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Origine : http://ecorev.org/spip.php?article568
La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été
plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une
radicale nouveauté. Par son développement même,
le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe
qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système
qui survit par des subterfuges à la crise de ses catégories
fondamentales : le travail, la valeur, le capital.
André Gorz, le 17/09/2007.
La crise du système se manifeste au niveau macro-économique
aussi bien qu’au niveau micro-économique. Elle s’explique
principalement par un bouleversement technoscientifique qui introduit
une rupture dans le développement du capitalisme et ruine,
par ses répercussions la base de son pouvoir et sa capacité
de se reproduire. J’essaierai d’analyser cette crise
d’abord sous l’angle macro-économique [1], ensuite
dans ses effets sur le fonctionnement et la gestion des entreprises
[2].
[1] L’informatisation et la robotisation ont permis de produire
des quantités croissantes de marchandises avec des quantités
décroissantes de travail. Le coût du travail par unité
de produit ne cesse de diminuer et le prix des produits tend à
baisser. Or plus la quantité de travail pour une production
donnée diminue, plus le valeur produite par travailleur -
sa productivité - doit augmenter pour que la masse de profit
réalisable ne diminue pas. On a donc cet apparent paradoxe
que plus la productivité augmente, plus il faut qu’elle
augmente encore pour éviter que le volume de profit ne diminue.
La course à la productivité tend ainsi à s’accélérer,
les effectifs employés à être réduits,
la pression sur les personnels à se durcir, le niveau et
la masse des salaires à diminuer. Le système évolue
vers une limite interne où la production et l’investissement
dans la production cessent d’être assez rentables.
Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation
productive du capital productif ne cesse de régresser. Aux
États-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard &
Poor’s disposent de 631 milliards de réserves liquides
; la moitié des bénéfices des entreprises américaines
provient d’opérations sur les marchés financiers.
En France, l’investissement productif des entreprises du CAC
40 n’augmente pas même quand leurs bénéfices
explosent.
La production n’étant plus capable de valoriser l’ensemble
des capitaux accumulés, une partie croissante de ceux-ci
conserve la forme de capital financier. Une industrie financière
se constitue qui ne cesse d’affiner l’art de faire de
l’argent en n’achetant et ne vendant rien d’autre
que diverses formes d’argent. L’argent lui-même
est la seule marchandise que l’industrie financière
produit par des opérations de plus en plus hasardeuses et
de moins en moins maîtrisables sur les marchés financiers.
La masse de capital que l’industrie financière draine
et gère dépasse de loin la masse de capital que valorise
l’économie réelle (le total des actifs financiers
représente 160 000 milliards de dollars, soit trois à
quatre fois le PIB mondial). La "valeur" de ce capital
est purement fictive : elle repose en grande partie sur l’endettement
et le "good will", c’est-à-dire sur des anticipations
: la Bourse capitalise la croissance future, les profits futurs
des entreprises, la hausse future des prix de l’immobilier,
les gains que pourront dégager les restructurations, fusions,
concentrations, etc. Les cours de Bourse se gonflent de capitaux
et de leurs plus-values futurs et les ménages se trouvent
incités par les banques à acheter (entre autres) des
actions et des certificats d’investissement immobilier, à
accélérer ainsi la hausse des cours, à emprunter
à leur banque des sommes croissantes à mesure qu’augmente
leur capital fictif boursier.
La capitalisation des anticipations de profit et de croissance entretien
l’endettement croissant, alimente l’économie
en liquidités dues au recyclage bancaire de plus-value fictives,
et permet aux États-Unis une "croissance économique"
qui, fondée sur l’endettement intérieur et extérieur,
est de loin le moteur principal de la croissance mondiale (y compris
de la croissance chinoise). L’économie réelle
devient un appendice des bulles spéculatives entretenues
par l’industrie financière. Jusqu’au moment,
inévitable, où les bulles éclatent, entraînent
les banques dans des faillites en chaîne, menaçant
le système mondial de crédit d’effondrement,
l’économie réelle d’une dépression
sévère et prolongée (la dépression japonaise
dure depuis bientôt quinze ans) .
On a beau accuser le spéculation, les paradis fiscaux, l’opacité
et le manque de contrôle de l’industrie financière
(en particulier des hedge funds), la menace de dépression,
voire d’effondrement qui pèse sur l’économie
mondiale n’est pas due au manque de contrôle ; elle
est due à l’incapacité du capitalisme de se
reproduire. Il ne se perpétue et ne fonctionne que sur des
bases fictives de plus en plus précaires. Prétendre
redistribuer par voie d’imposition les plus-values fictives
des bulles précipiterait cela même que l’industrie
financière cherche à éviter : la dévalorisation
de masses gigantesque d’actifs financiers et la faillite du
système bancaire. La "restructuration écologique"
ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible
d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement
avec les méthodes et la logique économique qui y mènent
depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial
sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à
l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de
l’ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85%
jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement
climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°,
les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.
La décroissance est donc un impératif de survie. Mais
elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une
autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence,
l’effondrement ne pourrait être évité
qu’à force de restrictions, rationnements, allocations
autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie
de guerre. La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon
ou d’une autre, civilisée ou barbare. La question porte
seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la cadence
à laquelle elle va s’opérer.
La forme barbare nous est déjà familière.
Elle prévaut dans plusieurs régions d’Afrique,
dominées par des chefs de guerre, par le pillage des ruines
de la modernité, les massacres et trafics d’êtres
humains, sur fond de famine. Les trois Mad Max étaient des
récits d’anticipation.
Une forme civilisée de la sortie du capitalisme, en revanche,
n’est que très rarement envisagée. L’évocation
de la catastrophe climatique qui menace conduit généralement
à envisager un nécessaire "changement de mentalité",
mais la nature de ce changement, ses conditions de possibilité,
les obstacles à écarter semblent défier l’imagination.
Envisager une autre économie, d’autres rapports sociaux,
d’autres modes et moyens de production et modes de vie passe
pour "irréaliste", comme si la société
de la marchandise, du salariat et de l’argent était
indépassable. En réalité une foule d’indices
convergents suggèrent que ce dépassement est déjà
amorcé et que les chances d’une sortie civilisée
du capitalisme dépendent avant tout de notre capacité
à distinguer les tendances et les pratiques qui en annoncent
la possibilité.
[2] Le capitalisme doit son expansion et sa domination au pouvoir
qu’il a pris en l’espace d’un siècle sur
la production et la consommation à la fois. En dépossédant
d’abord les ouvriers de leurs moyens de travail et de leurs
produits, il s’est assuré progressivement le monopole
des moyens de production et la possibilité de subsumer le
travail. En spécialisant, divisant et mécanisant le
travail dans de grandes installations, il a fait des travailleurs
les appendices des mégamachines du capital. Toute appropriation
des moyens de production par les producteurs en devenait impossible.
En éliminant le pouvoir de ceux-ci sur la nature et la destination
des produits, il a assuré au capital le quasi-monopole de
l’offre, donc le pouvoir de privilégier dans tous les
domaines les productions et les consommations les plus rentables,
ainsi que le pouvoir de façonner les goûts et désirs
des consommateurs, la manière dont ils allaient satisfaire
leurs besoins. C’est ce pouvoir que la révolution informationnelle
commence de fissurer. [...]
Suite de ce texte dans le numéro 28.
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