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origine :http://www.article11.info/spip/Alain-Damasio-Change-plutot-que
Il est né en 1969 à Lyon et a publié deux
ouvrages de science fiction, "La Zone du dehors" et "La
Horde du contrevent". Résolument militant, Alain Damasio
s’intéresse de près à la société
de surveillance et à ses travers consuméristes, prêche
l’art de la joie et le goût des rapports humains comme
la meilleure façon de résister à l’agression
capitaliste. Il en cause devant une bière, on lui laisse
la parole : morceaux choisis, entrecoupés d’extraits
de ses livres.
Parler de mes livres, c’est toujours assez bizarre. Il faut
comprendre qu’ils correspondent pour moi à une époque
vraiment lointaine… C’est le côté surnaturel
des livres. La phase d’écriture peut s’avérer
un moment difficile et parfois même ingrat. C’est à
ce moment-là que l’on aurait besoin de cette agitation
qui gravite autour et pourrait nourrir, donner de l’énergie
pour continuer le travail de création. Mais le livre, une
fois qu’il existe et qu’il est lu, fait sa vie. On n’a
plus besoin de le porter et il est totalement indépendant
de celui qui pourtant l’a conçu.
Le décalage entre le moment de l’écriture et
celui de la réception est vraiment perturbant. Je continue
à recevoir aujourd’hui des courriers à propos
de ces deux bouquins qui sont très vieux pour moi et que
j’ai dépassés dans ma réflexion personnelle.
Bien sûr, je m’efforce de répondre à la
plupart, mais parfois c’est vraiment compliqué ! Par
exemple, j’ai eu une proposition de spectacle à partir
de La Horde du Contrevent. L’idée est géniale
et j’aimerais beaucoup me lancer dans un tel projet, mais
hélas, c’est impossible : je n’ai plus le temps…
ça fait tellement prétentieux de refuser un truc pareil
! Par contre je ne refuserai jamais une intervention dans le milieu
militant et je trouverai toujours du temps pour apporter ma pierre
aux barricades. Je ne peux pas avoir écrit La Zone du Dehors,
et fonctionner autrement, je ne pourrait vraiment plus me regarder
en face !
C’est pour enrichir de mon point de vue la réflexion
des autres, pour les aider à évoluer, à avancer
- tout comme certains auteurs m’ont permis de le faire, Deleuze
et Foucault par exemple- que j’écris. Il me semble
que pour écrire, il faut avoir quelque chose à dire,
fondamentalement, avant toute chose et de façon profonde.
Quelque chose qui pousse à l’intérieur de soi.
Sinon ce n’est que de l’ego. Il faut avoir en soi quelque
chose à offrir aux autres, même si on ne peut pas toucher
tout le monde.
* *
Le moi-île est une invention occidentale. Une connerie. Morbide
de surcroît. Tout à l’inverse, le soi qui vit
est un carrefour, un échangeur, une place peuplée
ou un parc, une multitude, des tribus. Il a l’énergie
des champs dans lequel il est pris ; il a les intensités
qu’il traverse, suscite et reçoit en liant. (…)
Comment dire « Nous » à la place de Je ? Comment
ça se prononce : « Noue ». Noue, oui, fais des
nœuds : dans le paquet lisse des lignes de destins parallèles
qui dépriment sur un quai de métro. Au concert ou
dans la rue, au bureau, à l’hyper, sous la pluie, partout
où les grumains grumeautent d’un air Mossad : noue
!
[1]
* *
La Zone, c’est vraiment un roman purement militant. J’avais
vingt-six ans et accumulé une masse incroyable de trucs en
moi qui me révoltaient. Il fallait que ça sorte d’une
manière ou d’une autre. J’ai mis deux ans à
l’écrire, mais j’ai fait un travail assez monumental
en amont, j’ai bouffé des bouquins de philo pendant
un an, je passais des nuits entières à faire des fiches
de lecture et des synthèses. Puis, il y a eu un an de coupure
où j’ai dû bosser pour me faire du fric, la reprise
a été dure d’ailleurs.
J’étais intimement convaincu d’avoir quelque
chose d’important à dire aux gens, quelque chose de
fondamental. Alors non, je n’ai pas douté sur le fond.
Après sur le style, certaines lourdeurs… oui, bien
sûr que j’ai douté. Mais j’étais
bien entouré. Il est vraiment important de faire lire les
textes qu’on écrit. Il y a un chapitre, celui du procès
de Capt, que j’avais fait lire à un ami. Il m’a
dit que c’était un truc d’autiste, que je devais
probablement me comprendre mais que, pour celui qui n’était
pas dans mon crâne, c’était totalement hermétique.
Évidemment j’ai commencé par le traiter d’abruti,
et ensuite j’ai réécrit le chapitre entièrement
! Il avait raison ! C’était vraiment un truc d’autiste.
Il était impossible à un tiers de rejoindre le fil
de ma réflexion. Et mon but était de parler aux autres,
de leur transmettre ma pensée et ma révolte.
Je me suis forcé à imaginer des solutions, c’est
pour ça que les premiers chapitres présentent un thème
de répression accolé avec une proposition de résistance.
C’était la structure de base. Ça ne me suffisait
pas de seulement dénoncer, je trouve que c’est un peu
facile. Il fallait aussi que je propose. Les clameurs par exemple,
ces pastilles enregistreuses que l’on peut placer n’importe
où compte tenu de leur taille réduite et qui retransmettent
les enregistrements avec un système de haut parleur, je les
ai inventées comme solution à l’agression publicitaire.
Je crois d’ailleurs que c’est un truc totalement réalisable.
On pourrait même en fabriquer !
Un grand nombre de mes phantasmes politiques de l’époque
ont alimenté différents passages du livre. Quand Capt
sort du cube et prend la tête de cette armée improvisée
qui crame tout sur son passage, quand Capt retrouve Kamio qui prêche
dans un restaurant en renversant les tables et qu’ils se mettent
tous les deux à parler aux clients ; le principe des polyphonies
sur les dunes… Ce sont mes phantasmes à moi ! J’aurai
rêvé de faire ça !
* *
Depuis trois jours, j’ai donc recommencé. Malgré
l’avis de recherche, malgré la pression insidieuse
et perspicace qui comprime chaque jour un peu plus nos mouvements.
Ou plutôt : à cause d’elle. Il y a, je l’ai
découvert, quelque chose d’insoutenable sous cette
stratégie policière, sous son obstination scrupuleuse,
sous cette façon d’éviter le face-à-face,
l’affrontement répressif qui la trahirait. Je me croyais
avisé et prudent. Je pensais sincèrement m’en
tenir, après la discussion sur la cuve, à une forme
de discrétion, pour demeurer à distance raisonnable
du combat, m’épicentrant sur mon atelier, mais la vertébrale
colonne en moi – la colonne a refusé de plier. Contre
toute mesure et raison. Elle a dit non et je n’ai pas discuté.
J’ai su qu’il faudrait aller au bout désormais,
et j’irai. La liberté est une chose toute bête,
une maladie dont l’hygiène sociale la plus stricte
ne vous guérit pas. Non content d’être malade,
on veut encore contaminer les autres, leur passer nos miasmes. Personne
ne m’empêchera d’aller parler aux gens- et surtout
pas ces scolopendres dont chaque poil est un œil, ces vers
à soi, qui se glissent dans le bac à douche : les
traqueurs. Ça fait trois Clastres que je fait ça-
six ans. À raison de vingt soirs dans le mois. Je dois donc
en être à cinquante interventions environs et cependant,
à chaque fois, j’ai le trac. À chaque fois,
je calme mon anxiété avec quelques verres de brax-
même si aujourd’hui je me sens presque serein, justifié.
J’ai peur de leur regard. Le plus dur reste le moment où
je monte sur la chaise -dès que je parle, l’angoisse
se dissipe. Au moment où j’ouvre la bouche, c’est
comme si la peur s’échappait de moi pour aller les
envelopper, eux : ils tressaillent, ils baissent la tête,
ils ricanent, ils n’osent plus se regarder entre eux.
[2]
* *
À la base, je voulais faire mourir tous les membres du bosquet
(le noyau dur du groupe militant de La Zone du Dehors ndlr). Mais
je n’ai pas pu tuer Kamio et Capt, j’en ai tué
trois… mais eux, je pouvais pas. Slift, qui est je crois mon
personnage préféré, ne pouvait pas s’en
sortir. Il était trop dangereux pour l’Etat, trop imprévisible,
trop violent… Quand il se fait choper, il est parti avec les
autres pour faire la tournée des appartements, il picole
et ne se méfie pas. Le gouvernement n’attendait que
ce moment-là pour lui tomber dessus et l’envoyer direct
dans l’astronef pour Cerclon III. Ce qui est bien pire que
la mort puisqu’il s’agit d’un lieu de rééducation
civique par les jeux vidéos, sortes de lavages de cerveaux.
On en revient une loque, totalement traumatisé. Les autres
ne peuvent rien faire : quand ils l’apprennent, Slift est
déjà arrivé sur Cerclon III. C’était
horrible à écrire et j’ai vraiment eu du mal
à lui faire vivre ça mais quand tu écris, tu
es obligé de te mettre à la place de tes personnages
; il me fallait aussi épouser la logique du pouvoir.
*
C’est effrayant de voir à quel point les gens sont
apolitiques. C’est un des problèmes de fond de la merde
dans laquelle nous pataugeons. Ils se désintéressent
totalement de la vie politique de leur pays comme du reste du monde
et pourtant, ils lisent les journaux ! Et il ne faut pas faire l’erreur
de croire qu’il s’agisse uniquement de gens stupides
ou pas cultivés… C’est juste que la politique
ne les intéresse pas plus que ça.
Bon.
C’est complètement anormal d’en arriver là,
que l’école républicaine ne forme pas plus ses
citoyens, même si, nous sommes d’accord, il est bien
plus facile de manipuler une foule d’impotents politiques,
qui ne connaissent que de loin le fonctionnement étatique
et les droits qui sont les leurs, plutôt qu’un peuple
de gens éclairés qui font de leurs conscience politique
un véritable outil de réflexion…
Je ne supporte plus d’entendre dans toutes les bouches, celles
des politiques, celles des médias, celles des passants, le
discours insupportable qui présuppose que les gens sont des
feignants à la base, et que si on les aide trop, si on ne
les met pas en concurrence, si on ne les pousse pas au maximum,
ils ne feront rien. C’est la logique du pouvoir et celles
des gens qui le soutiennent. Le plus grave c’est qu’ils
en sont pour la plupart, intimement convaincus. Ce qui, en plus
d’être énervant de bêtise, est d’une
grande tristesse humaine.
[3]
Je me souviens qu’au moment des élections présidentielles,
avec plusieurs écrivains de SF, on s’est dit «
c’est pas possible, on peut pas laisser faire ça sans
rien dire ! » et on a lancé un appel à nouvelles
sur l’anticipation de la politique sarkozienne. Beaucoup d’écrivains
ont répondu ce qui prouve que la SF est encore un milieu
littéraire super engagé. Il s’y passe pas mal
de trucs.
Sarkozy est une plaie. Je repensais à une anecdote que m’a
racontée un intellectuel algérien. Et qui vaut son
pesant d’or dans la catégorie atroce. Il est de tradition
qu’une fois l’an, le président de la République
française soit reçu en Algérie. En cette occasion,
une délégation d’une dizaine d’intellectuels
est présentée au président. Du temps de Chirac,
il y avait un dîner au terme duquel un tour de parole était
effectué, le président écoutait les doléances
de chacun et, en fonction, agissait ou pas. Il semblait dire en
tout cas que Chirac savait créer une véritable ambiance
d’écoute. Or, voici que Sarkozy est élu (il
faut le rappeler…) et qu’il part faire sa visite en
Algérie. Arrivé en retard, il se pointe sans même
s’excuser… avec Smaïn et Didier Barbelivien, deux
fleurons de la culture française ! Les mecs attendaient tous
depuis une heure et demie… La première chose qu’il
a dit c’est « Bon euh , il n’y aura pas de dîner,
on va faire ça de façon informelle, c’est mieux.
» Complètement fébrile, il passait d’un
mec à l’autre en écoutant vaguement ce qu’on
lui disait et puis : « Tiens Smaïn, tu veux pas nous
faire une blague ? » Et vas-y que le fou du roi balance ses
sketchs devant la horde médusée des plus grands intellectuels
algériens, et puis derrière : « Didier, fais-nous
une chanson ! » et l’autre de s’exécuter…
Non mais, quelle honte pour nous ! Et quelle humiliation pour eux
! Dire que c’est lui qui est l’image de la culture française
à l’étranger !
Et puis il y a aussi cette histoire de cristallisation sur l’homme
qui canalise toutes les passions et éclipse totalement le
problème fondamental de la fonction. Sarkozy est très
fort pour ça. Il a mis tout en œuvre pour mettre en
place ce système. Il y a un réel danger dans cet amalgame
entre l’homme et la fonction. Dans beaucoup de cas, la personne
sert de bouclier à la fonction ou tout bêtement de
leurre. Ainsi le système reste en place et l’on ne
pense pas à remettre la fonction elle-même en cause.
* *
Je m’étais battu pendant quinze ans contre une machine
sans visage. Une machine sans machiniste, que personne n’avait
mise en marche, qui s’huilait et se réparait toute
seule, et que nous subissions tous. Un ingénieur, un responsable,
quelqu’un dont on puisse dire : c’est lui ! avec un
index vengeur, n’était-ce pas ce que la Volte avait
traqué au désespoir dans cette société
d’omnicontrôle ? Cet homme était là, devant
moi et il énonçait limpidement ce que j’avais
mis des années à comprendre…Je pouvais lui bondir
dessus. Lui briser la nuque en deux morceaux bien distincts. Un
craquement mat…Craac…Un râle étouffé
dans la moquette…Il me souriait. Il attendait une réponse.
Un visage. Était-il le visage ? Je comprenais obscurément
que tuer ne servirait à rien. C’était pâlir
un visage, mais le contrôle n’avait pas de visage. Il
n’avait que des yeux. Des globes exorbités qui roulaient
sans fin de nos cernes à nos bouches, moins pour en étouffer
les cris que pour les nourrir, en boucle, et en obstruer l’accès
aux aliments autres.
[4]
* *
Le peuple n’a même pas marqué une seconde d’arrêt…
Il a continué à avancer tout droit, debout, comme
un seul homme alors que les balles paralysantes commençaient
à crépiter et les corps à tomber par dizaines
sur le bitume…Mais on a avancé encore et toujours,
sans fléchir, sans chercher à se protéger et
le barrage a littéralement volé en éclats.
L’escadre 7 a été massacrée sur place,
les crânes cabossés sous le casque à coups de
pavés. L’hélico que j’avais désigné
a été touché au lance-câble. Ce qui s’est
passé après est à peine concevable : une centaine
d’hommes se sont arc-boutés sur le câble, tandis
que l’hélico tentait une embardée désespérée.
Et ils ont tiré, mètre par mètre, à
la force des bras l’hélico vers le sol – finissant
par le faire se poser et l’achevant à la barre de fer…
[5]
* *
La non-violence, c’est quelque chose que je ne peux pas concevoir
dans un contexte de révolte. On voit bien ce que ça
a pu donner. Ça me rappelle un congrès où il
y avait des types de je ne sais plus quelle association ou collectif
qui avaient fait une jolie intervention sur la révolution
non-violente. Il y avait un Argentin à la tribune qui a pris
le micro et a calmé tout le monde en disant : « C’est
bien beau ce discours de respect de l’individu, de la primauté
de l’échange de parole, de l’empathie, mais quand
des gens se font massacrer, je peux vous assurer qu’on en
est plus là ! ». Il en avait vu des atrocités
cet homme. Et puis ce n’est pas comme si on ne subissait aucune
violence de notre côté ! Quand les pressions financières
des investisseurs sont telles que les gens s’usent la santé,
le moral, parfois même se suicident, ce n’est pas de
la violence peut-être ? La violence quotidienne que l’on
subit non seulement justifie mais en plus requiert des moyens violents
d’insurrection ! Ils ne comprennent que ça !
Dans une interview, il n’y a pas longtemps j’ai dit
- ce n’était pas la première fois et je l’assume
totalement- que j’admirai beaucoup les types d’Action
Directe. J’admire leur cohérence. D’ailleurs
ça n’était pas du terrorisme civil puisqu’ils
visaient des institutions. Si le gouvernement s’est acharné
sur eux, et ça me fait un peu penser à l’histoire
de Tarnac, c’est qu’ils remettent en question le pacte
de départ entre l’état et les citoyens, celui
de la sécurité. Et ça, c’est totalement
impardonnable à leurs yeux. Ils ne peuvent pas laisser passer
un truc pareil, alors ils s’acharnent dessus pour montrer
que non, le pacte n’est pas rompu. Tarnac c’est un peu
différent puisqu’il ne va rien arriver avec deux caténaires…
Cette histoire est complètement dingue ! Quand on pense que
Julien Coupat, lui est toujours à la Santé ! Et sans
preuve… c’est hallucinant. D’ailleurs j’ai
lu L’insurrection qui vient, c’est vraiment pas mal.
J’en ai même repris l’idée du rythme naturel
à retrouver dans Sage rage, un texte qui m’a été
demandé par un groupe de rock…
Je connais bien les méthodes de Greenpeace, ils s’enchaînent,
ils bloquent, et puis quoi ? Je suis vraiment très sceptique
sur le sujet de la non-violence, ce n’est pas que je la rejette
totalement, si on peut parfois s’en servir, tant mieux, mais
j’ai des doutes quant à son utilisation systématique.
Benasayag, a une lecture à double tranchant. D’un côté
il replace le pacifisme dans une dynamique soumise au jeu des circonstances
et de l’autre il place la limite de ce qu’il cautionne
à l’utilisation de la vie humaine comme message envoyé
au pouvoir. Il a passé neufs ans dans la guérilla
guévariste en Argentine et faisait partie de la résistance
armée. Mais pour lui, le fait d’assassiner des gens
pour ériger ces morts en message politique s’inscrit
dans une démarche terroriste et ne s’apparente pas
à un acte militant. C’est une lecture assez intéressante
du problème de la violence révolutionnaire.
* *
En tout état de cause, j’assumais. Il fallait absolument
que j’assume. D’excuses, je n’en avais aucune.
J’assumais l’action, j’acceptais toutes les conséquences
de l’action, jusqu’aux plus imprévisibles terreurs.
J’assumais les fillettes découpées par la Volte,
toutes les femmes, tous les vieillards, tout ce qu’avait pu
faire et ne pas faire l’ensemble du mouvement… Et qu’est-ce
que ça pouvait foutre deux jambes cassées, deux petites
jambes de gosse de riche que la biochirurgie pouvait ressouder en
vingt minutes ? Elle était vivante, c’était
l’essentiel. Sept millions de personnes ne pouvaient plus
circuler librement, vivaient comme des animaux tatoués, comme
des packs de lait à puce passive, géolocalisés
jusque dans leur cuisine, , se faisant dicter là où
était leur place et à quel moment c’était
leur place, se faisaient interdire l’entrée d’un
cinéma parce qu’ils étaient censés être
identifiables, parce que leur compte était à découvert,
parce que… Est-ce que cela ne valait pas deux jambes cassées,
est-ce que ça ne valait pas quatre bons milliers de jambes
cassées même ?
[6]
* *
L’empathie qui est le maître mot dans la logique non-violente
est une valeur intéressante, mais qui a ses limites : comment
l’appliquer à un mec qui exécute des ordres
sans jamais y réfléchir, et qui est réduit
à une seule condition physique ? D’ailleurs, à
ce sujet, une anecdote assez dingue. Mon éditeur reçoit
un jour un manuscrit, un polar, assez bien écrit, une chouette
histoire, bref. Il le rencontre et il se trouvait que le type était
CRS. J’ai discuté avec lui, bien sûr, et c’est
un type intelligent. Ce qui me tue puisque ça me semble complètement
contradictoire d’être intelligent et d’être
une machine à exécuter… Comme je suis quelqu’un
de curieux, je lui ai posé des questions sur ses conditions
de boulot, comment ça se passait, l’ambiance…
Le premier truc qu’il m’a dit c’est que l’alcool
étant interdit, dans les casernes de CRS, il y a des buvettes
et que tout le monde picole… En gros, c’est largement
cautionné sous couvert d’une interdiction proprette.
Quand je lui ai posé la question de savoir s’il me
taperai dessus dans le cas où on se retrouverait face à
face dans un manifestation, et il m’a dit : « Si j’en
reçoit l’ordre, oui. ». Alors qu’on était
en train de parler et de bien s’entendre ! Donc si je me trouve
en face de lui je n’aurai moi non plus aucun scrupule à
lui foutre sur la gueule à coups de barres de fer.
Cela étant, la question de la non-violence, je la soulève
au tout début de La Zone. Après la pose des lames
de rasoir sur les portes automatiques, Capt a un grand moment de
doute, il panique même un peu et ne se reprend que lorsqu’il
se présente à la réunion suivante de la Volte.
Il doute mais finit par reprendre le chemin de la légitimité
de l’usage de la violence, qui s’oppose à la
vision de Kamio qui lui, depuis le début, s’oppose
aux actions qui mettent en cause des vies humaines. Il s’était
d’ailleurs dressé contre l’action sur les portes.
* *
Notre époque a un problème d’étoffe.
Le tissu social se troue et il défibre. Les relations humaines
sont remplacées par leur calque virtuel : les réseaux.
La socialité molle nous traverse comme du beurre. Nos fibres
ne vibrent plus, elles conduisent. On a recâblé nos
nerfs avec de la fibre optique. Les visages qu’on embrassait
disparaissent derrière leur photo. Les gestes qu’on
attend restent à la surface du plasma : vidéo. Tout
se dématérialise : la musique la pellicule, l’humeur.
La voix. La présence. Même le toucher a retrouvé
son ersatz, sous mode vibreur. De toutes parts ça envoie
grave et ça reçoit, ça transfère et
ça retransmet, ça télécharge. Ça
circule. Textes, sons, images, données. Tout passe. Et pourtant,
c’est comme si rien ne se passait. Ou se passait ailleurs,
dans le dos des réseaux. Plus assez d’absences, de
laps et de stases, de blackout, de temps syncopé. Sois joignable,
toujours, bippe l’injonction. Moi, je disjoncte. (…)
I am what I am. La formule de Picasso a été hackée
: je ne vous cherche pas, je me trouve. Dans ma confortresse, dans
le miroir de mon écran plat, dans le rut froid de la rue.
I am. Etre soi. Plutôt qu’être avec. Voicir venir
le règne rond des citoyens-bulles, lovés dans leur
technococon. Aujourd’hui c’est la trilogie mobile-baladeur-portable
qui nous couve : main-clavier, œil-écran, oreilles qui
casquent. Demain ce sera la greffe adéquate sur le nervaxe
cervical : l’objet nomade totalitaire.
[7]
* *
La technologie, l’évolution et la déviance
technologiques sont des sujets qui me fascinent complètement.
J’ai beaucoup traité ce thème dans mon premier
bouquin et je continue à être poursuivi par ces thématiques.
L’homme-technologie est en train d’arriver, la nouvelle
espèce de notre évolution est celle d’un homme
qui contrôle, règle et gère sa propre évolution
à l’aide d’outils technologiques (les nanotechnologies
avec les implants et les greffes, la greffe de caméra sur
le nerf optique…).
Là par exemple, La Volte, mon éditeur, prépare
un recueil de nouvelle en partenariat avec la Ligue des Droits de
l’Homme, sur les nouvelles technologies, selon le même
principe d’appel à contribution. Cette thématique
des nouvelles technologies (nanosciences, la prédictibilité
des comportements, vidéosurveillances, systèmes connectés,
moteurs de recherche, bases de données, biométries…)
est un thème qui m’est cher, surtout l’idée
de l’homme auto-évolutif, qui arrive à grands
pas. L’anti-vie qui n’est pas pour autant la mort, mais
une sorte de perte du sens et du rythme de la vie au profit d’une
recherche effrénée de l’échange et de
la communication, motivée par la peur du réel. Une
seule chose pour la combattre : faire front, créer du lien,
comme les membres du bosquet, cinq doigts d’une main qui peuvent
former un poing.
Bibliographie liée :
Alain Damasio, La Zone du dehors, La Volte.
Alain Damasio, La Horde du contrevent, La Volte et poche.
Alain Damasio, Sage rage, texte inédit.
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac.
Thomas Hobbes, Léviathan.
Miguel Benasayag, La Fragilité.
Miguel Benasayag, Le mythe de l’individu.
Miguel Benasayag, Plus jamais seul.
Miguel Benasayag, Dictionnaire de l’engagement, Seuil.
Karl Marx, Le coup d’État du Dix-huit Brumaire.
Comité Invisible, L’insurrection qui vient, La Fabrique.
Notes
[1] Texte inédit d’Alain Damasio, Sage rage.
[2] Extrait de La Zone du dehors, éditions La Volte et bientôt
en poche.
[3] Cette image, comme celle placée un peu plus bas, est
tirée du film Fahrenheit 451, de François Truffaut,
adapté du roman éponyme de Ray Bradbury.
[4] Extrait de La Zone du dehors, éditions La Volte et bientôt
en poche.
[5] Extrait de La Zone du dehors, éditions La Volte et bientôt
en poche.
[6] Extrait de La Zone du dehors, éditions La Volte et bientôt
en poche.
[7] Texte inédit d’Alain Damasio, Sage rage.
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