|
Origine :
http://www.nonfiction.fr/article-695-in_memoriam.htm
Avec Ecologica, le moment est venu pour André Gorz où
le temps de l’écriture, c'est-à-dire celui qui
appartient à son auteur dans sa vie singulière, se
sépare du temps de l’œuvre dans une "durabilité
ignorante de la mort" selon la formule de Paul Ricœur.
Cette clôture de l’œuvre permet désormais
l’exercice de l’interprétation. Elle permet aussi
le travail qui situera cette œuvre dans l’histoire de
la pensée. Ecologica est donc l’ultime livre de Gorz.
Il s’agit d’un recueil de textes déjà
publiés dans des revues récentes ou dans ses ouvrages
anciens. Il est vrai que Gorz nous avait habitué à
ponctuer sa production intellectuelle par la publication régulière
de recueils qui rassemblaient sa pensée et en donnaient la
cohérence. Ce fut le cas par exemple avec la deuxième
version d’Ecologie et Politique parue en 1978 ou plus récemment
avec Capitalisme, Socialisme, Ecologie paru en 1991. Mais cette
fois-ci, le recueil prend une valeur testamentaire. Car au moment
où il choisit, rassemble et agence ses textes pour Ecologica,
Gorz sait que sa mort est proche. Il avait même déjà
réfléchi à la préface qu’il souhaitait
écrire pour présenter l’ouvrage. Malheureusement,
l’aggravation soudaine de la maladie de Dorine, sa compagne
de toujours, et le serment qu’ils s’étaient fait
l’un à l’autre de partir ensemble en ont décidé
autrement. Il faut donc rendre hommage aux éditions Galilée
de nous livrer ce recueil un peu "inachevé" quelques
mois après le suicide du couple, fin septembre 2007.
Un pionnier de l'écologie politique
Ecologica nous renseigne d’abord sur la trace que son auteur
veut laisser dans l’histoire. À n’en pas douter
c’est celle d’un pionnier de l’écologie
politique. D’emblée, dans l’entretien qui introduit
l’ouvrage, Gorz nous indique que c’est par la critique
du modèle de consommation opulent qui caractérise
nos sociétés contemporaines qu’il est "devenu
écologiste avant la lettre". L’ouvrage nous indique
ensuite quelles ont été les rencontres qui ont influencé
sa pensée. Les noms cités sont autant de petits cailloux
semés qui permettent de repérer le fil conducteur
de l’ouvrage et, dans une certaine mesure aussi, celui de
l’œuvre dans son ensemble. On n’est pas surpris
de voir Jean-Paul Sartre occuper la première place. Dès
1943, la lecture de L’Être et le Néant se révèle
très formatrice pour le jeune Gorz. Mais, c’est Critique
de la raison dialectique qui, au début des années
soixante, va aiguiser son "intérêt pour la technocritique".
Gorz considère en effet que ce n’est pas l’impératif
écologique qui conduit à l’écologie politique.
Car, dit-il, cet impératif peut aussi bien nous conduire
à un "anticapitalisme radical qu’à un pétainisme
vert". Pour lui, c’est en partant de la critique du capitalisme,
qu’on arrive immanquablement à l’écologie
politique "qui, avec son indispensable critique des besoins,
conduit en retour à approfondir et radicaliser encore la
critique du capitalisme".
Il rend ainsi hommage à la deuxième figure qui a
marqué l’évolution de sa pensée : Ivan
Illich, dont la première rencontre date de 1971. Le troisième
chapitre d’Ecologica, intitulé "L’idéologie
sociale de la bagnole" et qui reproduit un texte paru en 1975
est sans doute le plus illustratif du cheminement intellectuel que
Gorz aura effectué auprès d’Illich durant les
années soixante-dix. Ce texte est une belle réhabilitation
de la valeur d’usage au détriment de la valeur d’échange
qui renforce toujours plus la domination du système capitaliste.
Pour Gorz, c’est cette domination qui demeure l’obstacle
insurmontable pour limiter la production et la consommation. Elle
sépare toujours davantage en chacun de nous-même le
travailleur-producteur d’un côté et le consommateur
de l’autre. Elle conduit ainsi "à ce que nous
ne produisons rien de ce que nous consommons et ne consommons rien
de ce que nous produisons". Gorz affirme ensuite que ce qu’on
appelle aujourd’hui "la décroissance de l’économie"
fondée sur la valeur d’échange est déjà
en marche et va s’accentuer. La question est seulement de
savoir si elle prendra la forme d’une crise catastrophique
ou celle d’un choix de société auto-organisée,
fondant une économie et une civilisation au-delà du
salariat et des rapports marchands.
L'idée de revenu d'existence et la recherche d'une
alternative au capitalisme
Gorz dit aussi sa dette théorique envers Jean-Marie Vincent,
fondateur avec Toni Negri de la revue Futur Antérieur (devenue
en 1998 la revue Multitudes). C’est Vincent qui l’a
initié, dès 1959 à la lecture des Gründrisse
de Karl Marx, écrites avant le Capital et dans lesquelles
le philosophe allemand développait les fondements de sa critique
de l’économie politique. Le retour sur ces textes avait
fini par convaincre Gorz de la nécessité d’instaurer
un revenu d’existence qu’il avait pourtant combattu
jusqu’au milieu des années quatre-vingt dix. Depuis
Misère du présent, Richesse du possible publié
en 1997, il n’a cessé ensuite de défendre cette
idée. Il persiste et ajoute ici : "je ne pense pas que
le revenu d’existence puisse être introduit graduellement
et pacifiquement par une réforme décidée "d’en
haut"." Pour lui, cette idée marque à elle
seule une rupture. Elle oblige à voir les choses autrement
et surtout à voir l’importance des richesses qui ne
peuvent pas prendre la forme valeur, c’est-à-dire la
forme de l’argent et de la marchandise. "Le revenu d’existence,
quand il sera introduit, sera une monnaie différente de celle
que nous utilisons aujourd’hui."
Pour en finir avec le capitalisme, Gorz place enfin une grande partie
de ses espoirs dans les actions du type de celles des hackers, comme
Stephen Meretz, le cofondateur d’Oekonux (contraction de Oekonomie
et de Linux) qui étudie les moyens d’étendre
les principes des logiciels libres à l’économie.
Une façon de montrer qu’une autre économie,
fondée sur l’accès gratuit, s’ébauche
au cœur même du capitalisme. Elle inverse le rapport
entre productions de richesses marchandes et production de richesse
humaine. Gorz nous rappelle ici son acuité et sa capacité
visionnaire développée par exemple dans Adieux au
prolétariat (1980). Il a toujours attaché beaucoup
d’importance à ces formes d’insoumission. Notamment
celles conduites par ce qu’il appelait alors "la non-classe
des non-travailleurs" qui, loin d’être des exclus,
sont pour Gorz tous ceux qui ne peuvent plus s’identifier
à leur travail salarié et qui réclame une vie
où les activités autodéterminées sont
prépondérantes.
Par ce retour sur ses textes anciens, Ecologica montre en effet
que certaines des intuitions de Gorz se sont révélées
pertinentes. L’intégralité de son œuvre,
versée récemment à l’Institut mémoires
de l’édition contemporaine (comme en leur temps celles
de Michel Foucault, Félix Guattari,…) permettra aux
chercheurs de dire si les analyses de ses derniers ouvrages étaient
prémonitoires. Reste que les fidèles lecteurs de Gorz
auront toujours plaisir à redécouvrir son œuvre
majeure. Et ceux qui ne l’ont pas encore approchée
pourront, avec cet ultime recueil, s’initier à sa découverte.
|
|