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Origine http://perso.wanadoo.fr/marxiens/politic/revenus/gorz.htm
Contre le risque d'un contrôle sur le tiers secteur par les
gouvernements, il faut défendre, selon André Gorz,
l'émergence du tiers secteur comme lieu privilégié
pour le développement d'une nouvelle société
dans laquelle le politique et le sociétal ne sont plus subordonnés
à l'économique. La mutation informationnelle laisse
la place à de nouveaux espaces où le désir
d'expérimentation et l'auto-activité peuvent s'épanouir
grâce aussi à la reconnaissance d'un revenu de citoyenneté
pour tous.
Le développement du tiers secteur est lié à
la crise de l'État providence et à sa tendance au
démantèlement. Cette crise a des raisons culturelles
et économiques.
Culturelles, parce que le développement de l'État
social s'est accompagné d'une catégorisation et d'une
standardisation administratives des individus, de "l'imposition
de procédures bureaucratiques opaques et de normes juridiques"
sur des modes de vie et des besoins de plus en plus différenciés,
réfléchis et réfractaires à la normalisation1.
Économiques, par suite 1° de la forte baisse, dans le
PIB, de la part de la rémunération du travail, sur
laquelle le financement des dépenses sociales est principalement
assis, et 2° de l'augmentation concomitante de la part des revenus
financiers et des profits que la mondialisation et la déterritorialisation
soustraient à la fiscalité nationale2.
Le tiers secteur prendra, dans ce contexte, des formes et une extension
très différentes selon les buts que poursuit son développement.
Celui-ci peut obéir à deux logiques fondamentalement
distinctes :
1° Appelé à pallier le démantèlement
de l'État social, il peut être utilisé par les
gouvernements comme un amortisseur social des effets d'une politique
antisociale. Il bénéficiera alors de subventions et
de dégrèvements en contrepartie desquels il lui sera
demandé de respecter les règles du jeu, les orientations
et les critères définis par l'État. On aura
alors cette "étatisation du communautaire au service
de l'État désétatisé", vigoureusement
dénoncée dans un ouvrage collectif publié au
Québec3. Subordonné à un système établi
par d'autres, le tiers secteur perd alors, avec son autonomie, sa
signification originaire de réflexion novatrice, critique,
propulsive sur la réalité des besoins et leur mode
de satisfaction. Son institutionnalisation accroît sa tendance
à la bureaucratisation et aux luttes de pouvoir.
2° Le tiers secteur peut, au contraire, préfigurer,
au-delà de la société salariale en voie de
disparition, une société autre, dans laquelle le travail
rémunéré n'est plus le facteur d'intégration
principal et où le politique et le sociétal ne sont
plus subordonnés à l'économique mais le priment.
Une société dont on se fait citoyen par toutes les
formes d'activités qui créent du lien, du sens, de
la réciprocité, de l'autonomie et de l'épanouissement,
et qui, à la différence du "travail", ne
sont pas interéchangeables, normalisables, mesurables, monnayables,
monétarisables. Pour aller dans ce sens, il faut que le tiers
secteur soit conçu non pas comme un "secteur" à
part mais comme une sphère d'activité potentiellement
hégémonique, accessible à tous et dont rien
ne doit entraver l'extension progressive.
Au-delà de la société salariale
Car, il ne faut cesser de le rappeler à la suite de Jacques
Robin, nous entrons dans une ère où le capital, en
changeant de nature, a besoin de moins en moins de travail pour
sa valorisation ; où, en conséquence, l'activité
humaine ne peut se développer qu'en dehors de la sphère
de sa valorisation capitaliste, en dehors du travail-emploi. Nous
sommes tous des chômeurs, des précaires, des intermittents
en puissance. La démonstration factuelle en a été
apportée récemment par un groupe de sociologues de
l'Université de Munich (la "Projektgruppe für Sozialforschung")
qui s'est avisé d'examiner les "parcours professionnels"
de l'ensemble des actifs ouest-allemands durant la période
1984-19954. Cinq chiffres peuvent résumer le résultat
de cet examen :
- 97 % des actifs ont fait l'expérience du chômage
au cours de ces dix années, dont :
- 21 % une seule fois, durant une période courte ou longue
;
- 39 % fréquemment pendant de brèves périodes
;
- 25 % fréquemment pendant des périodes brèves
et longues ;
- 12 % ont été définitivement expulsés
du marché du travail.
Au total, 64 % ont donc fait l'expérience d'une vie professionnelle
de plus en plus discontinue, fréquemment interrompue. Or,
nous apprennent les auteurs, la moitié considèrent
cette discontinuité comme "normale" et cherchent
à tirer parti des intermittences du travail en y expérimentant
ou réalisant des modes de vie et des activités nouveaux.
Le tiers secteur, loin d'être un "secteur" à
part, est donc potentiellement l'espace dans lequel le désir
d'expérimentation et d'auto-activité doit pouvoir
s'épanouir. Il a vocation de permettre à tous de sortir,
temporairement ou durablement, du travail et de la "société
de travail" vers des activités alternatives de leur
choix, ou de mener celles-ci de pair avec un "travail"
à temps réduit. Il doit être capable d'expansion,
ne pas considérer a priori les personnes sans travail comme
des "demandeurs d'emploi privés d'emploi". Il doit
plutôt, selon la formule de Frithjof Bergmann, "libérer
le travail de la tyrannie de l'emploi"5. Pour Bergmann, comme
pour Paul Grell qui l'a devancé dans cette voie, il s'agit
d'accoucher et de faire fond sur les vocations, projets et désirs
latents des sans-emplois, "d'aider le chômeur ou demi-chômeur
à s'autoréaliser, sans pour autant le contraindre
à adopter des conduites prédéterminées…
Il faut faire le pari de la libre activité et de la libre
socialisation". Ce qui suppose évidemment la garantie
inconditionnelle à tout citoyen d'un revenu social permettant
"de vivre dignement" et "de faire des projets"6.
Un premier pas, encore timide, dans ce sens a été
fait au Danemark, où tout salarié peut prendre un
an de congé avec une indemnité égale à
56 % de son dernier salaire, et retrouver ensuite l'emploi dans
lequel il aura été remplacé par un chômeur.
Vers un revenu de citoyenneté
Un "premier pas" plus hardi est préconisé
par Ulrich Beck qui, tout comme Roger Sue, s'inspire des Charity
Commissions britanniques7. Beck préconise qu'un "revenu
de citoyenneté" soit garanti à toute personne
qui s'engage volontairement dans une "activité citoyenne"
auto-organisée et autodéterminée dans ses modalités
et ses contenus. Dans la dernière version de sa proposition,
surtout, Beck montre combien il est important d'empêcher que
la nature des "activités citoyennes" soit réglementée,
normalisée, prédéterminée, par les Commissions
qui auront à les valider et légitimer. Rien ne doit
brider l'imagination, la créativité, l'originalité
des "entrepreneurs d'intérêt public" qui
soumettront leurs projets aux Commissions de validation. Celles-ci,
par leur composition, auront un rôle de conseillers et non
de censeurs. Aucune autorité ou administration, aucun groupement
d'intérêt ou corps constitué ne devra avoir
de pouvoir de contrôle ou de veto. Les "activités
citoyennes" doivent relever de la "spontanéité
organisée", de "l'insubordination créatrice",
refuser la réglementation et les hiérarchies, "faire
contrepoids au manque d'imagination des pouvoirs établis
et des bureaucraties", et reposer sur la capacité des
"entrepreneurs d'intérêt public" à
mobiliser des volontaires pour les projets qu'ils proposent de mener
à bien.
Le modèle de Beck appelle quelques réserves (j'y
viendrai) mais a le mérite de pointer dans la bonne direction.
Il ne crée pas, à proprement parler, de tiers secteur.
La sphère des "activités citoyennes" est
accessible à tous et à toutes en permanence. À
la différence d'un "secteur", elle est perméable
et sans frontières. Sa valeur sociale et novatrice vaut aux
personnes qui s'y engagent une réputation de civisme et de
désintéressement. Elle donne droit à un revenu
suffisant mais modeste et à la même protection sociale
que le travail-emploi. Mais ce revenu n'est pas une rémunération,
car "l'activité citoyenne" ne peut être assujettie
à des normes de rendement et de rentabilité : elle
est sociale, politique et/ou culturelle et non "productive"
au sens économique. Elle permet de "sortir" du
travail, temporairement, définitivement ou partiellement
et (comme au Danemark et aux Pays-Bas) de retrouver l'emploi qu'on
a temporairement ou partiellement quitté. Elle permet à
ses acteurs la pleine connaissance, le choix et la maîtrise
de leur action. Elle permet de développer des rapports sociaux
et des échanges qui ne sont pas médiés par
l'argent. En principe sinon en fait, elle met fin à la nécessité
de "gagner sa vie" en vendant son temps et ses forces.
Beck insiste, en effet, sur le fait que le "revenu de citoyenneté"
n'est pas la rémunération des activités citoyennes
mais ce qui rend possible leur exercice désintéressé
et les inscrit dans l'espace public. Cette affirmation appelle une
première objection.
Si le revenu de citoyenneté est bien la condition qui rend
possibles les activités citoyennes à valeur sociale,
inversement celles-ci sont, dans la formule de Beck, la condition
qui donne droit au revenu de citoyenneté, la condition de
la survie des sans-emploi. Autant dire qu'on a affaire à
un revenu de citoyenneté conditionnel qui oblige ceux qui
n'ont d'autres ressources à se dire "volontaires"
et que le "volontariat" devient, quoi qu'on en ait, un
moyen de gagner sa vie. Il n'est pas évident que les "activités
citoyennes" obligatoirement "volontaires" différeront
du travail-emploi pour celles et ceux pour lesquels elles sont un
"choix" obligé.
D'autre part — et c'est ma seconde réserve —
les commissions communales appelées à valider les
"activités citoyennes" détiennent de fait
un pouvoir de censure et de normalisation. Expérimentations
et innovations sociales, artistiques, culturelles, pédagogiques
; techniques et thérapeutiques alternatives, coopératives
d'autoconstruction et d'autoproduction, etc., risquent toujours
d'être rejetées dans la mesure où elles pourraient
léser des intérêts corporatistes, commerciaux
ou industriels.
Le revenu de citoyenneté ne peut donc déboucher,
comme le voudrait Beck, sur "l'insubordination créatrice",
l'émancipation à l'égard du salariat, la démocratie
productive, l'autonomie du politique par rapport à l'économique,
la refondation de la société et de la citoyenneté
sur de nouvelles bases, que s'il s'agit d'un revenu suffisant garanti
inconditionnellement à toute personne sans ressources suffisantes
: non seulement à celles qui ont été expulsées
du marché du travail mais également à celles
qui n'y sont pas (ou pas encore) entrées ou s'en sont volontairement
retirées. C'est précisément ce "premier
pas" que demande l'AECEP (Association européenne pour
une citoyenneté et une économie plurielles).
Il est vrai cependant, comme y insiste Beck, que ce premier pas
ne pourra déboucher sur une société et une
culture nouvelles que s'il existe, dans un environnement social
et urbain restructuré, un réseau assez dense d'entreprises
d'intérêt collectif et d'"entrepreneurs sociaux",
comme les appellent les Anglais, pour que chacun se sente sollicité,
entraîné et comme aspiré par l'une ou l'autre
des "activités citoyennes" proposées, expérimentées
et déployées tout autour de lui.
1. C'est là la "colonisation du monde vécu"
que Habermas dénonçait à la fin de sa Théorie
de l'agir communicationnel.
2. D'où la nécessité d'une fiscalité
transnationale, comme la Tobin tax, que seul un État trans-
ou supra national peut imposer.
3. Voir Louise Boivin et Mark Fortier (sous la direction de), L'économie
sociale : l'avenir d'une illusion, Ed. Fides, Montréal, 1998.
4. Un résumé de cette recherche a été
publié par Gerd Mutz, sous le titre "Dynamische Arbeitslosigkeit
und diskontinuierliche Erwerbsverläufe", dans Berliner
Debatte/Intitial 8 (1997), n°5 p. 23-36.
5. Les Centres pour un nouveau travail (Centers for New Work) que
Frithjof Bergmann développe aux États-Unis et en Allemagne
offrent à des chômeurs la possibilité de découvrir,
d'apprendre et faire ce que réellement ils ont toujours souhaité
faire dans la vie, sans en avoir les moyens et l'occasion. Il leur
donne la possibilité de réaliser leur vocation, mise
au jour par une méthode patiente d'exploration, tout en autoproduisant
à l'aide de technologies avancées une partie de leur
subsistance et en accomplissant du travail rémunéré
occasionnel. Leur semaine est organisée en trois tranches
de deux jours — en "trois temps", comme dit Guy
Aznar — consacrées à trois types d'activités.
Une documentation est disponible sur Internet en consultant les
sites : http://www.newwork@cyberspace.org et http://www.vcn.bc.ca./newwork
6. Paul Grell, "De la politique sociale à l'économie
sociale ?", dans Louise Boivin et Mark Fortier, op. cit., p.
187-214. Voir aussi Paul Grell et Anne Wery, Héros obscurs
de la précarité, L'Harmattan, 1993 et Sébastien
Schehr, La vie quotidienne des jeunes chômeurs, PUF, 1999.
7. Ulrich Beck, Schöne neue Arbeitswelt. Vision : Weltbürgergesellschaft,
Campus Verlag, Frankfurt/M., 1999.
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