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Origine http://www.mouvements.info/spip.php?article65
FABRIQUE DES IDEES - Le philosophe André Gorz revient, dans
l’un des derniers textes parus avant sa mort, sur la dynamique
du capitalisme financier et sur les raisons qui permettent de voir
dans le revenu social garanti une occasion de sortir du capitalisme.
25 septembre 2007.
L’allocation universelle d’un revenu social garanti
(RSG) est-elle compatible avec le capitalisme ? Si oui, son but
est-il de consolider la société capitaliste, voire
de la sauver ? Sinon, peut-il miner les bases de cette société
ou aplanir la transition d’un système économique
fondé sur la valeur d’échange vers un système
fondamentalement différent ? Je n’ai cessé de
rencontrer ces questions depuis la fin des années 1970. J’étais
convaincu dès le départ que le système mondial
fondé sur la production de marchandises ne pourrait se perpétuer
indéfiniment. Depuis la fin du fordisme et le début
de la révolution informationnelle, il travaille avec une
efficacité croissante à la destruction des bases de
sa survie. Les Chemins du Paradis – paradis dans lequel, selon
la prédiction de Léontieff, les hommes allaient mourir
de faim parce que la production de marchandises n’emploiera
plus guère de salariés et ne distribuera plus guère
de moyens de paiement – avait déjà pour sous-titre
« l’agonie du capital » [1].
Mon point de départ, en effet, était le fait que
la révolution microélectronique permet de produire
des quantités croissantes de marchandises avec un volume
décroissant de travail, de sorte que tôt ou tard le
système doit se heurter à ses limites internes [2].
Ce capitalisme qui s’automatise à mort devra chercher
à se survivre par une distribution de pouvoir d’achat
qui ne correspond pas à la valeur d’un travail. Le
pouvoir d’achat inconditionnellement distribué ne pourra
toutefois avoir la forme normale de l’argent. Il ne pourra
être un revenu de transfert, prélevé par l’impôt
sur la consommation et les revenus primaires. Il est impossible,
en effet, de faire croître les prélèvements
fiscaux sur la consommation et les revenus quand la production,
même croissante en volume, distribue de moins en moins d’argent
à de moins en moins de gens. Le RSG devra donc avoir la forme
d’une monnaie différente, d’une « monnaie
de consommation » comme l’appelait Jacques Duboin. Celui-ci
proposait que toute production marchande s’accompagne automatiquement
de l’émission de son « équivalent monétaire
» c’est-à-dire de la quantité de monnaie
de consommation permettant l’achat des marchandises produites.
La monnaie ainsi émise ne pourra servir qu’une seule
fois : elle sera annulée à l’instant de tout
achat.
On voit aussitôt le problème : comment fait-on pour
établir l’équivalent monétaire d’un
produit au moment de sa production, surtout quand cette production
informatisée, automatisée ne demande que très
peu de travail ? Sa valeur d’échange, son prix ne peuvent
être déterminés par le marché, puisque
l’émission de monnaie de consommation doit avoir lieu
avant ou à l’instant de la mise sur marché.
Pour que la quantité de monnaie émise corresponde
au prix de vente, il faut que les prix soient fixés ex ante,
par un « contrat citoyen » entre consommateurs, entrepreneurs
et pouvoirs publics [3]. Il faut, autrement dit, que les prix soient
des prix politiques, que le système des prix soit le reflet
d’un choix politique, d’un choix de société
concernant le modèle de consommation et les priorités
que la société entend se donner.
Le capitalisme mort-vivant
Je ne m’étendrai pas sur les difficultés que
ce modèle présente dans une économie post-fordiste
où les grandes unités de production sont éclatées,
externalisées en des centaines d’entreprises sous-traitantes
de première, deuxième… voire cinquième
rang, faisant appel aux micro-entreprises de centaines de «
self-entrepreneurs » individuels travaillant souvent en réseaux.
Le modèle distributiste a sans doute le grand mérite
de rompre avec le marché, de mettre en évidence le
caractère anachronique de la forme valeur, c’est-à-dire
de la forme argent, de la forme marchandises, donc du capitalisme
; mais il en conserve les apparences et, surtout, le fondement principal
: la division capitaliste du travail, la division entre consommateurs
et producteurs, les rapports sociaux marchands d’achat et
de vente. Il s’agit là d’une forme de «
capitalisme mort-vivant » dont la valorisation du capital
ne peut plus être le but mais qui, en préservant formellement
la forme marchandise des richesses produites et le besoin d’argent
pour y accéder, préserve un aspect essentiel des rapports
de domination capitalistes.
Ceux-ci subsistent dans la mesure où l’allocation
d’un revenu individuel fait obstacle au développement
de réseaux coopératifs d’autoproduction, à
l’appropriation par des collectifs auto-organisés de
moyens de production soustraits à la division capitaliste
du travail et utilisables pour satisfaire une part croissante des
besoins et désirs de tous. L’idée que, après
son extinction, le capital doit pouvoir conserver son système
de domination en conservant aux biens la forme marchandise et à
leur mise à disposition la forme de la vente, cette idée
chemine souterrainement depuis des décennies. Elle considère
la consommation de marchandises comme un travail qui mérite
d’être rémunéré en tant qu’il
maintient l’« ordre marchand », l’ordre
dans lequel les individus se produisent eux-mêmes tels que
les puissances dominantes désirent qu’ils soient. «
Les marchandises y achètent leurs consommateurs afin que
ceux-ci se fassent, par l’activité de consommer, ce
que la société a besoin qu’ils soient [4]. »
Les moyens sur lesquels le capitalisme avait fondé sa domination
– l’argent, le marché, le rapport salarial, la
division sociale du travail – lui survivent comme des formes
vides. Ce n’est plus la mise en valeur de la valeur, c’est
le pouvoir de dominer qui devient le but de la production.
Taxe Tobin
Un Delphi organisé à San Francisco en 1995 par la
Fondation Gorbatchev, a démontré combien les grands
décideurs se soucient d’assurer, par le biais de la
consommation, leur emprise sur les « masses sans travail ».
L’assemblée des cinq cent personnes les plus célèbres
mondialement de la politique et des affaires se proposait de «
montrer la voie vers une nouvelle civilisation ». Elles partaient
de la prévision suivante : 20 % de la population potentiellement
active devraient suffire « pour produire toutes les marchandises
et tous les services à haute valeur ajoutée que la
société mondialisée aura les moyens de s’offrir
». Les 80 % de « superflus » « pourront
être tranquillisés s’ils peuvent manger à
leur faim et s’abrutir par des divertissements » [5].
Pour leur consommation de nourriture et de divertissements, «
une sorte de revenu de base » pourrait leur être assurée.
Une « rémunération modeste » pourrait
en outre les inciter à la « prestation de services
associatifs volontaires » ou à la « participation
à des activités sportives ». Au sujet du financement
de ces revenus sociaux l’assemblée s’est bornée
à indiquer que « la pression de la concurrence mondiale
interdira d’attendre des chefs d’entreprise qu’ils
participent au financement des mesure sociales ».
On peut interpréter la proposition d’une taxe Tobin
frappant les transactions sur les marchés des changes et
– pourquoi pas ? – les transactions spéculatives
en général, comme une tentative pour tourner le refus
des « chefs d’entreprise » à laisser imposer
leurs profits. Mais ce qui vaut pour les prélèvements
fiscaux vaut aussi bien pour la taxe Tobin : elles ne rapportera
durablement les ressources financières escomptées
que si elle ne restreint pas les transactions spéculatives
sur les marchés financiers ; ou, plus exactement, si la contraction
du volume global des profits réalisés sur la production
de marchandises continue d’être compensée par
les gigantesques revenus spéculatifs que l’industrie
financière tire d’opérations boursières,
tout particulièrement du gonflement des bulles financières
de plus en plus énormes qui permettent d’emprunter
de l’argent réel sur des montagnes himalayennes de
capital fictif et même sur des hypothèques et autres
reconnaissances de dette.
L’industrie financière
Depuis une quinzaine d’années, l’industrie financière
est devenue une composante majeure du capitalisme mondial, indispensable
à son fonctionnement. Les idéologues de gauche qui
prétendent y voir une activité parasitaire, phagocytant
l’économie réelle, ignorent la réalité
des faits. Les transactions financières rapportent depuis
le début des années 1980, plus d’argent, globalement,
que les capitaux investis dans la production de marchandises, matérielles
ou non ; l’achat et la vente de capital fictif sur les marchés
boursiers rapportent plus que la valorisation productive du capital
réel. Plus de la moitié des gains réalisés
par les grandes firmes américaines proviennent d’opérations
financières. Les 500 firmes de l’indice Standard and
Poor’s disposent de 643 milliards de dollars d’argent
liquide qui ne trouvent d’emploi rentable que dans l’industrie
financière. Cette prospérité apparente des
grandes firmes ne dément nullement la contraction de la masse
globale des profits que rapporte le capital productif. Elle signifie
seulement qu’une minorité de firmes, grâce à
leur position dominante, phagocyte la valeur produite par l’ensemble
des entreprises, notamment par l’exploitation des sous-traitants,
par des ententes mutuelles et par des rentes de monopole.
Le cabinet McKinsey a estimé à 80 000 milliards de
dollars le montant des capitaux excédentaires à la
recherche de placements rémunérateurs. Seule l’industrie
financière, par des artifices de plus en plus ingénieux
et risqués, leur permet d’en trouver. Les gains qu’elle
procure sont sans doute de l’argent fictif et virtuel, mais
le système bancaire permet de les recycler et de les faire
rétroagir sur l’économie réelle. L’argent
fictif peut servir de caution et de base pour obtenir des prêts
financés en dernier ressort grâce à l’émission
de monnaie réelle par la banque centrale.
Le gonflement de bulles spéculatives se transforme ainsi
en machine à création monétaire. Aussi des
néo-keynésiens suggèrent-ils que la solution
des problèmes de financement pourrait consister en l’imposition
des revenus réels que l’industrie financière
parvient à tirer de l’accroissement fictif de capitaux
fictifs. Pourquoi, demandent-ils, cette hausse fictive permet-elle
d’émettre de la monnaie réelle à l’intention
des seuls détenteurs de capital fictif ? Pourquoi ne pas
recourir à la création monétaire ex nihilo
à laquelle l’industrie financière recourt, en
fait, de façon déguisée, pour créer
du pouvoir d’achat à des fins sociales et pour financer
des infrastructures, de la recherche, de la production de «
capital humain » ? « La distinction entre l’économie
réelle et le gonflement de bulles spéculatives [n’est-elle
pas] obsolète quand le recyclage des plus values fictives
engendre la production de biens réels sans base réelle
dans des revenus salariaux ou des gains réguliers »
? Sans doute. Il y a seulement lieu de se demander combien de temps
du pouvoir d’achat issu de la bulle spéculative et
« sans base réelle dans l’économie réelle
[pourra] donner naissance à des productions de marchandises
et à l’emploi sous une forme capitaliste de moyens
de production, de forces de travail, de matières premières,
etc. que le capitalisme est incapable d’utiliser selon ses
critères propres », c’est-à-dire de manière
rentable, de manière à reproduire et accroître
du capital. (Je résume ici des analyses de Robert Kurz [6])
La crise
Toute bulle spéculative finit inévitablement par
éclater en menaçant le système bancaire de
faillite et l’économie réelle de banqueroutes
en chaîne – à moins qu’une bulle plus grande
encore ne puisse être gonflée à temps. La bulle
boursière des années 1990 a été relayée
à temps par l’énorme bulle Internet, et après
l’éclatement de celle-ci en 2000, par la bulle immobilière
– « la plus grande bulle spéculative de tous
les temps », selon The Economist – qui a augmenté
la « valeur » de l’immobilier des pays développés
de 20 000 à 80 000 milliards de dollars. La bulle immobilière
commence à peine à se dégonfler que déjà
se gonfle une nouvelle bulle boursière plus grande que la
précédente. Combien de temps le capitalisme peut-il
se nourrir de bulles ? La nécessité dans laquelle
il se trouve de recourir à ce genre d’expédients
révèle son incapacité croissante à se
reproduire. La crise des catégories fondamentales de l’économie
politique (du « travail », de la « valeur »,
de la « survaleur », du « capital ») est
un symptôme de cette crise . Un revenu de base inconditionnel
fondé sur la création monétaire ex nihilo n’offrirait
pas d’issue à cette crise [7]. Il exigerait un système
économique de type soviétique, basé sur la
planification de la production et de la consommation en quantités
physiques et sur un système et un contrôle politiques
des prix.
Il ne s’agit pas d’en conclure qu’il faille renoncer
à exiger un RSG. Il n’est pas exclu qu’à
la suite d’une crise sociale grave, cette revendication soit
au moins partiellement et temporairement satisfaite. Mais ce succès,
outre son utilité immédiate dans la vie quotidienne,
n’aura tout son sens que s’il met en évidence
le fait que le droit à la vie de chacun ne peut ni ne doit
dépendre plus longtemps de la vente de soi en tant que force
de travail et que la paupérisation générale
qui accompagne depuis vingt ans des gains de productivité
sans précédents est due à la seule incapacité
du capitalisme à tirer parti de nouvelles forces productives
sans faire passer la création de richesses par le chas de
la valorisation du capital, par le chas de la valeur.
Amorcer la rupture
Le RSG doit être compris comme une occasion et comme un moyen
d’ouvrir des voies à l’exode de la société
du travail et de la marchandise, comme le moyen de développer
des pratiques qui soustraient des secteurs de la production et de
la consommation aux déterminations extrinsèques que
leur impose la forme valeur et qui « font pressentir que matériellement
aussi bien que psychiquement, l’existence humaine peut être
assurée par d’autres voies que celle de la mise en
valeur monétaire [8] ».
Il ne s’agit donc pas de poursuivre, dans la revendication
d’un RSG, le but illusoire d’un réaménagement
du capitalisme qui, par sa dynamique, entraînerait sa transformation,
voire son extinction. Il s’agit au contraire de concevoir
cette revendication comme une façon d’affronter le
capitalisme là où il se croît inattaquable mais
devient, en réalité, le plus vulnérable : sur
le plan de la production.
Michel Opielka a formulé la nécessité d’un
tel affrontement de la façon la plus incisive en 1986 : le
RSG, écrivait-il, « restera captif de la logique capitaliste
» s’il n’est pas lié « au droit des
gens à disposer de leurs propres moyens de production »
; s’il « ne supprime pas leur dépendance vis
à vis d’un employeur, vis-à-vis des rapports
sociaux d’un système industrialiste et vis-à-vis
de la providence étatique. Il faut que le RSG ouvre la voie
à une appropriation du travail [9]. Ce qui – j’y
reviendrai - suppose que les moyens de travail ne sont plus des
moyens de domination et cessent d’étendre cette domination
à tout le champ social par la division sociale du travail
qu’ils imposent.
En somme, le RSG reste par lui-même immanent au capitalisme,
mais il faut néanmoins le revendiquer dans une perspective
qui transcende le système. On trouve à ce sujet chez
Robert Kurz les réflexions suivantes : « La lutte pour
des gratifications qui restent dans les limites du système
: pour le salaire, pour des prestations sociales et contre le démantèlement,
au nom de la compétitivité, de l’Etat providence…
reste un moment essentiel pour le mouvement d’émancipation.
Mais à la différence de ce qui était encore
le cas dans le mouvement traditionnel, il n’est plus possible
de passer sans rupture de continuité des revendications se
situant à l’intérieur du système à
des revendications qui (prétendument) le transcendent. Le
contenu d’une lutte pour l’émancipation ne peut
être que la critique catégoriale des formes de cohésion
sociale du système moderne de production de marchandises…
Ce n’est plus la régulation du système par un
État ouvrier national qui peut être le but historique,
mais une société mondiale au -delà du travail
abstrait et de l’argent, au-delà du marché et
de l’État. […] La tâche qui s’impose
est la rupture catégoriale, c’est-à-dire le
passage d’une lutte pour les conditions de vie sur la base
de ces catégories à une lutte pour leur suppression.
Il faut savoir supporter la tension entre ces deux moments [10].
»
Capital humain
Cette tension est la plus forte, la plus insupportable là
où la pratique professionnelle porte déjà en
elle-même la possibilité et l’exigence de cette
rupture catégoriale, mais est en même temps contrainte
de faire passer par le chas de la valorisation une pratique qui
se situe par delà les rapports de valeur ; où, en
d’autres termes, nous sommes contraints de nous « valoriser
», c’est-à-dire de nous marchandiser et de nous
vendre pour vivre, bien que notre activité nous porte à
nous opposer aux contraintes de la valorisation vécue comme
une mutilation. Je pense ici, on s’en doute, à l’implication
personnelle que la soi-disant « société de la
connaissance » exige des travailleurs de l’immatériel,
notamment de ceux qui savent d’expérience que les connaissances
n’ont pas de valeur monétaire mesurable, qu’elles
ont vocation d’être universellement accessibles et partagées,
que les logiciels libres, pour lesquels cela est le cas, sont plus
utiles et enrichissants pour tous parce qu’ils répondent
au principe de la mise en commun continuelle des trouvailles de
chacun et ouvrent sur une anti-économie de la gratuité
et du don, dans laquelle l’épanouissement des capacités
de chacun est à la fois le but et les résultat de
la coopération productive.
A première vue, il n’existe pas de connexion évidente
entre « l’économie cognitive » et la revendication
d’un RSG. Pourtant, dans les années 1990, s’est
répandue l’opinion, que j’ai fini par partager,
que cette revendication a des justifications particulièrement
solides dès lors que les différentes formes de savoir
et de connaissance- y compris la culture du quotidien, les compétences
linguistiques et communicationnelles- deviennent une force productive
décisive ; et que la productivité et son accroissement
dépendent du « general intellect », dont le développement
demande plus de temps que le travail immédiatement productif
qui seul est rémunéré : je soutenais que «
l’allocation universelle est la mieux adaptée à
une évolution qui fait "du niveau général
des connaissances, knowledge, la force productive principale [11]"
et réduit le temps de travail immédiat à très
peu de choses en regard du temps que demandent la production, la
reproduction et la reproduction élargie des capacités
et compétences constitutives de la force de travail dans
l’économie dite immatérielle. Pour chaque heure,
ou semaine, ou année de travail immédiat, combien
faut-il de semaine ou d’années, à l’échelle
de la société, pour la formation initiale, la formation
continue, la formation des formateurs, etc. ? Et encore la formation
est-elle peu de choses en regard des activités et des conditions
dont dépend le développement des capacités
d’intégration, d’analyse, de synthèse,
d’imagination, etc. qui font partie intégrante de la
force de travail postfordiste [12] ». Un RSG inconditionnel
devait, pensais-je, rendre possible le développement illimité
des individus- non le rémunérer, comme le demandent
des partisans d’Antonio Negri- et en empêcher l’instrumentalisation
et la subsomption économiques.
Cette revendication me semblait justifiée dans la mesure
où « le plein développement des individus »
non seulement crée de la richesse mais est « la richesse
une fois dépouillée de sa forme bourgeoise bornée
» [13]. Marx, pour qui le « temps libre » était
un indice de la richesse, puisqu’il était le temps
« du loisir et des activités supérieures »,
ne pouvait prévoir que ce « temps libre » serait
colonisé par les industries du loisir et que la frénésie
productiviste allait trouver son corrélatif dans la frénésie
de la consommation, y compris de la consommation de loisirs marchands.
Mais peu importe. L’important, c’est que le temps que
les individus passent à « travailler » à
leur « plein développement » n’est pas
du temps de travail, pour la simple raison que le « travail
du développement de soi » n’est pas du travail
au sens économique : il n’est pas productif de «
valeur » au sens économique, c’est-à-dire
ne produit rien de vendable, rien qui est destiné à
être échangé contre autre chose. Le plein développement
de soi et l’individu pleinement développés ne
sont pas des marchandises. Pourtant, dans la mesure où le
développement de leurs capacités accroît la
productivité des individus en tant que travailleurs, le temps
qui leur est laissé pour leur développement «
peut être considéré du point de vue du procès
de production immédiat comme production de capital fixe,
ce capital fixe « being man himself [14] ». Autrement
dit, tout se passe comme si la réduction du temps de travail
était un investissement dans la formation de capital fixe
humain.
L’appropriation du travail
Il n’est donc pas absurde de vouloir le paiement du temps
libéré du travail (autrement dit une réduction
du temps de travail sans perte de salaire) mais paiement n’est
pas la même chose que rémunération. Celle-ci
signifierait que les individus restent au service du capital, que
celui-ci a le droit de contrôler et de déterminer l’usage
de leur temps hors travail, de s’approprier ce temps en exigeant
qu’il puisse être rentabilisé par les entreprises.
Le paiement inconditionnel du temps libéré, au contraire,
signifie que la productivité accrue des individus est le
sous-produit, la conséquence indirecte de leur libre développement,
de leur autonomie accrue ; et que ce temps doit en principe pouvoir
être soustrait à l’emprise du capital, pouvoir
être approprié par les individus pour devenir le temps
où ils accomplissent une activité qui leur est propre,
créent leurs propres moyens de travail et produisent selon
leurs besoins et leurs désirs [15]. Le paiement dans ce cas,
peut devenir le moyen qui permet de créer les conditions
dans lesquelles la production de richesse s’émancipe
de la valeur, prend le « développement de toutes les
forces humaines pour but absolu » et met la production au
service de l’épanouissement des individus au lieu de
mettre ceux-ci au service de la production. Selon la formule de
Jean-Marie Vincent, nous avons à nous libérer de la
production et pas seulement dans la production. L’extinction
de la valeur et l’extinction du travail sont une seule et
même chose. Telles sont les perspectives qu’on peut
dégager d’une relecture des Grundrisse. Antonio Negri
a été un des premiers à les lire en ce sens
[16]. Mais il n’est pas sûr que ses alliés et
lui poursuivent dans cette voie. Ils considèrent que, par
le fait qu’elles produisent du capital fixe humain, les activités
« hors travail » par lesquelles les individus développent
leurs capacités sont du travail capital-productif, créateur
de valeur. L’homme lui-même, sa vie, l’ensemble
de ces capacités sont du capital fixe et tout son temps de
vie peut être considéré comme du temps de travail
producteur de capital fixe. Celui-ci est mis gratuitement à
la disposition de la société et des entreprises qui
le captent et le valorisent dans le procès de production.
Le « travail » de développement, de production
d’eux-mêmes que les individus accomplissent durant leur
temps prétendument libre, est en réalité du
surtravail non rémunéré et ce surtravail est
devenu la source décisive de la survaleur. Il donne droit
à une rémunération. Cette interprétation
soulève des questions qui vont nous ramener au cœur
du problème. Tout d’abord, le « travail »
de développement humain est bel et bien créateur de
valeur dans la mesure où les capacités dont il dote
les individus les rendent opérationnels et productifs dans
une entreprise particulière, donc semblables à des
moyens de production que les entreprises achètent, semblables,
du point de vue du procès de production, à des machines.
C’est là la conception étroite, primaire, du
capital fixe humain, formé pour et par des entreprises pour
leurs besoins spécifiques. Cette forme du capital humain
n’est plus dominante. Dans la forme dominante, ce qui est
essentiel, c’est l’autonomie, la polyvalence, donc un
ensemble de capacités qui excèdent les besoins immédiats
des entreprises. Le développement de ces capacités
ne peut, ni ne doit par conséquent relever de la compétence
d’entreprises particulières. Dans la mesure où
il est indispensable à une soi-disant économie de
la connaissance, il est, au même titre que le système
éducatif, les infrastructures, etc., dans l’intérêt
général et doit faire l’objet d’un financement
public. Il fait partie des « faux frais » du système.
Le capitalisme cherche à se défausser des faux frais
en question en les mettant autant que possible à la charge
des particuliers qui, sommés de financer eux-mêmes
l’auto-développement de leur polyvalence et de leur
autonomie, se trouvent pris entre deux impératifs contradictoires
: ils doivent valoir mieux qu’un homme-machine mais c’est
en tant précisément qu’ils ne sont pas de simples
marchandises humaines qu’ils doivent pouvoir se vendre. C’est
sur cette contradiction que peut prendre appui une stratégie
de sortie du capitalisme. Le capital fixe humain n’est pas,
comme le capital fixe ordinaire, du travail mort « objectifié
», servi ou mis en œuvre par du travail vivant. Il est,
au contraire, de la même nature que le travail vivant. Résultat
de l’activité et de l’expérience propres
de l’individu social, le capital humain fixe non seulement
est à lui, il est lui-même, fruit de sa capacité
à se produire lui-même. Il en découle que pas
plus que les individus développés n’ont eu besoin
d’une entreprise capitaliste pour se produire, pas plus ils
n’ont besoin d’une entreprise capitaliste pour mettre
en œuvre « leur capital », c’est-à-dire
leurs capacités, de façon productive. Ils peuvent
en principe s’émanciper du capital, se soustraire au
capitalisme pour autoproduire des biens matériels et immatériels
pour leur propre usage commun en les soustrayant à la forme
valeur, c’est-à-dire à la forme argent, à
la forme marchandise. Cette possibilité de soustraction et
donc d’appropriation du travail qui est aussi refus et abolition
du travail, ouvre une brèche dans le système par laquelle
peut en principe s’amorcer un exode de la société
du travail et de la marchandise- exode que préfigure notamment
le mouvement des logiciels libres.
Autovalorisation ?
Tout cela a été dit plus ou moins explicitement par
Yann Moulier-Boutang, en particulier, dans la revue Multitudes.
Mais la notion d’autovalorisation oppose, à mon avis,
un formidable obstacle à la perspective d’une sortie
de l’économie basée sur la valeur. Le terme
« valoriser » signifie normalement « conférer
une valeur monétaire », une valeur marchande. Le «
procès de valorisation » désigne le «
procès de production de survaleur » ; « la valorisation
de la valeur » désigne l’emploi d’un capital
– particulièrement d’un capital argent –
pour faire de l’argent et donc faire croître la valeur
du capital. L’autovalorisation entendue au sens normal signifie
donc les diverses manières de se conférer à
soi-même une valeur monétaire ou de se traiter soi-même
comme un capital que l’on entreprendrait d’accroître.
C’est ainsi d’ailleurs que l’entend le néo-libéralisme
américain. « La personne est une entreprise »
conclut Pierre Lévy [17] . Or il est de toute évidence
impossible de valoriser le capital que l’on est sans le mettre
en œuvre pour la production de marchandises, ou ce qui revient
au même, de prestations pouvant être vendues, et vendues
avec profit dans la mesure où elles contiennent une survaleur
fruit d’un surtravail. L’autovalorisation au sens propre
de valorisation de soi par soi est donc une impossibilité
; car nul ne peut avoir une valeur d’échange pour soi-même,
nul ne peut convertir ses capacités, compétences,
etc. en argent sans les louer ou les vendre sous la forme de services-marchandises
à des clients solvables ; nul ne peut se payer soi-même.
L’autovalorisation n’est rien d’autre que la vente
de soi, la marchandisation de soi, l’auto-aliénation
et l’auto-exploitation décrites dans l’abondante
littérature, principalement allemande et américaine,
qui reprend le thème de « l’entreprise de soi
», de la « Ich AG », de la « I Inc. »,
de ce que j’ai appelé le self-entrepreneur. Le capital
fixe humain ne peut exister en dehors du monde de la marchandise
dans lequel son détenteur s’insère comme producteur
d’une marchandise qu’il est lui-même. On peut
évidemment donner à « autovaloriser »
et à « valeur » un sens différent de celui
qu’ont ces termes en économie politique : le sens de
« décider nous-mêmes de la nature de la valeur
ou des valeurs et de leurs formes ». C’est ce sens-là
qui a eu cours en Italie, chez Negri notamment. Mais il faut alors
préciser qu’on quitte le terrain de l’économie,
que l’on se place sur celui de l’anti-économie,
au lieu de glisser d’un sens à l’autre et d’entretenir
une confusion propice aux solutions verbales. Faute de cette clarification,
le « capitalisme cognitif » reste dans les limites d’une
poursuite de la valorisation de la valeur.
Autoproduction high-tech
On ne dépassera ces limites ni en pratique, ni par la pensée
aussi longtemps qu’on se place sur le terrain de la production
des marchandises, des rapports d’achat et de vente, aussi
longtemps qu’on confond la production de richesse avec la
production de valeur ; aussi longtemps que les mêmes personnes
seront divisées contre elles-mêmes comme consommateurs
et comme producteurs, comme acheteurs de marchandises et comme vendeurs
de travail ; aussi longtemps que les premiers ne verront pas la
possibilité et n’auront pas un intérêt
vital à soustraire progressivement leurs consommation et
leur travail à la forme marchandise, à la forme valeur
et de se soustraire au capitalisme pour prendre le pouvoir sur la
détermination de leurs besoins et sur leur vie. La reconstitution
de l’unité des consommateurs et des producteurs répond
aujourd’hui à l’intérêt vital et
à un besoin vital des populations du Nord aussi bien du Sud.
« À un besoin vital » dans la mesure où
elles ne peuvent satisfaire leurs besoins élémentaires
par l’achat de marchandises sur le marché. «
À un intérêt vital » dans la mesure où
une gamme croissante de produits désirables ou nécessaires
cessent d’être produits parce que leur production est
insuffisamment rentable pour le capital ou, ce qui revient au même,
parce qu’au besoin, si pressant soit-il, de ces produits ne
correspond pas, dans la population, un pouvoir d’achat suffisant.
L’autoproduction hors marché, c’est-à-dire
l’unification du sujet de la production et du sujet de la
consommation, offre seule une issue pour échapper à
cette détermination par le capital du contenu des besoins
et du mode de leur satisfaction.
Il ne faut pas concevoir cette réunification à l’échelle
individuelle ou privée seulement, comme l’a fait Alvin
Toffler à propos des « prosommateurs » qui couvrent
une partie croissante de leurs besoins par le « do it yourself
» [18] . La « prosommation » (contraction de production
et de consommation) peut actuellement s’étendre à
des populations entières, être coordonnée à
l’échelle planétaire par l’interconnection
d’ateliers communaux d’autoproduction high-tech, auto-organisée
en réseaux de coopération, d’assistance mutuelle,
de diffusion permanente d’innovations et d’idées.
La totalité des produits nécessaires à une
« vie attrayante » peut, selon Frithjof Bergmann (qui
décompte trente-huit de ces produits) être fabriquée
localement dans des ateliers de quartiers ou des ateliers mobiles
avec une dépense de travail largement inférieure,
une productivité très supérieure à celles
de leur production industrielle. Et cela sans parler des économies
qu’entraîne la désintermédiation, la relocalisation,
la simplification extrême de la gestion [19]. La principale
force productive mise en œuvre dans l’autoproduction
high-tech est universellement disponible, gratuitement accessible
et inusable : c’est l’inventivité humaine mise
continuellement à la disposition de tous sous la forme de
logiciels libres.
La sous-utilisation dans les sociétés capitalistes
du potentiel productif des ordinateurs a été fréquemment
signalée par des informaticiens. La gamme des fabrications
que pourraient réaliser les équipements périphériques
des ordinateurs n’a cessé de s’allonger. Un nouveau
pas de géant est franchi avec la mise au point des «
fabbers » ou « digital fabricators » qui, transportables
dans un break ou une camionnette, peuvent fabriquer n’importe
quel objet à trois dimensions en un minimum de temps et à
coût minime.
Dans un article publié dans le Open Source Jahrbuch 2005,
Stefen Merten et Stefan Meretz, cofondateurs d’Oekonux, décrivent
le fabber comme une machine qui ne prédétermine ni
ne limite les fins en vue desquelles elle est utilisée ;
une machine qui, à la différence des robots, ne se
borne pas à automatiser et à copier un procès
de travail déterminé. N’importe quel procès
peut être programmé sur un même appareil. Celui-ci
préfigure une société dans laquelle «
l’énergie et la créativité humaines ne
sont plus requises que pour produire les biens informationnels »
qui mettront en marche les procès de fabrication. Les fabbers
« abolissent toute limitation de l’épanouissement
des facultés humaines [20] ».
F. Bergmann présente la diffusion des fabbers et du «
hightech self providing » comme une déclaration de
guerre aux multinationales, comme « la naissance d’une
économie entièrement nouvelle dans laquelle nous avançons
pas à pas, irrésistiblement, vers la fabrication de
nos propres produits : nos propres réfrigérateurs,
téléviseurs, téléphones mobiles et laptops.
Au lieu d’inciter les grandes entreprises à s’implanter
dans notre ville ou région, nous leur disons : « nous
n’avons pas besoin de vous ! Tout le monde sait que vous détruisez
plus d’emplois que vous n’en créez. Nous allons
fabriquer vos produits dans nos ateliers de quartier. Vous ne pourrez
plus nous faire chanter en menaçant de vous délocaliser
au Brésil [21].
En réalité, le développement de secteurs autonomes
d’autoproduction non marchande ne peut, comme le suggère
F. Bergmann, avoir la forme d’une promenade paisible, avançant
« pas à pas ». Il devra être porté
par un mouvement social transnational, coordonnant ses priorités
stratégiques et se donnant pour but d’abolir le travail
marchandise et d’émanciper la production de richesse
des rapports de valeur. En simplifiant le problème, F. Bergmann
semble surtout soucieux de réfuter les objections conservatrices,
selon lesquelles l’autoprodcution, en réduisant le
montant des revenus monétaires dont la population aura besoin,
permettra aux entreprises d’abaisser les salaires et de précariser
l’emploi à outrance. F. Bergmann a raison de soutenir
la thèse inverse : moins nous aurons besoin de gagner de
l’argent, moins nous serons enclins à accepter des
emplois mal payés et dégradants. Dans la mesure où
le développement de secteurs soustraits au rapport de capital
démontre et annonce par sa dynamique qu’une autre vie
est possible au-delà du capitalisme, la lutte contre celui-ci
pourra se durcir, se radicaliser, abandonner toute retenue sans
craindre de mettre l’économie en danger. Le «
Nous n’avons pas besoin de vous ! » que F. Bergmann
jette à la figure du patronat mondialisé résonne
comme un cri de libération : de libération de la combativité,
de l’imaginaire et du désir.
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