On a amplement décrit les situations d'inégalité
auxquelles sont confrontées les femmes, en particulier sur les
marchés du travail: toujours les moins payées, les plus
exposées au chômage et à la précarité.
Même quand elles accèdent aux situations les plus prestigieuses
occupées par les hommes, celles-ci semblent perdre de leur attrait.
Qu'il s'agisse des professions qui se "dévalorisent" en se féminisant
(voir la médecine, les professions juridiques,... ) ou encore
des sports, des arts ou de la littérature, tous les domaines
progressivement investis par les femmes paraissent se déliter
à mesure qu'elles les conquièrent. Loin d'être anecdotique,
cette dévalorisation me semble centrale dans les rapports sociaux
de sexe. Elle est à la fois le résultat d'un rapport de
domination, et une condition de la perpétuation de ce rapport.
La théorisation des inégalités entre homme et femmes
en termes de "rapports sociaux de sexe" permet d'en affirmer le caractère
socialement construit. Mais la nature de ces rapportsreste à
expliciter. Leur qualification comme "rapport d'exploitation" est inadaptée:
les hommes ne tirent des relations entre les deux sexes aucun capital
leur permettant d'assujettir les femmes. Il paraît donc plus approprié
de parler de "domination", celle-ci se jouant principalement dans l'ordre
du symbolique. Les femmes semblent en effet transformer tout ce qu'elles
touchent en cendres: "féminisation" étant généralement
synonyme de "dévalorisation", elles se retrouvent en position
d'éternelles "secondes".
L'exemple du travail domestique permet de mettre en évidence
les mécanismes de cette dévalorisation, comme traduction
d'un rapport de "domination". Ces mêmes mécanismes sont
décelables aussi dans le cadre de certaines professions "féminisées".
En pérennisant la division sexuelle du travail, ils reproduisent
les rapports sociaux de sexe, et par là les inégalités
entre hommes et femmes.
L'exemple du travail domestique
Ce processus de dévalorisation est particulièrement important
dans le domaine domestique. Le travail domestique, effectué gratuitement
par les femmes au service du groupe familial, est perçu par tous,
et par les femmes elles-mêmes, comme "sans valeur". Cela a des
effets non seulement dans la sphère domestique, sur la répartition
des tâches entre hommes et femmes et sur la contrainte que celle-ci
représente pour les femmes, mais aussi dans la sphère
professionnelle: la dévalorisation du travail domestique constitue
celui-ci en un handicap certain pour celles qui l'accomplissent.
Le travail domestique est "dévalorisé"
Affirmer que le travail domestique est "dévalorisé" ne
revient pas à dire que ce travail aurait, dans une époque
antérieure, été l'objet d'une véritable
reconnaissance. Je veux par là signifier que ce travail a une
valeur mais qu'il en est dépossédé par un travail
de négation.
La valeur du travail domestique
En quoi peut-on dire que le travail domestique a une valeur? Plusieurs
axes permettent de fonder cette valeur du travail domestique.
D'un point de vue économique d'abord, le travail domestique réalisé
par les femmes a une utilité, reconnue même par les économistes
qui l'écartent des comptes nationaux. Car, si ce travail gratuit,
réalisé hors des rapports marchands, n'est pas pris en
compte par les différents systèmes de comptabilité
nationale, les économistes reconnaissent eux-mêmes les
contradictions de cette non-comptabilisation. Elle a en particulier
comme conséquence le paradoxe dit de "la femme de ménage":
quand un homme épouse sa femme de ménage (un événement
à la probabilité sociologiquementinfime, certes !) il
fait diminuer la valeur du Produit Intérieur Brut, puisque le
travail rémunéré (et comme tel "productif") de
la femme de ménage devient du travail gratuit (donc "improductif")
de l'épouse. C'est pourquoi il existe des tentatives pour réintégrer
cette valeur dans les comptes nationaux. Se basant sur le critère
de la tierce personne, c'est à dire jugeant que le travail domestique
est créateur d'utilité et donc productif quand il pourrait
être remplacé par l'achat d'un service marchand réalisé
par une personne extérieure au foyer, elles débouchent
sur des évaluations tout à fait considérables.
Le travail domestique représenterait ainsi en France entre 32
et 77 % du PIB (A.Chadeau, A.Fouquet, 1981; A.Chadeau, 1992);
toutefois nulle part ces chiffrages n'ont entraîné de réformes
des systèmes de comptes... (1)
D'autre part, le travail domestique est porteur de valeurs symboliques
essentielles. Même s'il apparaît trivial dans les représentations,
du fait de sa quotidienneté, il n'est pas, comme on pourrait
le penser un peu vite, un travail sans importance, s'appliquant à
des points mineurs de la vie des sociétés modernes; il
est au contraire central sur le plan symbolique.
Il est d'abord, à travers les tâches culinaires, le travail
de la mère-nourricière. Et cela est porteur d'exigences
concrètes qui sont autant de contraintes pour les femmes. Car
cuisiner n'est pas simplement mettre à la disposition de chaque
membre du groupe familial une certaine quantité de calories,
c'est aussi créer et recréer chaque jour un lien culturel
entre ses membres. Cela veut dire que ce travail n'est pas aussi aisément
substituable qu'on pourrait le supposer a priori: les plats tout-prêts
de l'industrie agro-alimentaire ne remplacent pas les plats cuisinés
par la mère, même s'ils comportent des ingrédients
identiques. Car contrairement à ce qu'affirment les femmes(2)
elles-mêmes, elles ne cuisinent pas simplement "parce qu'il
faut bien manger", mais aussi parce que le repas en famille est
un signe: celui d'une certaine aisance matérielle et d'une sécurité
morale. Beaucoup de femmes affirment d'ailleurs qu'elles se contenteraient
bien, en ce qui les concerne, de déjeuner "d'une pomme et
d'un yaourt" (c'est à dire une nourriture non cuisinée,
sans travail culinaire), mais il leur paraît impensable d'appliquer
ce régime à l'ensemble du groupe familial. Celui-ci, parce
qu'il est un groupe social institutionnel, réclame un repas structuré
dont le mode culinaire est une expression d'identité et dont
l'ordonnancement, en permettant le rassemblement du groupe, renforce
la cohésion. Faire "plus ou moins" de cuisine, une cuisine
plus ou moins raffinée (et donc passer plus ou moins de temps
à cette tâche), c'est donc aussi travailler à la
constitution comme tel du groupe familial. C'est aussi la marque d'un
ordre familial, bien représenté par la figure du mari
qui exige que "tout soit prêt" quand il rentre à
la maison...
Cet "ordre familial" est a fortiori exprimé par les travaux d'entretien
en général, qu'il s'agisse du ménage ou du linge.
Une maison "propre" et "rangée" (il faut noter évidemment
le double sens matériel et spirituel des termes) est signe de
l'ordre moral de la famille. Le travail domestique de la femme s'assimile
ici à celui de la mère-purificatrice. Citons la pratique
du "ménage à fond" qui, autant qu'une fonction matérielle
d'hygiène, semble avoir pour objectif de purger le cadre domestique
des souillures accumulées par les gestes quotidiens qu'un simple
entretien courant ne saurait suffire à éliminer.
Mais c'est évidemment autour des travaux du linge que se cristallise
cette fonction purificatrice, comme l'a montré S.Denèfle
(Denèfle, 1995). Les pièces de linge qui touchent le corps
et particulièrement les organes sexuels subissent un traitement
spécifique, (par exemple elles sont plus souvent lavées
à la main). Là encore, on voit comment la force de la
valeur symbolique du travail domestique empêche son remplacement
par une machine, et a fortiori sa socialisation sous forme de recours
à des services extérieurs de blanchissage. Le travail
domestique a une valeur irremplaçable...
Enfin, le travail domestique des femmes est en grande partie commandé
par l'existence d'enfants au foyer. Qu'il s'agisse de cuisine, de propreté
ou simplement de présence, les exigences adressées aux
femmes s'en trouvent renforcées, car elles sont alors, à
travers toutes ces tâches, avant tout des mères... Les
tâches matérielles "d'élevage": faire manger un
enfant, le laver, nettoyer ses vêtements même, apparaissent
de façon indissociable aussi comme des tâches éducatives.
C'est dire l'importance qu'elles prennent aux yeux des femmes. Il devient
impensable de s'en dispenser et même de chercher à le faire.
La valeur des tâches accomplies est liée de façon
indissoluble à la personne qui les exécute. Les mêmes
gestes effectués par d'autres n'ont pas la même efficacité
et pourraient même se révéler nuisibles. Les nourrices
trop "maternelles", qui mêlent aux soins matériels aux
enfants qui leur sont confiés une composante affective trop grande,
ne sont pas appréciées des mères.
La valeur symbolique du travail domestique des femmes est donc importante.
Elle est fondatrice de lien social. Mais elle a aussi comme caractéristique
d'être fortement "personnalisée". C'est parce que c'est
cette femme-là qui l'exécute qu'il a cette valeur.
Un travail de négation
Pourtant cette valeur, si fondamentale pour la famille et pour l'ensemble
du corps social, est niée en même temps qu'elle est encensée.
Le travail domestique n'est pas reconnu, alors même qu'il est
indispensable: il est dépossédé de sa valeur. On
peut observer ce mécanisme à travers trois dimensions
principales, présentes dans les représentations des femmes
elles-mêmes: l'invisibilité du travail, son caractère
facultatif, élastique... il semble qu'on puisse le faire, ou
pas et surtout le fait qu'il est indicible: on ne peut le nommer comme
tel.
Invisibilité...
En effet, au dire des femmes elles-mêmes, elles "voient" le travail
domestique, alors même que les hommes ne le "voient" pas. Les
raisons de cette cécité sélective sont multiples.
Il semble tout d'abord que les hommes n'aient pas appris à reconnaître
la nécessité du travail domestique. Comme le disent plusieurs
femmes, "mon mari, il voit pas ce qu'il y a à faire... il
voit pas pourquoi il faut faire le ménage... il n'imagine pas
de le faire". Cette "imagination" du travail domestique, les femmes,
elles, l'ont apprise en "voyant" faire leur propre mère. Elle
repose sur la conviction de la nécessité de ces tâches:
" Il faut bien le faire!". Plus que des gestes et
des savoir-faire précis, c'est donc une posture, une norme sexuée
qui est transmise de mère en fille: c'est aux femmes et à
elles seules qu'incombe cette responsabilité.
Une deuxième raison est qu'une partie essentielle du travail
domestique est réellement invisible puisqu'il ne s'agit pas d'une
occupation matérielle mais d'une "préoccupation". Celle-ci
ne peut évidemment être mesurée à travers
des analyses de budget-temps mais elle affleure dans les discours des
femmes sous des formes diverses dont la plus courante est celle de la
"préoccupation culinaire": "Qu'est-ce qu'on mange
ce soir?". Cette question, qui peut paraître triviale, est
significative de la manière dont la préoccupation domestique
occupe l'esprit des femmes sans faire travailler leurs mains et les
poursuit hors de l'espace domestique, y compris dans leur travail professionnel.
Car les contraintes issues d'une part de la diététique
moderne qui impose la variété, d'autre part du mode de
vie qui multiplie les repas à l'extérieur du foyer de
ses membres font de la réponse à cette question un véritable
casse-tête, quotidiennement renouvelé... La préoccupation
domestique, c'est aussi la nécessité pour les femmes "d'être
organisées", c'est à dire de maîtriser le temps
par la planification des tâches, (en particulier celles concernant
les enfants qui réclament avant tout des femmes... de la présence!
). Autant dire que cette partie totalement invisible du travail domestique,
si elle n'efface pas les contraintes de sa part matérielle, est
peut-être la plus prégnante pour les femmes, puisqu'elle
leur interdit d'avoir "l'esprit tranquille".
Enfin, ajoutons à tout cela que les femmes elles-mêmes
s'ingénient à cacher leur propre travail domestique: elles
l'exécutent de préférence hors de la présence
de leur mari et des enfants, comme s'il fallait , comme dit l'une d'elles,
"que personne ne s'en aperçoive", pour faire croire
en quelque sorte que la propreté et l'ordre, tout comme la qualité
des repas ne sont pas le résultat d'un travail. Cette tendance
à l'occultation du travail domestique semble encore plus forte
chez les femmes les plus engagées dans l'espace public, les "militantes"
(3) , qui paraissent devoir nier avec plus de force encore que les autres
femmes la réalité du travail domestique pour gagner la
légitimité de leur "sortie" du foyer.
Elasticité...
C'est pourquoi la notion de choix, souvent mise en avant pour les femmes,
à propos du domestique,... par les femmes elles-mêmes,
est suspecte. Elle introduit l'idée que le travail domestique
est largement facultatif: certaines, plutôt rétrogrades,
les "femmes au foyer", ne feraient "que" cela, alors que d'autres le
font "en plus", prouvant par là même le peu d'importance
de ce travail.
Cette notion de choix repose sur le caractère "multitâches"
du travail domestique: en effet toutes les tâches n'ont pas, aux
yeux des femmes, le même caractère de nécessité.
On peut distinguer des tâches "facultatives" qui seraient "choisies"
par les femmes, des tâches "obligatoires" mais "aménageables",
et enfin des tâches "obligatoirement choisies", celles concernant
les enfants. Les premières sont des tâches "d'autoproduction"
(par exemple fabriquer des conserves ou encore des vêtements),
elles sont dites "facultatives" dans la mesure où la production
marchande offre des substituts reconnus à ces tâches. Pourtant,
ce caractère facultatif s'efface, les tâches redeviennent
obligatoires dès que les femmes disposent detemps, parce qu'elles
sont "au foyer", ou même simplement en congé. Les tâches
aménageables correspondent surtout aux tâches d'entretien,
qu'il s'agisse de la maison ou du linge. Elles semblent "élastiques",
aménageables, puisque les femmes disent pouvoir fortement comprimer
le temps qu'elles y passent, et même parfois les supprimer, quand
elles "n'ont pas le temps". Mais là encore, elles se sentent
"obligées" de les exécuter dès qu'une parcelle
de temps libre se dégage. Il leur semble impensable, enfin, de
ne pas "choisir" les tâches concernant les enfants, le plaisir
intrinsèque à ces tâches en paraissant même
une composante obligatoire.
Le caractère contraignant du travail domestique est ainsi euphémisé
par la mise au premier plan du "choix": si les tâches sont "choisies",
c'est parce qu'on aime les effectuer... et dans ce cas, il devient illégitime
de parler de... travail!
Indicibilité...
Et c'est ainsi, à mon sens, la principale manière dont
le travail est dévalorisé: il est indicible comme "travail".
D'abord parce que nommer comme tel certaines tâches reviendrait
à les dénature, à en trahir le sens: par de nombreux
aspects, le travail domestique des femmes est en effet le support d'activités
gratifiantes pour les membres du groupe familial. La cuisine, par exemple,
est aussi ce qui permet de recevoir, d'entretenir la sociabilité,
qu'elle soit familiale, amicale ou de voisinage. Elle autorise à
rentrer dans des réseaux de dons et contre-dons dont la caractéristique
est justement la gratuité apparente... Faire surgir dans ce cadre
la tâche culinaire comme labeur, en révéler la pénibilité
éventuelle et le caractère contraignant aboutirait à
détruire ces liens fragiles, patiemment tissés autour
de la symbolique non marchande... Les femmes elles-mêmes ne voient
guère ce qu'elles auraient à y gagner.
Les conséquences de ce non-dit sont pourtant fondamentales puisque
cette impossibilité de nommer le travail domestique débouche
sur son exclusion de tout calcul: le temps passé est systématiquement
"oublié" par les femmes quand elles effectuent un calcul destiné
à justifier l'exécution par elles-mêmes d'une tâche
donnée à la place d'un achat possible à l'extérieur.
Cet "oubli" fait apparaître le travail domestique des femmes comme
"rentable" et renforce ainsi l'obligation de l'effectuer.
L'ensemble de ces processus de négation se traduit donc par la
disparition comme tel du travail domestique. Invisible, facultatif,
le travail domestique ne peut même pas être "dit" comme
travail. Dévalorisation suprême : ce travail n'existe pas!
En quoi cette dévalorisation traduit-elle un rapport
de domination?
Quelles sont les conséquences pour les femmes de cette "disparition"?
En quoi la méconnaissance de la "valeur" du travail domestique
est-elle si importante? A mon sens, cette dévalorisation participe
à l'établissement d'un rapport de domination entre les
sexes. Parler de rapport de domination suppose qu'on puisse mettre en
évidence l'obéissance à un ordre. Rappelons la
définition de Max Weber (Weber,1971): "tout véritable
rapport de domination comporte un minimum de volonté d'obéir",
une obéissance volontaire donc, motivée par la reconnaissance
de cet ordre comme légitime. Or le processus qui dévalorise
(à leurs propres yeux aussi) ce que font les femmes, les amène,
de façon très concrète, à accepter leur
place subordonnée, comme "normale", "logique", pour tout dire
"légitime"... Que ce soit dans le cadre domestique ou dans le
cadre professionnel, les femmes vont être conduites par la dévalorisation
du travail domestique à entériner par leurs propres raisonnements,
par leurs propres actions le rapport inégalitaire dans lequel
elles se trouvent, et ainsi à le pérenniser. Cette dévalorisation
est donc un temps essentiel du processus de domination puisqu'elle contribue
à le reproduire.
... en rendant impossible le changement dans le monde domestique
Dans le cadre domestique, la dévalorisation du travail domestique,
sa "disparition", empêchent tout changement en renforçant
l'assignation des femmes aux tâches domestiques. En effet, un
changement est toujours "coûteux", quelle que soit sa forme concrète:
partage des tâches au sein du couple, prise en charge socialisée,
mécanisation des tâches. Sa mise en oeuvre supposerait
donc la mise en évidence d'un "problème" à résoudre,
d'un dysfonctionnement dans l'organisation domestique, que la dévalorisation
du travail domestique empêche.
Dès lors que le travail domestique n'est pas un vrai travail,
puisqu'on "aime bien le faire", qu'il est facultatif, puisqu'on
peut choisir de faire ou pas certaines tâches et... qu'on est
seule à le voir, comment et pourquoi s'engager dans une lutte
pour le partage des tâches avec le conjoint qui ne peut que déboucher
sur une situation conflictuelle. La plupart des femmes interrogées
à ce propos disent leur mari prêt à faire... ce
qu'elles lui demanderaient, mais qu'elles ne lui demandent pas, persuadées
au fond qu'il "a des choses plus importantesà faire",
dans son travail professionnel ou à l'extérieur de la
maison en général.
De la même manière, l'achat et surtout l'utilisation des
appareils ménagers semblent toujours trop chers, quand il s'agit
d'économiser du temps de travail domestique. Même si un
lave-vaisselle trône dans la cuisine, cela vaut-il le coup(le
coût!) de l'utiliser pour une tâche aussi dérisoire,
exécutée en "5 minutes" et qu'il "faudrait
être bien feignant" pour ne pas vouloir faire!
La même logique s'applique à l'éventualité
d'une prise en charge socialisée des tâches. Si le travail
domestique ne "vaut rien", aucune substitution marchande n'est possible.
Quels que soient les gains de productivité qu'ils permettent,
le blanchissage à l'extérieur, les repas au restaurant
ou achetés chez un traiteur sont toujours trop chers, rapportés
aux gestes domestiques de la femme. Paradoxalement, il n'y a guère
que la "garde" des enfants qui échappe quelque peu à ce
raisonnement, quand le travail professionnel des femmes rend impossible
la "disponibilité permanente" (4) qu'elle implique. Encore
cette substitution-là est-elle jaugée à l'aune
du travail professionnel féminin: la rémunération
de la nourrice ou le prix de la crèche étant systématiquement
comparés au seul salaire féminin, comme si l'un était
le prix... de l'autre.
En bref, si le travail domestique est si peu important, s'il n'a pas
de valeur, il y aura toujours de "bonnes raisons" pour que les hommes
ne participent pas, pour ne pas acheter telle ou telle machine, pour
refuser une décharge de ce travail en général,
pour ne rien changer donc et pérenniser l'assignation des femmes
au domestique.
... en délégitimant les femmes dans le monde professionnel
Cette situation a aussi des répercussions dans le domaine professionnel:
les hommes et les femmes s'y trouvent en effet en situation fort différente.
La prise en charge exclusive par les femmes des tâches domestiques
et la libération conséquente des hommes de ces tâches
a conduit à la constitution d'un monde professionnel dont les
participants sont sensés pouvoir occuper tout leur temps au travail.
Assignées prioritairement au domestique, les femmes ne peuvent
satisfaire à cette norme masculine de disponibilité totale
pour les tâches professionnelles. Mais par ailleurs, elles ne
peuvent mettre en avant les contraintes domestiques qu'elles subissent,
du fait même de la dévalorisation de ce travail. Ainsi
les femmes semblent-elles condamnées, par la dévalorisation
du travail domestique à une infériorité des salaires,
des qualifications et des postes hiérarchiques occupés.
Ceci me semble particulièrement visible dans les professions
de cadres. Le contrat de travail exclut dans leur cas la notion d'heures
supplémentaires. Les études empiriques montrent que leur
journée de travail déborde facilement sur la soirée:
mieux, c'est souvent une manière d'évaluer le travail
des cadres que de constater leur présence dans l'entreprise après
19h le soir. Les femmes cadres ont donc beaucoup de peine à satisfaire
aux exigences de cette "culture professionnelle", même si comme
le montre B. Bertin-Mourot (5) par exemple, elles font le même
travail que leurs collègues hommes en emportant des dossiers
chez elles.
Lorsque les femmes, malgré tout, réclament et obtiennent
des "aménagements" des situations de travail leur permettant
de satisfaire parallèlement aux contraintes domestiques, ceux-ci
sont considérés comme nécessités par des
"spécificités" féminines n'ayant aucune légitimité
dans le cadre professionnel (le travail domestique étant sans
valeur...). Le temps partiel, par exemple, ou les horaires aménagés
deviennent alors des modalités "féminines" d'emploi (Maruani,
Nicole, 1989). Elles sont réservées à des postes
dévalorisés par le fait d'être occupés par
des personnes dont la légitimité dans le monde professionnel
n'est pas assurée et dont la temporalité est déterminée
ailleurs que dans cet espace. Ces postes fonctionnent alors comme des
machines à exclure, toute fonction de pouvoir en étant
écartée par définition.
Toutes les "avancées" dont les femmes ont pu ou pourraient bénéficier
se retournent donc contre elles, qu'il s'agisse d'aménagement
du temps de travail, de la législation protectrice et même,
des congés de maternité.
Cela débouche le plus souvent sur une autodévaluation
des femmes face aux postes "à responsabilité". Elles se
trouvent là encore devant un "choix": satisfaire aux normes masculines
en faisant abstraction du domestique, ou bien s'autoexclure par manque
de disponibilité de ces fonctions construites sur un mode masculin.
La domination masculine dans le monde professionnel repose ainsi sur
l'occultation du mode de constitution de la force de travail masculine,
libérée des contraintes temporelles... par le travail
domestique de leur compagne. Les hommes peuvent alors comparer à
leur avantage, et en toute bonne foi, leur investissement dans le monde
professionnel et dans l'espace public à celui des femmes.
Ainsi la dévalorisation du travail domestique porte-t-elle ses
conséquences jusque dans la sphère du travail professionnelle
en y construisant, pour les femmes, les conditions d'une exploitation
renforcée par des mécanismes sexués de domination.
L'exemple des professions féminisées
Un deuxième exemple des mécanismes de domination/dévalorisation
peut être repéré dans les professions "féminisées".
L'utilisation de ce dernier adjectif vaut qu'on s'y arrête quelques
instants. L'activité salariée des femmes ne s'exerce pas
en effet dans n'importe quel domaine: largement répandue dans
les "services" en général, elle se concentre massivement
sur quelques "professions" ou "métiers". Pensons aux secrétaires,
aux infirmières, aux femmes de ménage, aux institutrices
même. "Féminisées" est donc à entendre au
sens quantitatifbien sûr : la proportion de femmes y est importante,
mais aussi dans un sens qualitatif: l'image de la profession est construite
au féminin (6) .
Des professions... domestiques?
D'une manière générale, les professions "féminisées"
ont comme caractéristique commune d'être en quelque sorte
"issues" du monde domestique, les fonctions de soin, d'attention aux
autres, fondatrices du rôle maternel dans la famille étant
transposées d'un cadre domestique non marchand à un cadre
salarié. Or les mêmes mécanismes de "dévalorisation"
qu'on a pu observer dans le cas du travail domestiquesemblent accompagner
cette transposition.
Ainsi par exemple, à propos du métier d'enseignant, est-il
possible de repérer une similitude de représentations
entre travail domestique et professionnel. Une enquête menée
auprès de futurs enseignants (filles et garçons) de l'Institut
Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM) des Pays de Loire
(7) ontre le rapport original au travail perceptible dans leurs représentations
du métier. Le fait que garçons et filles partagent ici
la même représentation ne me paraît pas exclure que
celle-ci se soit construite "au féminin". Comme les femmes à
propos de leurs tâches domestiques, ils parlent de leur travail
professionnel en termes de travail invisible, de travail choisi, et
donc de travail... indicible. Tous se voient comme des "travailleurs
libres", sans véritable position hiérarchique, "maîtres"
dans leur classe, et dont nul ne peut évaluer valablement le
travail. La contrepartie de cette liberté est un engagement "total"de
leur personne-même dans le travail, dans une relation "au
service" des élèves dont ils jugent l'efficacité
subordonnée au plaisir que les participants (y compris eux-mêmes)
y trouvent. De ce fait, le travail de l'enseignant n'a, à leurs
yeux, pas de fin. Ils n'envisagent guère possible de mettre des
bornes à l'emprise de leur métier qui semble, malgré
leur défiance, devoir s'immiscer dans tous les aspects de leur
vie privée. Paradoxalement, cela débouche aussi sur une
disparition du travail comme tel! Plusieurs s'interrogent sur le fait
de savoir si on "travaille encore" quand on est aussi passionné
par ce que l'on fait et que l'on y prend plaisir... Même s'ils
s'en défendent, ces futurs enseignants interrogés font
irrésistiblement référence au modèle de
la vocation. Dès lors, comment parler heures de travail, qualification,
salaire? Si les enseignants sont indéniablement des "professionnels
salariés"(et les étudiants envisagent bien ainsi leur
situation future), la personnalisation de leur tâche introduit
dans le rapport salarial des éléments d'ordre "domestique",
qui modifient la perception de celui-ci.
D'une toute autre manière, les infirmières ont ces dernières
années posé le même problème de définition
de la nature de leur métier à travers un mouvement ayant
pour principale revendication la "reconnaissance" (8) professionnelle.
Danièle Kergoat a ainsi montré comment la mise en avant
des nécessaires qualités personnelles de l'infirmière
a tendance à occulter la question de sa qualification, une occultation
dénoncée par le mouvement des infirmières.
Dans ces deux exemples, la question sous-jacente est celle de la nature
de l'activité: s'agit-il d'un véritable travail, d'une
"profession" dont l'exercice ne saurait être que celui de "professionnel(les)"
qualifiés et rémunérés en conséquence,
ou bien d'une fonction qui nécessiterait une vocation, que seules
les personnes "faites pour cela" pourraient remplir? Or ces activités
apparaissent proches de la sphère domestique: un travail où
le plus important est invisible (la relation), un travail que l'on "choisit",
un travail... qui n'en est peut être pas un! Tout cela donne à
ces activités professionnelles féminines une valeur...
incommensurable, que chacun s'accorde à trouver immense mais
qui n'existe qu'en fonction de et pour la "personne" qui les exerce.
Cela a pour effet de les éloigner des définitions classiques
du salariat fondées sur un travail abstrait, fractionnable en
unités interchangeables. Impossibles à classer, impossibles
à mesurer, ces activités sont insidieusement dévalorisées...
Emplois de service... ou emplois serviles?
Les mécanismes de dévalorisation étant ainsi mis
en évidence, la question reste toutefois de savoir pourquoi des
activités qui paraissent pourtant si essentielles sont ainsi
inexorablement dévalorisées. Tout se passe comme si la
proximité avec la sphère domestique "contaminait" en quelque
sorte ces activités en leur déniant toute valeur, comme
si le rapport social dans lequel se trouvent engagées les femmes
dans la sphère domestique, se retrouvait transposé dans
le cadre salarié.
Ce rapport social "domestique", "rapport de sexe" peut être brièvement
caractérisé par sa "personnalisation": c'est cette femme-là,
épouse de cet homme-là, mère de ces enfants-là,
(et parfois fille de ces parents-là) qui doit effectuer ces tâches-là.
Nul contrat ne définit précisément cette obligation
et c'est pourquoi elle est à la fois si prégnanteet si
multiforme : ce sont les liens interpersonnels qui la fondent. On retrouve
fréquemment cette dimension dans les professions féminisées:
elles sont le plus souvent des emplois de service, pour lesquels une
définition objective des tâches à effectuer paraît
impossible tant celles-ci dépendent... des personnes qui les
exécutent. L'analyse de F.Messant-Laurent montrant la difficulté
à définir avec précision les tâches des secrétaires
(9) met en évidence cet aspect: servir le café, recevoir
les confidences de son "patron" ne sont pas inclus dans la liste des
tâches explicitement attendues, elles font pourtant partie du
portrait de la "secrétaire modèle". On peut analyser cela
comme une sorte de "malédiction" du domestique qui poursuivrait
les femmes jusque dans le travail salarié et ferait des emplois
de service occupés par elles, des emplois définis par
l'engagement de leur propre "personne". Des emplois "serviles" alors,
des emplois d'esclaves?...
Pourtant, ce n'est pas la nature des tâches effectuées
par les femmes qui les dévalorise: d'autres emplois "de service",
prioritairement occupés par des hommes ceux-là, réclament
aussi de leurs détenteurs un investissement personnel dépassant
la simple mise en jeu d'une "force de travail" standardisée,
et figurent parmi les travaux les plus valorisés (voir par exemple
les emplois de cadre!). Ce qui induit la dévalorisation dans
le cas des emplois féminins, c'est la nature du rapport
social dans lequel ils sont définis: rapport salarial
certes, mais aussi rapport de sexe dans la mesure où c'est la
mise en jeu de qualités, d'attitudes face au travail, considérées
comme "féminines" parce que caractéristiques du monde
domestique, qui est attendue, dans la mesure où c'est la division
sexuelle tant familiale que professionnelle du travail qui constitue
la base de ce rapport social.
Dévalorisées par un travail qui n'existe pas, ni dans
le monde domestique, ni dans le monde professionnel, les femmes semblent
ainsi condamnées à la reproduction de leur propre domination.
Pourtant, même dans ces conditions défavorables, l'accès
au travail salarié représente pour les femmes une chance
de libération de cette position. En fournissant aux femmes des
modes d'identification alternatifs au domestique, en déplaçant
la frontière entre privé et public .....
Annie Dussuet
GRSS - 26 septembre 1997.
Annie Dussuet Maître de conférence en sociologie de l'université de
Nantes.
Le lien d'origine : http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/TXT/domin.html
Le lien où sont répertoriés les articles des femmes
de l'Université de Nantes sur les rapports sociaux de sexe :
http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/