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Origine : http://ecorev.org/spip.php?article282
Dans Ecologie et politique (Seuil, collection Points, 1978), André
Gorz consacre un long chapitre, à la suite de Némésis
médicale d’Ivan Illich, aux liens entre médecine,
santé et société. Pour Gorz, l’enjeu
est de reprendre pouvoir sur la maladie, le corps et l’esprit,
de mettre en cause tout ce qui nous rend malade dans notre vie quotidienne,
de rétablir un rapport sain et démédicalisé
à la santé, de construire un art de vivre sans lequel
il ne peut y avoir ni sécurité ni émancipation
individuelle et collective.
Morbidité croissante, indifférence à la vraie
prévention, surconsommation spectaculaire de soins et de
médicaments qui ne rétablissent pas la santé
: comment se fait-il que médecins et médecine s’accommodent
de cette situation absurde ? Les mettre en cause n’est que
trop facile. Leurs conceptions du malade, de la maladie, de la fonction
médicale sont encore profondément marquées
par les idéologies bourgeoises des XVIIIe et XIXe siècles
: le corps est conçu comme une mécanique dont les
rouages se dérèglent, le médecin comme un ingénieur
qui les remet en place par des interventions chirurgicales, chimiques
ou électriques.
Et puis, à la différence de la médecine antique,
la médecine bourgeoise ne connaît que les individus,
non les ensembles. Cela tient, bien sûr, au rapport de clientèle
du médecin avec "ses" patients. Ceux-ci sont des
individus privés, ils demandent qu’on les soulage,
les guérisse, les conseille, tout de suite, tels qu’ils
sont, dans le monde tel qu’il est. Le médecin, c’est
son métier, s’adapte à cette demande. Personne
ne lui demande de voir au-delà des cas individuels, les causes
sociales, économiques, écologiques de la maladie.
La médecine devient ainsi une "science" bizarre
qui étudie minutieusement des structures partielles sans
prendre en considération la structure globale à laquelle
elles se rapportent.
Seuls quelques pionniers, missionnaires, têtes brûlées
s’intéressent à l’épidémiologie,
à la biologie des populations, à l’anthropologie,
aux maladies du travail. Ces authentiques chercheurs et théoriciens,
s’ils sauvent l’honneur du corps médical, n’ont
guère d’influence sur l’exercice et la fonction
de la médecine : la santé des populations ne fait
l’objet d’aucune demande solvable, personne ne paie
les médecins pour qu’ils s’en occupent et rien,
d’ailleurs, dans leur formation et leur position sociale,
ne les prépare à conseiller les gens sur la meilleure
façon d’assainir leurs habitudes et leur milieu de
vie.
Ils exercent donc leur profession dans les limites, étroites,
du système social, avec une soumission aux normes qui ne
cesse de surprendre : comment, se demande Powles [1], ont-ils pu
ne pas prévoir que l’inhalation de gaz et de vapeurs
chimiques, de fumées (celles du tabac, des métaux
en fusion, de l’huile chaude, du charbon), de poussières
(d’amiante, de coton, de granit) était extrêmement
dommageable pour la santé ? Comment ont-ils pu ne pas s’insurger,
dans les villes industrielles et minières, contre des conditions
de vie et de travail dont les ravages s’étalaient sous
leurs yeux tous les jours ? Ne refusent-ils pas d’appeler
"maladies" des processus dégénératifs
irréversibles (artériosclérose, hypertension,
arthroses, etc.) pour la seule raison qu’ils acceptent comme
"normal" un mode de vie qui favorise ces affections ?
Bref, comment peuvent-ils accepter de ne soigner qu’à
l’échelle des individus les dégâts que
ce type de civilisation et de société cause à
l’échelle des collectivités et de populations
entières ?
Mais, sitôt que vous l’avez posée, cette question
se retourne contre vous aussi bien : pourquoi vous, salariés,
citadins, électeurs, assurés sociaux, contribuables,
demandez-vous constamment à l’État ou à
vos employeurs directs de vous couvrir contre les conséquences
et les coûts de la maladie, mais non de vous protéger
contre les maladies elles-mêmes, en en éliminant les
causes ? Pourquoi revendiquez-vous sans cesse plus d’hôpitaux,
de médecins, d’infirmières, de médicaments
nouveaux au lieu de vous préoccuper des conditions qui vous
permettraient de vous passer de leurs "bienfaits" et services
? Pourquoi, au lieu de changer vos habitudes et votre façon
de vivre malsaines, demandez-vous à "votre" médecin
d’en atténuer les effets ?
[…] Allons, vous le savez bien : la responsabilité
de la surconsommation de soins et de médicaments n’incombe
pas seulement à ceux qui les vendent en mentant sur leur
efficacité technique mais aussi à ceux qui les achètent
et ne demandent qu’à être trompés.
[…] Non que le patient soit un simulateur et le médecin
un imposteur : l’affaire est beaucoup plus complexe, car la
santé et la maladie sont toujours aussi une question d’appréciation
; et cette appréciation varie selon le contexte social et
culturel plus encore que selon le tempérament des individus.
Les mêmes symptômes ne seront pas ressentis de la même
façon le lundi ou le samedi, avant l’ouverture de l’usine
ou avant un rendez-vous d’amoureux. Les gens "cultivés",
habitués à l’auto-observation, se sentent malades
plus promptement que les gens "frustes", habitués
à passer outre. Les salariés, frustrés par
la stupidité d’un travail parcellaire, sont plus promptement
malades que le paysan ou l’artisan qui doit venir à
bout de sa tâche sous peine de péricliter.
La maladie, comme le rappellent Dupuy et Karsenty [2], est aussi
une "grève" ou une protestation passive, et elle
n’est même que cela, de nos jours, dans la majorité
des cas : 75 % des patients, affirment les généralistes,
ne présentent pas de lésions organiques et viennent
chercher chez le médecin un réconfort au moins autant
qu’un traitement. Ces malades n’ont pas de maladie cliniquement
définissable, bien que leurs troubles soient réels
et puissent aboutir à des lésions. Les médecins
les appellent des "fonctionnels" ou des "psychosomatiques"
et acceptent le plus souvent de traiter leurs symptômes par
des médicaments coûteux et toxiques. C’est là
que réside la supercherie.
En effet, ces vrais malades sans maladie définissable sont,
le plus souvent, des gens qui n’en peuvent plus et viennent
demander une aide ou une dispense. […] Or cette supercherie
est grosse de risques redoutables que des médecins d’avant-garde
ont bien perçus avant qu’Illich [3], à son tour,
ne la dénonce. Elle ne consiste pas seulement, (cette supercherie),
à appliquer un traitement technique à un appel au
secours prenant la forme de la maladie : elle consiste plus fondamentalement
à traiter le "je n’en peux plus" du patient
comme une anomalie temporaire que la médecine aurait pour
mission d’éliminer au plus vite. Voilà donc
la médecine et les médecins transformés en
agents de normalisation sociale. Ils ont pour mission d’éliminer
les symptômes qui rendent le patient inadapté à
son rôle, impropre au travail. […] Agir alors comme
si le mal c’étaient les symptômes et non le travail
qui les provoque, c’est faire remplir à la médecine
une tâche complémentaire de l’école, de
l’armée, de la prison : celle de fournir des individus
"normalisés" socialement, c’est-à-dire
ajustés (par conditionnement chimique, au besoin) au rôle
social que la société a défini pour eux.
[…] Il est donc grand temps de repenser la médecine
ou, plus exactement, les déterminants de la santé
et de la maladie. Le but d’Illich est d’y provoquer.
Sa hantise, c’est qu’à la faillite de la médecine
la société et les médecins ne répondent
en traitant le mal par le mal : en élargissant encore l’appareil
médical, ses compétences et ses pouvoirs, sa capacité
de contrôle social et de "médicalisation"
de la vie. Pour Illich, la seule réponse saine à cette
crise est la déprofessionnalisation de la médecine,
c’est-à-dire : l’abolition du monopole des médecins
en matière de santé et de maladie ; la reconquête
par les profanes de leur capacité autonome à prendre
soin d’eux-mêmes. Cette façon de voir n’est
pas irréaliste sur le plan technique (quoiqu’elle suppose
des transformations politico-culturelles radicales).
[…] la reconquête de la santé suppose l’abolition
du travail forcé salarié ; elle suppose que les travailleurs
recouvrent la maîtrise des conditions, des outils et des buts
de leur travail commun ; elle suppose une nouvelle culture dont
les activités productrices cessent d’être des
obligations extérieures pour retrouver leur autonomie, leur
diversité, leur rythme et devenir joie, communication, "hygiène",
c’est à dire art de vivre. Il faut, pense Illich, démédicaliser
la santé tout comme il faut déscolariser l’accès
au savoir. Car de même que nous ne retrouverons la culture
que si elle est arrachée à l’école pour
devenir possibilité d’apprendre, d’enseigner,
de créer partout où l’on se trouve et quoi qu’on
fasse, de même nous ne retrouverons la santé que si
elle cesse d’être l’affaire des spécialistes
pour devenir une tâche et une vertu partout présentes,
réglant en permanence la vie individuelle et collective.
André Gorz
[1] John Powles, Science, medicine and man, volume 1, The Pergamon
Press, Londres, 1974.
[2] Jean-Pierre Dupuy et Serge Karsenty, L’invasion pharmaceutique,
Seuil, collection Points, 1974.
[3] Ivan Illich, Némésis médicale, Seuil,
1975 (réédité dans Oeuvres complètes,
volume 1, Fayard, 2004).
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