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Origine : http://www.lesperipheriques.org/ancien-site/journal/10/fr1043.html
Les périphériques vous parlent N° 10 printemps
1998 p. 43-49
autopoïèse
Les périphériques vous parlent : Dans votre dernier
ouvrage Misères du Présent, Richesses du Possible
faisant allusion au livre de J. Rifkin La Fin du Travail, vous affirmez
quant à vous : « Il ne s'agit pas du travail au sens
anthropologique ou au sens philosophique. (...) Il s'agit sans équivoque
du travail spécifique propre au capitalisme industriel »
Pouvez-vous développer pour nous cet argument ?
André Gorz : Au sens anthropologique, on appelle habituellement
« travail » l'activité par laquelle les humains
façonnent et transforment leur milieu de vie. C'est d'abord
la malédiction biblique : le monde n'est pas naturellement
propice à la survie des humains, il n'est pas « un
jardin planté pour eux », disait Hegel. La vie humaine
est « improbable », écrivait Sartre, elle rencontre
cette improbabilité comme un ensemble d'adversités,
de maladies, de raretés. Au sens philosophique, le concept
de travail englobe les dimensions multiples de l'activité
humaine. La philosophie grecque distinguait le travail-corvée
- ponos - qu'il faut accomplir jour après jour pour entretenir
le milieu de vie et produire sa subsistance. C'est aussi bien le
travail ménager que le travail agricole, dont les hommes,
dans les sociétés traditionnelles, se déchargent
sur les femmes et les esclaves. Après le ponos, il y a la
poiesis : le travail de l'artisan, de l'artiste, du « producteur
». Le travail comme poiesis n'est plus, à la différence
du ponos, asservi complètement aux nécessités
et aux contraintes matérielles de la subsistance. Il peut
s'en émanciper en devenant création, invention, expression,
réalisation de soi. C'est cette dimension du travail qui
intéresse avant tout Hegel et ensuite Marx : le travail par
lequel je m'individualise, me fais personne, inscris dans la matérialité
du monde l'idée que je me fais de ce qui doit être.
Enfin, il y a le travail comme praxis, que Hannah Arendt appelle
« l'agir » (Handeln). La praxis est essentiellement
l'activité non utilitaire qui tend à définir
les conditions et les normes de la « bonne vie ». Cela
comprend le débat politique et philosophique, la réflexion,
l'enseignement, une grande partie de ce qu'on appelle aujourd'hui
le « relationnel » et la « production de sens
», l'Eros.
Il peut sans doute y avoir des chevauchements et des interpénétrations
entre ces dimensions de l'activité humaine. Elles se distinguent
par leur sens, leur intentionnalité beaucoup plus que par
leur contenu. Élever un ou des enfants par exemple comporte
du ponos - des besognes fastidieuses continuellement à refaire
- mais n'est pas réductible à cela ; ou alors la finalité,
le sens du travail éducatif en tant que praxis a été
perdu.
L'important, c'est que, dans ces définitions, le travail
est quelque chose qu'on fait dans un but dont on est conscient.
Or le capitalisme n'a pu se développer qu'en abstrayant le
travail de la personne qui le fait, de son intention, de ses besoins,
pour le définir en soi comme une dépense d'énergie
mesurable, échangeable contre n'importe quelle autre et dont
les prestataires, les « travailleurs », sont à
beaucoup d'égards interchangeables. Le « travail abstrait
», « travail sans plus », inventé par le
capitalisme, est une marchandise que le patron achète et
dont il détermine souverainement la finalité, le contenu,
les heures et le prix. C'est un travail qu'il donne à faire
à un travailleur qu'il paie. Le salariat est donc la complète
dépossession de la personne active : elle est dépossédée
du résultat ou produit de son activité, de son emploi
du temps, du choix des finalités et contenus du travail,
et des moyens de travail que les employeurs, à la fin du
18ème siècle, ont commencé à monopoliser
pour pouvoir contraindre les gens - les tisserands en premier -
à travailler pour un patron et pour tuer toute possibilité
d'auto-production, d'auto-activité.
C'est en ce sens que le travail dont nous parlons quand nous disons
que nous « avons » et « n'avons pas » un
travail, est une invention du capitalisme. Longtemps, le salariat
a été perçu comme une forme d'esclavage, et
« l'abolition du salariat » était encore au programme
de la CGT il y a une trentaine d'années. Pendant le récent
mouvement des chômeurs, j'ai entendu un militant CGT dire
: « C'est vrai, demander du travail, c'est aussi demander
à être exploité. »
Si nous prenons « travail » au sens propre de faire,
réaliser, agir, créer, peiner, le travail ne peut
jamais manquer. Contre le chômage, ce qu'il faut alors exiger,
c'est non pas qu'on nous « donne » du travail à
faire, mais qu'on abolisse la monopolisation des moyens de travail,
des moyens de production par le capital, en sorte que nous puissions
nous rapproprier le travail, ses moyens et son résultat.
Nous les rapproprier collectivement et aussi, pour partie, individuellement.
C'est de cette réappropriation qu'il est question chez le
jeune Marx quand il écrit que le communisme, c'est l'élimination
du travail (salarié) et sa « transformation en auto-activité
». Cette réappropriation a été pratiquement
impossible jusqu'ici en raison de la subdivision du travail productif
en spécialités cloisonnées. Elle devient techniquement
possible avec l'informatisation et l'automatisation. Par celles-ci,
la création de richesses demande de moins en moins de travail
(salarié), distribue de moins en moins de salaires. Ce qui
est produit de manière pleinement automatique ne pourra finalement
être distribué, vendu, acheté, que si le pouvoir
d'achat distribué n'est plus le salaire d'un travail. L'idée
d'un « revenu social » ou de minima sociaux garantis
inconditionnellement va dans ce sens. La revendication par le mouvement
des chômeurs et précaires d'un minimum garanti égal
aux trois quarts du SMIC est un pas très important dans cette
direction.
P.V.P. : La lutte contre un chômage endémique aboutit
au contraire à renforcer la place du travail-emploi dans
la société. Bien plus qu'un paradoxe, il s'agit d'une
contradiction que vous soulignez lorsque vous écrivez qu'un
nouveau système se met en place « contraignant tous
à se battre pour obtenir ce travail que par ailleurs il abolit
». Selon vous quel est le sens de cette contradiction : la
peur de décrocher d'un avenir qui s'éternise - vous
dites « oser l'exode » - ou bien une résignation
générale à une nouvelle organisation mondiale
du travail, vouée à sacrifier des pans entiers de
populations dans le cadre d'incessantes restructurations industrielles
?
A.G. : Je ne vois pas les choses de cette façon. Je pense
que dans une société où l'emploi devient de
plus en plus précaire, de plus en plus discontinu, où
le travail salarié stable et à plein temps cesse d'être
la norme - ce qui est le cas pour 45 % des Allemands, pour 55 %
des Britanniques et des Italiens, pour environ 40 % des Français
- et où, à l'échelle d'une vie, le travail
ne représente plus qu'un septième ou un huitième
du temps de vie éveillé après l'âge de
18 ans, les détenteurs du pouvoir économique et politique
craignent par-dessus tout une chose : que le temps hors travail
salarié puisse devenir le temps dominant du point de vue
social et culturel ; que les gens puissent s'aviser de s'emparer
de ce temps pour « s'employer » à y faire eux-mêmes
ce qu'eux-mêmes jugent bon et utile de faire. Avec le recul
du poids du travail salarié dans la vie de tous et de chacun,
le capital risque de perdre le pouvoir sur les orientations culturelles
de la société. Il fait donc tout pour que les gens,
et principalement les plus ou moins jeunes, demeurent culturellement
incapables d'imaginer qu'ils pourraient s'approprier le temps libéré
du travail, les intermittences de plus en plus fréquentes
et étendues de l'emploi pour déployer des auto-activités
qui n'ont pas besoin du capital et ne le valorisent pas.
Nous avons donc affaire, en France plus encore que dans les pays
voisins, à une campagne idéologique très soutenue
pour verrouiller, pour tuer l'imagination sociale, pour accréditer
l'idée que le travail salarié est la seule base possible
de la société et de la « cohésion sociale
», que sans emploi, on ne peut rien faire, ne peut disposer
d'aucun moyen de vivre « dignement » et activement.
Nos minima sociaux sont misérables. On accrédite l'idée
qu'un droit à un revenu découplé d'un emploi
est de l'assistanat, comme si les centaines de milliers d'emplois
partiels à salaire partiel, créés tout exprès
pour « insérer » des chômeurs - les insérer
dans quoi ? s'il vous plaît - n'étaient pas de l'assistanat
sous une autre forme tout aussi humiliante, puisqu'on dit en quelque
sorte aux plus ou moins jeunes chômeurs : « En vérité,
on n'a aucun besoin de vous, de votre force de travail ; on va vous
rendre service, on va vous occuper un peu en vous payant un peu.
» C'est quoi, un travail qu'on vous donne à faire pour
vous rendre service ?
En réalité, c'est le capitalisme qui se rend service
de cette façon. Il fait subventionner des employeurs pour
qu'ils aient la bonté d'employer des gens au rabais. Il veille
à ce que les gens se conçoivent comme ne pouvant être
que de la force de travail sur un marché de l'emploi, et
que, s'ils ne trouvent pas d'employeur, ils n'ont qu'à s'en
prendre à eux-mêmes, c'est-à-dire au fait qu'ils
ne sont pas assez « employables ». Tout le discours
dominant fait comme s'il n'y avait pas des causes systémiques,
structurelles à la contraction du volume de travail rémunéré,
comme si les stages formation, les stages en entreprise etc. allaient,
en rendant les gens plus employables, leur assurer un emploi.
En réalité, ces stages ont une fonction idéologique
inavouée : ils consolident et développent l'aptitude
à l'emploi au détriment de l'aptitude au temps libre,
et cela dans un contexte où il y a de moins en moins de travail-emploi
et de plus en plus de temps libéré. On fabrique méthodiquement
des gens incapables de se concevoir comme les sujets de leur existence,
de leur activité et de leurs liens sociaux, des gens qui
dépendent totalement de ce que des employeurs privés
ou publics leur donnent à faire. Et puis on ne leur donne
rien à faire de consistant, rien que des boulots d'assistés.
Il y a de quoi les rendre enragés.
Manifestation du mouvement des chômeurs et précaires,
janvier 1998.
Manifestation du mouvement des chômeurs et précaires,
janvier 1998.
Photo : Tessa Polak
« Oser l'exode », ça veut dire d'abord percer
à jour cette stratégie de domination qui jette les
gens dans une dépendance à l'égard de l'emploi
plus totale que jamais, alors que l'emploi devient totalement aléatoire
; et qui veut dire ensuite exiger non pas de l'emploi - «
du travail » - mais la possibilité de vivre en l'absence
d'un emploi, pendant les intermittences de l'emploi, grâce
à un revenu de base inconditionnellement garanti. J'ajoute
: ce revenu de base doit être compris non pas comme ce qui
vous dispense de rien faire, mais au contraire comme ce qui vous
permet de faire plein de choses bonnes, belles et utiles qui ne
sont pas rentables du point de vue de l'économie capitaliste
de marché, ni susceptibles d'être homologuées,
standardisées, professionnalisées.
P.V.P. : Il s'agit aujourd'hui de sortir d'une notion du travail
dont la norme est celle du salariat, unique source de statut social.
Vous proposez le projet d'une société où «
la production de soi » occuperait une place prépondérante.
Le passage du travail « aliéné » à
une réappropriation par l'homme de son propre travail dans
un cadre social, implique donc un changement de mentalité
radical. Ce dernier nécessite pour les individus l'apprentissage
d'un savoir-être alors que dans le cadre du taylorisme, l'homme
en tant que simple utilité de la production, était
réduit à son savoir-faire. À votre avis, ce
changement se fera-t-il « naturellement », au prix d'une
adaptation peut-être douloureuse ou, au contraire, dépend-il
d'une volonté politique, d'une réflexion très
large à l'échelle de la société, voire
encore de la mise en œuvre par les citoyens eux-mêmes
d'une pédagogie adaptée ?
A.G. : Ce ne peut pas être l'un ou l'autre ; ce ne peut être
que l'un et l'autre. Le changement de mentalité, la mutation
culturelle s'opèrent déjà depuis pas mal de
temps. C'est un cheminement d'abord souterrain sur lequel il existe
des enquêtes et témoignages passionnants chez les Anglais,
les Allemands, les Nord-Américains. Le retrait vis-à-vis
du travail-emploi, le refus de s'y investir, l'aspiration à
d'autres modes de vie d'activité, de rapports sociaux, de
priorités dans la vie, tout ça est très répandu
en France aussi, chez les plus ou moins jeunes surtout, mais il
n'y a pas chez nous un journal comme The Idler en Angleterre qui
reflète l'énorme mouvement multiforme des gens qui
refusent de « s'insérer » dans une société
qu'ils vomissent et qui (avec la devise “fuck work”)
refusent le « travail de merde ».
Ceux qu'on appelle « les exclus » ne sont pas tous
des victimes qui ne demandent qu'à être « réinsérces
», ce sont aussi des gens qui choisissent une vie alternative,
en marge de la société. Mais s'ils sont marginaux,
c'est parce qu'ils sont condamnés à n'être que
des individus, donc impuissants à rien changer. Si vous avez
cinq millions de personnes qui refusent cette société
à titre individuel, ça ne va pas la changer. Mais
si vous avez un mouvement qui regroupe tous ceux qui entendent travailler
moins et consommer et vivre autrement, et qui les regroupe dans
le but politique de militer pratiquement pour un changement de la
façon de vivre, de produire et d'être ensemble, alors
vous avez une traduction des choix individuels en choix collectifs
dont l'énoncé va déclencher des débats,
des conflits, s'inscrire dans l'espace public, obliger à
la prise en compte de questions jusque-là négligées
et faire évoluer le niveau de conscience.
Notre tâche, la vôtre, la mienne, celle des intellectuels,
c'est de proposer cette traduction en projet collectif d'une multiplicité
de choix, de rébellions, de tâtonnements, d'expérimentations,
et de stimuler par cette traduction la prise de conscience de ce
qu'un autre monde, une autre société sont possibles
et désirables. C'est ce que Guattari, les Italiens, appellent
« la production de subjectivité ». Il s'agit
de faire prendre conscience de possibilités que le discours
dominant cache. Il s'agit de libérer l'imagination, le désir.
La parole, l'écrit, les activités culturelles, la
musique, le théâtre, le cinéma sont essentiels
à cette libération, à cette fécondation.
Si nous ne savons pas exprimer ce que nous sentons, nous sommes
incapables aussi de vouloir et d'agir en conséquence.
Cette libération de l'imagination et du désir est
à la fois nécessaire au capitalisme dans l'actuelle
phase de mutation et potentiellement mortelle pour lui. Son problème,
c'est de stimuler l'autonomie, la créativité des gens
et, en même temps, de la contrôler, de se l'asservir.
En somme, d'obtenir que les gens se produisent librement mais qu'ils
effectuent cette libre production d'eux-mêmes sur ordre, dans
les limites qui leur sont tracées, pour maximiser le profit
de « leur » entreprise.
Nous entrons dans une ère où le savoir, la connaissance
sont les principales forces productives et la forme principale du
capital fixe. L'accumulation, la concurrence sur les marchés,
se font principalement par le capital-savoir. À l'échelle
de la société, nous passons beaucoup plus de temps
à produire du savoir qu'à le mettre en œuvre
de façon productive. Nous passons beaucoup plus de temps
à nous produire, c'est-à-dire à développer
nos capacités et compétences, qu'à produire
nos productions. Ce sont les capacités communicationnelles,
relationnelles, cognitives, affectives, imaginatives que nous développons
en dehors de notre temps de travail immédiat qui nous permettent
de réaliser en deux heures de travail direct davantage que
nos grands-parents en 20 ou 40 heures.
Il devient donc de plus en plus absurde de ne payer les gens que
pour le temps passé à mettre en œuvre leurs compétences.
Et si les détenteurs du savoir - virtuellement nous tous
- s'apercevaient finalement que la forme principale du capital,
c'est eux qui la détiennent, mieux : qu'ils sont le capital,
la nécessité de rentabiliser ce capital au maximum
n'aura plus aucun sens. En effet rien ne m'oblige à m'exploiter,
à « m'autovaloriser » au maximum. La production
de soi pourra cesser d'être le moyen de l'accumulation et
de l'enrichissement monétaire pour devenir fin en elle-même.
P.V.P. : Le consommateur est aujourd'hui le sujet-objet du marché.
Parler du temps libre, du loisir, c'est faire référence
le plus souvent à un temps vide consacré à
la réparation de la force de travail ou au divertissement.
Aussi le citoyen est-il la plupart du temps « programmé
» pour se conduire avant tout en consommateur dans un espace
de vie complètement cloisonné. La transformation du
temps libre en temps libéré, c'est-à-dire en
un temps employé à autre chose qu'à perdre
sa vie à la gagner, exprime donc un changement qualitatif
au plan culturel. Chaque citoyen pourrait disposer de ce temps libéré
comme d'une opportunité pour construire un nouvel espace
de vie. Mais, la plupart du temps ce temps libre est ressenti comme
une source d'angoisse et de dénuement, en premier lieu par
les chômeurs eux-mêmes.
A.G. : Oui, en effet, parce que la construction de nouveaux espaces
de vie serait, dans les conditions politiques actuelles, une aventure
solitaire, une soustraction de soi à la collectivité,
et non une entreprise collective à mener tous ensemble. Rien
ne valide socialement le projet d'une telle construction ; par aucun
signe la société ne dit aux gens : faites-le, la collectivité
met des lieux, des espaces, des moyens à votre disposition,
dans les quartiers, dans les communes. Cette société
refuse d'envisager l'existence de chômeurs qui ne soient pas
malheureux, qui ne soient pas demandeurs d'emploi, qui ne vivent
pas comme une privation d'emploi le fait d'être ne serait-ce
que temporairement sans un job.
Aiguise ton esprit comme un rasoir et rends-le assez vif pour qu'il
puisse se saisir de la vérité dans instant, quelle
qu'elle soit. L'entendement doit être émancipé
des vieilles habitudes, des préjugés, des mécanismes
de pensée réducteurs, et même de la pensée
ordinaire elle même.
(Bruce Lee)
P.V.P. : Pierre Gilles de Gennes affirme : « Si nous arrivons
à un enseignement qui ne présente pas aux jeunes le
monde comme construit mais comme à construire, à ce
moment nous marquerons un point considérable ». Selon
vous, l'éducation publique a-t-elle un rôle à
jouer par rapport à cette perspective ? Nous pensons par
exemple à une transformation de la vocation de l'université,
surtout préoccupée actuellement de « coller
aux besoins des marchés. »
A.G. : Cette transformation est de toute évidence nécessaire.
La chose a été parfaitement exprimée par les
étudiants allemands au cours de leur grève de novembre-décembre
1997. Au départ, cette grève était motivée
par la misère croissante des universités, dont les
moyens ne cessent d'être rognés sous prétexte
qu'elles produisent bon an mal an des centaines de milliers de diplômés
« inemployables », au lieu de dispenser du « savoir
utile ». Du savoir utile à qui ? À quoi ? À
qui ferait-on croire qu'il suffit de fabriquer des masses de gens
immédiatement « employables » pour que tout le
monde trouve un emploi ? Le problème à résoudre
n'est pas celui de l'inadaptation des diplômés au marché
du travail, mais comme l'écrit une étudiante berlinoise,
Sandra Janssen, celui de « la contraction du marché
du travail ». Comment la société doit-elle préparer
les jeunes à cette « contraction continuelle du marché
du travail » ? En faisant exactement le contraire de ce que
font les gouvernements : c'est-à-dire en acceptant que les
études, les diplômes ne peuvent déboucher sur
des carrières ni garantir un emploi, que leur but ne peut
plus être utilitaire et fonctionnel. Leur but doit être
de donner aux gens un accès libre inconditionnel, illimité
à la « culture » (Bildung, en allemand), c'est-à-dire
de leur permettre d'acquérir les moyens qui les rendent capables
de s'orienter dans ce monde éclaté, d'y produire et
inventer eux-mêmes les repères, les règles,
les buts, les liens qui leur soient propres et leur soient communs.
Selon la formule du président des étudiants de Bonn,
Oliver Schilling : « Nous ne voulons pas être des individus
fonctionnellement programmés. Nous devons combattre la réduction
des gens en outils aux mains du capital. » Le droit de tous
d'accéder « sans restrictions à la culture la
plus large possible » est indispensable « à la
survie d'une société démocratique à
l'ère du sous-emploi permanent. Il faut préparer le
citoyen à assumer de façon créative son inutilité
économique ». Tout cela implique évidemment
aussi un revenu de base garanti inconditionnellement à tout
citoyen.
P.V.P. : Cette remarque à notre sens pose la question de
la « créativité citoyenne » face aux déjà-là
s'incarnant aussi bien à travers la gestion bureaucratisée
des affaires publiques qu'à travers un cadre de vie obsolète
promu par les idéologies du marché. Quelle consistance
donneriez-vous à cette créativité citoyenne,
c'est-à-dire à une recherche fondamentale à
engager par tous les citoyens pour concevoir un autre cadre de société
? Ne pensez-vous pas que des lieux, des espaces devraient être
fondés pour permettre une auto-formation des citoyens sur
tous les terrains de la vie sociale, de la production de la culture
? Si, oui, comment les voyez-vous ?
A.G. : Les universités ne sont pas un espace suffisant ni
l'espace idéal pour développer une culture qui permette
aux gens de s'émanciper de la logique de l'emploi. L'éducation
à l'auto-activité, à l'autonomie, l'épanouissement
des facultés artistiques, sensorielles, manuelles, intellectuelles,
affectives, communicationnelles doit commencer beaucoup plus tôt
- elle commence, en fait, dans les écoles maternelles françaises
mais ne continue pas dans la suite de la scolarité. Il y
a une coupure de plus en plus profonde entre la culture scolaire
et la vie quotidienne. Je veux dire : nous n'avons plus de culture
du quotidien, de culture du vivre, faite d'un ensemble de compétences
communes à tous et qui permettent à tous de faire
face aux situations de la vie de tous les jours. La quasi-totalité
des compétences sont monopolisées par des professionnels,
par les « professions invalidantes », comme les appelle
Ivan Illich, et le dernier truc inventé pour créer
de l'emploi consiste, selon un ministre, à inciter les gens
qui gagnent convenablement leur vie à ne plus « perdre
leur temps » à chercher leurs enfants à l'école,
à changer un fusible, à laver leur linge à
domicile ou à préparer leur petit déjeuner
: il y a des services professionnels pour ça.
La révolution informationnelle porte en elle la mort programmée
des spécialisations professionnelles et de la transmission
de savoir formalisés. Elle ouvre sur l'auto-formation, l'auto-apprentissage,
sur « l'apprendre en faisant », sur la déprofessionnalisation,
sur la possibilité pour tous d'acquérir les compétences
communes qui vous permettent de vous prendre en charge, de vous
auto-produire dans le contexte matériel, technique, social,
politique où vous vivez, et même de subvertir ce contexte.
Elle ouvre sur la possibilité d'une culture commune beaucoup
plus intuitive que les cultures professionnelles homologuées,
sur la possibilité de ne pas dépendre des marchands
et des spécialistes pour la satisfaction de vos besoins et
désirs.
Pour que ces possibilités deviennent réalité,
il faut que l'éducation sorte des écoles et lieux
d'apprentissage, que la ville, le quartier, le bloc d'immeuble soient
un espace éducatif parsemé de lieux pour l'auto-activité,
l'auto-production, l'auto-apprentissage. Un germano-américain,
Bergmann, est en train de créer ce genre de lieux aux États-Unis
et en Allemagne. Il les conçoit comme des espaces où
les gens sont sollicités, entraînés par l'offre
d'une gamme qui devra être illimitée d'activités
épanouissantes, des lieux qui donnent envie, avec des gens
qui vous incitent à vous demander ce que vous rêvez
depuis toujours de pouvoir faire mais n'avez jamais eu le temps,
l'occasion, le courage de commencer.
En même temps, ces espaces, les « centres pour le nouveau
travail » offrent une gamme aussi étendue que possible
de moyens d'auto-production à technologie avancée.
N'importe qui peut apprendre en très peu de temps à
y fabriquer ses vêtements, ses chaussures, ses meubles, à
produire des aliments selon les méthodes mises au point il
y a vingt ans dans les « maisons autonomes » nord-américaines.
Bergmann estime que 70 à 80 % des besoins peuvent être
couverts en deux jours de travail d'auto-production par semaine
et que la multiplication de ces centres devrait faire naître
une économie populaire parallèle, émancipée
de la logique de l'emploi et de la domination des rapports d'argent.
L'intérêt de la chose, c'est que ce projet est tout
aussi valable et réalisable à Madagascar ou au Bangla
Desh qu'à Berlin ou à Saint-Denis. Les Centres pour
le Nouveau Travail permettent à une population à la
fois de résister à la dictature du marché et
au pouvoir du capital et à anticiper l'au-delà d'un
capitalisme de plus en plus fragile, incapable d'assurer la survie
d'une société et l'appartenance citoyenne des gens.
P.V.P. : L'année prochaine nous co-organisons avec la ville
de Saint-Denis les premiers Fora des Villages du Monde. Il s'agit
de voir comment, au plan mondial, une culture plurielle peut constituer
une alternative à la pensée unique, un « faire
mouvement » que nous plaçons sous le signe du cum petere,
« chercher ensemble », qui est le sens étymologique
du mot compétition. Vous dites quant à vous : «
seuls seront finalement entendus ceux qui veulent changer la face
du monde ». À votre avis quel rôle les citoyens
ont-ils à jouer dans ce changement ? Quelles sont, d'autre
part, les contraintes qu'ils devraient se donner pour ne pas retomber
ni dans une autre pensée unique, ni dans de vieilles manières
de faire de la politique.
Certains styles favorisent la ligne droite, autres utilisent la
courbe et les cercles. Les styles qui se cramponnent à un
aspect particulier du combat dans son ensemble sont dans une ornière.
Le Jeet Kune Do est une technique qui vise l'acquisition de la liberté;
c'est un travail de mise en lumière. L'art n'est fait ni
pour décorer ni pour embellir. Une méthode qui s'est
fixée des choix, quel que soit le niveau de son exigence,
entrave ses pratiquants dans une structure figée. Le combat,
lui, n'est jamais figé et change d'aspect à chaque
seconde, de moment en moment. Travailler à l'intérieur
d'une de ses structures revient simplement à développer
opiniâtrement sa résistance au monde. Une telle pratique
mène à une impasse ; comprendre devient impossible
et les pratiquants ne seront jamais libres.
(Bruce Lee)
A.G. : Je trouve très remarquable vos propositions pour
la création d'Espaces Publics Citoyens, dans votre n°
9. Je pense comme vous. La « créativité citoyenne
» s'épanouira plus ou moins vite selon le nombre, la
visibilité, la qualité, l'accessibilité des
espaces publics offerts aux expérimentations sociales, artistiques,
culturelles, techniques à grande échelle. La garantie
à tout résident d'un revenu social de base, dont il
est de plus en plus question dans toute l'Europe, n'a de sens qu'accompagnée
d'une prolifération des lieux d'auto-activité. Il
faudra que chacun, chacune, soit sollicité et entraîné
dans le foisonnement tout autour de lui de groupes, groupements,
équipes, clubs, ateliers qui cherchent à le gagner
à leurs activités écosophiques, politiques,
artisanales, éducatives, etc. ; des espaces où se
côtoient des ateliers de danse, des salles de musique, des
gymnases, des « boutiques d'enfants », des « boutiques
de santé » etc.. La ville comme laboratoire social,
comme vous dites, et les espaces sociaux comme formes de la compétition
coopérative (votre cum petere) que vous trouvez par exemple
dans les clubs de judo, les orchestres, les troupes théâtrales
: l'excellence de chacun est le but et le souci de tous - et inversement.
« Le plein épanouissement de chacun est la condition
du plein épanouissement de tous », disait le Manifeste
du Parti Communiste. Vous retrouvez dans le concept d'intelligence
collective, chez Pierre Lévy, une actualisation de la même
idée.
P.V.P. : Patrick Braouezec, dans une interview accordée
aux Périphériques dans le dernier numéro affirmait
: « Si les partis politiques ne réussissent pas à
faire leur révolution interne, alors cela veut dire que la
forme parti est dépassée. » Comment voyez-vous
l'émergence d'une nouvelle gauche aujourd'hui capable de
se tourner résolument vers le devenir et « oser l'exode
» ?
A.G. : Qu'est-ce qui peut agréger en un grand mouvement
et dans une perspective commune les « révolutions moléculaires
», comme les appelait Guattari, qui sont en cours dans tous
les domaines ? Je vois trois aspects : 1° La compréhension
théorique de la mutation que nous vivons, de sa portée
à long terme, des impasses et des crises vers lesquelles
elle se dirige. 2° Une vision des contours de la société
post-capitaliste et post-marchande susceptible de succéder
aux débris de la société salariale dont nous
sortons. 3° La capacité de concrétiser cette vision
par des actions, des exigences, des propositions politiques à
la fois anticipatrices et plausibles, réalisables actuellement
par des objectifs intermédiaires. Il y a un quatrième
facteur : les pannes, les échecs, les risques d'implosion
de plus en plus évidents auxquels conduit la mise en œuvre
de l'idéologie économiste dominante. Les États-Unis
et la Grande-Bretagne sont à la veille d'une récession,
l'Extrême-Orient est en état de collapsus, en Europe
le rejet de la « pensée unique » et de la politique
unique imposée par le pouvoir financier mondialisé
a gagné beaucoup de terrain en deux ans. Je crois qu'une
nouvelle gauche ne peut être qu'une nouvelle extrême
gauche, mais plurielle, non dogmatique, transnationale, écologique,
porteuse d'un projet de civilisation.
entretien réalisé par Yovan Gilles
Les périphériques vous parlent, dernière mise
à jour le 23 avril 03 par TMTM
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