Antoine Garapon dénonce la dérive managériale
d'un système judiciaire de plus en plus soumis à des
impératifs comptables. Dans cette vision gestionnaire, le
droit n'est plus qu'un instrument pour une institution qui perd
de vue l'intérêt collectif.
Plus que toute autre institution sociale, la justice subit l'influence
directe du modèle d'organisation néolibérale
de nos sociétés. Car avant d'être une doctrine
économique, le néolibéralisme forme un mode
de gouvernement des hommes.
Le paysage judiciaire dessiné selon de nouvelles
normes
Comme le soulignait déjà Michel Foucault dans Naissance
de la biopolitique (1979), ce qui sépare le néolibéralisme
du modèle classique de la souveraineté tient au passage
de la raison d'Etat à "la raison du moindre Etat".
Ce glissement forme le coeur de la brillante réflexion d'Antoine
Garapon, directeur de l'Institut des hautes études sur la
justice (IHEJ) et animateur sur France Culture de l'émission
Le Bien commun.
Tout en s'attachant à décrire les dérives
de ses procédures, Garapon fait l'historique des nouvelles
normes du paysage judiciaire, en rupture avec nos traditions.
Cette "justice managériale" inédite offre,
selon lui, un laboratoire idéal pour analyser la raison néolibérale
car "elle en est à la fois le moteur et la cible"
: le moteur parce que "le droit est avec l'économie
l'un de ses langages de prédilection" ; la cible aussi
parce que "l'institution judiciaire n'échappe pas à
l'impératif gestionnaire".
Maîtrise des coûts, indicateurs de performance, peines
planchers, rétention de sûreté, jugement des
malades mentaux, institution d'un juge attaché aux victimes
: les nouveaux principes mis en oeuvre remettent en cause les fondements
de la fonction judiciaire.
Un poison antidémocratique
Mais au-delà des seuls critères de rationalisation
budgétaire, la raison néolibérale dissémine
dans la conception même de la peine son poison antidémocratique.
La justice managériale entrevoit en effet "le rêve
d'une décision entièrement rationnelle" qui voudrait
se passer de toute parole.
"Le coeur de la raison néolibérale est de parler
à ce qui est de plus certain en l'homme, c'est-à-dire
à son aspiration au plaisir et à sa répulsion
de la souffrance."
D'où, souligne Garapon, l'importance que la sensibilité
néolibérale accorde à la souffrance, "comme
en témoignent la montée de la figure de la victime
et la substitution insidieuse du bien-être au bien commun".
"Le droit à la vie devient un droit à jouir de
la vie", écrit-il. Ce n'est plus la loi mais la réparation
de l'outrage fait à la victime qui devient le centre de gravité
de la peine néolibérale.
Une invitation à repenser notre système
Ce glissement d'un modèle " rétributif"
vers un modèle " restitutif" est l'indice du renversement
anthropologique d'une justice qui fait le deuil d'une volonté
transformatrice de l'individu : peu importe l'horizon éducatif
proposé à celui qui enfreint la loi, seul compte l'intérêt
des victimes.
Toujours nuancé et se méfiant de toute conclusion
hâtive devant un système qu'il déconstruit avec
brio, Antoine Garapon invite à repenser notre système
judiciaire.
Parce que la liberté individuelle y exclut la foi commune,
parce que le droit y protège avant tout le désir de
sécurité et le désir d'enrichissement (le même),
la justice managériale vide le monde commun de toute raison
d'être. La raison du moindre Etat conduit à ce vide
collectif. La justice des hommes est nue.
La Raison du moindre Etat - le néolibéralisme et
la justice d'Antoine Garapon (Odile Jacob), 286 pages, 23,90 €.
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