Les changements dans l’activité professionnelle des femmes
depuis les années 60 ont pu faire croire à la disparition
de la division sexuelle du travail. Nous chercherons ici au contraire
à en montrer l’actualité. Nous verrons comment,
dans la société française contemporaine, il existe
toujours des « travaux d’hommes » et des « travaux
de femmes ». La place des femmes dans le monde professionnel restant
marquée par leur assignation prioritaire à la sphère
domestique, elles subissent une inégalité qui redouble
celle connue au sein de la famille.
Les analyses des ethnologues et des historiens nous enseignent que,
dans l’ensemble des sociétés connues, dans l’espace
et dans le temps, les hommes et les femmes sont occupés à
des tâches différentes et qui leur sont expressément
réservées. L’universalité de cette division
est pourtant relative puisque d’une société à
une autre, des tâches exclusivement féminines peuvent devenir
masculines ou l’inverse. L’anthropologue F Héritier
note, de plus, que cette division sexuelle du travail s’accompagne
d’une « valence différentielle » des sexes,
c’est à dire que les tâches féminines, le
féminin en général, est moins valorisé,
moins reconnu que les tâches masculines, que ce qui se rapporte
au masculin.
Mais, dans les sociétés occidentales, le changement considérable
qu’a représenté l’entrée massive des
femmes dans l’activité professionnelle depuis les années
60 a pu faire penser que l’on assistait à la fin de cette
division sexuelle du travail, et par là d’un modèle
inégalitaire. Entrant de plain-pied et avec des modalités
de plus en plus proches des modalités masculines dans le monde
du travail salarié, les femmes semblaient inaugurer une nouvelle
place dans la société, leur fournissant un accès
égal à celui des hommes à la « sphère
publique ». Or une analyse plus poussée de leur situation
montre que la « division sexuelle du travail » reste d’actualité
: je montrerai ainsi tout d’abord qu’il existe toujours
des travaux masculins et des travaux féminins, ensuite que la
dissymétrie de cette répartition fonde et entretient l’inégalité
sociale entre les hommes et les femmes.
L’actualité de la division sexuelle du travail :
- Une place spécifique des femmes dans le monde professionnel
:
Au seuil du 3ème millénaire, l’activité professionnelle
des femmes a certes atteint des taux comparables à ceux des hommes,
80% des femmes de 25-50 ans sont actives aujourd’hui, c’est
95% pour les hommes. Cette augmentation n’est pas conjoncturelle,
elle a résisté aux difficultés récurrentes
sur le marché de l’emploi. On peut donc dire qu’on
est passé d’un modèle où la famille et la
profession constituaient des alternatives pour les femmes (soit en synchronie,
soit en diachronie), à un modèle du cumul entre charges
familiales et professionnelles. L’activité féminine
tend donc à se rapprocher du modèle masculin. Pourtant,
on ne peut que constater l’infériorisation de la situation
professionnelle des femmes.
On peut donner quelques exemples dans le cas français. Les salaires
féminins sont encore, malgré un certain rattrapage, inférieurs
en moyenne de 25% en 1998 à ceux des hommes, et si « les
femmes salariées à temps complet sont, en moyenne, plus
diplômées que leur collègues masculins (44% des
femmes, contre 30% des hommes ont un niveau de diplôme au moins
égal au baccalauréat), à tous les niveaux de diplôme,
les hommes perçoivent des salaires plus élevés
que les femmes » (MEURS D., PONTHIEUX S. , 1999). Elles sont surreprésentées
au niveau des bas salaires : « les 10% de femmes les moins bien
payées gagnent au plus 2800F par mois, les 10% d’hommes
les moins bien payés 5500F ». Les femmes valorisent moins
bien leur formation et accèdent à des emplois dont la
qualification est moins bien reconnue que celle des emplois masculins.
En mars 98, 25% des femmes actives détenaient un diplôme
supérieur au bac contre 20% des hommes ; mais avec un bac, la
probabilité d’occuper un emploi de cadre était pour
elles de 8% seulement au bout de 10 ans, contre 17% de chances pour
les hommes.
L'augmentation de l'activité professionnelle féminine
ne s'est pas faite de manière uniforme : les chiffres globaux
de féminisation (45.3% en 98) de l'activité trompeurs
car ils ne montrent pas combien la progression des femmes dans les différents
secteurs est différente : il y a des secteurs féminins,
des professions féminines, on peut même dire des postes
féminins.
Où se trouvent les femmes ?
- dans certains secteurs : les services, mais aussi les industries de
biens de consommation : agroalimentaire, textile, chaussure.
- dans certaines PCS : 48.6% des femmes sont employées, cela
représente 76% de femmes, certaines sous-catégories étant
encore plus féminisées : administratifs : 83,5%, personnel
de service direct aux particuliers : 86,2%, (la seule catégorie
masculine est celle des “ policiers, militaires ” à
93%). Certaines professions intermédiaires : les instituteurs
féminisés à 65,1%, la santé et le travail
social, à 76,8%.
- dans certaines professions : par exemple, Air Inter emploie seulement
9 femmes sur 890 pilotes ou mécaniciens
- à certains postes : ceux du bas de la hiérarchie. Aux
femmes reviennent les emplois les moins qualifiés.
A tel point que le principe “ à travail égal, salaire
égal ” ne peut pas la plupart du temps être appliqué.
L’inégalité est justifiée par la différence
des postes occupés. La différence justifie l’inégalité
en construisant 2 groupes incomparables entre eux.
Par ailleurs l’accès même à l’emploi
est plus difficile pour les femmes : en 2001, leur taux de chômage
est de 11,5% contre 7,8% pour les hommes. Elles sont plus nombreuses
à occuper des formes particulières d’emploi comme
les contrats à durée déterminée (CDD), stages
et autres contrats aidés par l’Etat. Mais surtout, elles
sont beaucoup plus nombreuses que les hommes à temps partiel
: 31,7 % contre 5,5 % en 98.
Pour résumer, les femmes apparaissent comme infériorisées
dans le milieu professionnel et, quand on essaye de comprendre cette
situation, on débouche immanquablement sur des explications concernant
la spécificité des femmes vis à vis de la sphère
privée : dans le salariat, les femmes ne semblent jamais véritablement
à leur place. La priorité de leurs tâches domestiques
leur ôte de la légitimité dans le monde professionnel.
- Le travail domestique : toujours l’affaire des femmes.
Car ce sont toujours les femmes qui effectuent aujourd’hui, l’essentiel
de la « production domestique », ainsi que le montre, en
France, la dernière enquête sur les budgets-temps réalisée
par l’INSEE (BROUSSE C., 1999). En 1999, les 2/3 du travail domestique
sont réalisés par les femmes : elles y passent en moyenne
5 heures par jour, contre 2 heures 30 pour les hommes. Encore faut-il
distinguer suivant les types de tâches, car si toutes les activités
participant à la production domestique ont comme caractéristique
de pouvoir être effectuées par une tierce personne (ainsi
regarder la télévision ou manger n’en fait pas partie,
personne ne peut le faire pour vous), certaines sont plutôt des
corvées alors que d’autres sont assimilables à des
loisirs. Aussi l’INSEE définit un « noyau dur »
du travail domestique qui comprend l’alimentation (cuisine et
vaisselle), le ménage, l’entretien du linge, les courses
courantes et les soins matériels aux jeunes enfants et aux adultes
âgés ou handicapés. Le reste, c’est à
dire le bricolage, le jardinage, le tricot, l’éducation
des enfants, les soins aux animaux, a comme caractéristique d’être
moins immédiatement indispensable. Si l’on s’en tient
au seul « noyau dur », c’est 80% de la production
domestique qui est effectuée par les femmes. On peut remarquer
aussi que les tâches « féminines » (c’est
à dire celles effectuées à plus de 60% par les
femmes ) appartiennent surtout au noyau dur tandis que les tâches
masculines sont plus proches du « reste ». Certes les contributions
respectives des hommes et des femmes se rapprochent mais l’augmentation
du temps passé par les hommes quotidiennement a été
de 11 mn en 13 ans, alors que dans le même temps la diminution
pour les femmes était de 20 mn… seulement !
Il ne s’agit là que de moyennes (confondant les situations
des célibataires et de ceux qui vivent en couple, de ceux qui
ont des enfants et de ceux qui n’en ont pas, des actifs et des
inactifs au plan professionnel) qui ne donnent qu’une idée
imparfaite de la répartition du travail telle qu’elle se
fait dans les couples. Par exemple, quand les hommes passent de la situation
de célibataire à la vie en couple, leur temps de travail
domestique quotidien diminue en moyenne de 22 minutes quand celui des
femmes augmente de 53 mn.
Tout cela montre que le travail domestique est toujours l’affaire
des femmes, qu’il y a toujours une division sexuelle du travail
qui a certes changé de formes, mais qui reste fondée sur
une assignation des femmes au travail domestique gratuit.
Un « monde privé » qui s’oppose au «
monde public »
Il paraît donc important d’examiner comment s’effectue
l’assignation des femmes à la sphère privée.
Pourquoi les femmes effectuent-elles le travail domestique ? Pourquoi
même semblent-elles parfois ne pas souhaiter le partager avec
leur conjoint ou compagnon ?
…Important aussi d’examiner ensuite les conséquences
des « logiques domestiques » mises en évidence, jusque
dans l’espace professionnel appartenant en principe au monde «
public ».
Des logiques domestiques…
A travers les discours de femmes elles-mêmes sur leur propre activité
domestique, on peut ainsi discerner des « logiques domestiques
» (DUSSUET A., 1997), qui, d’une part renforcent l’obligation
pour les femmes d’effectuer ce travail et d’autre part,
dans le même temps, le dévalorisent.
Qui assignent les femmes au domestique
Une première explication à la prise en charge par les
femmes du travail domestique peut être avancée en termes
d’évidence : « le travail domestique, il faut bien
le faire… » les femmes s’expriment ainsi quand on
les interroge sur ce thème, comme si elles ne faisaient que répondre
à une nécessité d’ordre physiologique. Or,
en cuisinant, en époussetant, en lavant le linge, en prenant
soin des enfants, les femmes font bien autre chose que simplement maintenir
la vie. Elles instaurent ou plutôt reproduisent un ordre social
dans lequel elles se situent elles-mêmes en tant que fille, épouse,
mère. C’est dire que le travail domestique n’est
pas seulement créateur de richesses matérielles, mais
qu’il est aussi porteur de fortes valeurs symboliques : cuisiner,
par exemple, ce n’est pas simplement mettre à disposition
du groupe familial des calories sous forme assimilable par l’organisme,
c’est aussi signifier la place du groupe familial dans la société,
c’est créer et recréer chaque jour un lien de culture
entre ses membres. Cela explique sans doute pourquoi il est si difficile
de trouver des substituts au travail domestique, car cette fonction
symbolique est liée à la personne qui exécute les
tâches. Les mêmes gestes effectués par d’autres
n’ont pas la même efficacité et peuvent même
se révéler nuisibles.
…tout en le dévalorisant
Malgré cette importante fonction symbolique, le travail domestique
n’est pas porteur de reconnaissance sociale, il est au contraire
dévalorisé. Trois mécanismes sont repérables
qui fondent cette dévalorisation.
Tout d’abord, le travail domestique est largement invisible. En
effet, au dire des femmes elles-mêmes, elles « voient »
le travail domestique, alors même que les hommes ne le «
voient » pas. Les raisons de cette cécité sélective
sont multiples. Il semble tout d’abord que les hommes n’aient
pas appris à reconnaître la nécessité du
travail domestique. Comme le disent plusieurs femmes, « mon mari,
il voit pas ce qu’il y a à faire... il voit pas pourquoi
il faut faire le ménage... il n’imagine pas de le faire
». Cette « imagination » du travail domestique, les
femmes, elles, l’ont apprise en « voyant » faire leur
propre mère. Elle repose sur la conviction de la nécessité
de ces tâches. Plus que des gestes et des savoir-faire précis,
c’est donc une posture, une norme sexuée qui est transmise
de mère en fille : c’est aux femmes et à elles seules
qu’incombe cette responsabilité. Une deuxième raison
est qu’une partie essentielle du travail domestique est réellement
invisible puisqu’il ne s’agit pas d’une occupation
matérielle mais d’une « préoccupation ».
On ne peut évidemment la mesurer en termes horaires mais elle
affleure dans les discours des femmes sous des formes diverses dont
la plus courante est celle de la « préoccupation culinaire
» : « Qu’ est-ce qu’on mange ce soir ? ».
Cette question est significative de la manière dont la préoccupation
domestique occupe l’esprit des femmes sans faire travailler leurs
mains et les poursuit hors de l’espace domestique, y compris dans
leur travail professionnel. La préoccupation domestique, c’est
aussi la nécessité pour les femmes « d’être
organisées », c’est à dire de maîtriser
le temps par la planification des tâches. Enfin, ajoutons à
tout cela que les femmes elles-mêmes s’ingénient
à cacher leur propre travail domestique : beaucoup l’exécutent
de préférence hors de la présence de leur mari
et des enfants, comme s’il fallait, comme dit l’une d’elles,
« que personne ne s’en aperçoive », pour faire
croire en quelque sorte que la propreté et l’ordre, tout
comme la qualité des repas ne sont pas le résultat d’un
travail.
Le deuxième mécanisme, qu’on peut appeler l’élasticité
du travail domestique, repose sur le caractère « multitâches
» du travail domestique : toutes les tâches n’ont
pas, aux yeux des femmes, le même caractère de nécessité.
Elles distinguent ainsi des tâches « facultatives »
qui seraient « choisies », des tâches « obligatoires
» mais « aménageables », et enfin des tâches
« obligatoirement choisies », celles concernant les enfants.
Les premières sont des tâches « d’autoproduction
» (par exemple fabriquer des conserves ou encore des vêtements),
elles sont perçues comme « facultatives » dans la
mesure où la production marchande offre des substituts reconnus
à ces tâches. Les tâches aménageables correspondent
surtout aux tâches d’entretien, qu’il s’agisse
de la maison ou du linge. Les femmes disent pouvoir fortement comprimer
le temps qu’elles y passent, et même parfois les supprimer,
quand elles « n’ont pas le temps ». Mais, elles se
sentent « obligées » de les exécuter dès
qu’une parcelle de temps libre se dégage. Enfin, il leur
semble impensable, de ne pas « choisir » les tâches
concernant les enfants, le plaisir intrinsèque à ces tâches
en paraissant même une composante obligatoire. Le caractère
contraignant de l’ensemble du travail domestique est ainsi euphémisé
par la mise au premier plan de la notion de « choix » :
si les tâches sont « choisies », c’est parce
qu’on aime les effectuer... et dans ce cas, il devient illégitime
de parler de... travail !
Et c’est ainsi la principale manière dont le travail est
dévalorisé : il est indicible comme « travail ».
On ne peut pas le nommer comme tel. D’abord parce que cela reviendrait
à dénaturer certaines tâches, à en trahir
le sens : par de nombreux aspects, le travail domestique des femmes
est en effet le support d’activités gratifiantes pour les
membres du groupe familial. La cuisine, par exemple, est aussi ce qui
permet de recevoir, d’entretenir la sociabilité, qu’elle
soit familiale, amicale ou de voisinage. Faire surgir dans ce cadre
la tâche culinaire comme labeur, en révéler la pénibilité
éventuelle et le caractère contraignant aboutirait à
détruire ces liens. Les femmes ne voient guère ce qu’elles
auraient à y gagner. Les conséquences de ce non-dit sont
pourtant fondamentales puisque cette impossibilité de nommer
le travail domestique débouche sur son exclusion de tout calcul
: le temps passé est systématiquement « oublié
» par les femmes quand elles effectuent un calcul destiné
à justifier l’exécution par elles-mêmes d’une
tâche donnée à la place d’un achat possible
à l’extérieur. Cet « oubli » fait alors
apparaître le travail domestique des femmes comme « rentable
» et renforce l’obligation de l’effectuer.
L’ensemble de ces processus de négation se traduit par
la disparition comme tel du travail domestique. Invisible, facultatif,
le travail domestique ne peut même pas être « nommé
» comme travail. Dévalorisation suprême : ce travail
n’existe pas ! Quelles sont les conséquences pour les femmes
de cette « disparition » ? En quoi la méconnaissance
de la « valeur » du travail domestique est-elle si importante
? Parce que cette négation débouche sur un renforcement
de l’assignation des femmes au domestique. En effet, le processus
qui dévalorise (à leurs propres yeux aussi) ce que font
les femmes, les amène, de façon très concrète,
à accepter leur place subordonnée, comme « normale
», « logique », pour tout dire « légitime
».
... et en freinant le changement dans le monde domestique
Un changement, quelle que soit sa forme concrète : partage des
tâches au sein du couple, prise en charge socialisée, mécanisation
des tâches suppose la mise en évidence d’un «
problème » à résoudre, d’un dysfonctionnement
dans l’organisation domestique, ce que la dévalorisation
du travail domestique empêche.
Dès lors que le travail domestique n’est pas un vrai travail,
puisqu’on « aime bien le faire », qu’il est
facultatif, puisqu’on peut choisir de faire ou pas certaines tâches
et... qu’on est seule à le voir, comment et pourquoi s’engager
dans une lutte pour le partage des tâches avec le conjoint qui
ne peut que déboucher sur une situation conflictuelle. De la
même manière, l’achat et surtout l’utilisation
des appareils ménagers semblent toujours trop chers, quand il
s’agit d’économiser du temps de travail domestique.
Même si un lave-vaisselle trône dans la cuisine, cela vaut-il
le coup de l’utiliser pour une tâche aussi dérisoire,
exécutée en « 5 minutes » et qu’il «
faudrait être bien feignant » pour ne pas vouloir faire
! La même logique s’applique à l’éventualité
d’une prise en charge socialisée des tâches. Si le
travail domestique ne « vaut rien », aucune substitution
marchande n’est possible. Quels que soient les gains de productivité
qu’ils permettent, le blanchissage à l’extérieur,
les repas au restaurant ou achetés chez un traiteur sont toujours
trop chers, rapportés aux gestes domestiques de la femme. Paradoxalement,
il n’y a guère que la « garde » des enfants
qui échappe quelque peu à ce raisonnement, quand le travail
professionnel des femmes rend impossible la « disponibilité
permanente » qu’elle implique. Encore cette substitution-là
est-elle jaugée à l’aune du travail professionnel
féminin : la rémunération de la nourrice ou le
prix de la crèche étant systématiquement comparés
au seul salaire féminin, comme si l’un était le
prix... de l’autre.
…qui poursuivent les femmes jusque dans la sphère publique
professionnelle
Cette situation a aussi des répercussions dans le domaine professionnel,
d’une part parce que les hommes et les femmes y accèdent
de façon fort différente, d’autre part parce que
les tâches exécutées par les femmes comme salariées
portent la trace de leur assignation domestique.
... en rendant invisible l’inégalité dans le monde
professionnel.
La prise en charge exclusive par les femmes des tâches domestiques
et la libération conséquente des hommes de ces tâches
a conduit à la constitution d’un monde professionnel «
au masculin », dont les participants sont sensés pouvoir
occuper tout leur temps au travail. Assignées prioritairement
au domestique, les femmes ne peuvent satisfaire à cette norme
masculine de disponibilité totale pour les tâches professionnelles.
Dès lors, les femmes arrivant « différentes »
dans les lieux du travail salarié ne peuvent qu’y être
traitées… différemment, des hommes. C’est
ce qui apparaît clairement à la lecture des Rapports sur
l’Egalité entre les Femmes et les Hommes que rédigent
les entreprises en France à la suite de la loi Roudy de 1983
. Bien que les chiffres permettent de montrer une inégalité
en défaveur des femmes, tant au niveau des salaires que de la
formation et de la promotion, aucune réaction ne se fait jour
dans les entreprises concernées, que ce soit au niveau des «
directions des ressources humaines » ou au niveau syndical. Tous
les acteurs semblent unanimes pour considérer cette inégalité
comme résultant de « choix » effectués par
les femmes dans la sphère privée et dès lors n’incombant
pas aux entreprises. Ainsi, la question de l’égalité
glisse-t-elle à celle de la « non-discrimination »,
cette dernière étant évaluée du point de
vue de l’équité. Les entreprises se dégagent
ainsi du problème, le renvoyant aux institutions de formation
(elles souhaitent embaucher des femmes mais n’en trouvent pas
dans les qualifications souhaitées), ou même aux choix
« privés » des couples (les salariés masculins
sont mieux payés, mais c’est parce qu’ils acceptent
des contraintes de mobilité que les femmes refusent).
Ainsi, les femmes ne peuvent s’appuyer sur les contraintes domestiques
qu’elles subissent, sauf à risquer de s’enfermer
dans des « aménagements spécifiques », nécessités
par la « différence féminine », mais n’ayant
aucune légitimité dans le cadre professionnel. C’est
ainsi que le temps partiel « choisi », par exemple, ou certains
aménagements horaires sont présentés comme des
tolérances qui deviennent des modalités « féminines
» d’emploi. Elles sont réservées à
des postes dévalorisés par le fait d’être
occupés par des personnes dont la légitimité dans
le monde professionnel n’est pas assurée et dont la temporalité
est déterminée ailleurs que dans cet espace. Toutes les
« avancées » dont les femmes ont pu ou pourraient
bénéficier se retournent contre elles, qu’il s’agisse
d’aménagement du temps de travail, de la législation
protectrice et même, des congés de maternité. Cela
débouche le plus souvent sur une autodévaluation des femmes
face aux postes « à responsabilité ». Elles
se trouvent là encore devant un « choix » : satisfaire
aux normes masculines en faisant abstraction du domestique, ou bien
s’autoexclure par manque de disponibilité de ces fonctions
construites sur un mode masculin.
La domination masculine dans le monde professionnel repose sur l’occultation
du mode de constitution de la force de travail masculine, libérée
des contraintes temporelles… par le travail domestique de leur
compagne. Les hommes peuvent alors comparer à leur avantage,
et en toute bonne foi, leur investissement dans le monde professionnel
et dans l’espace public à celui des femmes. La dévalorisation
du travail domestique, impulsée par des logiques propres au rapport
social domestique, porte ainsi ses conséquences jusque dans la
sphère du travail professionnel en y construisant, pour les femmes,
les conditions d’une inégalité rendue invisible.
… et en dévalorisant les « professions féminines
»
Il faut enfin remarquer la dévalorisation que connaissent de
nombreuses professions « féminisées », cet
adjectif étant à entendre au sens quantitatif, bien sûr
: la proportion de femmes y est importante, mais aussi dans un sens
qualitatif : l’image de la profession est construite au féminin.
On peut citer par exemple les infirmières ou les secrétaires
ou bien encore les assistantes maternelles ou les femmes de ménage.
Beaucoup de ces professions sont en quelque sorte issues du travail
domestique, parce qu’elles réalisent sur un mode salarié
les fonctions de soin, d’attention aux autres, qui dans d’autres
conjonctures historiques sont effectuées sur un mode domestique.
On peut avancer l’hypothèse de la prégnance dans
ce cadre salarié des mêmes « logiques domestiques
» de dévalorisation observées pour le travail gratuit.
On peut en particulier citer l’exemple actuel des « emplois
familiaux ». Depuis une quinzaine d’années se développent
en France, avec l’appui des pouvoirs publics, dans le cadre de
la lutte contre le chômage, des emplois dits « de proximité
», et parmi ceux-ci des « emplois familiaux », dont
une caractéristique essentielle est leur féminisation
: à 99% (CEALIS R., ZILBERMAN S., 1998). Le champ de ces emplois
recouvre de multiples activités effectuées «à
domicile » : garde d’enfants, aide aux personnes âgées
ou handicapées, entretien domestique, qui ont comme point commun
d’être habituellement l’objet du travail domestique
gratuit des femmes. C’est donc très logiquement qu’on
trouve quasi exclusivement des femmes dans ces emplois. Ces emplois
sont aussi les plus précaires qui soient : ils ne consistent
le plus souvent qu’en des «petits boulots », à
temps très partiel, peu qualifiés, peu rémunérés,
soumis à des employeurs multiples.
Un élément essentiel qui justifie cette précarité
est l’absence de qualification jugée nécessaire
pour tenir ces emplois. Or la non-qualification perçue de ce
travail repose aussi sur son invisibilité, comme pour le travail
domestique gratuit. Rappelons par exemple qu’une des qualités
essentielles demandées aux domestiques des maisons bourgeoises
est leur discrétion. De même ici, l’idéal
serait un travail invisible. Mais surtout, la partie «préoccupation
» consistant en planification, coordination, organisation des
tâches est aussi attendue des salariées qui interviennent
à domicile. Une bonne aide à domicile réalise non
seulement un travail matériel de nettoyage, repassage, cuisine,
mais aussi un travail immatériel d’aide psychologique consistant
par exemple à faire participer à des tâches simples
la personne âgée qui lui est «confiée ».
De la même manière, une bonne femme de ménage n’est
pas simplement celle qui exécute les tâches mais celle
qui pense à faire aussi ce qu’on ne lui a pas demandé,
qui sait s’organiser au mieux pour utiliser son temps d’intervention
de manière efficace. Ces salariées ne sont donc pas, comme
on le suppose un peu vite, du simple personnel d’exécution.
Pourtant ce travail immatériel est le plus souvent nié
dans son existence même, et n’est donc pas sanctionné
par une reconnaissance de qualification. Ce déni n’est
possible que parce que leur travail est identifié au travail
domestique gratuit des femmes chez elles : il n’est donc pas besoin
d’en parler, de l’évoquer même pour qu’il
soit effectué. La déqualification repose à la fois
sur l’invisibilité et sur le caractère implicite
des tâches demandées. On retrouve ici le même processus
de dénégation de la qualification que celui déjà
signalé dans les années 60 par les travaux de Madeleine
GUILBERT à propos des postes de travail féminins dans
l’industrie (GUILBERT M., 1966)ou bien encore, plus récemment,
par Danièle KERGOAT pour les infirmières (KERGOAT D.,
1992). Parler d’« aptitudes » et non de «savoir-faire
», de qualités et non de qualification permet, grâce
à la référence à la nature, de ne pas rémunérer
ce qui n’est perçu par les femmes elles-mêmes que
comme une manifestation de leur féminité.
On peut aussi remarquer que pour les «domestiques » d’autrefois
et pour les «employées de maisons » d’hier,
la journée de travail ne connaissait guère de bornes horaires.
Leur tâche était définie sans intermédiaire
par les besoins de leurs employeurs, la confusion entre leur domicile
et leur lieu de travail facilitant cette disponibilité totale.
Curieusement, alors même que leur travail (et leur salaire) est
défini par un décompte horaire, les intervenantes à
domicile d’aujourd’hui éprouvent aussi bien des difficultés
à compter leur temps. C’est le cas en particulier pour
les aides à domicile quand elles interviennent auprès
de personnes âgées dépendantes. Le lien personnalisé,
affectif et émotionnel qu’elles se flattent d’établir
les pousse à effectuer des tâches qui ne sont pas explicitement
comprises dans le contrat et qui mordent parfois sur leur propre temps
personnel. Cette personnalisation du travail est profondément
ambivalente car, si elle est perçue comme souhaitable par les
salariées qui y voient une valorisation de leur activité,
la preuve qu’elles sont reconnues dans leur humanité, elle
peut aussi les empêcher de refuser un service, hors-travail, à
ceux qu’elles arrivent à considérer comme des membres
de leur famille. Dans les emplois familiaux, le rapport marchand d’employeur
à employée est euphémisé. La précarité
attachée à ces emplois devient alors elle aussi invisible,
semble plus facilement acceptable et acceptée par les différents
acteurs, comme si littéralement, ces emplois et ces femmes appartenaient
à un autre monde que le monde du travail, un monde où
l’on ne calcule pas, où seules les relations entre personnes
importent, un monde donc, d’où toute préoccupation
matérielle en termes d’horaire et de salaire semble bannie,
un monde aussi qui ne connaît pas la notion, appartenant à
la sphère publique, d’égalité, et particulièrement
pas celle d’égalité professionnelle.
Bien souvent les activités des femmes, même dans le cadre
salarié d’une profession apparaissent ainsi proches de
la sphère domestique : le plus important y est invisible (la
relation), ce sont des activités que l’on « choisit
» d’exercer, où les « personnes » comptent
plus que les objets, rendant ainsi illusoire toute tentative de comptabilité.
Tout cela donne à ces activités professionnelles féminines
une valeur… incommensurable, que chacun s’accorde à
trouver immense mais qui n’existe qu’en fonction de et pour
la « personne » qui les exerce et les éloigne des
définitions classiques du salariat fondées sur un travail
abstrait, fractionnable en unités interchangeables. Impossibles
à classer, impossibles à mesurer, ces activités
sont insidieusement dévalorisées.
Des femmes inégales parce que différentes, mues par d’autres
logiques d’action que leurs collègues masculins, dont les
tâches sont incomparables parce qu’incommensurables…
Peut-être s’agit-il là de représentations
emblématiques de la position des femmes dans la sphère
professionnelle, et au delà, dans la sphère publique en
général, tant l’identité des femmes se construit,
encore aujourd’hui, à partir de leur place dans la division
sexuelle du travail, à partir de leur assignation au «
domestique ».
La Rochelle, 4 octobre 2001
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Le lien d’origine http://www.smtepc.org/txt_sit/a_dus.doc
Le lien où sont répertoriés les articles des femmes
de l'Université de Nantes sur les rapports sociaux de sexe :
http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/