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Empêchements d'exil
Alice Cherki

Origine : http://ecoledevilleevrard.free.fr/Interventions/Cherki0202.htm


Je vais essayer de vous parler à partir de mon expérience en tant qu'elle articule toujours le sujet de la psyché et le sujet de la culture et plus particulièrement du politique. Il s'agit de l'expérience que j'ai eu, à laquelle j'ai été extrêmement sensible et que j'ai déjà rapportée il y a plusieurs années, sur les effets subjectifs des silences non seulement de l'histoire singulière mais de l'histoire en général. Ici il s'agira plus particulièrement des silences sur ce qu'on a appelé la décolonisation. "Empêchement d'exil", empêchement de l'exil psychique. C'est à dire empêchement dans la possibilité de se subjectiver, d'avoir cette capacité de subjectivisation, d'avancer dans la vie, pour les descendants, pour ceux qui, à la suite ou dans le cadre, dans le temps même de cette période de décolonisation faite d'une certaine violence, ont subi un certain arrêt de ce qui peut permettre à quelqu'un de symboliser, de représenter un certain nombre de choses. Ce sont ceux qui ont été soumis à une émigration-immigration. Ces deux termes vont tout à fait ensembles, on ne peut pas penser l'un sans l'autre. Penser en même temps le départ d'un sujet de ses terres, de ses références de son histoire, de ses ancêtres et le fait qu'il n'a pas à être réduit à un objet, à un statut d'étranger sur la terre d'accueil.

Souvent pour des raisons économiques, voire politiques, ces trajets ont été vécus comme des traumatismes non élaborés et qui font de ces personnes des corps enclavés. Souvent ces personnes se vivent comme des corps transplantés et désubjectivés. Or, les descendants vont alors avoir pour tâche, souvent insensée, de porter sur la scène de la représentation, le traumatisme des parents qui n'ont pas pu vivre autrement ce déplacement territorial. Ils n'ont pas pu le vivre autrement que sous le mode de ce qui, dans la référence freudienne fait appel au déni et au clivage. Déni de ce qui a eu lieu et façon de s'absenter du lieu où ils sont. Impossibilité à se situer en aucun des deux lieux. Leurs héritiers - plutôt déshérités - doivent trouver des champs de métaphorisation, de fiction pour établir une relation ternarisée entre soi, leurs ascendants et le monde. Ils doivent trouver un espace de médiation pour accéder à leur devenir de sujet. Ils n'y arrivent pas toujours. Surtout quand la société d'accueil, que ce soit du côté de la langue, de la culture, des systèmes symboliques, s'appuie, parfois à son insu, non seulement sur une séparation mais sur une dévalorisation et l'exclusion des repères qui faisaient tenir ces premières générations maintenant silenciées.

De façon concrète je ferais appel à ce qui peut se manifester dès l'entrée dans le système scolaire. Ce sont ces enfants qui ne connaissent plus la langue des grands mères alors qu'en même temps ils y ont étés bercés, baignés dès leur naissance. On constate qu'ils entrent dans un relatif échec scolaire de l'apprentissage de Français - alors que c'est la seule langue qu'ils parlent. On observe aussi chez eux ce que Freud a appelé des décharges psychomotrices. Celles-ci seraient liées précisément à la non-élaboration de ces traces psychiques qui permettent d'avancer dans la capacité de se représenter. Instabilité, agitation, délinquance primaire etc.. De même pour les adolescents et les jeunes adultes que l'on regroupe souvent alors sous le nom de " cas limite", "névroses narcissiques", voire même "toxicomanie", "délinquance" ou encore ceux qui, sans faire l'objet d'un repérage structurel de psychose, trouvent un semblant de solution dans une expérience délirante. On peut donc se demander qu'est-ce qui arrive dans ces situations là.

Qu'est-ce qui fait que ces tableaux cliniques se retrouvent et qu'on est alors dans des descriptions de cas ou bien même dans des interprétations en termes de structure et ce sans jamais s'interroger sur ce qu'ils ont en héritage et qu'est-ce qui fait arrêt dans leur subjectivité ? Ces adolescents que j'appelle les "enfermés de l'intérieur" au contraire des psychoses dont on dit qu'ils sont enfermés au dehors. Il faudrait d'abord se questionner sur ce que c'est pour tout petit d'homme, un trajet vers la subjectivisation. Cela tient précisément de la séparation d'avec l'origine, de l'exil d'avec le premier Autre à la fois proche et lointain qu'on se plaît à considérer généralement de configuration maternelle. Sur ce trajet, il est certain que le recours à la construction de montages symboliques et de fictions, hallucinés ou non, sera pour tout petit d'homme, le chemin nécessaire à faire par rapport à cette séparation pour se constituer en être parlant, sexué et mortel. Cette différenciation du psychisme humain tient à cette séparation par rapport à l'origine, vécu alors comme manque à être inévitable, à l'exil de la langue et à la présence de l'étranger en soi et hors de soi qu'il faut bien accueillir et reconnaître. C'est par cet exil psychique qu'on arrivera à la capacité à symboliser à se représenter.

Le psychisme humain est, en effet, lié au manque à être inévitable de l'origine, à la perte d'un premier objet rêvé, halluciné, à l'exil de la langue et aussi à la présence de l'étranger en soi et hors de soi qu'il faut bien reconnaître et accueillir. Se constituer comme sujet, sujet de mémoire et d'histoire avec la capacité à symboliser, à se souvenir et oublier, à se concevoir dans une lignée est le résultat de tous ces mouvements là. Cette métaphorisation a pour fonction de transformer un destin, de permettre à la subjectivation de s'exercer non seulement dans l'inscription d'une lignée, mais de faire acte qui ne soit pas passage à l'acte. Il s'agit donc là d'un parcours. Pour que ce parcours soit possible, il importe que le trajet de l'exil, celui de l'origine et de la langue, puisse s'appuyer sur du tiers qui, dans le même temps qu'il inscrit la coupure, soit porteur d'altérité. Pour s'exiler de la langue, encore faut-il pouvoir traduire; que les bribes d'histoire ou les bribes d'ordre sensorielles ou perceptives venues des générations antérieures puissent faire trace, faire double inscription, traduction dans l'autre langue, celle toujours étrangère mais ouvrant (ou non) sur un accueil possible.

Rappelons que chez Freud, dans l'appareil psychique, toute représentation de chose doit être liée, sur le mode de la traduction et du remaniement inévitable que celle-ci opère, à une représentation de mots, une représentation verbale pour faire trace susceptible de constituer un refoulé. Un refoulé qui sera susceptible d'un retour dans le symptôme, certes, mais aussi dans la levée d'un refoulement inadéquat, permettant alors le libre jeu de la fiction anticipatrice de l'oubli. Ce constat est au principe de la cure par la parole. Mais si cette liaison, cette traduction en représentations verbales offertes par la langue d'accueil est impossible, c'est du même coup l'accès au refoulement et au retour qui devient impossible. Les représentations de choses, bribes de traces en rade de réinscription restent dans un trop de présence, comme des fragments clivés, "part morte" mais non oubliée, non-oubliable, et difficilement accessible à l'émergence subjective. Ainsi dans ce parcours, pour se déplacer de l'origine, pour assumer la blessure inévitable de la séparation et de la perte, il importe que ce qui fait tiers ne soit pas uniquement de l'ordre de l'intrusion traumatique - ce qui est inévitable - mais aussi lieu où puiser une médiation symbolique.

Ceci suppose d'y trouver des références symboliques, offrant les représentations verbales pour la traduction des bribes de langue et d'histoire pouvant alors s'inscrire en traces mnésiques susceptibles d'être liées par le refoulement et son retour. Qualifier ce lieu de lieu métaphoriseur ou d'espace de négociation excède largement la distinction privé-public tant il concerne toutes les régulations des rapports des hommes entre eux. Se souvenir pour oublier, pour se séparer, est le propos de l'activité de symbolisation , le minimum psychique nécessaire de la possibilité de subjectivation. Par ce mouvement, tout sujet est concerné. L'exil en suspens. Si cet étranger en soi est considéré par les médiations symboliques du pays d'accueil comme irrecevable, à rejeter, aucun passage d'exil est possible ni aucune constitution d'une intériorité. Pour accéder à l'accueil de sa propre étrangeté à soi-même, pour que son intériorité psychique soit habitée par un pays de l'ailleurs qui ne soit justement pas la crispation ici ou là-bas, encore faut-il ne pas être considéré soi-même comme "corps étranger inclus à exclure". Sinon, tout se passe comme si non seulement le mouvement du passage était suspendu, le trajet d'exil arrêté, mais également renvoyé à un exil territorial à l'intérieur même du territoire. C'est alors qu'on assiste à cette véritable figure concentrationnaire: "enfermé de l'intérieur, exclus de l'extérieur".

Quand les systèmes symboliques du collectif dévalorisent et déjettent d'autres références symboliques constitutives des générations antérieures , se fondent même sur leur déni et leur exclusion, l'espace public échoue alors à s'offrir comme espace de négociation, et manque à sa fonction de lieu métaphoriseur. Il devient empêchement au passage des générations, empêchement pour certains à ce que s'élaborent les signifiants de la filiation et surtout qu'ils se redéplient de glissement en glissement jusqu'à devenir symptôme banal de l'existence et du manque, et jusqu'à ce que se mettent en scène des identifications plurielles. Dans cet enfermement de l'intérieur, cet exil en souffrance, c'est de privation dont il s'agit, sans que l'on puisse pour autant s'autoriser à parler de psychose à propos de la symptomatologie de ces trajets d'exil psychique en souffrance.

En effet, ces modes d'être peuvent prendre le visage du sentiment de vide intérieur et de l'inhibition avec empêchement de penser, jusqu'aux passages à l'acte souvent destructeurs et mortels sur les autres et sur soi, en passant par toutes formes d'errances ou d'enfermement. Depuis l'assujettissement aux représentations dominantes jusqu'au forçage identitaire, jusqu'à l'identification sous forme de déchet à ce qui n'a pu avoir droit de cité, bien loin de la pluralité identificatoire inscrite et non prescrite d'une subjectivité en mouvement, toutes ces figures sont autant de modes de survie psychique témoignant de cette exclusion. J'en retiendrai trois, laissant en chemin l'assujettissement aux représentations dominantes qui n'est pas sans évoquer le faux self, identité d'emprunt, qui obéit à la même impasse de fragment encryptés et non symbolisés. Ces trois figures sont trois moments, moments d'un temps logique de positions du sujet et non succession d'étapes à franchir.
Moments:

* de l'identification au déchet qui s'accompagne toujours d'un désastre des repères narcissiques;

* de l'errance qui est en fait à la fois un enfermement et une quête d'un lieu qui fasse lien;

* de la nostalgie et du recours à une origine "originelle" toute puissante qui conduit non plus à l'identification au déchet mais à une assignation à une identité prescrite et sans faille, miroir inversé de la soumission aux représentations dominantes.

Le temps de l'identification au déchet. Il est un peu difficile, voire même abrupt de proposer la notion d'identification au déchet, mais comment désigner à la fois ce qui est jeté de la langue et pourtant reste comme cette part morte encryptée, évoquée par Ferenczi. C'est toujours là et c'est rien, ça insiste pour accéder à la symbolisation et ça chute sans cesse, non nommé, non accessible au refoulement; Comment indiquer à la fois ce déchet et le constat que, dans le ressac de ce sentiment de vide intérieur dans lequel l'enfermé se débat, il se prend pour ce rien, pour cette part morte innommée mais présente, omniprésente. "J'ai la haine": s'il fallait transitiver ce serait j'ai la haine de "ça de moi". Désastre narcissique: on peut imaginer qu'à se regarder dans le miroir se profile toujours autre chose qui serait derrière, ne fusse que l'ombre d'un bout de ciel. Un mirage même qui aurait le statut précaire mais vital de l'illusion. Cette illusion vient rompre la figure de l'étranger absolu qui protège de l'autre mais interdit de se reconnaître partiellement dans l'autre.

Or, dans ce temps, c'est comme si rien ne se reflétait, ne se donnait à voir qui ferait bord, assise imaginaire ou…surface d'ardoise. Ces corps épinglés, couverts de marques et d'emblèmes n'arrivent pas à être regardés par eux-mêmes, pas autres. Le temps de l'errance. Ces corps marchent dans un temps étal et fragmenté, sans temporalité et dans un espace déserté, errants. Cette errance consiste souvent à tourner en rond, enfermés de l'intérieur entre l'impossible de traduire les récits ou les silences des parents pour les oublier et se séparer, et la carence de l'espace public à s'offrir comme lieu d'accueil des repères symboliques, ou tout du moins des traces qui font tenir le père, ou encore et en tous cas, comme réservoir de représentations permettant de reprendre ces traces signifiantes et de les faire bouger sans qu'elles soient d'emblée déjetées ou exclues par cet espace même. Mais dans le même temps leur marche, un piétinement souvent, avance en quête d'un lieu métaphoriseur permettant de reprendre et de réinscrire ces signifiants.

Temps de la nostalgie et du recours à une origine originelle. Autre temps de l'enfermé de l'intérieur. Temps de résolution régressive? En tous les cas, conséquence de l'échec de la rencontre du lieu métaphoriseur, permettant le déplacement et le passage. Recours à la crispation sur l'origine, sur la croyance en une origine originelle, sans écart et sans perte. Certitude le plus souvent désaffectée, dont le meilleur affect serait la nostalgie, mais une nostalgie qui rend immobile, dans l'impossibilité de créer ce pays de l'ailleurs qui soutient la subjectivation. Ce recours au prix de la désubjectivation rend parfois vivable l'enfermement et vient habiller le sentiment de vide intérieur des oripeaux de croyance anoblies. Mais il conduit à l'assignation à une logique identitaire, identité Une, de laquelle est vidée la question de sa propre étrangeté, de son altérité à l'autre mais surtout à l'Autre de soi dont l'accueil est l'un des temps du déplacement d'un exil psychique …réussi. De ce recours là, de singularités en détresse, bien des groupes sociaux se nourrissent, ou même se repaissent.