|
Elite globalisée, prolétariat subalterne Note de lecture
par Thierry Paquot
Philosophe, professeur à l’IUP Paris-XII, auteur de Demeure
terrestre. Enquête vagabonde sur l’habiter, Les Editions
de l’Imprimeur, Paris, 2005.
Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2003/05/PAQUOT/10180
Le capitalisme est-il malade du capitalisme ? André Gorz
en est persuadé, et il explique un tel paradoxe dans un essai
court, dense et parfois ardu, même si son écriture
est toujours limpide (1). De quoi s’agit-il ? Du déploiement
d’un capitalisme qui ne repose plus sur le rapport salarial
et qui souhaite même s’en affranchir. Ce « nouveau
» capitalisme limite au minimum son capital fixe - il ne s’encombre
pas de propriétés foncières et mobilières
et préfère la location et surtout la sous-traitance
- et considère comme décisif le « capital humain
». C’est-à-dire non seulement la connaissance
dont dispose un individu, mais aussi ses dispositions à en
acquérir d’autres, ses talents divers, sa personnalité.
L’idéal pour ce « nouveau » capitalisme
serait de n’employer que des « entrepreneurs »,
chaque collaborateur devenant une entreprise individuelle «
de prestation de services ». Et André Gorz d’ajouter
: chacun doit se sentir responsable de sa santé, de sa mobilité,
de son aptitude aux horaires variables, de la mise à jour
de ses connaissances. Il doit gérer son capital humain tout
au long de sa vie, ne cesser d’y investir par des stages de
formation, et comprendre que la possibilité de vendre sa
force de travail dépend du travail gratuit, volontaire, invisible,
par lequel il saura la produire continuellement à neuf. Ce
« nouveau » capitalisme correspond à une production
immatérielle, hautement rentable, qui intègre tous
les processus de production de marchandises et de leur commercialisation.
Il naît avec les nouvelles technologies de l’information
et des télécommunications et s’affirme avec
la nouvelle alliance du capital et de la science.
Ainsi, la science, conjuguée au capital financier, fonde
un « capitalisme cognitif » qui cherche à s’émanciper
de l’emprise du capital. Il délocalise les unités
de production de biens matériels dans les pays aux salaires
les plus bas et déterritorialise le « capital humain
» en favorisant sa circulation à l’échelle
mondiale (des informaticiens indiens travaillant en Allemagne, par
exemple). Ce « nouveau » capitalisme privilégie
l’accès (pour reprendre l’expression de Jeremy
Rifkin) à la propriété, marque davantage encore
l’opposition entre une « élite globalisée
» au top niveau et un prolétariat subalterne. André
Gorz note que la moitié de la population active américaine
occupe des postes sans grande qualification et peu rémunérateurs.
Ainsi, en ce début du XXIe siècle, plusieurs capitalismes
coexistent, un « capitalisme taylorisé », qui
se trouve principalement dans les pays « émergents
», et un « capitalisme cognitif », qui s’installe
dans une poignée de « villes globales » et autres
Silicon Valleys... Discutant les thèses d’Edgar Morin,
Jacques Robin et Peter Sloterdijk, André Gorz poursuit sa
réflexion sur le sens du travail. Après ses Adieux
au prolétariat, son exploration critique de la société
contemporaine (Capitalisme, socialisme, écologie), il en
vient à s’interroger sur les conséquences du
primat de l’« intelligence artificielle », qui
annonce peut-être celui de la « vie artificielle ».
Le capitalisme en veut toujours plus, sa recherche du profit et
du pouvoir est dorénavant capable de se passer de l’humain.
C’est dire si le combat continue pour l’humanité
de l’humain.
Thierry Paquot.
(1) L’immatériel. Connaissance, valeur et capital,
Galilée, Paris, 2003, 160 pages, 22 euros.
LE MONDE DIPLOMATIQUE mai 2003
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/05/PAQUOT/10180
|