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Origine : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1284
Dans cet entretien avec Yann Moulier-Boutang et Carlo Vercellone,
André Gorz développe trois points cruciaux de son
analyse du sens et des enjeux de la mutation exprimée par
le concept de capitalisme cognitif : le premier a trait à
la redéfinition des mécanismes de l’exploitation
et des processus d’émancipation puisque, dès
lors que le travail n’est plus mesurable en unités
de temps et que l’auto-exploitation acquiert une fonction
centrale dans le processus de valorisation, la production de subjectivité
devient un terrain de conflits central ; le deuxième point
est inhérent à la nécessité d’opérer
une distinction précise entre la notion de connaissance,
par essence objective et formalisable, et la notion de savoirs,
par essence vivants et vécus ; le troisième point
concerne les raisons subjectives et objectives qui font en sorte
que le capitalisme cognitif se présente comme la crise du
capitalisme contenant en germe un autre modèle de société.
Multitudes : Comment définir ou redéfinir le sens
et le contenu du concept d’exploitation dans le capitalisme
cognitif ?
André Gorz : Jusqu’ici on définissait l’exploitation
comme l’extorsion d’un surtravail. C’est-à-dire
d’une part de travail non rémunérée fournie
involontairement dans le cadre d’un contrat de travail. Mais
cette définition n’est plus pertinente quand le travail
n’est plus mesurable en unités de temps. Elle ne s’applique
pas non plus quand le travail non payé est accompli volontairement
par ces personnes qui croient travailler à leur propre compte
alors qu’une part de leur effort est capté «
par derrière » par des entreprises qui en tirent profit.
L’exploitation prend alors l’apparence de « l’auto-exploitation
» (François Chesnais) ou de la « servitude volontaire
» (Combes et Aspe). J’y reviendrai encore.
J’ai trouvé chez vous deux éléments d’une
redéfinition de l’exploitation. Le premier est ce que
Yann Moulier Boutang appelle « l’exploitation au deuxième
degré » qu’on peut aussi considérer comme
une forme de « prédation d’externalités
». Elle consiste pour les entreprises à valoriser un
« capital humain », qu’elles-mêmes n’ont
jamais accumulé et qu’elles considèrent pourtant
comme faisant partie intégrante de leur capital fixe. Ce
« capital » a été constitué par
ces activités non payées les plus communes et les
plus quotidiennes qui se confondent avec l’activité
de se produire vivant dans un milieu habité. Cette production
de soi originelle que chacun accomplit en dehors et en amont du
travail rémunéré et qui le rend capable d’interagir,
de communiquer, d’apprendre, d’évoluer, joue
un rôle comparable à celui du « surtravail »
à partir du moment où elle est « mise au travail
» dans la production de valeur.
Le second élément, complémentaire, est ce que
Combes et Aspe, en particulier, ont appelé « la mobilisation
totale », titre d’un écrit célèbre
publié par Ernst Jünger en 1934. Par la « mobilisation
totale » l’entreprise ne valorise plus seulement un
« capital fixe humain » de capacités et de compétences,
c’est-à-dire les résultats de la production
de soi ; elle exploite maintenant directement la production de soi
elle-même. Elle exige un travail qui est production de soi
continuelle, voire, dans l’économie en réseau,
auto-organisation et concertation continuelles.
Ce travail qui suppose une implication de toute la personne ne peut
être commandé. La mobilisation totale n’aura
lieu que si le prestataire de travail est lui-même l’entreprise
pour laquelle il travaille, ou s’il s’identifie complètement
avec l’entreprise qui l’emploie. Dans les deux cas,
le prestataire de travail est pour lui-même le capital qu’il
valorise et la marchandise qu’il met sur le marché.
Dans les deux cas, le salariat est remplacé par ce que j’ai
appelé le « self-entrepreneuriat » qui n’a
pas nécessairement la forme de l’entreprise individuelle.
Il peut exister dans ces grandes entreprises - les « entreprises
fractales" - dans lesquelles chaque « collaborateur »
est appelé à fonctionner comme un entrepreneur.
Cette coïncidence entre le travailleur et l’entreprise
peut être vue sous deux faces. On peut y voir le signe que
les capacités constitutives de la force de travail ne sont
plus subsumables par le capital en tant qu’entité distincte,
et que la nature de la production requiert maintenant un mode de
coopération sociale auto-organisée, susceptible de
déboucher tôt ou tard sur l’émancipation
individuelle et collective des travailleurs. Il semblera alors que
le capitalisme engendre en son secteur le plus avancé les
germes de sa négation en acte. C’est là du moins
ce que démontrent les dissidents du capitalisme numérique,
qui pratiquent sur le « net » une économie fondée
sur la mise en commun, sur des décisions coordonnées
en fonction de critères définis par concertation.
De sorte que la production peut s’y présenter d’emblée
comme activité coopérante et production sociale sans
avoir à passer par le marché et la forme valeur. (W.
Göhring 2002 ; St. Meretz, 2003)
La dissidence numérique détourne délibérément
contre le capitalisme une manière de produire devenue propre
et indispensable au capitalisme. Elle permet aux communautés
virtuelles du « libre » d’ouvrir un front de lutte,
de faire apparaître des enjeux politico-culturels d’une
portée universelle. Mais elle ne permet dans les conditions
actuelles qu’une émancipation symbolique du travail
immatériel vis-à-vis des rapports sociaux de capital,
non une émancipation réelle. Elle explose comme un
défi dans un contexte où les firmes sont parfaitement
conscientes qu’elles ne réussiront la mobilisation
totale de toutes les énergies de leurs « collaborateurs
» que si elles réussissent la subsomption totale de
leurs ressorts psychiques les plus intimes : les membres du personnel
doivent être amenés à trouver leur gratification
suprême dans l’auto-exploitation et la servitude volontaire.
Le contrôle total de l’esprit des collaborateurs et
de leur temps devient un enjeu central.
De grandes firmes américaines des secteurs de pointe installent
dans ce but des « villes d’entreprise » (company
towns). Le « lieu de travail » y est aménagé
de manière à être un lieu de vie. Toutes les
installations et aménités y sont regroupées.
On peut y faire ses courses, confier ses enfants à la crèche
ou au jardin d’enfants de l’entreprise, ses vieux parents
à la garde de personnels qualifiés ; on peut y pratiquer
divers sports, méditer, faire la sieste, aller chez le coiffeur,
recevoir des soins dentaires, prendre ses repas, sculpter, peindre,
etc. Les rapports entre collaborateurs sont cordiaux et égalitaires
et se prolongent dans le « hors travail ». Il n’y
a plus de « pertes de temps », les performances sont
récompensées et reconnues par les pairs et la direction.
Chacun, chacune est perpétuellement disponible, les notions
de durée du travail et d’heures supplémentaires
n’ont pas cours, toute la vie fait partie du travail, le travail
est toute la vie et des séances régulières
au cours desquelles - comme dans les groupes thérapeutiques
- chacun confesse ses faiblesses, ambitions et tentations inavouables,
soudent la communauté et le sentiment d’appartenance.
« La firme est ma vraie famille », dit-on, elle est
un refuge qui offre plus de sécurité, de repères,
de gratification que la vie familiale, la vie privée. La
firme, avec ses symboles et insignes arborés par chacun(
e), ses chefs charismatiques, fonctionne à la manière
d’une secte : elle isole ses membres de la société
environnante et substitue un espace commun privé à
l’espace public (Unseem, 2000 ; Hochschild, 2003).
La pratique de la libre coopération productive, source d’épanouissement
et de plaisir au travail (work is fun), qui, chez les hackers, est
auto-organisée à l’échelle du monde,
est ici enfermée dans les limites d’une entreprise
capitaliste et assujettie à l’éthique du rendement
par un savant système de récompenses symboliques et
matérielles. La contradiction entre épanouissement
de soi et marchandisation de soi (« autovalorisation »)
est refoulée. La firme offre le bonheur dans la servitude
volontaire.
Adorno et Horkheimer appelaient « industrie de la subjectivité
» (Bewusstseinsindustrie) la production symbolique par laquelle
le capitalisme incite les individus à se produire tels qu’il
désire qu’ils soient. Les villes d’entreprise
sont à cet égard un moyen extrême. Seules ont
intérêt à y recourir les firmes qui cherchent
à s’assurer le monopole de personnels détenteurs
de compétences peu répandues. Dans les autres cas,
le désir d’épanouissement personnel dans et
par le travail immatériel sera maintenu sous contrôle
et obligé à se rendre subsumable par les contraintes
impersonnelles auxquelles la loi d’un marché du travail
complètement « dérégulé »
soumet les prestataires de services dits indépendants. La
valeur de leur capital de compétences dépend du rapport
des forces qui s’affrontent sur le marché. La demande
pour les prestations dites indépendantes est manipulée
par les grands groupes dont, directement ou indirectement, ils sont
une main-d’œuvre externalisée. Seul un perpétuel
travail volontaire et gratuit d’auto-développement
leur permet de gagner une place précaire sur le marché
des prestations tant que l’auto-organisation ne leur aura
pas permis de se présenter comme une force de travail collective,
capable d’imposer ses conditions.
Quand l’auto-exploitation acquiert une fonction centrale dans
le processus de valorisation, la production de subjectivité
devient un terrain du conflit central. Dans ce contexte les pratiques
auto-organisées du prolétariat du numérique
et la dissidence qu’ébauche le communisme objectif
des logiciels libres acquièrent une importance stratégique.
Des rapports sociaux soustraits à l’emprise de la valeur,
à l’individualisme compétitif et aux échanges
marchands font apparaître ceux-ci, par contraste, dans leur
dimension politique, comme des extensions du pouvoir du capital.
Un front de résistance totale à ce pouvoir s’ouvre.
Il déborde nécessairement du terrain de la production
de connaissances vers de nouvelles pratiques de vie, de consommation,
d’appropriation collective des espaces communs et de la culture
du quotidien. « Reclaim the Streets » en est une des
expressions les plus réussies.
Multitudes : Au début de votre livre( [1]) (p.13), vous
semblez assimiler le concept de connaissance à celui d’information
codifiée, en le distinguant de celui d’intelligence,
d’imagination ou de savoir. Selon nous (et beaucoup d’autres,
voir par exemple Cohendet & Lherena, Paulré, etc.), autant
l’information se prête à une marchandisation
et à un contrôle de la part du capital, autant la connaissance,
dans sa productivité même, résiste à
une réduction à une pure valeur d’échange,
et en ce sens correspond à ce que vous nommez l’intelligence,
l’imagination ou les savoirs. N’y aurait-il pas, en
ce qui concerne les savoirs, également une double exploitation
possible : d’abord celle qui consiste à ne pas payer
l’information (le travail gratuit qui est partout présupposé),
ensuite celle qui consiste à réduire la connaissance
à de l’information ? Ce qui permet au capitalisme de
s’approprier l’inventivité de la première,
tout en en refusant les conséquences sur le plan de l’organisation
de la société.
André Gorz : Nous avons visiblement un gros problème.
Vous ne faites pas vraiment de différence entre connaissance
et savoir, alors que pour moi cette distinction, assez courante
en herméneutique, est très importante. On la fait
d’ailleurs dans les langues non latines aussi bien. Les Anglo-Saxons
distinguent le « formal knowledge » du « tacit
» ou « informal knowledge » ; les Allemands, le
« wissenschafltiches Wissen » du « Ehrfahrungswissen
» ou « lebensweltliches Wissen ».
L’Immatériel est la réélaboration d’un
texte que m’avait demandé la Fondation Heinrich Böll
pour son congrès international sur la « Wissensgesellschaft
», la « knowledge society » , qu’en France,
y compris dans vos propres textes, on désigne indifféremment
souvent dans la même phrase, comme société ou
économie du savoir ou comme société ou économie
de la connaissance. Mon propos était d’examiner si,
à quelles conditions, dans quelle mesure le « knowledge
» peut servir de base à une économie ou à
une société, et à quel genre de rapports sociaux,
de rapports à soi et au monde correspond quel genre ce «
knowledge ». Il est indispensable pour ce genre de réflexion
de tirer au clair le projet qui sous-tend l’expansion de la
production de connaissance et de savoir et le rapport qui s’y
établit entre l’une et l’autre.
Je dirais pour commencer que connaissance renvoie à un objet
- elle est transitive, « objective » -, tandis que le
savoir renvoie à la capacité d’un sujet vivant.
Les savoirs sont toujours des savoir-faire, savoir-agir, savoir
communiquer et se comporter, des habiletés et des habitudes
qui relèvent dans une large mesure de l’intelligence
corporelle et de l’intuition. Ils sont difficilement traduisibles
en paroles. On les acquiert par l’expérience, par le
fait d’être plongé dans les interactions et activités
ambiantes . La connaissance, elle, relève de la pensée
logique. Elle est « connaissance des lois et des rapports
» (« the knowledge of laws and relations ») écrivait
George Boole qui, le premier, a démontré que les opérations
de l’esprit (mind) sont d’essence mathématique,
obéissent à des lois universelles indépendantes
de tout objet ou sujet déterminé et se laissent exprimer
« dans le langage d’une algèbre universelle »
(The Laws of Thought, 1854). Les mêmes lois régissent
la pensée et l’univers, si bien que Boole laissait
prévoir l’existence de machines pensantes, de pensée
machine, d’un esprit (mind) machine détaché
de tout support biologique.
La connaissance, ses opérations, procédés et
procédures sont donc par essence informatisables, transcriptibles
en logiciels. Les savoirs sont par essence vivants et vécus.
Les virtuosités et le sens artistique, entre autres, relèvent
essentiellement du savoir. Ils comportent toujours une part d’intelligence
corporelle, sensori-motrice, quoiqu’ils puissent avoir avantage
à s’éclairer par des connaissances. Les pionniers
actuels de l’intelligence artificielle ne disent rien d’autre
que Boole, à savoir que toutes « les facultés
de l’esprit, y compris l’imagination, l’invention,
l’attention » peuvent être ramenées à
des « opérations dont les lois ultimes se laissent
exprimer algébriquement ».
Du point de vue de l’analyse structurale il n’y a pas
de différence entre hommes, animaux et machines, entre intelligence
vivante et intelligence artificielle. Tout cela se trouve déjà
chez Lévi-Strauss (La pensée sauvage). Les limites
que l’intelligence artificielle rencontre ne se trouvent pas
du côté des logiciels, mais du côté de
la robotique et de la bionique, c’est-à-dire du hardware
susceptible de mettre en action une intelligence artificielle et
de la doter du désir d’évoluer (cf. Daniel Mange,
2002). Ce que je disais dans la terminologie sartrienne peut se
dire dans celle de Deleuze et Guattari : il n’y a de machines
désirantes que vivantes et le problème non résolu
est celui des machines vivantes non biologiques.
Dans un ouvrage à paraître, Erich Hoerl retrace l’histoire
du « tournant épistémique » qui a été
inauguré par la révolution boolienne. Celle-ci a définitivement
disqualifié la représentation et la compréhension
comme voies d’accès à la connaissance du réel.
La mathématisation seule a permis à la connaissance
de rendre compte de couches du réel inaccessibles à
l’expérience sensible et à la pensée
alphabétique. Par le calcul, l’esprit (mind) peut connaître
les lois de réalités incompréhensibles et impensables,
comme l’action à distance des champs d’énergie
ou la membrane à 14 dimensions à laquelle correspondrait,
selon les dernières théories, la structure de l’univers.
Le tournant épistémique inauguré par Boole
ne correspondait pas seulement aux besoins de la science. Il était
préfiguré par l’essence mathématique
des rapports sociaux de capital. La « capitalisation »
de l’économie avait une évidente homogénéité
avec la mathématisation des sciences de la nature. L’économie
se déconnectait, s’émancipait de l’expérience
sensible et opérait avec des formalisations symboliques indifférentes
à tout contenu et sens déterminés. Elle recouvrait
le monde sensible d’une toile de rapports algébriques
qui, par leur pouvoir structurant, prenaient une réalité
plus grande que la toile des rapports vivants et vécus.
L’abstrait s’est soumis le concret et a éliminé
le non-calculable. L’économie s’est autonomisée
vis-à-vis des savoirs communs et des arts de vivre qui constituent
la culture du quotidien. Cette évolution trouve une illustration
involontaire chez Arlie Hochschild. Elle décrit dans ses
monographies de grandes entreprises des salariés qui ont
éliminé les derniers restes de loisir de leur vie
; qui ne se sentent chez eux que dans leur travail, lequel les soustrait
« aux complications de la vie familiale », des rapports
de couple et des « activités non payées ».
L’ouvrage de Hochschild est lui-même un symptôme
de ce que le tournant épistémique, inauguré
il y a 150 ans, a fini par engendrer un tournant en sens inverse.
La contestation d’une technoscience au service de l’appropriation-expropriation
du monde - et notamment du vivant - par le capital se diffuse au
sein du milieu scientifique lui-même. L’aspiration s’y
manifeste à « une science plus qualitative »
(Brian Goodwin, 2002), ouverte aux savoirs communs, aux exigences
socio-politiques, écologi-ques et culturelles, et dont les
orientations soient soumises au débat public. Les «
conflits culturels du capitalisme numérique », comme
les appelle Peter Glotz, font apparaître les germes d’une
« société de la connaissance » dans laquelle
la différence entre connaissances et savoirs s’estompe
au profit d’un rapport de fécondation réciproque.
Multitudes : Vous écrivez (p. 82) que le « capitalisme
cognitif n’est pas un capitalisme en crise, il est la crise
du capitalisme qui ébranle la société dans
ses profondeurs ». Vous parlez de la fragilité, de
l’instabilité du capitalisme cognitif. Pouvez-vous
préciser cette idée de crise quasiment structurelle
? Est-ce à dire que le capitalisme ne pourrait plus trouver
un mode de régulation qui le stabilise ? Le capitalisme cognitif
contient-il déjà les forces de sortie effective du
salariat ?
André Gorz : Nous n’avons pas affaire à une
crise cyclique comme toutes celles qui ont précédé,
bien que tous les éléments des crises cycliques soient
également présents. Antonella Corsani a démontré
le caractère fondamental de la crise présente (Corsani,
2003) : dans le capitalisme cognitif, écrit-elle, toutes
les catégories fondamentales de « l’économie
politique telle qu’elle s’est faite » perdent
leur validité. « La valeur n’est plus ce qu’elle
était » (Dieuaide, 2001), ni le capital, ni le travail.
Dans l’économie capitaliste classique toutes les marchandises
avaient une substance sociale commune quantifiable, le travail abstrait,
et leur contenu en temps de travail socialement nécessaire
déterminait leur rapport d’équivalence, c’est-à-dire
leur valeur d’échange. Pour les savoirs et connaissances,
en revanche, il n’existe pas d’étalon de mesure
qui permette de déterminer leur rapport d’équivalence.
« Ce ne sont pas des marchandises comme les autres »,
dit Enzo Rullani. Je dirais que ce ne sont pas de véritables
marchandises puisque l’essence de toute marchandise est de
pouvoir être échangée contre n’importe
quelle autre. Ni mesurables selon un étalon commun, ni échangeables,
les savoirs et connaissances valent principalement par leur valeur
d’usage ou leur valeur intrinsèque. Dans la mesure
où elles sont formalisables, les connaissances sont devenues
indéfiniment réplicables, donc potentiellement abondantes.
Leur coût tend à devenir négligeable quand elles
sont librement accessibles. (Dans le cas des médicaments
par exemple, on constate que le coût de leur production matérielle
est d’environ un centième de leur prix de monopole.)
La valeur marchande des connaissances dépend donc de la possibilité
de les raréfier par leur privatisation, laquelle va à
l’encontre de leur essence : la connaissance vaut essentiellement
par sa validité universelle et la privatiser est une destruction
barbare de sa valeur intrinsèque.
La notion de capital connaissance apporte une solution verbale à
une question non résolue : comment la connaissance peut-elle
être amenée à fonctionner comme du capital alors
qu’elle n’a pas les caractéristiques essentielles
du capital ? Sa valeur est indécidable, purement conventionnelle,
fictive, spéculative ou symbolique. Elle ne mesure pas un
coût travail nécessaire à son accumulation,
ni l’importance d’un investissement. Elle n’est
pas convertible en capital argent. Le capital connaissance ne circule
pas - si jamais il circule - comme le capital traditionnel et ne
passe pas par le cycle des métamorphoses qui aboutissent
à son accroissement.
L’impression qui se dégage de tout cela, c’est
que dans et sous le capitalisme une économie différente
se forme qui est forcée par des artifices à fonctionner
comme la continuation du capitalisme, sans que ses lois de fonctionnement
propres soient élucidées ni compatibles avec celles
du capitalisme. Si, comme vous le suggérez parfois, le capitalisme
cognitif est la solution que cherche le capitalisme industriel à
sa crise de suraccumulation, cette solution me semble créer
plus de problèmes qu’elle n’en résout,
tout en les masquant temporairement.
Envisager les choses sous l’angle de la régulation
nous détourne, à mon avis, du problème de fond,
qui est l’incompatibilité entre l’économie
capitaliste et l’économie de la connaissance. Celle-ci
demande à être une économie de l’abondance,
du partage, de la mise en commun de l’auto-organisation omnilatérale
par concertation permanente, car c’est ainsi qu’elle
est la plus féconde. Le capitalisme cherche à se l’incorporer
en rendant rare ce qui est abondant et privé ce qui est public,
rentable ce qui est gratuit.
Je ne vois pas l’intérêt d`une régulation
si elle ne vise pas ostensiblement à donner de l’espace
à l’économie de la connaissance c’est-à-dire
à une économie de la libre coopération, des
choix de production et de consommation fondés sur la concertation,
etc. Si, en revanche, la régulation donne de l’espace
à des rapports sociaux alternatifs, elle ne sera réalisable
que par un changement politique porté par une vague de fond
et une révolution des mentalités. Cela vaut en particulier
pour le revenu social garanti qui, comme l’a montré
René Passet, ne peut être qu’un revenu primaire
s’il doit éliminer la pauvreté et le «
travail indigne ». Comme l’écrivent Corsani et
Lazzarato (2002), « il ne doit surtout pas s’inscrire
dans une logique redistributive mais dans une logique subversive
de dépassement radical de la richesse fondée sur le
capital et le travail ». Claudio Napoleoni disait en 1987
: « Pour que le système se régule il faut se
donner pour tâche d’en sortir radicalement... par une
refondation de l’économie qui supprime le conditionnement
que le système social exerce sur les catégories économiques
».
Cette idée d’une rupture et d’une refondation
nécessaires est plus actuelle que jamais. Les rapports sociaux
de connaissance ne sont pas réductibles à des rapports
sociaux de capital. Ils sont, au contraire, les germes d’une
négation du capitalisme au cœur du capitalisme (Stefan
Meretz 2002, 2003). En misant sur le développement des capacités
cognitives, celui-ci mise - pour la première fois, je crois
- sur le développement d’une force productive dont
il ne peut s’assurer durablement la propriété
et le contrôle et dont, surtout, la production ne reproduit
ni ne corrobore les rapports sociaux de capital. Tendanciellement,
il engendre des rapports sociaux émancipés de toute
forme d’hétéro-organisation. Une autre économie
et une autre société sont contenues en germe dans
le « capitalisme cognitif ». Elles ont leurs militants,
praticiens et théoriciens dans les communautés des
logiciels libres.
C’est en ce sens que le « capitalisme cognitif »
m’apparaît comme la crise du capitalisme. Elle ébranle
les fondements du système. La difficulté à
mesurer selon un étalon commun le capital, le travail, la
valeur et la création de richesse disqualifie les instruments
de mesure macro-économiques. L’idée que la richesse,
la productivité, la croissance, sont mesurables en termes
monétaires est discréditée. L’importance
que vous accordez aux externalités et au « travail
invisible » va dans ce même sens. Elle appelle une redéfinition
du concept de richesse. Elle met en évidence l’existence
de richesses intrinsèques qui ne sont ni productibles à
la demande ni échangeables contre leur équivalent,
ni comptabilisables, ni appropriables.
Rien n’illustre mieux la crise du capitalisme dans ses fondements
épistémiques que la déconnexion patente entre
valeur et richesse. Cette déconnexion se manifeste par la
multiplication des fausses marchandises que les entreprises mettent
sur le marché sans les avoir produites. Rifkin énumère
parmi ces marchandises improductibles les formes et modes de vie,
les cultures, les croyances, les identités, les sentiments,
les expériences vécues (Rifkin, 2000). Toutes choses
originairement communes, socialement produites hors marché
et hors entreprise par le déploiement des rapports vivants
et vécus, mais que des entreprises captent et mettent sur
le marché sous forme de services ou de produits culturels,
standardisés, typés, privatisés par le nom
de marque et par les moyens d’y accéder dont des firmes
revendiquent la propriété exclusive.
Une part croissante, voire prépondérante, de la «
valeur » a ainsi sa source dans l’activité prédatrice
d’entreprises qui captent ces richesses préexistantes
et les commercialisent en en contrôlant l’accès.
Le terme d’ « exploitation » me paraît ici
impropre ; à moins d’entendre « l’exploitation
» des ressources intellectuelles, communicationnelles, affectives,
culturelles au sens où on parle de « l’exploitation
» de ressources naturelles comme l’air, le paysage,
l’espace, commercialisés par des entreprises qui en
contrôlent le droit d’accès.
La « valeur » continue ainsi d’avoir sa source
dans l’entreprise mais non la richesse, dont celle-ci est
prédatrice. Cette « valeur », pâle reflet
de la valeur intrinsèque de richesses premières, n’a
plus qu’un rapport lointain avec la valeur travail - valeur
d’échange. Cela ne signifie pas que la théorie
de la valeur travail est déjà caduque de façon
générale. Au contraire, c’est précisément
parce que les économies de temps de travail dans la sphère
capitaliste classique entraînent une diminution de la valeur
produite, du volume des profits et, tendanciellement, des prix,
que les firmes s’ingénient à tourner la loi
de la valeur par la production et la reproduction continuelle de
raretés qui permettent des rentes de position ou de monopole.
Elles cherchent à freiner ou à compenser la contraction
de la valeur travail des produits grâce aux rentes de nouveauté
(ou de rareté c’est la même chose) tirées
de marchandises qui prétendent à une incomparable
et non mesurable valeur intrinsèque.
Face aux entreprises qui commercialisent des richesses communes
qu’elles n’ont pas produites, une part de plus en plus
visible de la production de richesse se déplace hors de la
sphère de la valeur, du salariat et de l’entreprise
vers des activités « hors mesure », comme vous
dites, qui voient dans l’épanouissement des capacités
humaines et de la libre coopération sociale la source principale
de richesse et la richesse principale, « mesurable selon nul
étalon préétabli », selon la formule
de Marx. L’autre économie qui s’ébauche
à l’horizon inverse le rapport entre production de
richesses échangeables et production de richesse humaine
: elle postule que la première soit au service de la seconde.
Bibliographie
- Heinrich Böll Stiftung. Sous la direction d’Andreas
Poltermann, la fondation Heinrich Böll a publié en 2002
les actes du colloque international qu’elle avait organisé
à Berlin, sous le titre Gut zu wissen. Links zur Wissensgesellschaft,
édition Westfälisches Dampfboot, Münster, 2002,
350 p.
- François Chesnais, « Rapports de propriété
et formes de captation du "cognitif" au bénéfice
du capitalisme financier », in Carlo Vercellone (dir.), Sommes-nous
sortis du capitalisme industriel ?, La Dispute, 2003, p. 171, 177-178.
- Muriel Combes et Bernard Aspe, « Revenu garanti et biopolitique
», Alice n° l, 1998.
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Vercellone (dir.), op.cit., p. 55 à 75.
- Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato (2002), « Le revenu
garanti comme processus constituant », Multitudes 10, p. 177
à 185.
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contemporain, L’Harmattan, 2001. Wolf Göhring, Die gesellschaftliche
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Produktivkraft, 2002, Fraunhofer Institut für autonome automatische
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(Exploration des potentialités et des limites d’une
économie autocoordonnée au-delà du marché
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GMD Report 61, Sankt Augustin, 1999. ISBN 3-88 457-970-3.
- Brian Goodwin, « Vers une science qualitative »,
in Réda Benkirane (dir.), La complexité, vertiges
et promesses, Le Pommier, 2002.
- Arlie Russell Hochschild, The Commercialization of Intimate Life
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2002.
- Daniel Mange, « De la vie in silico », dans Réda
Benkirane, op.cit.
- Stefan Meretz, Sur Theorie des Informationskapitalismus (2003)
http://www.opentheory.org/info_kap_1/text.phtml
http://www.opentheory.org/info_kap_2/text.phtml
Réflexion théorique rigoureuse sur les « germes
» (Keimformen) de nouvelles formes de socialité fondées
sur l’auto-organisation collective, contenues dans le mouvement
des logiciels libres, et sur la contradiction vécues par
tous les acteurs du libre entre épanouissement personnel
et autovalorisation (Selbstverwertung) au sens de vente de soi.
- Claudio Napoleoni, « La libertà del finito nel Discorso
sull’economia di Claudio Napoleoni », entretien, in
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[1] L’immatériel. Connaissance, valeur et capital,
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