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Origine : http://ecorev.org/spip.php?article5
L’écologie, c’est comme le suffrage universel
et le repos du dimanche dans un premier temps, tous les bourgeois
et tous les partisans de l’ordre vous disent que vous voulez
leur ruine, le triomphe de l’anarchie et de l’obscurantisme.
Puis, dans un deuxième temps, quand la force des choses et
la pression populaire deviennent irrésistibles, on vous accorde
ce qu’on vous refusait hier et, fondamentalement rien ne change.
La prise en compte des exigences écologiques conserve beaucoup
d’adversaires dans le patronat. Mais elle a déjà
assez de partisans patronaux et capitalistes pour que son acceptation
par les puissances d’argent devienne une probabilité
sérieuse.
Alors mieux vaut, dés à présent, ne pas jouer
à cache-cache : la lutte écologique n ’est pas
une fin en soi, c’est une étape. Elle peut créer
des difficultés au capitalisme et l’obliger à
changer ; mais quand, après avoir longtemp résisté
par la force et la ruse, il cédera finalement parce que l’impasse
écologique sera devenue inéluctable, il intégrera
cette contrainte comme il a intégré toutes les autres.
C’est pourquoi il faut d’emblée poser la question
franchement : que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode
des contraintes écolmgiques ou une révolution économique,
sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme
et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes
à la collectivité, à leur environnement et
à la nature ? Réforme ou révolution ?
Ne répondez surtout pas que cette question est secondaire
et que l’important, c’est de ne pas saloper la planète
au point qu’elle devienne inhabitable. Car la survie non plus
n’est pas une fin en soi : vaut-il la peine de survivre dans
"un monde transformé en hôpital planétaire,
en école planétaire, en prison planétaire et
où la tâche principale des ingénieurs de l’âme
sera de fabriquer des hommes adaptés à cette condition"
(Illich) ?
Si vous doutez encore que c’est bien ce monde que les technocrates
de l’ordre établi nous préparent, lisez le dossier
sur les nouvelles techniques de "lavage de cerveau" en
Allemagne et aux Etats-Unis [1] : à la suite de psychiatres
et de psycho-chirurgiens américains, des chercheurs attachés
à la clinique psychiatrique de l’université
de Hambourg explorent, sous la direction des professeurs Gross et
Svab, des méthodes propres à amputer les individus
de cette agressivité qui les empêche de supporter tranquillement
les frustrations les plus totales : celles que leur imposent le
régime pénitentiaire, mais aussi le travail à
la chaîne, l’entassement dans des cités surpeuplées,
l’école, le bureau, l’armée.
Il vaut mieux tenter de définir, dés le départ,
pour quoi on lutte et pas seulement contre quoi. Et il vaut mieux
essayer de prévoir comment le capitalisme sera affecté
et changé par les contraintes écologiques, que de
croire que celles-ci provoqueront sa disparition, sans plus.
Mais d’abord, qu’est-ce, en termes économiques,
qu’une contrainte écologique ? Prenez par exemple les
gigantesques complexes chimiques de la vallée du Rhin, à
Ludwigshafen (Basf), à Leverkusen (Bayer) ou Rotterdam (Akzo).
Chaque complexe combine les facteurs suivants :
- des ressources naturelles (air, eau, minéraux) qui passaient
jusqu’ici pour gratuites parce qu’elles n’avaient
pas à être reproduites (remplacées) ;
- des moyens de production (machines, bâtiments) qui sont
du capital immobilisé, qui s’usent et dont il faut
donc assurer le remplacement (la reproduction), de préférence,
par des moyens plus puissants et plus efficaces, donnant a la firme
un avantage sur ses concurrents ;
- de la force de travail humaine qui, elle aussi, demande à
être reproduite (il faut nourrir, soigner, loger, éduquer
les travailleurs).
En économie capitaliste, la combinaison de ces facteurs,
au sein du processus de production, a pour but dominant le maximum
de profit possible (ce qui, pour une firme soucieuse de son avenir,
signifie aussi : le maximum de puissance, donc d’investissements,
de présence sur le marché mondial). La recherche de
ce but retentit profondément sur la façon dont les
différents facteurs sont combinés et sur l’importance
relative qui est donnée à chacun d’eux.
La firme, par exemple, ne se demande jamais comment faire pour
que le travail soit le plus plaisant, pour que l’usine ménage
au mieux les équilibres naturels et l’espace de vie
des gens, pour que ses produits servent les fins que se donnent
les communautés humaines. Elle se demande seulement comment
faire pour produire le maximum de valeurs marchandes au moindre
coût monétaire. Et à cette dernière question
elle répond : " Il me faut privilégier le fonctionnement
parfait des machines, qui sont rares et chères, par rapport
à la santé physique et psychique des travailleurs
qui sont rapidement remplaçables pour pas cher. Il me faut
privilégier les bas coûts de revient par rapport aux
équilibres écologiques dont la destruction ne sera
pas à ma charge. Il me faut produire ce qui peut se vendre
cher, même si des choses moins coûteuses pourraient
être plus utiles. "
Tout porte l’empreinte de ces exigences capitalistes : la
nature des produits, la technologie de production, les conditions
de travail, la structure et la dimension des entreprises...
Mais voici que, dans la vallée du Rhin notamment, l’entassement
humain, la pollution de l’air et de l’eau ont atteint
un degré tel que l’industrie chimique, pour continuer
de croître ou même seulement de fonctionner, se voit
obligée de filtrer ses fumées et ses effluents, c’est-à-dire
de reproduire des conditions et des ressources qui, jusqu’ici,
passaient pour " naturelles " et gratuites. Cette nécessité
de reproduire l’environnement va avoir des incidences évidentes
: il faut investir dans la dépollution, donc accroître
la masse des capitaux immobilisés : il faut ensuite assurer
l’amortissement (la reproduction) des installations d’épuration
: et le produit de celles-ci (la propreté relative de l’air
et de l’eau) ne peut être vendu avec profit.
En somme, il y a augmentation simultanée du poids du capital
investi (de la "composition organique"), du coût
de reproduction de celui-ci et des coûts de production, sans
augmentation correspondante des ventes. Par conséquent, de
deux choses l’une : ou bien le taux de profit baisse, ou bien
le prix des produits augmente.
La firme cherchera évidemment à relever ses prix
de vente. Mais elle ne s’en tirera pas aussi facilement :
toutes les autres firmes polluantes (cimenteries, métallurgie,
sidérurgie, etc.) chercheront, elles aussi, à faire
payer leurs produits plus cher par le consommateur final. La prise
en compte des exigences écologiques aura finalement cette
conséquence : les prix tendront à augmenter plus vite
que les salaires réels, le pouvoir d’achat populaire
sera donc comprimé et tout se passera comme si le coût
de la dépollution était prélevé sur
les ressources dont disposent les gens pour acheter des marchandises.
La production de celles-ci tendra donc à stagner ou à
baisser ; les tendances à la récession ou à
la crise s’en trouveront aggravées. Et ce recul de
la croissance et de la production qui, dans un autre système,
aurait pu être un bien (moins de voitures, moins de bruit,
plus d’air, des journées de travail plus courtes, etc.),
aura des effets entièrement négatifs : les productions
polluantes deviendront des biens de luxe, inaccessibles à
la masse, sans cesser d’être à la portée
des privilégiés : les inégalités se
creuseront : les pauvres deviendront relativement plus pauvres et
les riches plus riches.
La prise en compte des coûts écologiques aura, en
somme, les mêmes effets sociaux et économiques que
la crise pétrolière. Et le capitalisme, loin de succomber
à la crise, la gérera comme il l’a toujours
fait : des groupes financiers bien placés profiteront des
difficultés de groupes rivaux pour les absorber à
bas prix et étendre leur mainmise sur l’économie.
Le pouvoir central renforcera son contrôle sur la société
: des technocrates calculeront des normes " optimales"
de dépollution et de production, édicteront des réglementations,
étendront les domaines de " vie programmée "
et le champ d’activité des appareils de répression.
On détournera la colère populaire, par des mythes
compensateurs, contre des boucs émissaires commodes (les
minorités ethniques ou raciales, par exemple, les "chevelus",
les jeunes...) et l’Etat n’assoira plus son pouvoir
que sur la puissance de ses appareils : bureaucratie, police, armée,
milices rempliront le vide laissé par le discrédit
de la politique de parti et la disparition des partis politiques.
Il suffit de regarder autour de soi pour percevoir, en France et
ailleurs, les signes d’une semblable dégénérescence.
Direz-vous que rien de tout cela n’est inévitable
? Sans doute. Mais c’est bien ainsi que les choses risquent
de se passer si le capitalisme est contraint de prendre en compte
les coûts écologiques sans qu’une attaque politique,
lancée à tous les niveaux, lui arrache la maîtrise
des opérations et lui oppose un tout autre projet de société
et de civilisation. Car les partisans de la croissance ont raison
sur un point au moins : dans le cadre de l’actuelle société
et de l’actuel modèle de consommation, fondés
sur l’inégalité, le privilège et la recherche
du profit, la non-croissance ou la croissance négative peuvent
seulement signifier stagnation, chômage, accroissement de
l’écart qui sépare riches et pauvres. Dans le
cadre de l’actuel mode de production, il n’est pas possible
de limiter ou de bloquer la croissance tout en répartissant
plus équitablement les biens disponibles.
En effet, c’est la nature même de ces biens qui interdit
le plus souvent leur répartition équitable : comment
voulez-vous répartir "équitablement" les
voyages en Concorde, les Citroèn DS ou SM, les appartements
au sommet des immeubles-tours avec piscine, les mille produits nouveaux,
rares par definition, que l’industrie lance chaque année
pour dévaloriser les modèles anciens et reproduire
l’inégalité et la hiérarchie sociales
? Et comment répartir " équitablement "
les titres universitaires, les postes de contremaître, d’ingénieur
en chef ou de titulaire de chaire.
Comment ne pas voir que le ressort principal de la croissance réside
dans cette fuite en avant généralisée que stimule
une inégalité délibérément entretenue
: dans ce que Ivan Illich appelle "la modernisation de la pauvreté
" ? Dès que la masse peut espérer accéder
à ce qui était jusque-là un privilège
de l’élite, ce privilège (le bac, la voiture,
le téléviseur) est dévalorisé par là
même, le seuil de la pauvreté est haussé d’un
cran, de nouveaux privilèges sont créés dont
la masse est exclue. Recréant sans cesse la rareté
pour recréer l’inégalité et la hiérarchie,
la société engendre plus de besoins insatisfaits qu’elle
n’en comble, le taux de croissance de la frustration excède
largement celui de la production " (lllich).
Tant qu’on raisonnera dans les limites de cette civilisation
inégalitaire, la croissance apparaîtra à la
masse des gens comme la promesse - pourtant entièrement illusoire
- qu’ils cesseront un jour d’être " sous-privilégiés",
et la non-croissance comme leur condamnation à la médiocrité
sans espoir. Aussi n’est ce pas tant à la croissance
qu’il faut s’attaquer qu’à la mystification
qu’elle entretient, à la dynamique des besoins croissants
et toujours frustrés sur laquelle elle repose, à la
compétition qu’elle organise en incitant les individus
à vouloir, chacun, se hisser "au-dessus " des autres.
La devise de cette société pourrait être : Ce
qui est bon pour tous ne vaut rien. Tu ne seras respectable que
si tu as " mieux " que les autres.
Or c’est l’inverse qu’il faut affirmer pour rompre
avec l’idéologie de la croissance : Seul est digne
de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être
produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne.
Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence,
car dans une société sans privilège, il n ’y
a pas de pauvres.
Essayer d’imaginer une société fondée
sur ces critères. La production de tissus pratiquement inusables,
de chaussures durant desannées, de machines faciles à
réparer et capables de fonctionner un siècle, tout
cela est, dès à présent, à la portée
de la technique et de la science de même que la multiplication
d’installations et de services collectifs (de transport, de
blanchissage, etc.) dispensant chacun de l’achat de machines
coûteuses, fragiles et dévoreuses d’énergie.
Supposez dans chaque immeuble collectif deux ou trois salles de
télévision (une par programme) ; une salle de jeux
pour les enfants ; un atelier bien équipé de bricolage
; une buanderie avec aire de séchage et de repassage : aurez-vous
encore besoin de tous vos équipements individuels, et irez-vous
encore vous embouteiller sur les routes s’il y a des transports
collectifs commodes vers les lieux de détente, des parcs
de bicyclettes et de cyclomoteurs sur place, un réseau dense
de transports en commun pour les banlieues et les villes ?
Imaginez encore que la grande industrie, planifée centralement,
se borne à ne produire que le nécessaire : quatre
ou cinq modèles de chaussures et de vêtements qui durent,
trois modèles de voitures robustes et transformables, plus
tout ce qu’il faut pour les équipements et services
collectifs. C’est impossible en économie de marché
? Oui. Ce serait le chômage massif ? Non : la semaine de vingt
heures, à condition de changer le système. Ce serait
l’uniformité et la grisaille ? Non, car imaginez encore
ceci : Chaque quartier, chaque commune dispose d’ateliers,
ouverts jour et nuit, équipés de gammes aussi complètes
que possible d’outils et de machines, où les habitants,
individuellement, collectivement ou en groupes, produiront pour
eux-mêmes, hors marché, le superflu, selon leurs goûts
et désirs. Comme ils ne travailleront que vingt heures par
semaine (et peut-être moins) à produire le nécessaire,
les adultes auront tout le temps d’apprendre ce que les enfants
apprendront de leur côté dès l’école
primaire : travail des tissus, du cuir, du bois, de la pierre, des
métaux ; électricité, mécanique, céramique,
agriculture...
C’est une utopie ? Ce peut être un programme. Car cette
"utopie " correspond à la forme la plus avancée,
et non la plus fruste, du socialisme : à une société
sans bureaucratie, où le marché dépérit,
où il y en a assez pour tous et où les gens sont individuellement
et collectivement libres de façonner leur vie, de choisir
ce qu’ils veulent faire et avoir en plus du nécessaire
: une société où "le libre développement
de tous serait à la fois le but et la condition du libre
développement de chacun ". Marx dixit.
[1] Les Temps modernes. mars 1974. Le Sauvage, avril 1974
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