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Origine : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1145
D'ordinaire, passé un certain âge, les penseurs originaux
ont construit leur œuvre et se bornent à des synthèses
autour d'un thème majeur, de cet unique livre dont Proust disait
chaque écrivain porteur. Ces variations sont toujours intéressantes
car elles permettent une meilleure compréhension du motif principal.
Mais elles sont rarement innovantes. Tel n'est pas le cas d'André
Gorz qui ne cesse de nous surprendre tant par l'ampleur des domaines
qu'il assigne à la pensée que par l'intensité
du projet de transformation sociale qu'il ne sépare jamais
de la découverte de nouveaux territoires.
Du Traitre (1958), à Statégie ouvrière et néo-capitalisme
(1964), des Adieux au prolétariat (1980) à Capitalisme,
socialisme Ecologie (1991), que de chemin parcouru ! Mais avec ses
deux derniers ouvrages Misères du présent, richesse
du possible (1997) et l'Immatériel (2003), il se produit
un renouvellement profond. Le ralliement d'André Gorz à
un revenu d'existence inconditionnel et garanti qu'il avait combattu
jusque-là constitue un signal fondamental, l'amorce d'une
transformation complète, enfin possible, de la gauche éthique.
Nous en voyons aujourd'hui les signes palpables : la question de
retraites posée à travers la seule cotisation sociale
assise sur le travail dépendant direct (le salariat de Friot
ou de J.-M. Harribey ou sur le travail semi-autonome (celui qui
est désalarisé formellement) conduit à une
impasse cruelle où sont enfermés les socialismes de
toutes les couleurs.
Mais le dernier livre d'André Gorz revient sur l'évolution
la plus récente du capitalisme et le rapport entre valeur,
capital et connaissance. En ce sens, il justifie théoriquement
et historiquement les conclusions pratiques et politiques annoncées
en 1997 : la nécessité de rebâtir la protection
sociale, et un salariat affaibli dans sa contrainte sur un revenu
inconditionnel d'existence d'un niveau substantiel ( pp. 99-104).
Hormis le quatrième chapitre qui attaque le post-humanisme,
le livre est tout entier dédié à l'analyse de
l'immatériel, à la naissance d'une " dissidence
numérique " au sein des secteurs les plus avancés
de la nouvelle économie. Ce faisant, André Gorz est
conduit à discuter les thèses du troisième capitalisme
ou capitalisme cognitifs que nous sommes quelques uns à défendre
( par exemple dans l'ouvrage collectif Sommes-nous sortis du capitalisme
industriel ? (sous la direction de CarloVercellone,La Dispute, Paris
2003) et dans la Revue Multitudes. André Gorz est un lecteur
attentif et exigeant : il perçoit les enjeux politiques d'une
évaluation correcte de l'étendue des transformations
en cours du capitalisme, en particulier la question des externalités
pour nous cruciale, et le caractère central pour la valorisation
capitaliste de la production de connaissance au moyen du cerveau vivant
collectif des réseaux numériques. Il perçoit
bien la dissidence numérique ( belle expression) comme l'allusion
à un monde débarrassé du capitalisme et de l'univers
marchand sur la base des transformations même de la valeur.
Bref il renoue avec le concept marxien de la révolution qui
ne peut naître que du point le plus avancé du développement
capitaliste. Cela nous change du socialisme réellement existant
pré-digital. Livre salubre, salutaire, donc qu'il ne faut pas
résumer.
Bornons-nous ici à trois remarques autour de notions qu'il
met en jeu, pour alimenter un débat qui ne fait que commencer
: celle de la distinction savoir/connaissance , celle de machine humaines,
celle enfin du capitalisme cognitif - crise .
André Gorz oppose la connaissance à l'esprit : tandis
que la première est absorbable dans la valeur marchande et
devient un instrument de contrôle supplémentaire, l'esprit
et les savoirs seraient irréductibles à la marchandisation.
Cette nuance est plutôt une question de terminologie choisie
: . l'opposition que nous faisons apparaître est plutôt
celle de la connaissance-information qu'on trouve chez Dominique Foray
et les travaux de l'OCDE (ce que Gorz nomme connaissance) et la production
de savoirs contextualisé s par la coopération des cerveaux
en réseaux ( ce que Gorz nomme savoir et esprit). Mais il faut
ajouter que dans le capitalisme cognitif, ce n'est pas la première
qui est la source de la valeur mais bien l a seconde. Là réside
la véritable contradiction interne de ce nouveau capitalisme.
Cette nuance est importante.
Dans son dernier chapitre, qui semble largement décalé,
et comme écrit avant ou dans un autre registre de réflexion,
André Gorz se livre à une attaque frontale de la science,
de la technique et du post-humanisme du Manifeste cyborg de Donna
Harraway . Les analyses sartriennes de ses débuts réapparaissent.
Sans entrer dans le débat sur la question de l'identité
et du sujet, ni dans la querelle sur l'humanismeréactivée
par P. Sloterdijik, on peut remarquer que l'absence de prise en compte
du réseau, l'empêche de lire la littérature cyborg,
( et les démultiplications de Matrix qu'on retrouve dans les
deux derniers albums de Enki Bilal ) comme l'hybridation de l'individuel
dans le collectif à travers la prothèse vivante du réseau
neuronal et du réseau tout court. Comme ce que Gilbert Simondon
nomme la transindividualisation. Mais venons -en à la
proposition majeure du livre : la notion de capitalisme cognitif
comme crise tout court du capitalisme.
Comme dans son précédent ouvrage, le capitalisme que
décrit l'auteur, demeure intact avec ses appareils de domination
tandis qu'en face, la communauté du numérique produit
une image utopique d'un monde au-delà du capitalisme. Tordant
de façon intéressante la lecture que nous faisons
de ce nouveau stade du capitalisme, A. Gorz introduit un correctif
important : la thèse que le capitalisme cognitif est l'autre
nom de la crise du capitalisme ( p. 82). Autrement dit, qu'il n'y
a pas de possibilité d'un régime stable ou viable
du capitalisme cognitif . Ce dernier n'est pour lui que le nom de
la contradiction de l'appétit dévorant du capital
de subsumer directement les sphères du savoir , de la vie
et de la culture à travers leur réduction à
de la connaissance conçue comme un quantum d'informations
codifiées, traitées, homogénéisées
et homologuées par les NTIC. Ce projet se heurte immédiatement
à une contradiction interne. Cette thèse a le mérite
de refuser le déterminisme technologique et une nouvelle
version NTIC de Bernstein , ce théoricien " révisionniste
" du marxisme pour lequel " le mouvement est tout et le
but n'est rien " (le capitalisme s'en charge). Elle a le défaut
de réduire l'épaisseur historique du troisième
capitalisme, qui a déjà près d'un quart de
siècle d'existence, à une convulsion passagère
qui ne sortirait pas réellement d'un régime post-fordiste.
Quant à cette dissidence, ne pourrait-elle pas annoncer
moins un monde à venir débarrassé du capitalisme,
comme les dissidents russes annonçaient la chute du socialisme
réel, que les formes concrètes ici et maintenant de
vie sous l'horizon déjà actuel du nouveau capitalisme
? En ce sens, l'auteur de l'immatériel insiste trop sur l'exode
de la valeur dans l'immatériel . Il développe très
peu le modèle, pourtant omniprésent dans le monde
des libres enfants du numériques, du réseau comme
alternative tant au modèle du marché qu'à celui
de l'Etat. Le capitalisme cognitif ne serait-il pas une tendance
déjà agissante, un virtuel et non pas un possible
ni même la possibilité de la crise maximale du capitalisme
?
Je crois deviner que ce qui gène André Gorz dans
la thèse du capitalisme cognitif, c'est cette acceptation
que la mutation et les occasions révolutionnaires ou de réels
changements se produisent au sein du capitalisme. Nous avons l'air
d'accréditer que toute sortie du capitalisme est impossible.
Dit dans le jargon de la vulgate marxiste-léniniste que nous
discutons mode de régulation et non rapport de production
. Pourtant, replacer les NTIc et leur appropriation massive au coeur
de la tentative d'installation d'un nouveau régime de capitalisme
que nous sommes en train de vivre, c'est pourtant bien arriver à
la question des rapports juridiques de production .
On comprend dès lors la nouvelle bataille des enclosures
(des clôtures) à laquelle nous assistons actuellement,
notamment les procès divers qui pleuvent et les arrêts
qui vont dans tous les sens : le nôtre, celui de la mise en
commun ; l'autre, celui de la réaffirmation violente de la
propriété privée, des conditions et conventions
juridiques à mettre en place pour sauvegarder la possibilité
pour les entreprises de faire du profit mais aussi et surtout ce
qui se joue (logiciels, génome, culture, droit d'auteurs)
dans les cession s ADPIC (ou Trips en anglais) de l'OMC : la survie
de la légitimité marché.
La dénonciation de la marchandisation du monde (thème
connu et juste du mouvement no-global et anti-mondialiste) ne doit
pas dissimuler la démarchandisation formidable qu'opère
le réseau numérique qui met en crise la possibilité
d'exécuter les droits de propriété dans un
nombre d'autant plus croissant de domaines que la part de la production
matérielle décroît vertigineusement ( en termes
absolu mais surtout en terme relatif).
Le mouvement des communautés numériques non seulement
découvre de nouveaux espaces de création de coopération,
mais comme les colonisateurs d'un nouveau monde, il assure ses arrières
et invente et secrètent des règles et des normes nouvelles.
Il est constituant et ne reconnaît plus la législation
de l'ancien monde de la vieille économie. Alors celui-ci
envoie périodiquement ses soldats, ses magistrats, ses avocats
espérant greffer le vieil ordre sur le nouveau monde. Mais
ces campagnes sont déjà très défensives
. La vitesse avec laquelle le monde numérique coopératif
découvre et en même temps déclôture (
révèle, rend public) fait que les clôtureurs
sont toujours en retard d'une palissade. En ce sens il y a une différence
cruciale avec le mouvement des clôtures du XVI°-XVIII°
siècle. Les attaquants et les défenseurs ont changé
de camp. Le mouvement social qui défendait les terres communes
en 1750 avait toute la modernité de la technique, de la science,
la puissance urbaine contre lui : il résistait. Le mouvement
du libre, et plus généralement du numérique
a cette fois-ci l'initiative : chaque nouvelle invention le sert
: le haut débit, la compression numérique, le WIFI,
le freenet, l'invasion de la production matérielle par la
production assistée par ordinateur, l'accroissement astronomique
des puissances des mémoires avec la- conquête du nanomonde
atomique du vivant.
En face la théorie de la propriété inventée
pour le capitalisme Industriel (1750-1975) est constamment sur la
défensive et réactionnaire dans ses projets de clôture.
Car la véritable source de valeur repose dans la connaissance
et celle-ci hait, fuit la clôture. Ce n'est plus seulement
l'innovation qui est en cause (cette dernière s'accommodait
du compromis du brevet) c'est la capacité d'inventer. Sans
le numérique, le réseau, l'espace public (un espace
public fort éloigné j'en conviens du vieux service
public et des vénérables entreprises publiques de
la production matérielle), l'économie du capitalisme
tombe rapidement en panne.
Ne doit-on pas rapprocher l'impasse de la tentative de normalisation
de l'Internet, sa mise au pas marchande, la crise de comptabilité
des entreprises, du retour des vieux démons de la destruction
, de la guerre dans toute une fraction du capitalisme qui appuie
l'administration américaine et l'heure des faucons ?
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