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Origine : http://internetdown.org/claudeguillon/article.php3?id_article=296
On trouvera ci-dessous un texte d’André Dréan
qui répond à un article d’Alain Brossat publié
dans le journal anticarcéral L’Envolée («
La peine infinie », n° 18, novembre 2006, pp. 17-20).
Ce texte était déjà disponible sur le site
de L’Envolée.
Il m’a semblé utile d’élargir sa diffusion
alors (septembre 2010) que le républicanisme critique manifeste
une poussée aiguë, que des organisations de gauche et
d’extrême gauche, sans parler du journal Libération,
entonnent des hymnes à la République, à la
Nation et à l’ordre social afférent.
Lors de la manifestation du 4 septembre 2010 contre la «
xénophobie d’État », l’une des redondances
à la mode chez les « démocrates critiques »,
l’ARAC ou (prenez votre souffle !) Association républicaine
des anciens combattants et victimes de guerre, des combattants pour
l’amitié, la solidarité, la mémoire,
l’antifascisme et la paix (je vous ai épargné
les capitales) déclarait dans un tract : « L’Arac
ne peut se taire et laisser faire ce qui conduit à mettre
la paix civile en péril »...
Un tract anonyme, intitulé « Bla bla bla... »
(lisible par exemple ici) lui répondait (et à un vieux
chant révolutionnaire) par une question tout à la
fois impertinente et bien venue : « À quand la fin
des Républiques, de la Justice et du Travail ? »
Le militant Paolo Persichetti à la situation duquel était
consacré l’article de M. Brossat a été
condamné par contumace à vingt-deux ans et demi de
prison en 1987 par un tribunal italien, pour actes de terrorisme.
Arrêté en France, où il enseignait, en 2002,
et livré à la Justice italienne, il est libérable
en 2017. En 2006, l’équivalent local de la Juge d’application
des peines chargée de son dossier, Albertina Carpitella,
refusait de lui accorder une permission de sortie.
La grande misère du républicanisme critique
À l’occasion de la énième péripétie
de « l’affaire Persichetti », Alain Brossat a
noirci quelques pages dans le dernier numéro de « L’Envolée
», sous le titre « La Peine infinie », censées
dévoiler les traits caractéristiques de l’actuel
système pénal et pénitentiaire. Mais ce que
cet article révèle, ce sont les illusions que l’auteur
entretient sur la nature même de la République. À
savoir l’État dont les fondations, en particulier dans
l’ordre de la représentation, ont été
posées au cours de la période ouverte par la Renaissance
et qui a culminé avec les Lumières. Époque
d’ascension au pouvoir de la bourgeoisie, à l’ombre
des monarchies administratives, dont les maîtres à
penser sont Bodin, Hobbes, Locke, Montesquieu, Rousseau et Bentham,
pour ne citer que les noms les plus connus en Europe. Le marquis
Beccaria lui-même, que notre philosophe de Paris VIII appelle
à la rescousse, à la suite de Negri, pour stigmatiser
ce qu’il considère comme la remise en cause de «
l’utopie pénitentiaire » issue de la révolution
bourgeoise, fut l’un des idéologues de l’État
moderne, véritable main de fer sous le gant de velours de
l’aristocrate libéral, à la fois économiste,
criminologue et moraliste. Comme Alain Brossat n’est, par
malheur, pas le seul à repeindre sous des couleurs pastel
l’histoire gorgée de sang de la domination du capital,
sous prétexte d’en signaler les taches qui, aujourd’hui,
en maculent le tableau idéal, il n’est pas inutile
de revenir sur la généalogie de l’institution
qui en est la protectrice, fondée sur le principe de la souveraineté
du peuple. Le lecteur l’aura compris : mon objet n’est
pas de nier les particularités de la domination modernisée
mais de rappeler des banalités de base afin d’en entamer
la critique générale. Le même lecteur m’excusera
de la profusion de citations. Mais elles sont bien plus parlantes
que bon nombre de commentaires et montrent à quel point les
héritiers de Foucault, qui connaissent pourtant leurs classiques,
peuvent parfois être frappés d’amnésie.
Enfin, je ne saurais trop conseiller la lecture du principal ouvrage
du marquis milanais, partisan des Lumières, « Le traité
des délits et des peines », à ceux qui veulent
savoir d’où provient le despotisme pénal et
pénitentiaire que nous voyons aujourd’hui fleurir sous
le drapeau de la démocratie d’État.
De prime abord, ce qui frappe « d’effroi » Alain
Brossat, c’est que la juge d’application des peines
de Viterbe maintienne Persichetti en cellule sous prétexte
qu’il « n’a pas manifesté suffisamment
de signes de repentance », « ne s’est pas assez
explicitement dissocié de la position politique qui fonda
les prises d’armes révolutionnaires dans l’Italie
des années 1970 », etc. En d’autres termes, elle
continue de le considérer comme l’un des ennemis potentiels
de l’État, bien qu’il soit embastillé
dans l’une des prisons les mieux verrouillées d’Italie
et, par suite, incapable de participer à quelque «
prise d’armes ». Alain Brossat analyse la décision
de la juge comme l’exemple même du « retour vers
les peines obscures dénoncées en leur temps par Beccaria
». En France, c’est toujours la même histoire
avec les philosophes d’obédience républicaine
: ils prennent la représentation avantageuse que la domination
donne d’elle-même pour la réalité. Lorsque,
dans des circonstances hors du commun ou présentées
comme telles, elle apparaît sous la forme la plus brutale
pour ce qu’elle est en dernière analyse, à savoir
la coercition sans phrase exercée au nom de la raison d’État,
ils y voient la violation des bases mêmes de la souveraineté
du peuple, et donc du corpus de lois qui en découle. Face
à l’apparition de Léviathan, le monstre étatique
sorti des entrailles de la société bourgeoise, ils
n’en croient pas leurs yeux et leurs oreilles et ils y détectent
quelque « rechute » dans l’arbitraire propre à
l’absolutisme d’antan.
Pourtant, Hobbes, dans « Le Citoyen ou les fondements de
la politique », rédigé en pleine révolution
anglaise et contre celle-ci, révèle avec la plus brutale
franchise en quoi consiste le principe de la domination moderne
qu’il appelle de ses vœux, domination basée sur
le pacte par lequel les membres de l’État aliènent
leur liberté individuelle au nom de leur sûreté
collective, l’absence de contrainte étant synonyme
chez lui de guerre de tous contre tous et de chacun contre lui-même.
« Pour ce qu’en vertu du contrat, par lequel les citoyens
se sont obligés l’un à l’autre d’obéir
à l’État, c’est-à-dire à
la souveraine puissance et de lui rendre obéissance générale
[...], naît l’obligation particulière de garder
toutes et chacune des lois civiles, que ce pacte comprend toutes
ensemble. Il est manifeste que le sujet qui renonce à cette
générale convention de l’obéissance renonce
en même temps à toutes les lois de la société
civile. Ce qui est crime d’autant plus énorme que quelque
autre offense particulière (...). C’est là proprement
le péché qu’on nomme crime de lèse-majesté,
que je définis comme l’action ou le discours par lequel
tel citoyen ou tel sujet déclare qu’il n’a plus
la volonté d’obéir au prince ou à l’assemblée
que l’État a élevée à la souveraineté,
ou dont il lui a commis l’administration [...]. D’où
je tire cette conséquence, que les rebelles, les traîtres
et les autres convaincus de crime de lèse-majesté,
ne sont pas punis par le droit civil, mais par le droit de nature,
c’est-à-dire non en qualité de mauvais citoyens,
mais comme ennemis de l’État et que la justice ne s’exerce
pas contre eux par le droit de la souveraineté, mais par
celui de la guerre. » Et d’ajouter ailleurs : «
Dans l’état de nature, il ne faut pas mesurer le juste
et l’injuste par les actions, mais par le dessein et la conscience
de celui qui les pratique. »
Rousseau, dans le « Contrat social », ne dit rien d’autre
lorsqu’il affirme : « Quiconque attaque le droit social
devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie,
il cesse d’en être membre en violant sa loi et même
il lui fait la guerre. Alors la conservation de l’État
est incompatible avec la sienne, il faut que l’un des deux
périsse et quand on fait mourir le coupable, c’est
moins comme citoyen que comme ennemi. Les procédures, les
jugements sont les preuves et la déclaration qu’il
a rompu le pacte social et, par conséquent, qu’il n’est
plus membre de l’État (...). Cet ennemi n’est
plus personne morale et c’est donc le droit de la guerre que
de tuer le vaincu. »
Beccaria, enfin, monté au pinacle par les citoyennistes
pour la « douceur » des peines qu’il propose,
va dans le même sens que ses prédécesseurs,
comme Hobbes, et que ses contemporains des Lumières. Après
des préambules de la veine de l’auteur de « Léviathan
» sur l’origine du pacte social, donc sur la nécessité
d’abandonner, au moins en partie, « leur liberté
naturelle » afin de « jouir de la paix civile »
et de « faire les lois civiles », il souligne, parmi
les motifs qui justifient la peine de mort : « Les temps d’anarchie,
où les lois se taisent et sont remplacées par le désordre
et la confusion, si tel citoyen, quoique privé de sa liberté,
peut encore, par ses relations et son crédit, porter quelque
atteinte à la sûreté de son pays, si son existence
peut produire quelque révolution dangereuse dans le gouvernement,
il est, sans doute, nécessaire de l’en priver. Mais
pendant le règne tranquille des lois, sous la douce autorité
du gouvernement formé et approuvé par les vœux
réunis des peuples [...], bien défendu au dehors et
soutenu dans son intérieur par la force et par l’opinion
[...], quelle nécessité d’ôter la vie
au citoyen ? » Évidemment, lorsque la peine capitale
n’est pas nécessitée par la raison d’État,
il est inutile de l’appliquer. Voilà en quoi consiste
la sagesse du criminologue des Lumières.
* * *
Je suis loin de partager les analyses de Persichetti, en particulier
sur l’épopée des Brigades rouges en Italie.
Mais par ses prises de position en cellule, il manifeste qu’il
reste adversaire de l’État et qu’il n’a
pas l’intention de faire amende honorable. Même dans
les fers, il n’en devient pas pour autant quelque «
supposé ennemi de la société », comme
l’affirme Alain Brossat. Par suite, il est grotesque de critiquer
la magistrate parce qu’elle l’exclut du champ d’application
de la loi prévue pour des citoyens qui, parfois, violent
telle ou telle loi particulière, mais sans remettre en cause
la loi des lois de la république : le principe de la souveraineté
du peuple. Il est encore plus grotesque d’en appeler à
Beccaria. D’après les préceptes du doux marquis,
l’institution pénale peut faire descendre les Persichetti
dans leurs cellules dès lors qu’elle décide
que la simple existence de pareils individus nuit à la sécurité
collective et risque de favoriser « quelque dangereuse révolution
», en particulier en Italie où la raison d’État
exige que le spectre de la révolution soit exorcisé
par ceux-là mêmes qui osent encore en parler. Par conséquent,
les maintenir en prison au nom de la « recrudescence des phénomènes
terroristes » n’a rien d’étrange. Sauf
pour les professeurs en citoyennisme qui croient que la notion de
« dangerosité sociale » est liée à
la mise en place de « dispositifs » pénalistes
et pénitentiaires étrangers au « système
» proposé par Beccaria, comme le prétend le
Bourdieu d’outre-Atlantique, le dénommé Wacquant,
à la suite de Foucault. Rien n’est plus faux. La «
dangerosité » existe déjà en germe dans
les propositions des criminologues de l’époque des
Lumières et elle est concomitante, en France, à la
création de l’État moderne. En témoigne
la loi sur les suspects, édictée par la Convention,
alors même que l’encre de la Constitution n’était
pas encore sèche, dirigée non seulement contre les
« aristocrates » mais, aussi, et surtout, contre les
bras nus qui s’en prenaient aux « accapareurs ».
De façon générale, l’État, même
lorsqu’il prend la forme de la république la plus débonnaire
possible, a toujours prévu d’appliquer des mesures
d’exception adaptées aux situations d’exception,
qui rompent avec « le règne tranquille des lois »,
en particulier lors des crises, des guerres, des catastrophes et,
bien entendu, des révolutions. Dans de telles conditions,
comme l’affirme Hobbes, ceux qui « violent le pacte
social retournent à l’état de nature précédant
l’établissement de la loi civile » et donc «
à l’état de guerre originel ». Et, c’est
bien connu, « à la guerre comme à la guerre
», tous les coups sont permis. L’armée, via la
suspension des libertés constitutionnelles et l’instauration
de la loi martiale, peut même alors exterminer des simples
citoyens en fonction des intentions qu’elle leur prête,
sans même qu’ils tentent de les réaliser. Seuls
des « purs » républicains peuvent voir dans les
mesures d’exception, prises à l’encontre d’individus
isolés ou associés, reconnus comme potentiellement
dangereux pour l’État italien, quelque « conception
violemment régressive de la peine ». Mais c’est
toujours par « le monopole de la violence légitime
» que les questions essentielles sont tranchées lorsque
les irréductibles refusent de rentrer dans le rang.
* * *
Alain Brossat oppose à de telles mesures d’urgence,
à travers lesquelles l’État juge les individus
en fonction de leurs « desseins », le système
qu’il attribue à Beccaria et qu’il présente
de la façon suivante : « Toute doctrine moderne, éclairée
dans le sens où l’entend Beccaria, du crime et de la
peine, suppose que ceux-ci puissent être objectivés
et évalués selon une échelle de valeurs faisant
autorité, de façon à ce que soit établie
une proportion entre les crimes [...] et que les juges et les jugés
puissent infliger la sanction adéquate au criminel [...]
et, enfin, que le crime [...] puisse faire l’objet de déliaison
relative d’avec la personne de l’infracteur [...]. »
La doctrine criminelle du marquis est assez bien résumée,
à condition de faire abstraction des exceptions à
la règle qu’elle prévoit, en période
d’insurrection par exemple ! Mais même en les laissant
de côté, « l’utopie pénale »
de Beccaria n’en reste pas moins le modèle même
du despotisme d’État moderne. Comme bon nombre de partisans
des Lumières, il est utilitariste. L’utilitarisme,
« l’arithmétique des passions » comme le
nommait Bentham, est par excellence la morale propre au capitalisme,
morale profane qui prend comme critère de valeur des actes
individuels leurs conséquences sur la société.
La société en question reposant bien sûr sur
la « propriété des biens » protégée
par l’État. L’utilitarisme quantifie donc «
les plaisirs et les peines » comme l’économie
libérale quantifie « les bénéfices et
les pertes ». Au niveau de l’administration de la population
par l’État, il prend la forme de « l’arithmétique
politique », d’après le terme inventé
par les Encyclopédistes. Beccaria, en bon libéral
utilitariste, propose « comme vraie mesure des crimes le tort
qu’ils font à la nation et non l’intention des
coupables ». Ce qui implique de gérer le « marché
du crime » comme n’importe quel autre marché
subordonné à des lois universelles placées
au-dessus des individus et, donc, de quantifier et de hiérarchiser
« les délits et les peines ». Dans son optique,
les motifs particuliers et momentanés des « criminels
» apparaissent comme des obstacles presque naturels à
la formulation et à l’application la plus rigoureuse
possible de la loi pénale, générale et immuable.
C’est pourquoi il affirme que « ce serait en vain qu’on
tenterait de prévenir tous les désordres qui naissent
de la fermentation continuelle des passions humaines. Ces désordres
croissent en raison composée de la population et du choc
des intérêts particuliers avec le bien public, vers
lequel il est impossible de les diriger toujours géométriquement.
Il faut donc réprimer les plus dangereux par les peines les
plus sévères, et réserver des châtiments
plus doux aux moins importants. Il faut surtout se souvenir que,
en arithmétique politique, on doit substituer le calcul des
probabilités à l’exactitude mathématique,
qui ne saurait y avoir lieu. » Le système pénal
de Beccaria est donc celui qui correspond le mieux à l’administration
par l’État libéral de la « société
civile » considérée comme le siège de
phénomènes d’insécurité, à
contrôler et à réprimer lorsque nécessaire,
mais qu’il est impossible de supprimer en totalité.
Nos pénalistes modernes n’affirment rien d’autre.
C’est donc en fonction de cette perspective utilitariste qu’il
faut comprendre les diatribes du marquis contre le côté
subjectiviste de la jurisprudence propre au monde de l’aristocratie
où le rôle du « bon vouloir du prince »
est décisif, du moins au niveau de la représentation
du pouvoir. Il y oppose donc le côté objectiviste de
la loi pénale bourgeoise qui, pour l’essentiel, n’a
que faire des individus singuliers, rattachés à des
états, mais qui sanctionne des êtres préalablement
mesurés à la même toise, réduits au statut
d’exemplaires de la même espèce citoyenne, subordonnés
au pouvoir d’État sans passer par les médiations
obsolètes de l’univers féodal. Les larmes de
crocodile du réformateur du code pénal cachent en
réalité l’utilitarisme le plus vulgaire, bien
conforme à la fonction de chien de garde du pouvoir bourgeois
en cours de constitution sur les ruines de la monarchie.
* * *
Le système pénal de Beccaria est construit sur le
modèle de l’État républicain, tel que
Rousseau le présente de façon idéalisée
dans le « Contrat social ». A savoir que l’une
des bases de la domination bourgeoise, c’est la séparation
entre l’intérêt public et les intérêts
privés, entre le domaine public, l’espace à
prétention universelle de la souveraineté qui donne
force et forme à la législation, et les domaines privés,
les espaces particuliers réservés au reste de la vie
en société, en particulier au commerce. Ces derniers
constituent la société civile qui est à la
fois la base et l’objet de l’intervention du pouvoir
d’État. Dans la même optique, le législateur
est guidé par la froide raison, et les passions, fussent-elles
religieuses, prennent leurs quartiers dans la société
civile. Lorsque Alain Brossat stigmatise la « vindicte »,
la « méchanceté », etc., dont fait preuve
la juge d’application des peines envers Persichetti et les
assimile même aux frasques de l’Inquisition, il oublie
déjà que l’État laïque hérite
du dualisme chrétien dans la mesure où il sépare
le monde réel en deux domaines, celui de la citoyenneté
jouant le rôle du ciel face au monde profane des besoins terrestres.
Rien d’étonnant alors que le juge endosse parfois la
défroque de l’inquisiteur. De plus, ce n’est
que dans la représentation idéalisée de la
république des Lumières que la cloison étanche
entre l’État et la société civile existe.
Dans la réalité, même à l’époque
de la Convention où les puritains de la Terreur crurent parfois
avoir rompu les amarres avec la société bourgeoise
en gestation, il n’en était pas ainsi. Après
plus de deux siècles d’évolution concomitante
du capital et de l’État, de telles distinctions n’ont
presque plus de sens. La séparation qui est censée
couper en deux les citoyens, en être de raison et en être
de passions, relève, pour l’essentiel, du passé.
Dans la période actuelle, le peuple manifeste, à la
moindre occasion, de l’esprit de vindicte envers les individus
qui outrepassent sa souveraine volonté. Pourquoi le juge
lui-même, qui la personnifie, n’apparaîtrait-il
pas comme le glaive de la vengeance d’État ?
* * *
Dans le domaine pénal en particulier, les doctrinaires de
l’État moderne sont obligés depuis longtemps
de reconnaître que, pour que la loi soit respectée,
il faut bien prendre appui sur quelque forte passion. Hobbes, dans
« Léviathan », a au moins le mérite de
la nommer : « De toutes les passions, la peur est celle qui
pousse le moins les humains à enfreindre les lois. »
Beccaria, dans le chapitre « Les douceurs des peines »
fait de même à la mode utilitariste : « Les peines
effrayent moins l’humanité par leur rigueur momentanée
que par leur durée [...]. Tout être sensible est universellement
soumis à l’empire de l’habitude [...]. Le frein
le plus propre à arrêter les crimes n’est donc
pas tant le spectacle terrible, mais momentané, de la mort
du scélérat, que l’exemple continuel de l’homme
privé de sa liberté, transformé en quelque
sorte en bête de somme, et restituant à la société
par son travail pénible, et de toute sa vie, le dommage qu’il
lui a fait. Chacun, en faisant retour sur lui-même, peut se
dire : « Voilà l’affreuse condition où
je serai réduit pour toujours si je commets de telles actions.
» Et ce spectacle, toujours présent aux yeux, agira
bien plus puissamment que l’idée de la mort, toujours
présentée dans le lointain, toujours environnée
du nuage qui en affaiblit l’horreur. Quelque impression que
produise la vue des supplices, elle ne sera jamais assez forte pour
résister à l’action du temps et des passions,
qui effacent bientôt de la mémoire des hommes les choses
les plus essentielles [...]. La vue des châtiments modérés
et continuels produit toujours le même sentiment, parce qu’il
est unique, celui de la crainte. La punition du coupable doit inspirer
à ceux qui en sont témoins plus de terreur que de
compassion. Le législateur doit mettre des bornes à
la rigueur des peines lorsque ce dernier sentiment prévaut
dans l’esprit des spectateurs, à qui le supplice paraît
alors plutôt inventé pour eux que contre le criminel.
» Il semble difficile, à la lecture de pareilles lignes,
de ne pas éprouver de violentes bouffées de haine
pour le marquis et pour ses adeptes, qu’ils officient à
Paris VIII ou ailleurs. Car il faut avoir beaucoup de préjugés
libéraux pour ne pas voir que le système pénal
de Beccaria préfigure l’institution pénale et
pénitentiaire d’aujourd’hui. Rien n’y manque,
ni la spéculation sur les passions, dans laquelle le pouvoir
d’État moderne est passé maître, ni la
modulation des peines en fonction des circonstances et de leur impact
sur la population, ni leur fonction de domestication et leur rôle
exemplaire, ni même la tendance à les étirer
à l’infini, qui est, d’après Alain Brossat,
le privilège de notre triste époque marquée
du sceau de la « lutte contre le terrorisme ».
Faisant rentrer par la fenêtre les passions chassées
officiellement par la porte, l’institution pénale a
dû aussi, au lendemain de la révolution bourgeoise,
commencer à tenir compte de situations et de cas concrets
qui n’étaient pas prévus par la doctrine pénale
abstraite. La justice à la Beccaria était inapplicable
telle quelle à moins de forcer la société d’alors
à accepter des mesures pénales ressenties comme le
comble de l’injustice parce qu’appliquées indifféremment
à des personnes différentes placées dans des
conditions différentes. A l’époque de la révolution
industrielle, ce n’était pas seulement l’horreur
des peines qui était contestée par la « plèbe
», parfois par l’émeute. Mais aussi le fait qu’elles
étaient basées sur le principe libéral de l’entière
responsabilité du citoyen sur les conséquences de
ses actes, ce qui permettait de contraindre les « classes
dangereuses » à accepter, de gré ou de force,
le nouvel ordre social. D’où l’introduction progressive,
dans le code pénal, de critères tels que les «
motifs », les « circonstances », les « degrés
de responsabilité » et même parfois de «
l’irresponsabilité » qui a permis que l’institution
pénale réalise à sa façon « l’utopie
» de La Mettrie : « Le véritable juge doit être
le médecin. ». D’ailleurs, les correctifs apportés
au code ne jouent pas toujours en faveur du prévenu, loin
de là, et apportent même souvent de l’eau au
moulin de la thèse de la « dangerosité ».
La défense cherche parfois à les utiliser au mieux.
Mais, aujourd’hui, ils servent surtout à renforcer
l’illusion citoyenniste, déjà présente
chez Foucault et développée par bon nombre de ses
héritiers, selon laquelle l’institution pénale
est capable, au prix de réformes, de « comprendre »
les individus qu’elle juge, alors qu’elle ne les appréhende,
en réalité, que comme des cas d’espèce.
Lorsqu’ils fautent, elle les considère au mieux comme
des ébauches amendables du citoyen modèle, au pire
comme des ennemis de l’État. Ceux qui passent au banc
des accusés ont souvent l’impression d’être
dépossédés de leur individualité par
le juge, même lorsque celui-ci semble en tenir compte. «
Ce n’est pas de moi qu’il parle. » En cela, l’institution
pénale est déjà inhumaine et donc à
détruire.
* * *
Dès que l’on pose réellement la question des
individualités humaines, dans leurs singularités et
en liaison avec leur histoire effective, personnelle et sociale
à la fois, le problème de « juger, punir et
même soigner le criminel » n’existe même
plus. Pour la bonne et unique raison que la notion de « criminel
» n’a plus de sens. Non pas que les individus, libérés
des chaînes de l’exploitation et de la domination, puissent
vivre a priori en harmonie, sans jamais être confrontés
à des contradictions, voire même à des antagonismes
meurtriers entre eux. Personne ne peut garantir que les passions
humaines exacerbées ne conduiront jamais à de telles
choses. Je ne crois pas à la possibilité du paradis
terrestre, perspective bien triste en vérité qui signerait
la fin de l’aventure humaine. Par contre, rien d’oblige
des individus libres à en revenir aux conceptions, aux moyens
et aux institutions de coercition propres à l’enfer
actuel pour tenter de résoudre leurs conflits. Bien sûr,
la grande difficulté des époques de révolution
consiste à imaginer et à mettre en œuvre des
formes d’activités individuelles et collectives qui
permettent d’avancer ensemble sans refouler les contradictions
et de se séparer, parfois avec douleur mais sans drame inutile,
lorsqu’on le désire, sans reconduire de système
de lois impératives pour tous et en toutes circonstances.
En l’absence de telles capacités, le vieil autoritarisme
reprend le dessus et la révolution crève. Je me garderais
donc de proposer, à l’image des réformateurs
du code, des recettes pour les marmites de l’avenir. Mais
nos citoyennistes, en particulier ceux de l’espèce
négriste, ne se posent même pas, ou même plus,
la question de bouleverser le meilleur des mondes. Il constitue,
même lorsqu’ils ne l’aiment pas, leur horizon
indépassable. Leur pensée est déjà dans
les fers. Ils en sont donc réduits, à l’image
d’Alain Brossat dans l’article de « L’Envolée
», à chercher des palliatifs du côté de
chez Beccaria.
André Dréan
Décembre 2006
Nuee93 at free.fr
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