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Origine : http://adonnart.free.fr/doc/gorz.htm
Autre lien source : http://www.ac.eu.org/droitsrevendications/revenu/lapersonnedevientuneentreprise.htm
Note sur le travail de production de soi
Le 5 mai 2001, à Berlin, le directeur des ressources humaines
(DRH) de Daimier Chrysler expliquait aux participants d'un congrès
international que "les collaborateurs de l'entreprise font
partie de son capital" . Il précisait que "leur
comportement, leurs compétences sociales et émotionnelles
jouent un important dans l’évaluation" de leur
qualification. Par cette remarque il faisait allusion au fait que
le travail de production matérielle incorpore une proportion
importante de travail immatériel. Dans le système
Toyota, en effet, les ouvriers des ateliers de montage final commandent
eux-mêmes les pièces aux sous-traitants - les commandes
remontent en une cascade inversée, du montage final aux sous-traitants
de premier rang dont le ouvriers se font eux-mêmes livrer
par ceux du deuxième rang etc. - et sont eux-mêmes
en rapport avec la clientèle. Comme le précisait il
y a quelques années le directeur de la formation de Volkswagen:
"Si les groupes de travail ont une large autonomie pour planifier,
exécuter et contrôler les processus, les flux matériels
et les qualifications, on a une grande entreprise faite de petits
entrepreneurs autonomes." Ce "transfert des compétences
entrepreneuriales vers la base" permet de "supprimer dans
une large mesure les antagonismes entre travail et capital".
L'importance que prend désormais le "travail immatériel"
dans toutes les activités n’empêche naturellement
pas que les grandes entreprises emploient une proportion décroissante
de "collaborateurs" permanents quoique "flexibles"
- les horaires, en particulier, varient en fonction du volume des
commandes - et une proportion croissante de précaires : CDD,
intérimaires et, surtout, "externes". Ceux-ci comprennent
:
1°) des travailleurs des fabrications et services externalisés,
sous-traités avec des entreprises indépendantes mais
en fait très dépendantes des grandes firmes qui font
appel à elles;
2°) des télétravailleurs à domicile et
des prestataires de services individuels dont le volume de travail
est soumis à de fortes variations et qui sont payés
au rendement ou à la vacation.
Les 50 plus grandes firmes américaines n'occupent directement
que 10% des personnes qui travaillent pour elles.
Le travail immatériel suppose de la part des personnels
un ensemble d'aptitudes, de capacités et de savoirs qu'on
a pris l'habitude d'assimiler à des "connaissances".
Le "capital de connaissances" des prestataires de travail
est considéré par l'entreprise comme le "capital
humain" dont elle dispose. Il constitue une part tendanciellement
prépondérante de leur capital. En fait, les "connaissances",
quoique indispensables, ne représentent qu'une part relativement
faible des "compétences" que l'entreprise considère
comme son "capital humain". Le DRH de Daimler Chrysler
le dit clairement: "Les collaborateurs de l'entreprise font
partie de son capital... Leur motivation, leur savoir-faire, leur
flexibilité, leur capacité d'innovation et leur souci
des désirs de la clientèle constituent la matière
première des services innovants... Leur travail n'est plus
mesuré en heures mais sur la base des résultats réalisés
et de leur qualité... Ils sont des entrepreneurs."
Les "compétences" dont il est question ne s'apprennent
pas à l'école, à l'université ou dans
les cours de formation. Elles ne sont pas mesurables ou évaluables
selon des étalons préétablis. Elles sont des
"talents" - d'improvisation, d'innovation, d'invention
continuelles - beaucoup plus que des savoirs. Cela tient à
la nature de l'économie de réseau. Chaque entreprise
est insérée dans un réseau territorial lui-même
interconnecté avec d'autres dans des réseaux transterritoriaux.
La productivité des entreprises dépend dans une large
mesure des capacités de coopération, de communication,
d'auto-organisation de leurs membres ; de leur capacité de
saisir globalement une situation, de juger et décider sans
délai, d'assimiler et de formuler des idées. Ils sont
les acteurs d'une organisation qui ne cesse de s'organiser, d'une
organisation en voie d’auto-organisation incessante. Leur
produit n'est pas quelque chose de tangible mais, avant tout, l'activité
interactive qui est la leur. La capacité de se produire comme
activité est à la base de tous les services interactifs
: la psychothérapie, activités de conseil, l'enseignement,
le commerce etc. sont autant d’activités de mise en
oeuvre, voire de mise en scène de soi-même. Se produire
comme activité vivante est aussi l'essence des sports, des
activités ludiques, d'activités artistiques comme
le chant, le théâtre, la danse, la musique isntrumentale.
Telle étant la nature du "capital humain", la
question pose aussitôt : A qui appartient-il ? Qui donc l’accumule,
le produit ?
Les entreprises ne sont de toute évidence pas à
son origine. Son accumulation primitive est assumée dans
sa quasi-intégralité par la société
dans son ensemble. Les géniteurs et éducateurs, le
système d'enseignement et de formation, les centres de recherche
publics assurent la part la plus importante de cette accumulation
en transmettant et rendant accessible une part décisive des
savoirs et connaissances, mais aussi des capacités d'interprétation,
de communication qui font partie de la culture commune. Les personnes,
pour leur part, ont à s'approprier cette culture et à
se produire elles-mêmes en utilisant, détournant ou
pliant à leurs propres fins les moyens culturels dont elles
disposent. Cette production de soi a toujours une dimension ludique.
Elle consiste essentiellement a acquérir, développer,
enrichir des capacités de jouissance, d' action, de communication,
de création, de cognition etc. comme des fins en elles-mêmes.
Et ce développement de soi, cette autoproduction d'un sujet
aux facultés personnelles vivantes est le but des jeux et
des joutes, des sports et des activités artistiques dans
lesquelles chacun se mesure aux autres et cherche dre ou à
dépasser des normes d'excellence qui elles-mêmes sont
l'enjeu de ces activités.
Le "capital humain" est donc tout à la fois un
capital social produit par toute la société et un
capital personnel dans la mesure où il n'est vivant que parce
que la personne a réussi à s'approprier ce capital
social et à le mettre en oeuvre en développant sur
sa base un ensemble de facultés, capacités et savoirs
personnels. Ce travail d'appropriation, de subjectivation, de personnalisation
accompli sur la base d'un fond culturel commun est le travail originaire
de production de soi
Les entreprises disposent ainsi presque gratuitement d'un capital
social humain qu'elles se bornent à compléter et adapter
à leurs besoins particuliers. A mesure que la capacité
de produire des connaissances nouvelles, d'échanger et communiquer
des savoirs et des informations, de s'auto-organiser et de s'accorder
avec les autres prend une importance croissante dans le travail,
la production originaire de soi se prolonge tout au long de la vie
et tend à s’autonomiser vis-à-vis du travail
et de l'entreprise. Les activités ludiques, sportives, artistiques,
culturelles, associatives par lesquelles la personne développe
ses capacités et savoirs vivants gagnent en importance .
La capacité de se produire excède le besoin qu'en
ont les entreprises. Tout travail déterminé n'en est
qu'une mise en oeuvre contingente, un possible parmi d'autres. Tout
en s'y impliquant, le sujet ne s'identifie pas profondément
à son travail. Son attachement à une firme déterminée
est faible quelsque soient les efforts de celle-ci pour se l'attacher.
Les activités hors travail tendent à revêtir
pour lui une importance plus grande que son travail immédiat.
Ce dernier tend à n'être que le moyen qui permet des
activités hors travail épanouissantes et créatrices
de sens.
La gestion du personnel doit répondre dans ces conditions
à des exigences contradictoires. Les firmes doivent s'emparer
de la créativité des personnels, la canaliser vers
des actions et des buts prédéterminés et obtenir
leur soumission. Mais elles doivent éviter en même
temps d'enfermer la capacité d'autonomie dans des limites
trop étroites pour ne pas mutiler la capacité d'adaptation,
de perfectionnement, d'invention. La stratégie patronale
tend par conséquent à se déplacer de la domination
directe de l'activité de travail vers la domination sur la
production de soi, c'est-à-dire sur l'étendue et la
division des capacités et des savoirs que les individus doivent
acquérir, et sur les conditions et modalités de leur
acquisition. La domination s'étendra donc vers l'amont et
l'aval du travail direct. Elle s'étendra au temps de non-travail,
aux possibilités d'aménager et d'organiser le temps
hors travail. La vie entière se trouve soumise aux contraintes
d'horaires et de rythmes de travail flexibles et imprévisibles
qui fragmentent le temps, introduisent des discontinuités
et font obstacle aux activités sociales et familiales. Le
temps de travail, quoique réduit, pèse plus lourdement
sur et dans la vie qu'au temps des horaires réguliers et
du travail continu.
Un récent rapport, rédigé à la demande
d'une fondation de recherche des syndicats allemands (DGB), par
des membres d'instituts universitaires et patronaux , conclut ceci
: "En raison des changements de plus en plus importants des
conditions d'emploi, de leur flexibilisation et de la mobilité
lieux de travail, des interruptions désormais "normales"
l'activité par des congés de formation, des activités
familiales, des vacances mais aussi des périodes récurrentes
de chômage, la vie privée devient de plus en plus dépendante
de l'emploi qu'on peut trouver... Le travail empiète et déborde
de plus en plus sur la vie privée par les exigences qu'il
fait peser sur elle. De plus en plus souvent, l'individu doit assumer
la responsabilité de sa qualification, de sa santé,
de sa mobilité" , bref de son "employabilité".
Chacun est contraint de gérer sa carrière tout au
long de sa vie et se voit ainsi transformé en "employeur
de son propre travail". Les auteurs suggèrent que des
Syndicats modernes devraient se comporter comme des "unions
des employeurs de leur propre travail" dont les membres, à
l'égal des chefs d'entreprise, investissent leurs revenus
dans l'acquisition, tout au long de leur vie de nouvelles connaissances,
en vue d'une meilleure valorisation de leur capital humain.
La précarité de l'emploi, les conditions changeantes
de "l'employabilité", une temporalité fragmentée,
discontinue font finalement de la production de soi un travail nécessaire
sans cesse recommencé. Mais la production de soi a perdu
son autonomie. Elle n'a plus l’épanouissement et la
recréation de la personne pour but, mais la valorisation
de son capital humain sur le marché du travail. Elle est
commandée par les exigences de "l’employabilité"
dont les critères changeants s'imposent à chacun.
Voilà donc le travail de production de soi soumis à
l'économie, à la logique du capital. Il devient un
travail comme un autre, assurant, à I' égal de l'emploi
salarié, la reproduction des rapports sociaux capitalistes.
Les entreprises ont trouvé là le moyen de faire endosser
"l'impératif de compétitivité" par
les prestataires de travail, transformés en entreprises individuelles
où chacun se gère lui-même comme son capital.
On retrouve là la quintessence du "workfare"
dans sa version blairiste (mais le blairisme a maintenant gagné
le France et l'Allemagne sous d'autres appellations). Le chômage
est aboli, n'est plus que le signe que votre "employabilité"
est en défaut et qu'il faut la restaurer. Les intermittences
du travail emploi, comme d'ailleurs l'accroissement du temps dit
"libre", doivent être compris comme des temps nécessaires
à cette restauration. Celle-ci devient obligatoire, sous
peine de perte des "indemnités de recherche d'emploi"
(la "jobseekers' allowance", nouvelle appellation de l'indemnité
de chômage. La production de soi est asservie.
Mieux encore: Dans la foulée on abolit le salariat. Non
pas en abolissant. le travail dépendant mais en abolissant,
par le discours au moins, la fonction patronale. Il n'y a plus que
des entrepreneurs, les "collaborateurs" des grandes entreprises
étant eux-mêmes des "chefs d'entreprise"
: leur entreprise consiste à gérer, accroître,
faire fructifier un capital humain qui est eux-mêmes, en vendant
leurs services. Un néophyte de l'ultra-néolibéralisme
a parfaitement exprimé cette idéologie : "La
caractéristique du monde contemporain est désormais
que tout le monde fait du commerce, c'est-à-dire achète
et vend... et veut revendre plus cher qu'il n'a investi... Tout
le monde sera constamment occupé à faire du business
à propos de tout : sexualité, mariage, procréation,
santé, beauté , identité, connaissances, relations,
idées... Nous ne savons plus très bien quand nous
travaillons et quand nous ne travaillons pas. Nous serons constamment
occupés à faire toutes sortes de business... Même
les salariés deviendront des entrepreneurs individuels, gérant
leur carrière comme celle d'une petite entreprise..., prompts
à se former au sujet des nouveautés. La personne devient
une entreprise...Il n'y a plus de "famille" ni de "nation"
qui tienne." (1).
Tout devient marchandise, la vente de soi s'étend à
tous les aspects de l'existence personnelle, l'argent devient le
but de toutes les activités. Comme le dit Jean-Marie Vincent,
"l'emprise de la valeur n'a jamais été aussi
forte". Tout est mesuré en argent, mercantifié
par lui. Il s'est soumis tous les espaces et toutes les activités
dans lesquels l'autonomie de la production de soi était censée
pouvoir s'épanouir: les sports, l'éducation, la recherche
scientifique, la maternité, la création artistique,
la politique. L'entreprise privée s'empare de l'espace public
et des biens collectifs, vend les loisirs et la culture comme des
marchandises, transforme en propriété privée
les savoirs, les moyens d'accès aux connaissances et à
l'information. Une poignée de groupes financiers cherche
monopoliser les fréquences radio, la conception et la vente
de cours universitaires. La victoire du capitalisme devient totale
et précisément pour cela la résistance à
l'emprise de la valeur devient de plus en plus éloquente,
massive. Dix ans après 1'effondrement des Etats qui s'en
étaient réclamés, le communisme retrouve son
inspiration anarcho-communiste originaire: abolition du travail
abstrait, de la propriété privée des moyens
de production, du pouvoir l'argent, du marché.
Tout cela serait dérisoire si l'anarcho-communisme n'avait
déjà trouvé une traduction pratique et si cette
pratique n’avait pour protagonistes ceux-là mêmes
dont le "capital humain" est le plus précieux pour
les entreprises: à savoir les informaticiens de haut niveau
qui ont entrepris de casser le monopole de l'accès au savoir
que Bill Gates était en train d'acquérir. Ils ont
inventé et continuent de développer à cette
fin les logiciels "libres" (principalement Linux, au code
source ouvert) et commencent de développer le "réseau
libre". Leur philosophie de départ est que les connaissances
reproductibles sont toujours le résultat d'une coopération
à l'échelle de toute la société et d'échanges
à l'échelle du monde entier. Elles doivent être
traitées comme un bien commun de l'humanité , être
librement accessibles à tous et partout. Chaque participant
de la "communauté Linux" met ses talents et connaissances
à la disposition des autres et peut disposer gratuitement
de la totalité des Savoirs et connaissances ainsi mis en
commun. La force productive la plus importante pour "l'économie
de l'immatériel" se trouve ainsi collectivisée,
employée a combattre son appropriation privée et sa
valorisation capitaliste.
Richard Barbrook voit là l'ébauche d'une "économie
anarcho-communiste du don, seule alternative à la domination
du capitalisme monopoliste". D'autres voient surgir la possibilité
d'une auto-organisation par les usagers-producteurs de la production
et de l'échange de connaissances, de services, de biens culturels
et, potentiellement, matériels, sans qu'il y ait besoin de
passer par le marché et la forme valeur (le prix).
La production de soi tend ainsi à s’émanciper
à son plus haut niveau technique et à se poser dans
son autonomie comme sa propre fin combattant non plus seulement
le monopole de Microsoft mais toute appropriation privée
de connaissances, tout pouvoir sur des biens collectifs.
La chose était prévisible: quand le savoir (knowledge)
devient la principale force productive et la production de soi la
condition de sa mise en oeuvre, tout ce qui touche à la production,
à l’orientation, à la division du savoir devient
un enjeu de pouvoir. La question de la propriété privée
ou publique, de l'usage payant ou gratuit des moyens d'accès
au savoir devient un enjeu du conflit central. Celui-ci, tout transcendant
d’anciennes barrières de classe, définit de
nouvelles formes, de nouveaux protagonistes et de nouveaux terrains
de luttes sociales.
(1) Cf. "l'État est une quasi-entreprise" in "Derrière
le marché du libéralisme, la marche vers la liberté"
de Yann Moulier Boutang.
Origine : http://adonnart.free.fr/doc/gorz.htm
Autre lien source : http://www.ac.eu.org/droitsrevendications/revenu/lapersonnedevientuneentreprise.htm
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