"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Le totalitarisme de la marque
par André GORZ
et autres textes

Paru dans Transversales Sciences Cultures (4é trimestre 2002)

Dans son dernier livre, L'Immatériel (1), André GORZ apporte un éclairage inédit sur l'évolution du capitalisme actuel, sous la pression de son entrée dans l'ère informationnelle. Les deux premiers chapitres sont consacrés au travail, puis au capital immatériel. Nous publions ici quelques extraits de ce second chapitre, où l'auteur s'interroge sur le rôle croissant de la « valeur symbolique » des produits comme source de profit.

La production d'images de marque est la branche la plus florissante et profitable de l'industrie de l'immatériel, et la source la plus importante de rentes de monopole. Avec l'industrie du marketing, de la publicité, du styling, du design, etc., elle remplit cependant une fonction double: une fonction proprement économique et commerciale, d'une part, politique et culturelle, de l'autre. Du point de vue économique, la marque doit doter le produit d'une valeur symbolique non mesurable qui l'emporte sur sa valeur utilitaire et d'échange. Elle doit rendre l'article de marque non, interchangeable avec des articles destinés au même usage et le doter d'une valeur artistique ou esthétique, sociale et expressive. La marque doit fonctionner de la même manière que la signature d'un artiste réputé, attestant que l'objet n'est pas une vulgaire marchandise mais un produit rare, incomparable. Elle dote le produit d'une valeur symbolique dont la firme a le monopole et qui le soustrait au moins temporairement à la concurrence.

Ce monopole symbolique ne peut persister que si la firme le reproduit continuellement par ses campagnes publicitaires et par des innovations qui régénèrent l'exclusivité et la rareté de ce qu'elle offre. Il faut continuellement ajuster les qualités symboliques à l'évolution des goûts et de la mode et, inversement, entretenir cette évolution de manière à renouveler, étendre, augmenter la valeur du produit, les motivations des consommateurs et les débouchés. Et cela vaut aussi bien pour les yoghourts, les lessives, les plats surgelés que les biens dits durables et les articles de mode proprement dits pour lesquels les dépenses publicitaires et de marketing peuvent atteindre plus de 40 % du chiffre d'affaires de la firme.

Dans la mesure où la valeur symbolique du produit devient la source principale du profit, la création de valeur se déplace sur un terrain où les progrès de productivité peuvent rester sans efficacité notable sur le niveau des prix. Le capital fixe immatériel de la firme comprend maintenant sa notoriété, son prestige, constitutifs d'un capital symbolique, et le talent, le savoir-faire, la créativité des personnels qui produisent la dimension quasi artistique des articles. Mais à y regarder de plus près, le capital fixe immatériel est mis en oeuvre sur un plan tout différent encore: il fonctionne comme un moyen de produire les consommateurs. Il fonctionne, autrement dit, pour produire des désirs, des envies, des images de soi et des styles de vie qui, adoptés et intériorisés par les individus, les transforment en cette nouvelle espèce d'acheteurs qui « n'ont pas besoin de ce qu'ils désirent et ne désirent pas ce dont ils ont besoin ».

C'est là la définition du consommateur telle que l'a conçue, mieux inventée, un neveu de Freud, Edward Barnays, au début des années 1920. Barnays s'était installé aux États-Unis à un moment où les industriels se demandaient par quels moyens ils pourraient trouver des débouchés civils pour les énormes capacités de production dont l'industrie s'était dotée pendant la première guerre mondiale. Comment trouver des acheteurs pour tout ce que l'industrie était capable de produire ? Barnays tenait la réponse. Il avait mis au point une nouvelle discipline, les « relations avec le public » (public relations). Dans des articles, puis dans des livres, il se mit à expliquer que si les besoins des gens étaient limités par nature, leurs désirs étaient, par essence, illmités.

Le consommateur, individuel par définition, a été conçu dès l'origine comme le contraire du citoyen, comme l'antidote au souci du bien commun.

  Pour les faire croître, il suffisait de se débarrasser de l'idée, fausse, que les achats des individus répondent à des besoins pratiques et à des considérations rationnelles. C'est aux ressorts inconscients, aux motivations irrationnelles, aux fantasmes et aux désirs inavoués des gens qu'il fallait faire appel. Au lieu de s’adresser comme elle l'avait fait, jusque-là, au sens pratique des acheteurs, la publicité devait contenir un message qui transforme les produits même les plus triviaux en vecteurs d'un sens symbolique. Il fallait en appeler aux  « émotions irrationnelles », créer une culture de la consommation, produire le consommateur type qui cherche, et trouve, dans la consommation, un moyen d'exprimer son innermost self(son Moi le plus intime) ou, comme l'affirmait une publicité des années 1920, « ce que vous avez d'unique et de plus précieux mais qui reste caché ».

Quand l'industrie du tabac approcha Barnays en lui demandant s'il voyait un moyen pour amener les femmes à fumer, Barnays releva sans hésiter le défi.

La cigarette, expliqua-t-il, était un symbole phallique et les femmes se mettraient à fumer si elles voyaient dans la cigarette un moyen de s'émanciper symboliquement de la domination masculine. La presse fut prévenue qu'à l'occasion du grand défilé, à New York, de la fête nationale, un événement sensationnel allait se produire. Effectivement, au signal convenu, de jeunes élégantes, au nombre d'une vingtaine, tirèrent cigarettes et briquets de leur sac à main et allumèrent leurs symboliques freedom torches (torches de la liberté). La cigarette était devenue le symbole de l'émancipation féminine. Barnays - et l'industrie du tabac - avaient gagné. « Vous avez transformé les gens en infatigables machines à bonheur» -« constantly moving happiness machines », dit le président Hoover à Barnays en 1928.

 Barnays, de son côté, était parfaitement conscient d'avoir, en même temps, transformé des citoyens potentiellement dangereux pour l'ordre établi en consommateurs dociles: les gouvernants, pensait-il, allaient pouvoir agir à leur guise aussi longtemps qu'ils sauraient canaliser les intérêts de la population vers et par le désir individuel de consommer (1).

 Le consommateur, individuel par définition, a donc été conçu dès l'origine comme le contraire du citoyen, comme l'antidote, en quelque sorte, à l'expression collective de besoins collectifs, au désir de changement social, au souci du bien commun. L’industrie publicitaire n'allait cesser de remplir une double fonction, économique et politique, en faisant appel non pas à l'imagination et aux désirs de tous mais à l'imagination et au désir de chacun en tant que personne privée. Elle ne promet pas aux acheteurs potentiels une amélioration de leur condition commune. Elle promet, au contraire, à chacun d'échapper à la condition commune en devenant l'« heureux privilégié » qui a pu s'offrir un bien nouveau, rare, meilleur, distinctif. Elle promet la recherche de solutions individuelles aux problèmes collectifs. Le marché est censé pouvoir résoudre ceux-ci sans empiéter sur la souveraineté et l'intérêt individuel de chacun. La publicité appelle chacun à refuser son existence sociale en tant même qu'il est un individu social. Elle est une socialisation antisociale (2).

En tant que production d'imaginaire, de désirs, de sensibilité, bref de subjectivité, la publicité relève ostensiblement de la création artistique. Mais il s'agit d'une création serve, au service de la marchandise. Le but de l'art publicitaire - de même d'ailleurs que le but de la propagande des régimes totalitaires - n'est pas de dégager la sensibilité des poncifs, des stéréotypes et des lieux communs dans lesquels elle tend à s'engluer; le but est avant tout de vendre des marchandises transfigurées en oeuvres d'art par la propagation de normes esthétiques, symboliques et sociales qui doivent être volatiles, éphémères, destinées à être relayées bientôt par de nouvelles normes.

La création artistique doit déranger pour renouveler la manière de percevoir et la capacité d’imaginer. L’art publicitaire et la mode doivent plaire et imposer leurs normes. En tant que véhicule privilégié de ces normes, l'image de marque exerce une fonction de prise de pouvoirdu capital fixe immatériel sur l'espace public,

la culture du quotidien et l'imaginaire social. Instrument par lequel la marchandise doit pouvoir produire ses consommateurs, le capital symbolique de la firme se fera mettre en valeur par ces consommateurs eux-mêmes.

Ce sont eux qui accompliront le travail invisiblede la production de soi qui « fournit un sujet à l'objet », c'est-à-dire qui produit en chacun d'eux les désirs, les envies, les images de soi-même dont la marchandise est censée être l'expression adéquate.

Comme production d'imaginaire, la publicité relève de la création artistique. Mais il s'agit d'une création serve, au service de la marchandise, du profit.

La publicité de marque, en un mot, induit chez le consommateur une production de soi qui valorise les marchandises de marque comme emblèmes de sa valorisation propre. C'est par le pouvoir qu'il prend sur ce travail invisible de production de soi; par la violence déguisée qu'exerce sur l'individu l'envahissement publicitaire de tous les espaces et de tous les moments de la vie quotidienne, que le capital symbolique fonctionne réellement comme un capital fixe.

On retrouve finalement sur le terrain de la consommation le même asservissement de soi que nous constations dans le domaine du travail. L’incitation faite au consommateur à se produire selon l'image de lui-même que lui tend la publicité, et à changer son identité d'emprunt au gré des changements des goûts et de la mode, le prépare à se produire dans son travail conformément au modèle qui le rendra employable et vendable. Dans l'un et l'autre cas, l'activité de se produire est la clé qui donne accès au monde social.

La portée proprement politique de ce pouvoir est excellemment décrite par Naomi Klein tout au long de son No Logo (3).On y trouve notamment le récit du paysage de son enfance, peuplé de symboles, de figures, d'images beaucoup plus parlants et chargés d'affectivité que la nature que ses parents voulaient lui faire admirer; des nourritures fournies dans des barquettes de matière plastique irisée, autrement appétissantes que les aliments bio qu'elle était censée manger . 4

La publicité omniprésente des grandes firmes exerce une mainmise totale sur l'espace public, nourrit l'imagination avec ses récits imaginaires et ses créatures fantastiques, forme le goût et fournit des normes esthétiques. Elle envahit les salles de classe, fournit - avec la complicité des enseignants des thèmes aux dissertations des élèves. Elle colonise les médias, exerce sa censure sur une partie de la presse et sur la radio-télévision. Elle s'approprie la vie culturelle en utilisant d'abord des oeuvres artistiques pour la promotion des marques, puis, inversant la démarche, en apposant des noms de marques commerciales sur des présentations d'oeuvres artistiques.

 Le nom de marque, après s'être servi d'oeuvres célèbres pour s'affubler du signe de l'excellence, se pose ensuite comme étant lui-même le symbole et le critère de l'excellence. Est excellent tout ce sur quoi la marque appose son logo; celui-ci servira à promouvoir la vente de n'importe quoi. C'est la marque qui fait la valeur du produit, non l'inverse. 5
La publicité, conclut Robert Kurz, a pour fonction directe non tant « d'inciter à l'achat de marchandises déterminées que a engendré  une conscience qui a intériorisé la forme, le sens, l'esthétique spécifique de la "publicité en général"et voit le monde avec ses yeux... Le façonnage non seulement des désirs et des convoitises mais aussi clés sentiments, la mainmise sur l'inconscient révèlent le plus nettement le caractère totalitaire du capitalisme - et rendent ce totalitarisme invisible, pour autant que la mainmise réussit » . 6

« Rien clans l'histoire de l'humanité, écrit Ben Bagdikian, n'est comparable au pouvoir de pénétration de ces grandes entreprises au coeur du paysage social Le vrai problème est le pouvoir que ces firmes acquièrent sur notre environnement imaginaire et cognitif leur capacité à former des générations entières d’Américains et à modifier l'orientation politique de notre pays. Ce pouvoir leur confère une influence à bien des égards plus forte que celle de l'école, des Églises, de la famille et même de l’État ». 7

Est excellent tout ce sur quoi la marque appose son logo; celui-ci servira a promouvoir la vente de n'importe quoi.

Naomi Klein retrace, dans No Logo, à la fois la méthode et l'étendue de la mainmise sur les espaces publics, et la résistance que cette mainmise rencontre. Le conflit qui se développe et s'exacerbe entre le capital immatériel des firmes et les acteurs de cette résistance est, à bien des égards, une lutte des classes déplacée sur un nouveau terrain: celui du contrôle du domaine public, de la culture commune et des biens collectifs. Les acteurs de la résistance, organisée à l'occasion sur une grande échelle - ou plutôt auto-organisée tantôt localement, tantôt internationalement grâce à Internet -, sont des mouvements de lycéens et d'étudiants, de consommateurs et de résidents résolus à reconquérir le domaine public, à se réapproprier l'espace urbain, à reprendre le pouvoir sur leur environnement, leur culture commune et leur vie quotidienne.

 « Des milliers de groupements luttent aujourd'hui contre des forces dont le dénominateur commun est, en gros, la privatisation de tous les aspects de la vie et la transformation en marchandises de toutes les activités et valeurs.

 Ce processus va bien au-delà de la privatisation de l'enseignement, de la médecine, des ressources naturelles; il comprend la façon dont le pouvoir des idées est transformé en slogans publicitaires, dont les rues sont transformées en galeries commerciales, dont les écoles sont envahies par Ici publicité, dont les ressources vitales sont vendues comme de quelconques marchandises, dont le droit du travail est aboli, des gènes brevetés, des semences génétiquement modifiées, des hommes politiques achetés [Dans le monde entier], des militants, plutôt que d'attendre la révolution, passent à l'action directe là où ils vivent, où ils étudient, où ils travaillent La lutte contre la mondialisation s'est transformée en lutte contre les monopoles privés et, par endroits, contre le capitalisme lui-même.

 La vraie nouveauté, après Seattle, est que les organisateurs à travers le monde commencent à relier leurs luttes nationales et locales à une vision globale.

En s'attaquant aux grandes firmes, ils font toucher du doigt la manière dont les problèmes sociaux, écologiques et économiques sont interconnectés ». 8


André Gorz : "Connaissance, valeur et capital", Paris, Galilée, 2003.

André Gorz est philosophe (il a notamment écrit dans les Temps Modernes, et, plus récemment « adieu au prolétariat » Galilée) L’immatériel.

1 - La BBC 2 a diffusé, du 24 mars au 14 avril 2002, un documentaire d'une qualité rare qui retrace, en quatre épisodes d'une heure chacun, l'histoire de la manipulation du « consommateur», puis du citoyen, par les techniques du marketing et d'études de marché, de 1920 à 2001. Cf. The Century of the Self, écrit et produit par Adam Curtis.

2 - Cf André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Paris, Galilée, 1988, p. 63-66.

3 - Naomi Klein, No Logo, Londres, Flamingo, 2000 ; tr. fr. Michel Saint Germain, No Logo, Arles, Actes Sud 2001.

4 - Naomi Klein, No Logo, op. cit., ch. 7.

5 - ibid, ch. 2.

6 - Robert Kurz, Schwarzbuch des Kapitalismus, Francfort-sur-le-Main, Eichborn, 1999, P 571.

7 - Ben Bagdikian, The Media Monopoly, Boston, Beacon Press, 1997, p. 9 ; cité par Jeremy Rifkin, L'âge de l'accès, La Découverte, 2000, ch. 11.

8 - Naomi Klein, “Reclaiming the commons”, New Left Review, n' 9, mai-juin 2001.

Extrait de Transversales 004 2002

http://rock.marshall.free.fr/dotclear1/index.php?2007/07/19/1444-le-totalitarisme-de-la-marque-par-andre-gorz-paru-dans-transversales-sciences-cultures-4e-trimestre-2002


JACQUES ELLUL « La pensée marxiste »,
cours professé à l'Institut politique de Bordeaux, la Table ronde, 250 p.

« Je considère que la pensée de Marx est de loin la plus importante du XIXème siècle. C'est aussi le défi intellectuel le plus important pour le XXème siècle. On ne peut penser que par rapport à la pensée de Marx. Si l'on ignore la pensée de Marx, on dit n'importe quoi. Je pourrais dire méchamment : on ne pense pas.

J'essaie de faire ce cours de telle façon que vous soyez amenés à savoir pourquoi vous seriez pour ou contre. Je souhaiterais que, si vous êtes pour, vous sachiez pourquoi ; que vous sortiez du dogmatisme.

Je ne suis pas moi-même marxiste orthodoxe, dans la mesure où je pense qu'il y a un dogmatisme que je ne peux pas accepter, que j'ai toujours refusé de faire de Marx un fétiche. Mais la pensée de Marx m'a constamment provoqué, inspiré.

Je crois que sa méthode d'approche des phénomènes politiques, économiques et sociaux reste jusqu'à présent la seule méthode qui nous donne des résultats satisfaisants. Il n'y a pas actuellement de méthode plus scientifique que celle-là. A condition bien entendu de faire tout le temps l'autocritique que Marx nous invite à faire. »

Né à Bordeaux, Universitaire docteur en droit, Philosophe, Sociologue et Théologien, il enseigna à la faculté de Bordeaux et à l'Institut d'Etudes Politiques. Son oeuvre est particulièrement étudiée au programme de la plupart des Universités nord américaines. Il fut interdit d'enseignement par le régime de Vichy, et participa activement quoique sans armes à la Résistance.
Ses engagements au sein du conseil national de l'Eglise Réformée de France permirent la redéfinition de la formation des pasteurs.
Il s'opposa aux projets d'urbanisme touristique de la Mission d'aménagement de la côte aquitaine. Il apporta un soutien à Yves Charrier(1931-1970) sur sa mission de prévention de la délinquance et permis d'aboutir à la création du Club de Prévention Action Jeunesse Pessac.

Anarchie et christianisme

« Quel peut être mon objectif en écrivant ces pages ? Je crois qu'il est très important de bien situer le projet pour éviter tout malentendu ! Tout d'abord, qu'il soit bien clair que je n'ai aucune intention prosélytique ! Je ne cherche nullement à " convertir " des anarchistes à la foi chrétienne ! Ceci n'est pas une simple attitude d'honnêteté, mais se trouve également fondé bibliquement...

Réciproquement, je ne cherche nullement à dire aux chrétiens qu'ils doivent devenir anarchistes ! Mais seulement que, parmi les options " politiques ", s'ils tiennent à s'engager dans une voie politique, ils ne doivent pas écarter d'avance l'anarchisme, mais que, bien au contraire, à mes yeux celui-ci me paraît la conviction la plus proche, dans son domaine, de la pensée biblique. » Jacques Ellul . commande  à l’Atelier de création libertaire tél. fax  04 78 29 28 26 LYON

Jean-Luc Porquet
JACQUES ELLUL
L'HOMME QUI AVAIT PRESQUE TOUT PREVU
Paris, Le Cherche Midi, 2003, 286 p.

Jacques Ellul (1912 -1994) est plus connu aux Etats-Unis qu'en France. Aux Etats-Unis, Aldous Huxley, enthousiate, fit traduire et publier, dans les années 1960, avec succès, son maître-livre La technique ou l'enjeu du siècle, élevé depuis au rang de classique à l'université. Aujourd'hui la plupart de ses livres sont introuvables en librairie alors que J. Ellul fut un précurseur du mouvement écologique, maître à penser de José Bové, professeur de droit à Bordeaux de Noël Mamère (Bibliographie de l'œuvre de Ellul disponible auprès du service documentation de la Fédération protestante de France)

Jean-Luc Porquet, journaliste au Canard Enchaîné, expose 20 idées fortes d'Ellul, qui avait prévu la vache folle, les OGM, le réchauffement climatique, les déchets nucléaires, les pesticides, l'amiante, la pollution de l'air, les antennes relais, les sites Séveso… et les dérives eugénistes des scientifiques du XXIème siècle.
A l'heure où le mouvement critique contre la mondialisation cherche des clefs pour comprendre et agir, la pensée de J. Ellul a des chances de s'imposer comme une référence indispensable.

 


Temps sociaux, temps intimes

pour changer nos rapports au temps, à l'argent et au pouvoir par Patrick Viveret  - -

Il existe un rapport étroit entre trois grandes expressions du mal-être dans nos sociétés qui portent sur notre rapport au temps, à l'argent et au pouvoir. La première, la plus profonde et qui structure les pathologies du pouvoir et de l'argent, concerne le rapport au temps, vécu comme un adversaire après lequel on court (version productiviste) ou que l'on tue (version dépressive).

La seconde touche l'argent qui est censé donner valeur au temps (le temps, c'est de l'argent). Elle résulte de la transformation de la monnaie en fin alors qu’elle n'est normalement qu'un moyen. Et c'est cette même inversion que nous allons retrouver à dans les maladies du pouvoir, celui-ci n'étant plus alors un moyen de combattre l'impuissance, mais l’objet d'une conquête destinée à dominer autrui.

Le sentiment de ne pas être « à la bonne heure »

Le mal-être, c'est toujours un rapport déréglé au temps. Il manifeste le sentiment de ne pas être réellement présent, d'être dans la tension et non dans l'attention, bref de ne pas être « à la bonne  heure »,. Le mal-être est hanté par le passé (nostalgie,  regret ou remords), ou par un futur inquiet ou idéalisé, qui nous empêchent de vivre le présent.

Comme le réel se caractérise par sa présence, le mal-être nous renvoie à un sentiment de non-réalité : je ne suis pas bien dans ce corps, dans ce monde, dans cette réalité... Au lieu d'utiliser positivement ma faculté de souvenir et d'anticipation afin de mieux façonner le prochain présent (à venir), je fonctionne à l’envers : résigné, fataliste, je ne fais rien pour transformer le réel à venir, mais, lorsqu'il est là, advenu, je le refuse, perdant ainsi sur les deux tableaux.

Ce mal-être individuel est aussi le poison secret de nombreuses manifestations collectives : la fausse révolte, marquée par le ressentiment ou l'envie, se mue en impuissance au moment de l'action. Le refus de la responsabilité d'agir dans le présent, tel qu'il est, se pare des couleurs de la radicalité ou de la révolution. Ce refus cache en fait une impuissance chronique. La posture de vie positive, individuelle ou collective, est au contraire celle d'un oui permanent à la vie, mais d'un oui non r ésigné, d'un oui transformateur. Lorsque le présent est là, il a la dureté granitique du réel.

La seule attitude positive possible, la seule manière de ne pas être « à la mauvaise heure », c'est alors le oui à ce réel, un oui qui permet de vivre intensément la situation, fût-elle éprouvante.

Nous ne pouvons pas tout vivre. (…) Mais nous pouvons tout vivre intensément. Nous sommes à la mauvaise heure si nous nous interdisons la joie ou le plaisir qu'offre le moment présent; mais nous le sommes également si nous nous refusons la tristesse ou le chagrin lorsque nous vivons une épreuve douloureuse. Dans les deux cas, il s'agit d'éprouver intensément la vie, de vivre pleinement notre humanité, cette possibilité mystérieuse que nous avons de vivre, consciemment, notre bref voyage dans l'univers.

« On ne dit pas assez, écrit Alain dans ses Propos sur le bonheur, que ce que nous pouvons faire de mieux pour ceux qui nous aiment, c'est encore d'être heureux». De même, le meilleur service que nous puissions rendre aux générations futures, c’est d’être heureux et de transmettre le goût du bonheur à nos enfants « .

 Car le bonheur n'est pas destructeur: il signe la réconciliation avec la nature par la beauté, la réconciliation avec autrui par l'amitié, la réconciliation avec soi-même par la sérénité. Qui dira que l'humanité future est menacée par plus de beauté, plus d'amitié, plus de sérénité ? Personne évidemment. En revanche, chacun voit bien que la laideur, la rivalité et cette tension intérieure que l'on appelle le stress constituent l'ombre portée d'un type de croissance destructrice de l'environnement, du lien social et de nous-mêmes.

Après avoir couru après le temps, l'ennui nous conduit à le tuer.

 Nous retrouvons la justesse de la phrase de Sénèque, dans sa 14è lettre à Lucilius: « qui dépend clés richesses craint pour elles ; or rersonne ne jouit d'un bien qui l'inquiète . Il s'applique à  y ajouter quelque chose. Pendant qu'il pense à les accroître, il a oublié de s'en servir ».

Cette phrase prend un sens tout particulier dans nos sociétés qui transforment le  temps « en argent ». Si le temps est de l'argent, il nous faut en effet courir après le temps, surtout ne pas le perdre. Or, dans cette course insensée vers le futur, nous perdons notre capacité de vivre intensément la présence de notre rapport à autrui, à la nature et à

nous-mêmes. Cette course est alors socialement, écologiquement et psychiquement destructrice.

C'est au cours de cette course destructrice que, au sens fort du terme, nous perdons notre vie en croyant la gagner.

Et la dépression qu’instaure cette perte d’énergie vitale peut alors préparer le second retournement maladifde notre rapport au temps après avoir couru après le temps, l'ennui nous conduit à le tuer. La dépression du non-sens fait alors couple avec l'excitation maladive.

 On dit souvent de la psychose maniaco-dépressive, cette alternance, dramatique lorsqu'elle prend des formes extrêmes, de phases dépressives et maniaques (excitation fébrile), qu'elle est la maladie psychique la plus courante dans nos sociétés. Il faudrait dire aussi : de nos sociétés. Car ce ne sont pas seulement les individus qui entrent ainsi dans un processus de type toxicomane. Ce sont des sociétés entières qui compensent leur dépression - rappelons-nous les. propos de Keynes sur la dépression nerveuse collective qui saisit les sociétés d'abondance matérielle  - par une excitation maladive.

 Et c'est évidemment dans l'économie spéculative que cette toxicomanie s'affirme le plus nettement, conduisant à l'alternance de phases excitatives, « l’exubérance irrationnelle des marchés financiers» (A. Greenspan,le président de la Banque fédérale américaine) et de phases de retournements dépressifs (krachs ou récession) que nous connaissons actuellement.

Mais ce qui va permettre de faire de la fascination de l'argent une véritable drogue, c'est la croyance que la monnaie aurait de la valeur en elle-même, indépendamment de tout rapport social, bref qu'elle serait « de l'argent ». Cette maladie à un nom: le fétichisme monétaire.

L’argent et la monnaie ne se confondent pas : l’un est de la merde, l’autre un équivalent universel (ME)

La monnaie en elle-même n'a aucune valeur Le fétichisme monétaire qui fait de la monnaie une fin (la lucrativité), et non un moyen, s'exprime en effet dans la croyance que la monnaie aurait une valeur en elle-même. En réalité, la monnaie n'est que le moyen de faciliter l'échange entre les hommes eux-mêmes ou entre les hommes et la nature. Même quand elle a utilisé, pendant une brève période de l'histoire, le support de métaux précieux comme l'or et l'argent, cette valeur était purement conventionnelle. Ce sont les humains qui décrètent qu'un métal est précieux. Et cette convention varie suivant les époques, les lieux, les cultures, les situations: dans un désert, pour le voyageur assoiffé, la découverte d'un point d'eau est infiniment plus précieuse que celle d'une pépite. La monnaie est donc la convention par laquelle une communauté humaine ouvre à ses membres un droit de tirage sur la richesse collective..

C'est la vie elle-même et, s'agissant des humains, la vie consciente, qui possède ce caractère magique de pouvoir exprimer à la fois de la richesse présente et de la richesse potentielle. Le fait qu'une graine puisse se transformer en arbre, en fleur ou en fruit, ou qu'une goutte de sperme associée à l'ovule puisse donner naissance à un petit d'homme, tel est le miracle permanent de la richesse de la vie. Cette richesse est encore démultipliée par l'échange et par la transformation de la nature qui résulte de notre intelligence et de notre curiosité, autres dons de la vie consciente. Et cet échange se voit à nouveau multiplié quand les humains, plutôt que de recourir au troc malcommode, conviennent de prendre un étalon unique pour échanger, développer leurs activités et se souvenir mutuellement de l'état de leurs dettes ou de leurs créances, à l'égard tant des autres partenaires de l'échange que de la collectivité dans son ensemble. Si la liberté des échanges est un facteur multiplicateur de l'échange au même titre que la monnaie, cette liberté, comme cet étalon monétaire, ne sont réellement efficaces que s'il s'agit de la liberté de tous et de la monnaie de tous.

Dès que des processus d'accaparement ou de domination limitent la réalité de ces deux droits à une partie seulement de la collectivité, la liberté des échanges devient celle « du renard libre dans le poulailler libre », et la monnaie devient vecteur de domination et de violence sociale plus que d'échange et de paix. Afin de garantir l'accès à tous de la liberté des échanges et de la monnaie, il est donc essentiel que la loi garantisse l'égalité de cet accès. Mais il faut aussi que les membres de la collectivité acceptent de sortir des logiques de méfiance et de rivalité. Si la liberté a besoin de l'égalité, toutes deux finiront par mourir sans la fraternité, qui peut se définir comme le goût pour la liberté et l'égalité d'autrui. Si ce goût est absent, l'égalité devient abstraite et fait le lit de la bureaucratie, voire du despotisme, et la liberté devient celle du droit à exploiter ou dominer autrui.

Une réappropriation démocratique de la monnaie doit ainsi s'exercer dans deux directions: -redonner à la communauté politique démocratique son pouvoir d'émettre et de garantir ce bien public qu'est la monnaie; -refuser toute nouvelle captation de la monnaie non seulement par des acteurs économiques et financiers (les riches), mais aussi par des

« confiscateurs publics » qui s'abritent derrière l'intérêt de l’ État pour redonner le pouvoir à une minorité de puissants. Dans une démocratie, il n'est d'autre légitimité monétaire que celle que confère la citoyenneté.

Quand la monnaie se transforme de moyen en fin.

 Dans le cas où cette confiscation s'exercerait, les citoyens ont, à l'égard de la monnaie, le même droit de résistance que confèrent les constitutions démocratiques face à l'oppression. La transformation de la monnaie de moyen en fin, à la source de l'économie casino qui gangrène nos sociétés, n'a aucune légitimité démocratique. Il s'agit d'un pur rapt qui appelle que se lèvent des luttes démocratiques pour refuser ce détournement d'un bien public collectif, destiné à favoriser l'échange et l'activité de tous, en un bien privatif utilisé pour satisfaire les désirs de lucre d'une minorité de riches et de puissants.

C’est ici que nous trouvons une troisième forme majeure de mal-être, celle qui concerne notre rapport au pouvoir. De même qu'une société économique devient malade quand la monnaie (son mode de circulation dominant) se transforme de moyen en fin, une société politique devient malade quand le pouvoir se transforme de moyen en fin. La conjugaison des deux maladies donne une société politique de marché en quelque sorte.

Quand l'objet de la politique devient la conquête et la conservation du pouvoir.

 La maladie du pouvoir se lit dans l'inversion du verbe auxiliaire écrit en minuscules, et qui suppose des compléments, en un substantif écrit en majuscules qui se suffit à lui-même. Cette distinction qui semble secondaire est lourde de conséquences. Car quand l'objet même de la politique devient la conquête et la conservation du pouvoir, ce dernier est alors traité comme un capital. C'est alors un droit de domination sur autrui. Or le pouvoir, comme « capacité à », n'a de sens que comme pouvoir d'impulsion susceptible de rassembler des énergies. Il est alors dans une dynamique de création, et non de domination, et se caractérise par le besoin d'autrui. Car le pouvoir créateur est d'autant plus grand que la coopération est forte.

En revanche, dans la logique du pouvoir capital, autrui est une menace car il peut me prendre mon pouvoir. Je cherche donc à acquérir plus de pouvoir pour vaincre ma peur: un ensemble systémique relie donc peur et pouvoir de domination. Un autre ensemble systémique relie pouvoir créateur et coopération, car la démultiplication du pouvoir de (et non pas sur) fait appel à d'autres pour coaliser ces énergies.

Le pouvoir n’a de sens que comme pouvoir d’impulsion susceptible de rassembler les énergies.

L’ensemble des systèmes politiques relève de cette analyse de la double face du pouvoir. La démocratie a réussi à démilitariser la lutte violente pour le pouvoir, ce qui constitue un service éminent dont l'importance se mesure aux dégâts que provoque la lutte pour le pouvoir quand elle redevient violente. Mais les sociétés démocratiques n'ont guère changé la nature du pouvoir, qui reste pour l'essentiel un droit de domination.

 C'est au sein des appareils d'État que cette lutte est la plus visible, puisque le pouvoir étatique se caractérise par le droit à commander. Mais dans les partis politiques, «prendre le pouvoir » relève fondamentalement de la même logique, qui ne peut être que celle du jeu à somme nulle, car le nombre de places censées permettre de donner des ordres est institutionnellement limité. La lutte pour elles devient décisive, alors que le pouvoir de création se situe d'emblée dans un jeu à somme positive: plus Il y aura de coopérateurs qui entreront dans la logique de création, et plus seront nombreux les acteurs qui se donneront mutuellement du pouvoir de combattre l'impuissance. Et donc plus l'énergie démocratique d'ensemble progressera.

Considérer les ressorts émotionnels de l'action politique.

 Au stade actuel de nos démocraties, celui qu'il nous faut qualitativement dépasser, le pouvoir reste, pour l'essentiel, une forme inchangée de pouvoir de domination, qui entraine le maintien des formes traditionnelles de lutte.   sociale et politique la plus radicale.

Peut-on construire une alternative à cette « loi d'airain » qui refabrique en permanence de l'oligarchie ? Ce n'est possible qu'à condition de ne pas oublier les ressorts émotionnels de l'action politique: vertu et raison ne suffisent pas pour faire de la politique autrement, Il y faut aussi de la joie et du bonheur.

Ce n'est là ni une mince affaire ni une mince réussite à l'heure où, pour la troisième année consécutive, vient de se tenir le Forum social mondial de Porto Alegre qui en constitue l'illustration la plus remarquable.

Mais sur le terrain de la société politique française, le bilan de la politique autrement est -hélas! - plus modeste. Car si, depuis vingt ans, les diagnostics pessimistes sur la société politique classique se sont révélés justes, cela n'a pas empêché pour autant que ce soient pour l'essentiel les modes d'organisation classiques (en particulier les partis) qui continuent à se situer au centre des enjeux de la société politique. Le point faible de la politique autrement est précisément qu'elle reste trop du côté de la vertu et de la raison.

 Or l'être humain est aussi un être d'émotions et de passions. Cette dimension passionnelle peut conduire au pire, les totalitarismes et les intégrismes par exemple, mais il a tout autant une face positive. Le moteur de la vertu et de la raison constitue une énergie motrice insuffisante pour un modèle certes malade et dont les effets pervers sont flagrants, mais qui a pour lui d'agir sur un socle émotionnel archaïque mais bien réel: celui de la compétition, de « la victoire sur », qui sont aussi des moyens puissants dans les mécanismes psychiques de lutte contre la mort La société civique n'a pas assez creusé cette question en travaillant ses propres ressorts émotionnels. Car il ne suffit pas d'opposer vertu et raison aux effets pervers du pouvoir. Il faut repérer les éléments positifs qui expliquent que certaines collectivités privilégient le pouvoir de création et de coopération.

Pour ce faire, nous devons être moins pudiques sur les questions du bonheur et du plaisir. C'est ce qui déterminera la capacité de mise en mouvement de nos analyses. Car chacun de nous peut constater que nous ne sommes pas condamnés à rester dans des rapports de domination et de rivalité. Ainsi, quand nous vivons de grandes aventures collectives, nous avons un sentiment de joie, de sens, de plaisir qui font de ces moments de vie des moments intenses. Ils continuent à nous nourrir quand nous traversons des phases de dépression. Ils nous ont donné en profondeur un sentiment de bonheur, comme sensation de vivre à la bonne heure. C'est vrai sur le plan individuel mais aussi collectif: cela constitue le meilleur des grandes traditions sociales (socialiste, communiste, écologiste ) dont la plupart d'entre nous sommes issus.

Or il est impossible d'avancer dans cette direction à partir d'une conception sacrificielle du militantisme. Dans une situation internationale de plus en plus régie par le modèle des « guerriers puritains » - l'axe BBL, (Bush-Ben Laden),

le modèle de la coopération « puritaine » sera insuffisant. C'est celui de la coopération ludique, festive, qui permettra à ceux qui participeront à ces manifestations, luttes, expérimentations- d'éprouver des satisfactions bien supérieures à celles du modèle guerrier-puritain.

Face à la tristesse hivernale de Davos, Porto Alegre a une nouvelle fois témoigné, dans la chaleur de l'été brésilien, de la possibilité d'une joie communicative. Mais ce mouvement de l'altermondialisation ne conservera cette capacité transformatrice qu'en se gardant lui-même des logiques traditionnelles de pouvoir telles qu'elles s'expriment en particulier à travers les logiques d'instrumentation des partis politiques. I!importance prise cette année à Porto Alegre par les séminaires et ateliers consacrés à l'économie sociale et solidaire montre l'importance d'un autre rapport à la richesse et à la monnaie. Un autre rapport au pouvoir et au temps est également à construire.

Il nous faut penser le bien-être, au sens le plus fort de ce terme, comme un projet civique mondial.

Patrick Viveret  TRANSVERSALLES 4


Origine http://silex.ouvaton.org/points_d_appui_fs.htm

Points d'appui Le politique - http://silex.ouvaton.org/points_d_appui/