du travail également
insuffisant.
On créera de la sorte un "deuxième marché
du travail" protégé contre la concurrence des
pays à bas salaires mais aussi, bien évidemment, contre
les dispositions du droit au travail, vouées à disparaître.
Plus le revenu de base est faible, plus "l’incitation"
à accepter n’importe quel travail sera forte et plus
aussi se développera un patronat de "négriers"
spécialisé dans l’emploi d’une main d’oeuvre
au rabais dans des entreprises hautement volatiles de location et
de sous-location de services.
Le workfare américain, légalisé fin juillet
1996 par le président Clinton, lie le droit à une
allocation de base (le welfare) très faible et l’obligation
d’assurer un travail "d’utilité sociale"
non payé ou à peine payé à la demande
d’une municipalité ou d’une association homologuée.
Le workfare a de nombreux partisans en France ainsi qu’en
Allemagne où des municipalités ont commencé
à menacer les chômeurs de longue durée de leur
supprimer l’aide sociale s’ils n’accomplissaient
pas des tâches "d’utilité publique"
(travaux de nettoiement, de terrassement, de déblayage, etc.)
pour lesquels une indemnité de 2 deutschmarks leur est versée,
destinée à couvrir leurs frais de transport et de
vêtement. Toutes les formes de workfare stigmatisent les chômeurs
comme des incapables et des fainéants que la société
est fondée à contraindre au travail - pour leur propre
bien. Elle se rassure de la sorte elle-même sur la cause du
chômage : cette cause, ce sont les chômeurs eux-mêmes
: ils n’ont pas, dit-on, les qualifications, les compétences
sociales et la volonté nécessaires pour obtenir un
emploi. (...) En réalité, le taux de chômage
élevé des personnes sans qualification ne s’explique
pas par leur manque d’aptitudes professionnelles mais par
le fait que (...) le tiers des personnes qualifiées ou très
qualifiées occupe, faute de mieux, des emplois sans qualification
(...). Au lieu de subventionner les emplois non qualifiés
par le biais d’un revenu de base, c’est donc des emplois
qualifiés qu’il conviendrait de subventionner la redistribution
en y abaissant fortement le temps de travail.
Selon cette conception le "revenu d’existence"
doit permettre un travail-emploi intermittent et même y inciter.
Mais le permettre à qui ? Là est toute la question.
Un "revenu d’existence" très bas est, en
fait, une subvention aux employeurs. Elle leur permet de se procurer
du travail en le payant en-dessous du salaire de subsistance. Mais
ce qu’elle permet aux employeurs, elle l’impose aux
employés. Faute d’être assurés d’un
revenu de base suffisant, ils seront continuellement à la
recherche d’une vacation, d’une "mission"
d’intérim ; donc incapables d’un projet de vie
multiactive. Le "revenu d’existence" permet dès
lors de donner un formidable coup d’accélérateur
à la déréglementation, à la précarisation,
à la "flexibilisation" du rapport salarial, à
son remplacement par un rapport commercial. Le revenu continu pour
un travail discontinu révèle ainsi ses pièges.
A moins, bien entendu, que les intermittences du travail, sa discontinuité
relève non pas du pouvoir discrétionnaire du capital
mais du droit individuel et collectif des prestataires de travail
à l’autogestion de leur temps.
2/ L’allocation à tout citoyen d’un revenu social
suffisant relève d’une logique inverse : elle ne vise
plus à contraindre les allocataires à accepter n’importe
quel travail à n’importe quelle condition, mais à
les affranchir des contraintes du marché du travail. Le revenu
social de base doit leur permettre de refuser le travail et les
conditions de travail "indignes" ; et il doit se situer
dans un environnement social qui permette à chacun d’arbitrer
en permanence entre la valeur d’usage de son temps et sa valeur
d’échange : c’est-à-dire entre les "utilités"
qu’il peut acheter en vendant du temps de travail et celles
qu’il peut produire par l’autovalorisation de ce temps.
L’allocation universelle d’un revenu suffisant ne doit
pas être comprise comme une forme d’assistance, ni même
de protection sociale, plaçant les individus dans la dépendance
de l’Etat-providence. Il faut la comprendre au contraire comme
le type même de ce qu’Anthony Giddens appelle une "politique
générative". Elle doit donner aux individus des
moyens accrus de se prendre en charge, des pouvoirs accrus sur leur
vie et leurs conditions de vie.
André Gorz
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