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Origine : http://www.jutier.net/contenu/andregor.htm
L'écologie, c'est comme le suffrage universel et le repos du dimanche
dans un premier temps, tous les bourgeois et tous les partisans de
l'ordre vous disent que vous voulez leur ruine, le triomphe de l'anarchie
et de l'obscurantisme. Puis, dans un deuxième temps, quand la force
des choses et la pression populaire deviennent irrésistibles, on vous
accorde ce qu'on vous refusait hier et, fondamentalement rien ne change.
La prise en compte des exigences écologiques conserve beaucoup d'adversaires
dans le patronat. Mais elle a déjà assez de partisans patronaux et
capitalistes pour que son acceptation par les puissances d'argent
devienne une probabilité sérieuse.
Alors mieux vaut, dés à présent, ne pas jouer à cache-cache: la
lutte écologique n 'est pas une fin en soi, c'est une étape. Elle
peut créer des difficultés au capitalisme et l'obliger à changer;
mais quand, après avoir longtemp résisté par la force et la ruse,
il cédera finalement parce que l'impasse écologique sera devenue
inéluctable, il intégrera cette contrainte comme il a intégré toutes
les autres.
C'est pourquoi il faut d'emblée poser la question franchement:
que voulons-nous? Un capitalisme qui s'accommode des contraintes
écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle
qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure
un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement
et à la nature? Réforme ou révolution?
Ne répondez surtout pas que cette question est secondaire et que
l'important, c'est de ne pas saloper la planète au point qu'elle
devienne inhabitable. Car la survie non plus n'est pas une fin en
soi: vaut-il la peine de survivre dans "un monde transformé en hôpital
planétaire, en école planétaire, en prison planétaire et où la tâche
principale des ingénieurs de l'âme sera de fabriquer des hommes
adaptés à cette condition" (Illich)?
Si vous doutez encore que c'est bien ce monde que les technocrates
de l'ordre établi nous préparent, lisez le dossier sur les nouvelles
techniques de "lavage de cerveau" en Allemagne et aux Etats-Unis1:
à la suite de psychiatres et de psycho-chirurgiens américains, des
chercheurs attachés à la clinique psychiatrique de l'université
de Hambourg explorent, sous la direction des professeurs Gross et
Svab, des méthodes propres à amputer les individus de cette agressivité
qui les empêche de supporter tranquillement les frustrations les
plus totales : celles que leur imposent le régime pénitentiaire,
mais aussi le travail à la chaîne, l'entassement dans des cités
surpeuplées, l'école, le bureau, l'armée.
Il vaut mieux tenter de définir, dés le départ, pour quoi on lutte
et pas seulement contre quoi. Et il vaut mieux essayer de prévoir
comment le capitalisme sera affecté et changé par les contraintes
écologiques, que de croire que celles-ci provoqueront sa disparition,
sans plus.
Mais d'abord, qu'est-ce, en termes économiques, qu'une contrainte
écologique? Prenez par exemple les gigantesques complexes chimiques
de la vallée du Rhin, à Ludwigshafen (Basf), à Leverkusen (Bayer)
ou Rotterdam (Akzo). Chaque complexe combine les facteurs suivants:
- des ressources naturelles (air, eau, minéraux) qui passaient
jusqu'ici pour gratuites parce qu'elles n'avaient pas à être reproduites
(remplacées);
- des moyens de production (machines, bâtiments) qui sont du capital
immobilisé, qui s'usent et dont il faut donc assurer le remplacement
(la reproduction), de préférence, par des moyens plus puissants
et plus efficaces, donnant a la firme un avantage sur ses concurrents;
- de la force de travail humaine qui, elle aussi, demande à être
reproduite (il faut nourrir, soigner, loger, éduquer les travailleurs).
En économie capitaliste, la combinaison de ces facteurs, au sein
du processus de production, a pour but dominant le maximum de profit
possible (ce qui, pour une firme soucieuse de son avenir, signifie
aussi: le maximum de puissance, donc d'investissements, de présence
sur le marché mondial). La recherche de ce but retentit profondément
sur la façon dont les différents facteurs sont combinés et sur l'importance
relative qui est donnée à chacun d'eux.
La firme, par exemple, ne se demande jamais comment faire pour
que le travail soit le plus plaisant, pour que l'usine ménage au
mieux les équilibres naturels et l'espace de vie des gens, pour
que ses produits servent les fins que se donnent les communautés
humaines. Elle se demande seulement comment faire pour produire
le maximum de valeurs marchandes au moindre coût monétaire. Et à
cette dernière question elle répond : " Il me faut privilégier le
fonctionnement parfait des machines, qui sont rares et chères, par
rapport à la santé physique et psychique des travailleurs qui sont
rapidement remplaçables pour pas cher. Il me faut privilégier les
bas coûts de revient par rapport aux équilibres écologiques dont
la destruction ne sera pas à ma charge. Il me faut produire ce qui
peut se vendre cher, même si des choses moins coûteuses pourraient
être plus utiles. "
Tout porte l'empreinte de ces exigences capitalistes: la nature
des produits, la technologie de production, les conditions de travail,
la structure et la dimension des entreprises...
Mais voici que, dans la vallée du Rhin notamment, l'entassement
humain, la pollution de l'air et de l'eau ont atteint un degré tel
que l'industrie chimique, pour continuer de croître ou même seulement
de fonctionner, se voit obligée de filtrer ses fumées et ses effluents,
c'est-à-dire de reproduire des conditions et des ressources qui,
jusqu'ici, passaient pour " naturelles " et gratuites. Cette nécessité
de reproduire l'environnement va avoir des incidences évidentes:
il faut investir dans la dépollution, donc accroître la masse des
capitaux immobilisés: il faut ensuite assurer l'amortissement (la
reproduction) des installations d'épuration: et le produit de celles-ci
(la propreté relative de l'air et de l'eau) ne peut être vendu avec
profit.
En somme, il y a augmentation simultanée du poids du capital investi
(de la "composition organique"), du coût de reproduction de celui-ci
et des coûts de production, sans augmentation correspondante des
ventes. Par conséquent, de deux choses l'une: ou bien le taux de
profit baisse, ou bien le prix des produits augmente.
La firme cherchera évidemment à relever ses prix de vente. Mais
elle ne s'en tirera pas aussi facilement: toutes les autres firmes
polluantes (cimenteries, métallurgie, sidérurgie, etc.) chercheront,
elles aussi, à faire payer leurs produits plus cher par le consommateur
final. La prise en compte des exigences écologiques aura finalement
cette conséquence: les prix tendront à augmenter plus vite que les
salaires réels, le pouvoir d'achat populaire sera donc comprimé
et tout se passera comme si le coût de la dépollution était prélevé
sur les ressources dont disposent les gens pour acheter des marchandises.
La production de celles-ci tendra donc à stagner ou à baisser; les
tendances à la récession ou à la crise s'en trouveront aggravées.
Et ce recul de la croissance et de la production qui, dans un autre
système, aurait pu être un bien (moins de voitures, moins de bruit,
plus d'air, des journées de travail plus courtes, etc.), aura des
effets entièrement négatifs: les productions polluantes deviendront
des biens de luxe, inaccessibles à la masse, sans cesser d'être
à la portée des privilégiés: les inégalités se creuseront: les pauvres
deviendront relativement plus pauvres et les riches plus riches.
La prise en compte des coûts écologiques aura, en somme, les mêmes
effets sociaux et économiques que la crise pétrolière. Et le capitalisme,
loin de succomber à la crise, la gérera comme il l'a toujours fait
: des groupes financiers bien placés profiteront des difficultés
de groupes rivaux pour les absorber à bas prix et étendre leur mainmise
sur l'économie. Le pouvoir central renforcera son contrôle sur la
société: des technocrates calculeront des normes " optimales" de
dépollution et de production, édicteront des réglementations, étendront
les domaines de " vie programmée " et le champ d'activité des appareils
de répression. On détournera la colère populaire, par des mythes
compensateurs, contre des boucs émissaires commodes (les minorités
ethniques ou raciales, par exemple, les "chevelus", les jeunes...)
et l'Etat n'assoira plus son pouvoir que sur la puissance de ses
appareils: bureaucratie, police, armée, milices rempliront le vide
laissé par le discrédit de la politique de parti et la disparition
des partis politiques. Il suffit de regarder autour de soi pour
percevoir, en France et ailleurs, les signes d'une semblable dégénérescence.
Direz-vous que rien de tout cela n'est inévitable? Sans doute.
Mais c'est bien ainsi que les choses risquent de se passer si le
capitalisme est contraint de prendre en compte les coûts écologiques
sans qu'une attaque politique, lancée à tous les niveaux, lui arrache
la maîtrise des opérations et lui oppose un tout autre projet de
société et de civilisation. Car les partisans de la croissance ont
raison sur un point au moins: dans le cadre de l'actuelle société
et de l'actuel modèle de consommation, fondés sur l'inégalité, le
privilège et la recherche du profit, la non-croissance ou la croissance
négative peuvent seulement signifier stagnation, chômage, accroissement
de l'écart qui sépare riches et pauvres. Dans le cadre de l'actuel
mode de production, il n'est pas possible de limiter ou de bloquer
la croissance tout en répartissant plus équitablement les biens
disponibles.
En effet, c'est la nature même de ces biens qui interdit le plus
souvent leur répartition équitable: comment voulez-vous répartir
"équitablement" les voyages en Concorde, les Citroèn DS ou SM, les
appartements au sommet des immeubles-tours avec piscine, les mille
produits nouveaux, rares par definition, que l'industrie lance chaque
année pour dévaloriser les modèles anciens et reproduire l'inégalité
et la hiérarchie sociales? Et comment répartir " équitablement "
les titres universitaires, les postes de contremaître, d'ingénieur
en chef ou de titulaire de chaire.
Comment ne pas voir que le ressort principal de la croissance réside
dans cette fuite en avant généralisée que stimule une inégalité
délibérément entretenue: dans ce que Ivan Illich appelle "la modernisation
de la pauvreté "? Dès que la masse peut espérer accéder à ce qui
était jusque-là un privilège de l'élite, ce privilège (le bac, la
voiture, le téléviseur) est dévalorisé par là même, le seuil de
la pauvreté est haussé d'un cran, de nouveaux privilèges sont créés
dont la masse est exclue. Recréant sans cesse la rareté pour recréer
l'inégalité et la hiérarchie, la société engendre plus de besoins
insatisfaits qu'elle n'en comble, le taux de croissance de la frustration
excède largement celui de la production " (lllich).
Tant qu'on raisonnera dans les limites de cette civilisation inégalitaire,
la croissance apparaîtra à la masse des gens comme la promesse -
pourtant entièrement illusoire - qu'ils cesseront un jour d'être
" sous-privilégiés", et la non-croissance comme leur condamnation
à la médiocrité sans espoir. Aussi n'est ce pas tant à la croissance
qu'il faut s'attaquer qu'à la mystification qu'elle entretient,
à la dynamique des besoins croissants et toujours frustrés sur laquelle
elle repose, à la compétition qu'elle organise en incitant les individus
à vouloir, chacun, se hisser "au-dessus " des autres. La devise
de cette société pourrait être: Ce qui est bon pour tous ne vaut
rien. Tu ne seras respectable que si tu as " mieux " que les autres.
Or c'est l'inverse qu'il faut affirmer pour rompre avec l'idéologie
de la croissance: Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous.
Seul mérite d'être produit ce qui ne privilégie ni n'abaisse personne.
Nous pouvons être plus heureux avec moins d'opulence, car dans une
société sans privilège, il n 'y a pas de pauvres.
Essayer d'imaginer une société fondée sur ces critères. La production
de tissus pratiquement inusables, de chaussures durant des années,
de machines faciles à réparer et capables de fonctionner un siècle,
tout cela est, dès à présent, à la portée de la technique et de
la science de même que la multiplication d'installations et de services
collectifs (de transport, de blanchissage, etc.) dispensant chacun
de l'achat de machines coûteuses, fragiles et dévoreuses d'énergie.
Supposez dans chaque immeuble collectif deux ou trois salles de
télévision (une par programme); une salle de jeux pour les enfants;
un atelier bien équipé de bricolage; une buanderie avec aire de
séchage et de repassage: aurez-vous encore besoin de tous vos équipements
individuels, et irez-vous encore vous embouteiller sur les routes
s'il y a des transports collectifs commodes vers les lieux de détente,
des parcs de bicyclettes et de cyclomoteurs sur place, un réseau
dense de transports en commun pour les banlieues et les villes?
Imaginez encore que la grande industrie, planifée centralement,
se borne à ne produire que le nécessaire: quatre ou cinq modèles
de chaussures et de vêtements qui durent, trois modèles de voitures
robustes et transformables, plus tout ce qu'il faut pour les équipements
et services collectifs. C'est impossible en économie de marché?
Oui. Ce serait le chômage massif? Non: la semaine de vingt heures,
à condition de changer le système. Ce serait l'uniformité et la
grisaille? Non, car imaginez encore ceci: Chaque quartier, chaque
commune dispose d'ateliers, ouverts jour et nuit, équipés de gammes
aussi complètes que possible d'outils et de machines, où les habitants,
individuellement, collectivement ou en groupes, produiront pour
eux-mêmes, hors marché, le superflu, selon leurs goûts et désirs.
Comme ils ne travailleront que vingt heures par semaine (et peut-être
moins) à produire le nécessaire, les adultes auront tout le temps
d'apprendre ce que les enfants apprendront de leur côté dès l'école
primaire: travail des tissus, du cuir, du bois, de la pierre, des
métaux; électricité, mécanique, céramique, agriculture...
C'est une utopie? Ce peut être un programme. Car cette "utopie
" correspond à la forme la plus avancée, et non la plus fruste,
du socialisme: à une société sans bureaucratie, où le marché dépérit,
où il y en a assez pour tous et où les gens sont individuellement
et collectivement libres de façonner leur vie, de choisir ce qu'ils
veulent faire et avoir en plus du nécessaire: une société où "le
libre développement de tous serait à la fois le but et la condition
du libre développement de chacun ". Marx dixit.
1. Les Temps modernes. mars 1974. Paru dans "Le Sauvage", avril
1974
Richesse, travail et revenu garanti :
http://www.etatsgeneraux.org/economie/textes/gorz1.htm
Leur écologie et la nôtre :
http://ecorev.free.fr/rev0/gorz.htm
Leur écologie n'est pas la nôtre ! :
http://perso.wanadoo.fr/libertaire/archive/2000/230-ete/gorz.htm
Entretien avec André Gorz ; Le Monde, 6-01-1997 :
http://perso.wanadoo.fr/marxiens/politic/revenus/gorz1.htm
Revenu de citoyenneté et pluralité des fins légitimes
:
http://perso.wanadoo.fr/marxiens/politic/revenus/pluralit.htm
Le socialisme écologique d'André Gorz :
http://www.ptb.be/doc/em51/socialismeecologique.html
Note sur le travail de production de soi :
http://severino.free.fr/archives/copieslocales/notesurletravaildeproductiondesoi.html
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