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Origine :
http://www.liberation.fr/culture/livre/308524.FR.php
Lorsqu’il retrace son itinéraire, de son roman autobiographique,
le Traître, à ses travaux sur l’écologie
politique, André Gorz cite bien sûr Sartre, dont l’œuvre
a été pour lui «formatrice», Marx, Ivan
Illich, Jean-Marie Vincent ou les théoriciens de la «critique
du travail» tels que Frithjof Bergmann, Moishe Postone, ou
Robert Kurz. Mais, entre deux développements sur la «sortie
du capitalisme», il évoque immanquablement le nom de
Dorine, sa compagne, «sans qui rien ne serait». La publication
en 2006 de Lettre à D., histoire d’un amour (Galilée)
a ému des milliers de lecteurs, en ce qu’elle exprimait
avec force et pudeur cette idée toute simple que dans la
traversée houleuse de la vie on ne «tient» que
si l’on tient à quelqu’un et si quelqu’un
tient à vous. Lettre à D. s’achevait sur ces
mots : «Nous aimerions chacun ne pas survivre à la
mort de l’autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par
impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la vivre
ensemble.» André Gorz avait 84 ans, Dorine un de moins.
Ils se sont suicidés ensemble dans leur maison de Vosnon,
dans l’Aube, le lundi 24 septembre 2007.
Aliénation. Ecologica, qui paraît aujourd’hui,
n’est pas le testament intellectuel d’André Gorz.
Le volume collige des textes déjà publiés dans
des revues ou des ouvrages antérieurs mais peu disponibles.
Le plus ancien («L’idéologie sociale de la bagnole»)
date de 1975, le plus récent («La sortie du capitalisme
a déjà commencé») de 2007, si bien qu’on
peut les concevoir comme des balises ou des «échantillons»
représentatifs de toute l’œuvre théorique,
dont l’axe a été la défense de la liberté
et de l’autonomie de l’individu. Aussi dans certains
articles retrouve-t-on les thèses contre l’économisme,
l’utilitarisme, le productivisme, le consumérisme,
la logique capitaliste de l’accumulation des biens, le développement
hyperbolique des faux besoins, la «maximisation des rendements»,
les «techniques qui violent les équilibres biologiques».
Mais le plus intéressant - Gorz leur consacrait ses derniers
efforts - tient aux analyses de la «sortie du capitalisme»,
qui «n’a jamais été plus actuelle».
Analyses qui peuvent paraître paradoxales, mais dont la gauche
européenne ferait bien de s’inspirer si elle voulait
proposer une «autre vision du monde» au lieu d’une
faible alternative politicienne. Gorz ne se contente pas en effet
de mettre en cause la spéculation, les paradis fiscaux ou
le manque de contrôle de l’industrie financière.
Il montre précisément les raisons pour lesquelles
le capitalisme se révèle «incapable de se reproduire»,
et explique pourquoi la décroissance est un «impératif
de survie», supposant une rupture radicale avec la logique
du «produire plus, consommer plus», porteuse de l’aliénation
de l’homme comme de la destruction de la nature.
Un «modèle de vie visant à faire plus et mieux
avec moins» est-il utopique ? Pas tant que cela, si on considère
l’«économie de la connaissance» qu’est
en train de réaliser l’informatisation globale. Celle-ci
n’est la propriété privée de personne,
ne peut pas «devenir une vraie marchandise», et est
apte à produire une richesse «ayant vocation d’être
un bien commun». «L’emprise du capital sur la
consommation se relâche, et celle-ci peut tendre à
s’émanciper de l’offre marchande. Il s’agit
là d’une rupture qui mine le capitalisme à sa
base. La lutte engagée entre les "logiciels propriétaires"
et les "logiciels libres" […] a été
le coup d’envoi du conflit central de l’époque.
Il s’étend et se prolonge dans la lutte contre la marchandisation
de richesses premières - la terre, les semences, le génome,
les biens culturels, les savoirs et compétences communs,
constitutifs de la culture du quotidien et qui sont les préalables
de l’existence d’une société. De la tournure
que prendra cette lutte dépend la forme civilisée
ou barbare que prendra la sortie du capitalisme.»
On ne peut résumer ici les propos de Gorz (printemps 2007),
sur ce qui, créé par le capitalisme, «travaille
à sa propre extinction». Notamment ces «outils
d’une sorte d’artisanat high-tech» - utilisés
pour faire des prototypes ou des modèles tels que les digital
fabricators, les factories in a box ou les fabbers (1) -, qui «permettent
de fabriquer à peu près n’importe quels objets
à trois dimensions avec une productivité très
supérieure à celle de l’industrie et une faible
consommation de ressources naturelles», favorisent la création
d’«ateliers communaux» interconnectés où
serait produit tout ce dont une population a besoin, préfigurent
une «société de l’information» dans
laquelle «toute l’énergie humaine peut être
dépensée pour des activités créatives»
et où «le marché et les rapports marchands»
seraient remplacés par la «concertation sur ce qu’il
convient de produire». On laissera aussi découvrir
l’analyse que fait Gorz de cette «industrie financière»
qui «ne produit rien mais "crée" de l’argent
avec de l’argent, de l’argent sans substance, en achetant
et en vendant des actifs financiers et en gonflant des bulles spéculatives»
dont le développement est assuré «grâce
aux achats spéculatifs d’actifs tels que des actions,
parts de sociétés immobilières et foncières».
Certaines pages semblent l’exact compte rendu de ce qui s’est
passé avec la crise des subprimes ou ladite «fraude»
à la Société générale.
«Suffisant». Jusqu’au bout - depuis l’époque
des Temps modernes ou de la fondation du Nouvel Observateur -, André
Gorz aura été fidèle à Dorine, dont
la tendre proximité lui a révélé «qu’il
n’était pas impossible d’aimer, d’être
aimé, de sentir, de vivre, de prendre confiance en soi»,
et à une politique de la liberté, à une «exigence
éthique d’émancipation du sujet», menacé
de devenir chose parmi les choses ou appelé à «travailler
plus pour gagner plus». Il a été trop peu entendu.
Ce qu’il défendait venait, disait-on, du pays d’Utopie.
Il est vrai que «l’idée du suffisant - l’idée
d’une limite au-delà de laquelle nous produirions ou
achèterions trop, c’est-à-dire plus qu’il
ne nous en faut - n’appartient pas à l’économie
ni à l’imagination économique».
(1) Sur le sujet, André Gorz conseille de consulter le site
www.fabbers.com.
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