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Origine : http://ecorev.org/spip.php?article382
Sur la question du travail comme dans bien d’autres domaines,
André Gorz est un pionnier de la réflexion écologiste.
Ses positions ont évolué à mesure qu’il
approfondissait son analyse. Vers le milieu des années 1970
il opérait le lien entre projet d’émancipation
des êtres humains et critique du productivisme, inscrivant
l’écologie politique en prolongement et en dépassement
du marxisme. Basant alors son travail de développement de
la sphère autonome sur la réduction du temps de travail,
il s’est d’abord opposé au revenu d’existence.
Depuis son livre Misère du présent Richesse du possible
publié en 1997, il a révisé sa position et
il en est aujourd’hui l’un des meilleurs défenseurs.
Le 5 mai 2001, à Berlin, le Directeur des Ressources Humaines
de Daimler Chrysler expliquait aux participants d’un congrès
international que "les collaborateurs de l’entreprise
font partie de son capital". Il précisait que leur comportement,
leurs compétences sociales et émotionnelles jouent
un rôle important dans l’évaluation de leur qualification.
Par cette remarque, il faisait allusion au fait que le travail de
production matérielle incorpore une proportion importante
de travail immatériel. Dans le système Toyota, en
effet, les ouvriers des ateliers de montage final commandent eux-mêmes
les pièces aux sous-traitants - les commandes remontent en
une cascade inversée, du montage final aux sous-traitants
de premier rang dont les ouvriers se font eux-mêmes livrer
par ceux du deuxième rang etc. - et sont eux-mêmes
en rapport avec la clientèle. Comme le précisait il
y a quelques années le directeur de la formation de Volkswagen
: "Si les groupes de travail ont une large autonomie pour planifier,
exécuter et contrôler les processus, les flux matériels
et les qualifications, on a une grande entreprise faite de petits
entrepreneurs autonomes." Ce "transfert des compétences
entrepreneuriales vers la base" permet de "supprimer dans
une large mesure les antagonismes entre travail et capital".
L’importance que prend désormais le "travail
immatériel" dans toutes les activités n’empêche
naturellement pas que les grandes entreprises emploient une proportion
décroissante de "collaborateurs" permanents quoique
"flexibles" - les horaires, en particulier, varient en
fonction du volume des commandes - et une proportion croissante
de précaires (CDD, intérimaires et, surtout, "externes").
Ceux-ci comprennent 1°) des travailleurs des fabrications et
services externalisés, sous-traités avec des entreprises
indépendantes mais en fait très dépendantes
des grandes firmes qui font appel à elles ; 2°) des télétravailleurs
à domicile et des prestataires de services individuels dont
le volume de travail est soumis à de fortes variations et
qui sont payés au rendement ou à la vacation. Les
50 plus grandes firmes américaines n’occupent directement
que 10% des personnes qui travaillent pour elles.
Le travail immatériel suppose de la part des personnels
un ensemble d’aptitudes, de capacités et de savoirs
qu’on a pris l’habitude d’assimiler à des
"connaissances". Le "capital de connaissances"
des prestataires de travail est considéré par l’entreprise
comme le "capital humain" dont elle dispose. Il constitue
une part tendanciellement prépondérante de leur capital.
En fait, les "connaissances", quoique indispensables,
ne représentent qu’une part relativement faible des
"compétences" que l’entreprise considère
comme son "capital humain". Le DRH de Daimler Chrysler
le dit clairement : "Les collaborateurs de l’entreprise
font partie de son capital... Leur motivation, leur savoir-faire,
leur flexibilité, leur capacité d’innovation
et leur souci des désirs de la clientèle constituent
la matière première des services innovants... Leur
travail n’est plus mesuré en heures mais sur la base
des résultats réalisés et de leur qualité...
Ils sont des entrepreneurs." Les "compétences"
dont il est question ne s’apprennent pas à l’école,
à l’université ou dans les cours de formation.
Elles ne sont pas mesurables ou évaluables selon des étalons
préétablis. Elles sont des "talents" - d’improvisation,
d’innovation, d’invention continuelles - beaucoup plus
que des savoirs. Cela tient à la nature de l’économie
de réseau. Chaque entreprise est insérée dans
un réseau territorial lui-même interconnecté
avec d’autres dans des réseaux transterritoriaux. La
productivité des entreprises dépend dans une large
mesure des capacités de coopération, de communication,
d’auto-organisation de leurs membres ; de leur capacité
de saisir globalement une situation, de juger et décider
sans délai, d’assimiler et de formuler des idées.
Ils sont les acteurs d’une organisation qui ne cesse de s’organiser,
d’une organisation en voie d’auto-organisation incessante.
Leur produit n’est pas quelque chose de tangible mais, avant
tout, l’activité interactive qui est la leur. La capacité
de se produire comme activité est à la base de tous
les services interactifs : la psychothérapie, activités
de conseil, l’enseignement, le commerce etc. sont autant d’activités
de mise en œuvre, voire de mise en scène de soi-même.
Se produire comme activité vivante est aussi l’essence
des sports, des activités ludiques, d’activités
artistiques comme le chant, le théâtre, la danse, la
musique instrumentale.
Telle étant la nature du "capital humain", la
question pose aussitôt : Á qui appartient-il ? Qui
donc l’accumule, le produit ? Les entreprises ne sont de toute
évidence pas à son origine. Son accumulation primitive
est assumée dans sa quasi-intégralité par la
société dans son ensemble. Les géniteurs et
éducateurs, le système d’enseignement et de
formation, les centres de recherche publics assurent la part la
plus importante de cette accumulation en transmettant et rendant
accessible une part décisive des savoirs et connaissances,
mais aussi des capacités d’interprétation, de
communication qui font partie de la culture commune. Les personnes,
pour leur part, ont à s’approprier cette culture et
à se produire elles-mêmes en utilisant, détournant
ou pliant à leurs propres fins les moyens culturels dont
elles disposent. Cette production de soi a toujours une dimension
ludique. Elle consiste essentiellement à acquérir,
développer, enrichir des capacités de jouissance,
d’action, de communication, de création, de cognition
etc. comme des fins en elles-mêmes. Et ce développement
de soi, cette autoproduction d’un sujet aux facultés
personnelles vivantes est le but des jeux et des joutes, des sports
et des activités artistiques dans lesquelles chacun se mesure
aux autres et cherche de ou à dépasser des normes
d’excellence qui elles-mêmes sont l’enjeu de ces
activités.
Le "capital humain" est donc tout à la fois un
capital social produit par toute la société et un
capital personnel dans la mesure où il n’est vivant
que parce que la personne a réussi à s’approprier
ce capital social et à le mettre en œuvre en développant
sur sa base un ensemble de facultés, capacités et
savoirs personnels. Ce travail d’appropriation, de subjectivation,
de personnalisation, accompli sur la base d’un fond culturel
commun est le travail originaire de production de soi.
Les entreprises disposent ainsi presque gratuitement d’un
capital social humain qu’elles se bornent à compléter
et adapter à leurs besoins particuliers. Á mesure
que la capacité de produire des connaissances nouvelles,
d’échanger et communiquer des savoirs et des informations,
de s’auto-organiser et de s’accorder avec les autres
prend une importance croissante dans le travail, la production originaire
de soi se prolonge tout au long de la vie et tend à s’autonomiser
vis-à-vis du travail et de l’entreprise. Les activités
ludiques, sportives, artistiques, culturelles, associatives par
lesquelles la personne développe ses capacités et
savoirs vivants gagnent en importance. La capacité de se
produire excède le besoin qu’en ont les entreprises.
Tout travail déterminé n’en est qu’une
mise en œuvre contingente, un possible parmi d’autres.
Tout en s’y impliquant, le sujet ne s’identifie pas
profondément à son travail. Son attachement à
une firme déterminée est faible quels que soient les
efforts de celle-ci pour se l’attacher. Les activités
hors travail tendent à revêtir pour lui une importance
plus grande que son travail immédiat. Ce dernier tend à
n’être que le moyen qui permet des activités
hors travail épanouissantes et créatrices de sens.
La gestion du personnel doit répondre dans ces conditions
à des exigences contradictoires. Les firmes doivent s’emparer
de la créativité des personnels, la canaliser vers
des actions et des buts prédéterminés et obtenir
leur soumission. Mais elles doivent éviter en même
temps d’enfermer la capacité d’autonomie dans
des limites trop étroites pour ne pas mutiler la capacité
d’adaptation, de perfectionnement, d’invention. La stratégie
patronale tend par conséquent à se déplacer
de la domination directe de l’activité de travail vers
la domination sur la production de soi, c’est-à-dire
sur l’étendue et la division des capacités et
des savoirs que les individus doivent acquérir, et sur les
conditions et modalités de leur acquisition. La domination
s’étendra donc vers l’amont et l’aval du
travail direct. Elle s’étendra au temps de non-travail,
aux possibilités d’aménager et d’organiser
le temps hors travail. La vie entière se trouve soumise aux
contraintes d’horaires et de rythmes de travail flexibles
et imprévisibles qui fragmentent le temps, introduisent des
discontinuités et font obstacle aux activités sociales
et familiales. Le temps de travail, quoique réduit, pèse
plus lourdement sur et dans la vie qu’au temps des horaires
réguliers et du travail continu.
Un récent rapport, rédigé à la demande
d’une fondation de recherche des syndicats allemands, par
des membres d’instituts universitaires et patronaux, conclut
ceci : "En raison des changements de plus en plus importants
des conditions d’emploi, de leur flexibilisation et de la
mobilité des lieux de travail, des interruptions désormais
‘normale’ de l’activité par des congés
de formation, des activités familiales, des vacances mais
aussi des périodes récurrentes de chômage, la
vie privée devient de plus en plus dépendante de l’emploi
qu’on peut trouver..." Le travail empiète et déborde
de plus en plus sur la vie privée par les exigences qu’il
fait peser sur elle. De plus en plus souvent, l’individu doit
assumer la responsabilité de sa qualification, de sa santé,
de sa mobilité, bref de son "employabilité".
Chacun est contraint de gérer sa carrière tout au
long de sa vie et se voit ainsi transformé en "employeur
de son propre travail". Les auteurs suggèrent que des
syndicats modernes devraient se comporter comme des "unions
des employeurs de leur propre travail" dont les membres, à
l’égal des chefs d’entreprise, investissent leurs
revenus dans l’acquisition, tout au long de leur vie de nouvelles
connaissances, en vue d’une meilleure valorisation de leur
capital humain.
La précarité de l’emploi, les conditions changeantes
de "l’employabilité", une temporalité
fragmentée, discontinue font finalement de la production
de soi un travail nécessaire sans cesse recommencé.
Mais la production de soi a perdu son autonomie. Elle n’a
plus l’épanouissement et la recréation de la
personne pour but, mais la valorisation de son capital humain sur
le marché du travail. Elle est commandée par les exigences
de "l’employabilité" dont les critères
changeants s’imposent à chacun. Voilà donc le
travail de production de soi soumis à l’économie,
à la logique du capital. Il devient un travail comme un autre,
assurant, à I’égal de l’emploi salarié,
la reproduction des rapports sociaux capitalistes. Les entreprises
ont trouvé là le moyen de faire endosser "l’impératif
de compétitivité" par les prestataires de travail,
transformés en entreprises individuelles où chacun
se gère lui-même comme son capital.
On retrouve là la quintessence du "workfare" dans
sa version blairiste (mais le blairisme a maintenant gagné
la France et l’Allemagne sous d’autres appellations).
Le chômage est aboli, n’est plus que le signe que votre
"employabilité" est en défaut et qu’il
faut la restaurer. Les intermittences du travail emploi, comme d’ailleurs
l’accroissement du temps dit "libre", doivent être
comprises comme des temps nécessaires à cette restauration.
Celle-ci devient obligatoire, sous peine de perte des "indemnités
de recherche d’emploi" (la "jobseekers’ allowance",
nouvelle appellation de l’indemnité de chômage.)
La production de soi est asservie.
Mieux encore : Dans la foulée on abolit le salariat. Non
pas en abolissant le travail dépendant mais en abolissant,
par le discours au moins, la fonction patronale. Il n’y a
plus que des entrepreneurs, les "collaborateurs" des grandes
entreprises étant eux-mêmes des "chefs d’entreprise"
: leur entreprise consiste à gérer, accroître,
faire fructifier un capital humain qui est eux-mêmes, en vendant
leurs services. Un néophyte de l’ultra-néolibéralisme
a parfaitement exprimé cette idéologie : "La
caractéristique du monde contemporain est désormais
que tout le monde fait du commerce, c’est-à-dire achète
et vend... et veut revendre plus cher qu’il n’a investi...
Tout le monde sera constamment occupé à faire du business
à propos de tout : sexualité, mariage, procréation,
santé, beauté, identité, connaissances, relations,
idées... Nous ne savons plus très bien quand nous
travaillons et quand nous ne travaillons pas. Nous serons constamment
occupés à faire toutes sortes de business... Même
les salariés deviendront des entrepreneurs individuels, gérant
leur carrière comme celle d’une petite entreprise...,
prompts à se former au sujet des nouveautés. La personne
devient une entreprise... Il n’y a plus de "famille"
ni de "nation" qui tienne."
Tout devient marchandise, la vente de soi s’étend
à tous les aspects de l’existence personnelle, l’argent
devient le but de toutes les activités. Comme le dit Jean-Marie
Vincent, "l’emprise de la valeur n’a jamais été
aussi forte". Tout est mesuré en argent, mercantifié
par lui. Il s’est soumis tous les espaces et toutes les activités
dans lesquels l’autonomie de la production de soi était
censée pouvoir s’épanouir : les sports, l’éducation,
la recherche scientifique, la maternité, la création
artistique, la politique. L’entreprise privée s’empare
de l’espace public et des biens collectifs, vend les loisirs
et la culture comme des marchandises, transforme en propriété
privée les savoirs, les moyens d’accès aux connaissances
et à l’information. Une poignée de groupes financiers
cherche à monopoliser les fréquences radio, la conception
et la vente de cours universitaires. La victoire du capitalisme
devient totale et précisément pour cela la résistance
à l’emprise de la valeur devient de plus en plus éloquente,
massive. Dix ans après l’effondrement des États
qui s’en étaient réclamés, le communisme
retrouve son inspiration anarcho-communiste originaire : abolition
du travail abstrait, de la propriété privée
des moyens de production, du pouvoir de l’argent, du marché.
Tout cela serait dérisoire si l’anarcho-communisme
n’avait déjà trouvé une traduction pratique
et si cette pratique n’avait pour protagonistes ceux-là
mêmes dont le "capital humain" est le plus précieux
pour les entreprises : à savoir les informaticiens de haut
niveau qui ont entrepris de casser le monopole de l’accès
au savoir que Bill Gates était en train d’acquérir.
Ils ont inventé et continuent de développer à
cette fin les logiciels libres (principalement Linux, au code source
ouvert) et commencent à développer le "réseau
libre". Leur philosophie de départ est que les connaissances
reproductibles sont toujours le résultat d’une coopération
à l’échelle de toute la société
et d’échanges à l’échelle du monde
entier. Elles doivent être traitées comme un bien commun
de l’humanité, être librement accessibles à
tous et partout. Chaque participant de la "communauté
Linux" met ses talents et connaissances à la disposition
des autres et peut disposer gratuitement de la totalité des
savoirs et connaissances ainsi mis en commun. La force productive
la plus importante pour "l’économie de l’immatériel"
se trouve ainsi collectivisée, employée à combattre
son appropriation privée et sa valorisation capitaliste.
Richard Barbrook voit là l’ébauche d’une
"économie anarcho-communiste du don, seule alternative
à la domination du capitalisme monopoliste". D’autres
voient surgir la possibilité d’une auto-organisation
par les usagers/producteurs de la production et de l’échange
de connaissances, de services, de biens culturels et, potentiellement,
matériels, sans qu’il y ait besoin de passer par le
marché et la forme valeur (le prix). La production de soi
tend ainsi à s’émanciper à son plus haut
niveau technique et à se poser dans son autonomie comme sa
propre fin combattant non plus seulement le monopole de Microsoft
mais toute appropriation privée de connaissances, tout pouvoir
sur des biens collectifs. La chose était prévisible
: quand le savoir (knowledge) devient la principale force productive
et la production de soi la condition de sa mise en œuvre, tout
ce qui touche à la production, à l’orientation,
à la division du savoir devient un enjeu de pouvoir. La question
de la propriété privée ou publique, de l’usage
payant ou gratuit des moyens d’accès au savoir devient
un enjeu du conflit central. Celui-ci, tout transcendant d’anciennes
barrières de classe, définit de nouvelles formes,
de nouveaux protagonistes et de nouveaux terrains de luttes sociales.
André Gorz
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