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Origine : http://www.marievictoirelouis.net/sitemvl/photo.php?cat=45&num=1&expand=all&id=
Les questions qui suivent ont été posées à
André Gorz par écrit. Les réponses n'ont donc
pu être rediscutées sans que cet échange prenne
des proportions excessives.
GRIF. - La perspective d'une inversion du rapport entre temps de
travail et temps à vivre, ainsi que la critique du productivisme
semblent devoir rencontrer les aspirations des femmes et la revendication
féministe. Les femmes, exclues du « marché du
travail » ou n'y participant que de manière secondaire,
sont moins prisonnières que les hommes de l'idéologie
du travail telle que l'a développée le capitalisme
industriel, et ont conservé à son égard une
position plus critique. Dans le mouvement féministe récent,
parallèlement aux exigences d'égalité dans
l'accès au travail salarié. s'est développée
un courant de critique quasi instinctive de cette idéologie.
Pourtant, vos Chemins du Paradis de même que votre précédent
ouvrage Adieux au Prolétariat et ce que vous dites de la
« crise de la société de travail» rencontreront
de la part des féministes des objections certaines - sans
parler de celles que n'importe qui pourrait faire de votre lecture
de la mutation en cours et des solutions que vous proposez.
Tout d'abord, quand vous estimez que les femmes ont été
à contre-courant en revendiquant l'élargissement des
rapports marchands à la sphère du travail ménager,
vous avez peut-être raison dans un contexte qui serait différent
du nôtre. Mais, dans la société actuelle, seul
le travail marchand étant reconnu comme travail, les femmes
ne disposaient que de ce moyen pour faire reconnaître la réalité
de cette part de leur travail.
Dans ce domaine, comme dans leur revendication d'accès au
travail professionnel, les femmes doivent «jouer» entre
une situation de fait et une situation en projet qu'il s'agirait
de réaliser dans l'avenir. Elles ne peuvent lâcher
la proie pour l'ombre et sont obligées de lutter «
sur les deux fronts » qui sont à certains égards
contradictoires et à d'autres égards complémentaires.
ANDRÉ GORZ. Vous pouvez envisager la libération socio-économique
de la femme de deux façons: par la socialisation des tâches
domestiques et leur transformation en travail salarié; ou
au contraire par une si forte réduction du temps de travail
salarié que la vente de force de travail devient dans la
vie de chacun- e une activité secondaire, les activités
non salariées et non marchandes devenant prépondérantes
pour tout le monde. Il ne s'agit pas ici de deux options purement
théoriques : l'une et l'autre sont des possibilités
inscrites dans l'évolution socio-économique présente.
Il s'agit d'examiner leurs conséquences respectives et de
nous déterminer selon l'évolution que nous entendons
privilégier.
Commencez par la socialisation des tâches domestiques et leur
transformation en travail salarié.
Deux modèles s'offrent à vous : le modèle social-étatiste
et le modèle américain.
Dans le premier, qu'il s'agisse de la Chine, de Cuba ou, dans une
moindre mesure, de l'URSS, les enfants sont quasi obligatoirement
élevés dans des crèches, puis des écoles
maternelles, le ménage est fait ( en Chine surtout) par des
brigades de quartier qui vont de maison à maison. De la sorte,
plus rien ne s'oppose à ce que toutes les femmes accomplissent
un travail salarié. Vous avez donc une égalité
socio-économique au moins formelle entre hommes et femmes.
Mais cette égalité n'est pas une libération
: hommes et femmes sont égaux par leur commune aliénation
salariale, sans même parler de leur aliénation sociale.
Personne ne fait ce qu'il a choisi de faire, personne ne détermine
par soi-même les buts de son activité et l'appropriation
collective des résultats du travail reste une vue de l'esprit.
La situation n'est pas fondamentalement différente dans
le modèle américain.
Comme vous le savez sans doute, sur les fameux 13,2 millions d'emplois
qui ont été créés aux Etats-Unis depuis
dix ans, 12,3 millions sont dans le secteur tertiaire marchand (l'industrie,
elle, a perdu 1,4 million d'emplois). Il vaut la peine d'examiner
la nature de ces emplois : en tête viennent les secrétaires
personnel- les, suivie-s par les caissières, les soignant-es
et aide-soignant-es, les cuisiniers ou cuisinières, etc.
D'après les prévisions du US Bureau of Labor Statistics,
les « professions» dont les effectifs augmenteront le
plus fortement dans les dix ans à venir sont les suivantes,
suivies de l'accroissement des effectifs :
* caissières ou vendeurs et vendeuses: + 900 000
* personnels de nettoiement et de gardiennage : + 800 000
* employés de fastfoods, serveurs et serveuses : + 761 000
* secrétaires : +700 000
* aide-soignante-es : + 507 000
* infirmières et infirmiers : + 401 000
Deux professeurs du M.LT., dans le Herald Tribune du 20 juin dernier
ont calculé que plus des deux tiers de tous les emplois (
contre 45 % il y a quinze ans ) sont des emplois mal payés,
sans qualification ni chance d'évolution professionnelle.
Il s'agit essentiellement de « jobs » que les gens acceptent
faute de mieux, pour lesquels il n'y a ni conventions collectives
ni, souvent, possibilité de syndicalisation et où
le turnover est très élevé.
Vous constaterez d'ailleurs que la majorité de ces emplois
résultent de la socialisation des tâches domestiques
ou ménagères.
Cette socialisation - en particulier les fastfoods où sont
actuellement dépensés 25 % de l'argent des ménages,
et les services de nettoiement domestique - libère une partie
des femmes des tâches ménagères et astreint
une armée de travailleuses et de travailleurs sous-payés
à exécuter ces mêmes tâches à plein
temps.
Il va de soi que les employée-es des fastfoods, des services
de nettoiement, les aide-soignante-s, etc., n'ont pas les moyens
de confier leurs tâches ménagères à des
entreprises extérieures.
La libération d'une partie des femmes de leurs tâches
domestiques se fait au prix de l'oppression et de l'exploitation
renforcées d'autres femmes (et hommes).
Avec la formation de ce néo-prolétariat du tertiaire,
le clivage en classes traverse la population féminine elle-même.
« L'accès au travail professionnel » n'a aucun
caractère émancipateur pour la grande majorité
de celles qui y accèdent nouvellement.
Il faut savoir que sur les 13,2 millions d'emplois créés
depuis dix ans, 170000 seulement l'ont été dans les
technologies de pointe (dont 127000 dans l'informatique).
En somme, le but spécifique de l'émancipation féminine
ne dispense pas le mouvement des femmes de décider s'il veut
s'inscrire dans un mouvement de dépassement ou, au contraire,
de perpétuation de la société capitaliste et
marchande.
S'il revendique essentiellement des chances égales pour les
femmes de devenir technocrate, ministre ou ingénieur en chef,
le mouvement féministe n'aura de caractère émancipateur
que pour une classe minoritaire et privilégiée.
Vous me direz qu'il s'agit, pour les femmes, d'exercer un pouvoir
dans cette société, mais pour la changer. D'accord.
Mais il faut voir alors que cette société évolue
vers une réduction rapide de la quantité de travail
salarié nécessaire. Actuellement déjà,
plus de 80 % des emplois consistent en un travail prédéterminé
dans ses modalités et son contenu, auquel on ne peut donc
s'identifier et qui ne permet pas d'évolution professionnelle.
L'automatisation et l'informatisation réduiront d'au moins
30 %, d'ici à la fin du siècle, le nombre total d'heures
de travail dont une société évoluée
a besoin 3.
La question qui se pose est donc celle-ci : Voulez-vous vous emparer
de cette élimination du travail salarié pour en faire
une chance de libération ou, au estimez-vous que des emplois
salariés nouveaux, à plein temps, tout prix continuer
d'occuper les gens ?
Dans le second cas, vous optez pour le modèle américain
où - sans même parler de l'essor d'activités
militaires - une minorité de payés se paient une quantité
croissante de « serviteurs» salariés, surexploités
et employés de façon précaire.
C'est la forme d'économie dualiste vers laquelle nous allons
spontanément.
Dans le premier cas, le travail salarié, réduit pour
tous, cesse centre de la vie de chacun et les valeurs économiques
cesse prépondérantes. Nous retrouvons alors la perspective
originelle du mouvement ouvrier : « l'abolition du salariat»
qui figurait encore, il ans, dans les buts statutaires de la C.G.T.
C'est l'orientation qui seule souhaitable.
Nous savons tous, d'expérience, que les valeurs économiques
sont sans valeur esthétique et morale et inversement : l'affection,
la tendresse, les enfants, les animaux, les paysages, le beau sont
sans valeur économique et sont d'ailleurs sacrifiés
aux exigences de la rentabilité de l'industrie.
Mais dès qu'une personne rentre de son travail, elle désire
trouver une niche artificielle où ces valeurs non économiques
sont prépondérantes. Elles peuvent le devenir réellement
pour la société, la civilisation dans leur ensemble
si le travail salarié nécessaire devient secondaire
pour tous.
GRIF. - Les féministes relèveront dans votre hypothèse
ou votre analyse, un grand danger (pour les femmes). Il est à
craindre que la restriction de la sphère du travail marchand
au profit d'une sphère d'activités non marchandes,
d'échanges et de services mutuels, très séduisante
en soi, ne maintienne, ou même n'accentue l'actuelle division
sexuée du travail.
Et le revenu garanti, excellent en soi, ne ferait qu'accentuer
aussi cette menace. En effet, dans l'état actuel du rapport
entre les sexes, il est à craindre que les femmes ne se contentent
du revenu minimum garanti que pour prendre en charge une quantité
élargie de services et d'échanges non marchands, «gratuits
» : soins des vieillards rapatriés des hospices, soins
aux jeunes enfants, soins aux malades physiques et mentaux permettant
des économie de sécurité sociale, injection
d'énergies dans les rapports sociaux et amoureux, ( préparation
des fêtes, des repas, des animations, etc.). Dès à
présent, il est bien évident que les rapports affectifs
sont généralement alimentés par les femmes
et s'éteignent quand celles-ci ne s'y consacrent plus, les
hommes ne fournissant qu'une énergie sexuelle et financière,
de plus en plus mesurée, d'ailleurs.
Autrement dit, l'humanisation de la sphère non marchande
se ferait avec les énergies des femmes tandis que les hommes
continueraient à contrôler la sphère marchande,
seule génératrice de pouvoir.
André Gorz. - Vous raisonnez comme si nous avions le choix
entre une société où tout le monde travaille
à plein temps, contre un salaire attrayant, dans des emplois
qualifiés, et une société où chacun
n'aurait à fournir que 20 000 ou 30 000 heures de travail
salarié par vie et, selon la formule que je propose, serait
assuré sa vie durant d'un revenu social couvrant tous les
besoins fondamentaux.
En fait, le plein emploi à plein temps pour tous est un objectif
totalement irréaliste.
Nous évoluons vers une économie dualiste où
les emplois qualifiés et intéressants seront accaparés
par une élite bien payée et qui monopolisera tous
les pouvoirs, tandis que la majorité de la population sera
faite de travailleurs d'occasion qui chômeront une grande
partie de l'année.
Pour moi, l'essentiel n'est pas d'assurer aux femmes un accès
égal à l'élite du travail, mais d'éviter
cette segmentation de la société en une élite
et un sous-prolétariat marginalisé quoique majoritaire.
Vous constaterez d'ailleurs que cette segmentation, telle qu'elle
se développe aux Etats-Unis, entre autres, accentue déjà
la division sexuée (et raciale) du travail.
D'abord parce que le chômage frappe les femmes, les minorités
raciales et les jeunes plus fortement que les hommes blancs adultes
; ensuite parce que les femmes et les gens de couleur sont majoritaires
parmi les travailleurs d'occasion du nouveau tertiaire marchand.
L'alternative «de gauche» à cette dualisation
socio-économique est évidemment une diminution générale
de la durée du travail qui rend l'ensemble des emplois, notamment
les emplois qualifiés, accessibles à tout individu
désirant travailler - la durée du travail étant
la variable dépendante qui évolue avec la productivité,
tandis que le revenu social couvrant tous les besoins fondamentaux
est la variable indépendante.
La libération du temps et la sécurité matérielle
qui l'accompagne militent, dans cette perspective, pour le rapatriement
de nombreuses tâches domestiques qui, dans le modèle
américain, tendent à être confiées à
des personnels salariés.
Avant de discuter vos objections, je vous dirai pourquoi je suis
partisan de ce rapatriement.
Les raisons sont à la fois économiques et morales.
Sous l'angle économique, tout d'abord, il est impossible
d'appliquer l'éthique du rendement, le calcul de productivité
à des activités comme la puériculture, l'éducation,
le soin des malades, l'aide aux personnes âgées, mais
aussi la création et l'entretien de parcs publics, l'équipement
et l'animation des quartiers, etc.
Socialiser ces tâches en les confiant à des entreprises
employant de la main-d'oeuvre salariée ne conduit pas à
des gains de productivité - tout au contraire !
Le temps nécessaire pour apprendre à un enfant à
marcher, à parler, à chanter, etc., est à peu
près le même, que ce travail soit accompli par la famille,
par une coopérative de voisins ou par un service extérieur
à personnel salarié - et il en va de même du
temps nécessaire pour cuisiner un plat ou pour faire le ménage.
Du point de vue économique, vous ne gagnez donc pas grand-chose
quand vous transformez ces activités en prestations salariées.
Elles demandent un nombre total d'heures de travail aussi grand
que si les gens les assumaient par eux-mêmes de façon
volontaire, sans en faire une profession rémunérée.
La professionnalisation et la salarialisation de ces activités
ne libère donc guère de temps à l'échelle
de la société dans son ensemble ; elle ne libère
pas des forces de travail pour le secteur productif lequel, d'ailleurs
n'en a aucun besoin: c'est lui qui, par la robotique, libère
de plus en plus de forces de travail.
Et il les libère pour quels buts ?
Toute la question est là.
La professionnalisation et salarialisation d'activités de
« service » qu'on peut aussi bien se rendre à
soi-même dans la communauté de base (famille, commune
ou coopérative de voisinage) est une façon d'éluder
cette question et de masquer la crise non seulement du système,
mais de la rationalité économique.
On camoufle la réalité du chômage, de la diminution
du temps de travail socialement nécessaire, en « créant
des emplois » là où ils n'ont pas de sens :
c'est-à-dire en amenant les gens à se payer mutuellement
pour faire, à titre professionnel et salarié, des
choses que chacun pourrait faire soi-même et faire souvent
mieux et en moins de temps.
Cette « tertiarisation » n'est créatrice d'aucune
richesse, sinon de façon purement comptable, au sens où,
selon le fameux exemple de Bertrand de Jouvenel, deux personnes
qui se paient mutuellement pour garder chacune les enfants de l'autre,
font augmenter le P.N.B. de deux salaires, sans que rien, en réalité,
n'ait été produit.
C'est ça, la croissance américaine.
Il n'y a pas de réponse économique à la question
de savoir à quelles fins les gens peuvent utiliser le temps
libéré. Or la question se pose de façon dramatiquement
urgente. La productivité moyenne augmente de 3,5 à
4 °11 par an - et cela ira en s'accélérant - alors
que la production sociale de richesses n'augmente et n'augmentera
pas de plus de 2 ou 2,5 % par an.
Autrement dit, le total d'heures de travail nécessaire à
l'économie aura diminué d'une trentaine de pourcent
d'ici à la fin du siècle.
Le seul moyen d'éviter une société segmentée
à la sud-africaine, avec une masse énorme de chômeurs,
semi-chômeurs et serviteurs de tous genres, c'est de réduire
la durée du travail pour tout le monde.
Qu'est-ce qu'on peut aimer faire dans son temps libéré
qui ait un sens et procure de la satisfaction?
La réponse, nécessairement philosophique et non économique,
c'est que ces activités doivent se confondre avec le mouvement
même de la vie, être le temps de la vie, avoir pour
fin non la production de choses extérieures mais le propre
épanouissement de chacun-e.
Il s'agit essentiellement d'activités relationnelles, créatrices,
par delà et à travers leur objet matériel,
de rapports, d'expériences et d'échanges humains riches.
Il ne faut pas, j'insiste là-dessus, concevoir ces activités
comme une affaire purement privée se déroulant à
l'ombre et en marge du « vrai » travail professionnel
: c'est au contraire le travail professionnel salarié qui
tendra de plus en plus à devenir secondaire, tandis que les
activités autodéterminées doivent pouvoir dépasser
le cadre familial et privé pour être productrices d'un
tissu de relations sociales de plus en plus dense.
Une politique socialiste ne peut exister désormais que si
elle se donne cet objet, avant tout culturel.
Si nous ne voulons pas que les gens deviennent avant tout des consommateurs
de spectacles et de loisirs industrialisés, informatisés,
les activités autonomes éducatives, artistiques, artisanales,
micro-industrielles, coopératives, etc., doivent devenir
l'étoffe de la vie. L'entraide, les échanges affectifs,
l'éducation des enfants, la prise en charge de sa propre
santé, la gestion de la commune et l'entretien, l'équipement,
le façonnage de son espace, l'auto-production - y compris
d'aliments - et la réparation, au moyen d'équipements
qui n'ont pas à être toujours individuels..., tout
cela fait partie des activités non économiques, non
marchandes du temps libéré.
Je ne vois pas pourquoi ces activités seraient le domaine
réservé des femmes, les hommes se spécialisant
dans les activités économiques. Toutes les enquêtes
menées depuis une dizaine d'années révèlent
une valorisation croissante du non économique chez les hommes,
une préférence pour la libération du temps
plutôt que pour la majoration du revenu.
L'éducation des tout petits, à la maison ou dans
les écoles maternelles, aussi bien que la cuisine, la vaisselle,
le ménage et, bien sûr, les échanges affectifs
sont de moins en moins des domaines réservés à
la femme.
L'un des effets du mouvement des femmes a été de
libérer l'homme de l'obligation d'avoir à nier la
femme en lui-même, de lui permettre, dans ses rapports avec
la nature, les enfants, la vie, le corps, etc., la mise en pratique
des valeurs féminines.
Il suffit de regarder les jeunes - particulièrement les Allemands,
Scandinaves, Britanniques - pour voir que nous avons redécouvert
l'idéal androgyne.
Il est étonnant qu'une partie du mouvement des femmes rejette
les valeurs féminines au moment où elles sont de plus
en plus fréquemment assumées par les hommes et s'imposent
comme prépondérantes : c'est-à-dire au moment
où la crise de la rationalité instrumentale, mécaniciste,
économiste met en évidence la nécessité
de nouvelles voies d'accès à la connaissance, en physique
comme dans les sciences de la vie, et d'une nouvel pratique politique,
sociale, économique.
GRIF. - Qu'en est-il du pouvoir dans la société que
vous envisagez ? Sur quoi reposera-t-il d'autre que sur la sphère
marchande ?
A.G. - J'ai cru pouvoir montrer, dans les Chemins du Paradis, que
la révolution micro-électronique porte en elle la
crise et, à terme, l'extinction de la rationalité
capitaliste et marchande. L'auto-régulation de l'économie
par le marché devient impossible. Nous allons vers une socio-économie
technocratiquement programmée qui conservera les formes de
domination du capitalisme mais non son mode de fonctionnement.
À cette technocratie, j'oppose comme alternative de gauche
une société qui, elle non plus, n'est pas marchande
: tout le nécessaire (à définir selon des modalités
que je ne peux développer ici) fait l'objet d'une production
planifiée, dans des unités techniquement (mais non
économiquement autogérées, répondant,
quand c'est possible ( et ça ne l'est pas en tout), aux besoins
locaux et régionaux et se concurrençant entre elles.
Chacun-e a le droit de participer à cette production socialement
nécessaire qui demandera, d'ici une quinzaine d'années,
20 000 ou 30 000 heures par vie, c'est-à-dire une quinzaine
d'années de travail à plein temps, mais répartie
sur cinquante ans de vie potentiellement active et donnant droit
à un revenu de base suffisant tout au long de la vie.
La sphère des activité autodéterminées,
y compris d'auto-production non marchande, sera donc prépondérante
et, si tel est votre désir, vous pouvez y assumer la production
d'une part du nécessaire.
Si vous maximisez de la sorte l'autonomie des individus, leur pouvoir
sur leur propre vie, leur mode de vie, leur environnement matériel
et social et les libérez des contraintes économiques,
leur domination, y compris politique , devient extrêmement
difficile: il y a toujours un recours pratique pour se soustraire
à elle.
Si - et c'est une autre question - vous demandez qui a le pouvoir
de réaliser ce genre d'alternative à la technocratie
autoritaire, je réponds en renvoyant à ce qui s'est
passé en Allemagne: un mouvement de «citoyens »,
au sein duquel les femmes et les jeunes ont joué le rôle
le plus important, a imposé au gouvernement, à l'industrie
et aux syndicats - ça fait beaucoup de pouvoirs - l'arrêt
du programme nucléaire, la non- construction d'une usine
de retraitement et d'un centre de stockage des déchets radioactifs,
la fermeture d'un nombre imposant d'usines (chimiques, notamment
) et l'ouverture d'un débat de fond sur la politique de défense,
l'agriculture, le temps de travail, l'emploi, le revenu garanti
à vie, etc.
Bien qu'il n'ait pas de base de classe précise et ne puisse
donc se définir en catégories marxistes, ce mouvement
« Vert et alternatif » a fait pénétrer
ses thèmes dans le parti socialiste et les syndicats et est
devenu la force politiquement et culturellement motrice du pays.
Bien sûr, il n'avancera et ne gagnera du terrain que par des
alliances de classe avec le mouvement syndical. Il démontre
cependant qu'il y a une autonomie du politique et que les partis
et forces traditionnelles n'ont pas le monopole de celui-ci.
GRIF. - Il reste qu'on ne voit pas en quoi la mutation de l'idéologie
du travail entraîne par elle-même une amélioration
des rapports entre sexes, même si elle répond davantage
à la demande des femmes.
André Gorz - Quand les hommes commencent à renoncer
à l'idée que le travail salarié est la seule
activité capable de donner un sens à l'existence,
l'idéologie de la domination est mise en question et en crise
sur tous les plans : domination de la nature, technicisme, culte
de la puissance, de la violence, du rendement, du profit.
C'est au mouvement des femmes de foncer dans la brèche qui
s'ouvre ainsi dans le dispositif de la domination mâle. Car
il va de soi que les changements culturels ne se produisent jamais
tout seuls, qu'il faut vaincre l'inertie des habitudes, des images
de soi, des modèles de référence reçus
dans l'enfance, etc.
Ce qui m'intéresse, c'est que la logique industrialiste
est caduque et tout notre système des valeurs avec elle;
et que, la croyance au « progrès », sous forme
de domination technique de plus en plus puissante, s'étant
effondrée, la question du sens de la vie, des fins dernières,
de la rationalité se pose d'une manière nouvelle et
ne peut recevoir de réponse institutionnelle, ni même
instituée.
J'ai donc essayé de contribuer à briser les inerties
de la pensée et du comportement en proposant une certaine
perception du changement en cours, et notamment en renouant avec
l'exigence de libération du travail salarié et pas
seulement dans le travail salarié, tout en liant cette exigence
avec l'affirmation du droit au travail salarié en tant que
travail socialement nécessaire, générateur
du statut de citoyen.
La réciprocité dans les rapports entre sexes, la
reconnaissance mutuelle de leur égalité en même
temps que de leurs différences ne peut résulter que
d'un double mouvement : celui, d'une part, par lequel les hommes
reconnaissant une valeur éminente à ce qu'on fait
gratuitement, sans être payé et sans nécessité,
assument aussi leur part du travail gratuit nécessaire que
jusqu'ici ils ont abandonné aux femmes.
Car la valorisation du gratuit n'est possible que s'il n'est pas
une activité imposée par l'empire du besoin et de
la nécessité.
D'autre part, le mouvement par lequel les femmes accédant
au travail socialement nécessaire, générateur
de citoyenneté et d'universalité, assument leur part
du fardeau des nécessités sociales et reconnaissent
l'aliénation salariale inhérente à toute division
sociale du travail à grande échelle.
Pour moi, ce second aspect est aussi important que le premier,
mais je conçois que, vis-à-vis des hommes au moins,
les femmes privilégient le premier aspect.
Aucun changement social et politique ne peut entraîner l'indispensable
changement dans le partage des activités domestiques : c'est
une lutte spécifique que le mouvement des femmes doit gagner
par ses propres forces, comme il l'a fait, dans une très
large mesure, aux Etats-Unis.
La seule mesure politico-culturelle qui pourrait y aider et que
le mouvement des femmes devrait, à mon avis, réclamer
de tout gouvernement, c'est que les garçons aussi bien que
les filles apprennent dès la maternelle, à prendre
soin des bébés, à faire la cuisine, à
coudre, tricoter, s'exprimer avec corps et, par la suite, qu'ils
apprennent aussi la psychologie de l'enfant, de l'adolescent, etc.
Cela aura un impact autrement novateur que l'éducation sexuelle
sur la conception des rôles respectifs de la femme et de l'homme.
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