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Origine :
http://www.manifeste.org/article.php3?id_article=208
Arguments : les violences des guerres coloniales et surtout le non-dit
et les silences ayant suivi la décolonisation ont mis en
abîme pour les générations issues de ces guerres
et leurs descendants les représentations symboliques nécessaires
à toute constitution subjective. Le déni frappant
les systèmes collectifs (politiques, sociaux, juridiques)
sur le mode de « ce qui a eu lieu n’a pas eu lieu »
a participé à l’empêchement pour «
les héritiers » de ces guerres de trouver les repères
nécessaires pour se constituer des traces élaborables
en souvenirs ni honteux ni glorieux. J’évoquerai dans
ce parcours la pensée de Frantz Fanon
RESISTANCES
Ma communication a pour objet les silences qui ont entouré
les violences coloniales et surtout les effets de ces silences dans
l’après-coup. Les violences coloniales ne sont encore
aujourd’hui pas vraiment représentées. Certes
sont mis en avant - depuis peu d’ailleurs - les non-dits qui
ont entouré les guerres de décolonisation et notamment
la guerre d’Algérie avec leur cortège d’atrocités.
Et même dans cette évocation, la dissymétrie
entre les forces en présence n’est pas volontiers mentionnée.
Or ces guerres sont la résultante logique et politique de
ce que fut la situation coloniale de façon quasi structurelle.
Toutefois en préambule, je voudrais planter le décor
selon deux axes. Première partie : Préambule Le premier
concerné est le rapport entre psychanalyse et politique.
Il s’agit de faire un point rapide. On a trop souvent dit
et l’on dit encore que la psychanalyse n’a rien à
voir avec la politique, qu’elle est de l’ordre du privé,
se développant dans un espace d’extra-territorialité
par rapport à la politique. On rapporte aussi que Freud se
disait apolitique et se méfiait de tout engagement politique.
On a dit enfin de Lacan qu’il ne prenait pas de position politique
quoiqu’il ait signé deux pétitions et que, ce
qui est moins connu, il rendit visite en faisant beaucoup de fracas
à sa belle fille Laurence Bataille emprisonnée à
la Petite Roquette pendant la guerre d’Algérie, l’assurant
de son soutien au grand dam des petites soeurs effarées .
Mais ce n’est pas sur le plan anecdotique que doit se situer
le rapport entre psychanalyse et politique, plus exactement entre
le questionnement psychanalytique et le politique. Il importe davantage
de mettre en lumière le regard que la théorie psychanalytique
permet d’apporter sur le fonctionnement du politique. Et ce,
même si tout un courant normativant et frileux s’est
développé - curieusement au lendemain de la deuxième
guerre mondiale, et essentiellement aux Etats-Unis et en France
-, rangeant sous le terme de « Psychanalyse appliquée
» tenue en suspicion, les éléments de cette
réflexion et mettant du même coup à l’écart
les avancées de Freud. Voici le premier point que je voudrais
évoquer.
Le deuxième point interrogera les effets de la violence
politique « soft » parce que implicite et jamais nommée
de nos démocraties actuelles et plus particulièrement
en France. Elle avance masquée en se légitimant de
la légalité de l’Etat si l’on juge par
le nombre de lois votées : même si elles le sont en
catimini et sans concertation... mais enfin de la loi, il en pleut
! dans une visée singulière et avec un but plus ou
moins implicite de gestions de citoyens infantilisés, de
la transformation de sujets en objets , on pourrait même dire
en objets de production. Ces deux points du préambule sont
sans solution de discontinuité avec le statut du rapport
dominant dominé de la situation coloniale et de la violence
qui en résultait. Cette situation, apparemment derrière
nous, est certes plus caricaturale, au miroir grossissant, car il
ne s’agissait pas de cacher ce rapport dominant dominé,
de cacher l’impossible de la structure ; le dominant dans
un rapport de forces inscrit et légitimé ne dissimulait
en rien que le dominé était considéré
comme un objet, comme dira Fanon au cours du développement
de ses écrits : le colonisé sera considéré
comme au plus près de l’animalité, l’incarnation
du mal, déchet d’une certaine façon de l’humanité.
Vous retrouverez là un certain nombre de paramètres
qui nous sont encore familiers. Mais ce qu’il faut entendre
et que l’on a du mal aujourd’hui à se représenter
est que ce rapport de deux mondes coupés en deux faisait
partie de l’évidence et, à quelques exceptions
près, était considéré comme allant de
soi, en tous les cas dans le discours dominant, en Algérie
certes mais aussi en métropole, terme consacré à
la France par rapport à la colonie dans le discours de l’époque.
C’était un fait de structure.
Premier point : Psychanalyse et politique
Comment la psychanalyse a pu interroger la nature du politique
et la place de l’individu sujet, sous, dans, avec le pouvoir
politique. En 1915, dans Considérations actuelles sur la
guerre et la mort, Freud écrivait ceci : Cette citation est
un peu longue mais c’est la seule que je vous infligerai car
les rapports état et individu et les conséquences
sur le comportement des sujets y sont articulés de façon
très actuelle : L’état (...) se permet toute
injustice, tout acte de violence qui déshonorerait l’individu.
Il se sert contre l’ennemi non seulement de la ruse autorisée,
mais aussi du mensonge conscient et de la tromperie délibérée
(...). L’Etat exige de ses citoyens le maximum d’obéissance
et de sacrifices, tout en faisant d’eux des sujets mineurs
par une dissimulation excessive et une censure de la communication
et de l’expression d’opinion, qui rend l’état
d’esprit de ceux que l’on a ainsi intellectuellement
réprimé sans défenses contre toute situation
défavorable et toute rumeur incontrôlable. (...) Qu’on
n’objecte pas que l’Etat ne peut renoncer à l’usage
de l’injustice, parce qu’il se mettrait alors dans une
situation désavantageuse. Pour l’individu lui aussi,
le respect des normes morales, le renoncement à l’exercice
brutal de la puissance, est en général fort désavantageux,
et l’Etat ne se montre que rarement capable de dédommager
l’individu des sacrifices qu’il a exigés de lui.
Il ne faut pas non plus s’étonner que le relâchement
de toutes les relations morales entre les grands-individus de l’humanité
ait eu une répercussion sur la moralité des individus,
car notre conscience morale n’est pas le juge inflexible pour
lequel la font passer les tenants de l’éthique, elle
est à son origine « angoisse sociale » et rien
d’autre. Là où la communauté supprime
le reproche, cesse également la répression des désirs
mauvais, et les hommes commentent des actes de cruauté, de
perfidie, de trahison et de brutalité.(...) Lacan avancera
un peu plus en insistant sur le fait que l’inconscient, c’est
le discours de l’« Autre » : Dire que l’inconscient
est le discours de l’Autre, veut dire, comme je vous l’indiquerai
dans la suite de mon propos sur les conséquences que cela
a sur le sujet, que l’inconscient n’est jamais solitaire,
que l’inconscient est immédiatement fonction de l’Autre,
des signifiants de l’Autre, du discours de l’Autre qui
le fait naître .
L ’inconscient est une relation, en tous les cas quelque
chose qui se produit dans une relation ou pour le dire à
ma façon, le nouveau né arrive au monde dans un bain
de langue, de bruits, de sonorités et en même temps
que sa bouillie, il avale les bruits du monde qui l’entourent,
les infos de la télé, parfois le bruit des bombes
et de la mitraille etc. D’ailleurs, quand Lacan jette à
son auditoire : « l’inconscient c’est la politique
» comme formule à déplier, n’est ce pas
une autre façon de reprendre ce qu’avançait
Freud sur le fait que la psychologie individuelle est d’emblée
psychologie sociale. C’est à partir de cet Autre, des
discours et des représentations véhiculées
et fournies par cet Autre - y compris d’ailleurs la tonalité
affective adjacente - que pour chacun se constituera son inconscient
et qu’il pourra advenir de façon plus ou moins non
entravée comme sujet. L’autre avancée de Lacan
est de lier le discours politique au discours du maître, discours
de la domination qui s’inscrit certes dans la dialectique
hégélienne du maître et de l’esclave,
mais je dirais, plus encore de nos jours, dans la dialectique de
la servitude volontaire de La Boétie.
Qu’arrive-t-il quand le discours de l’Autre fonctionne
comme discours du maître, discours de domination ? Ce discours
de domination, en s’exerçant à l’extrême,
contribue à l’effacement des repères symboliques.
C’est là que j’avancerai un pas de plus pour
analyser les conséquences sur le sujet de ce discours du
maître poussé à l’extrême. Ce discours
infiltre le pouvoir du politique - sur lequel Freud insistait -
et vient légitimer la violence exercée sur les individus.
Recouvert des oripeaux démocratiques, le discours du maître
n’a pas changé, même s’il se présente
sous les traits d’une certaine démagogie. Il garde
la place de maître en faisant semblant d’être
à l’écoute des dominés et de faire ce
qu’ils demandent. Ceci n’est qu’un masque, un
décor. Ainsi s’avance la politique aujourd’hui.
Violence du discours du maître et dérive du symbolique
et plus exactement dérive des représentations symboliques
dans lesquelles tout petit humain a à s’inscrire. Mais
que faut-il entendre par « symbolique » ? La définition
la plus simple pourrait être : La part de l’Autre en
nous comme écrit Michel Schneider.
Autrement dit vivre, c’est le vivre ensemble selon des repères
transmis et non en fonction d’un choix dit « libre »,
comme si l’on était le premier homme, hors de toute
relation au nom, à la filiation, à la langue, à
la mortalité, à la différence des sexes, en
dehors de tout ce qui règle les rapports des hommes entre-eux.
Cette régulation des rapports des hommes entre eux, ce sont
les systèmes symboliques (politiques, juridiques, culturels)
qui fournissent non seulement l’instance tierce de régulation
mais aussi les représentations de l’Autre, de cette
part de l’Autre en nous qui va servir à l’élaboration
des traces dans leur singularité. Freud les évoquait
déjà dans Malaise dans la culture sous le nom de «
Einrichtungen ». Freud rappelait aussi que l’une des
causes principales du malaise dans la civilisation était
liée à la défaillance de ces « einrichtungen
». Vous voyez déjà comment Freud, et avec lui
la psychanalyse, interrogeait non la politique mais le politique.
Or quand la violence implicite du pouvoir s’associe ou plutôt
s’étaie sur la dérive du symbolique, alors le
réel cogne. Qu’est-ce que veut dire le réel
cogne ? Cela veut dire que le sujet pétrifié n’a
pas d’autre recours que la soumission ou alors et surtout
l’explosion d’une violence erratique. Véronique
Nahoum Grappe en a fait l’analyse en Bosnie. Fanon a poussé
à l’extrême cette élaboration dans la
situation coloniale .mais au plus près de notre temps et
de notre espace, cette dernière année a montré
au miroir grossissant ce que l’on peut appeler défaite
du symbolique et avec elle des représentations politiques
culturelles juridiques et économiques en circulation. En
effet, dans nos dites démocraties libérales «
soft » que voit-on ?
L’individu est mis en place d’objet, avec assistance
maternelle. Le désir est réduit au besoin. On assiste
à une véritable promotion du droit à : droit
à l’immortalité, droit à l’enfant.
Tout devient produit consommable lié à la marchandise
et à la productivité, comme si la notion de choix
de l’économie de marché s’était
emparée des représentations collectives et individuelles.
Tout un chacun est incité à consommer le produit quitte
à devenir lui-même objet de production comme finalité
ultime. Ceci est dicté comme une « bonne chose »
par le pouvoir politique, comme la promesse du bonheur dans une
véritable suppléance maternisante . Chaque individu
est ainsi adoubé à la croyance que le choix et «
le droit à » sont à l’ordre du jour comme
si chacun était le premier homme sans lignée, sans
différence et sans destin de mortel, qui sont pourtant les
conditions mêmes de l’accès à la subjectivité.
N’a-t-on pas dans toutes les lois promulguées en catimini
confondu la sphère du privé et du social, régulé
l’intime et rabattu toutes les protestations sur des revendications
corporatistes alors qu’il s’agissait de s’insurger
contre cette réglementation par les pouvoirs politiques,
de ce qui fait du sujet, sujet de l’inconscient, sujet de
la culture. La préoccupation principale est de démasquer
la transformation d’un lien social où ce qui prime
est la gestion et le contrôle des relations humaines s’appuyant
sur les experts, extraordinaire machinerie du « surveiller
et punir » dans laquelle le pouvoir politique promeut une
société de l’efficace, du rendement, infantilisant
les citoyens sous couvert de les materner. Les sujets acteurs de
leurs gestes sont transformés en produits à gérer.
J’évoquais tout à l’heure la cascade de
lois et de décrets de ces derniers mois qui vont toutes dans
ce sens, témoignant d’un mépris des usagers.
On ne peut les citer toutes. Au plus près de nous, l’amendement
Accoyer et les rapports de psychiatres qui lui sont adjacents, apparaissent
comme un grand nombre de lois promulguées ces deniers mois,
inadéquates. Elles témoignent non seulement d’une
méconnaissance, mais d’un mépris des «
usagers » ou plus simplement, des citoyens du droit, de la
santé, de la culture. Elaborées sans concertation,
on peut y voir la logique d’une idéologie implicite
qui consiste à imposer une société du rendement,
de l’efficace et surtout de l’objectivation des sujets
jusqu’à en faire de pures objets du rouage. J’insiste
décidément car c’est en ce point là que
la psychanalyse résiste. Ne fusse que dans la pratique même
où vient se déployer ce que l’on appelle souffrance
mais qu’il faut nommer errance psychique par arrêt de
la subjectivation. Toutes ces lois votées devant des hémicycles
à moitié désertés mais assurés
de leur majorité en témoignent. La loi Sarkozy votée
dans le silence le plus total d’une société
exsangue des autres mesures déjà prises sur les retraites,
sur la modification du régime des intermittents du spectacle,
comportaient les mêmes mesures drastiques sur les hébergements
et la mise en suspicion des personnes délivrant des certificats
d’hébergement.
Or, cette mesure, il n’y a pas si longtemps, avait soulevé
la protestation des gens de la culture, et parmi eux, d’un
grand nombre de psychanalystes descendant dans la rue et prêts
à la désobéissance civile. Réduire les
actes de sujet à des revendications corporatistes et dans
le même temps, favoriser la délinquance -celle du plus
haut niveau-, l’authentifier, la protéger, sont les
outils de cette idéologie. Il ne faut pas s’étonner
ensuite que cela serve de modèle aux plus démunis
à qui l’on reproche alors de ne pas être besogneux
et de rechercher l’argent facile. Dans ces digressions dans
l’actuel, nous ne sommes pas si loin du texte de Freud que
je vous ai cité. Nous ne sommes pas en 1915 et pourtant les
effets de cette violence d’état que Freud mettait en
évidence, se jouant au mépris de toute régulation
symbolique, sont d’une étrange actualité. Mais
un peu plus en avant, nous pouvons rappeler les lois de la colonisation
et de la décolonisation. La encore, nous ne pouvons les citer
toutes.
Qui se souvient du projet Blum-Viollette de 1936 élargissant
les droits des indigènes musulmans en Algérie par
rapport à la citoyenneté française et qui fut
rejeté ? Faut-il également rappeler la constitution
de l’Assemblée algérienne de 1953 fonctionnant
sur un régime à deux vitesses dans laquelle une voix
européenne vaut 10 voix indigènes ? Et encore en 1956,
le vote en assemblée des pouvoirs spéciaux au nom
de l’intérêt supérieur de l’Etat
et de la cohésion de la nation, avec pour conséquences
la mise sous le boisseau de tous les citoyens qui s’insurgeaient
et le développement d’une guerre interminable dont
on commence à savoir, aujourd’hui, les atrocités.
Je vous ai répété à plusieurs reprises
qu’il n’y avait pas de solution de discontinuité
malgré les changements apparents de visage de la «
démocratie » et des problématiques sociales.
J’ai proposé de vous parler des silences des violences
coloniales et de leurs conséquences dans l’empêchement
de l’exil psychique. Je ne m’en éloigne pas car
était déjà à l’œuvre : Pouvoir
du maître, violence d’état légitimée
et aussi dérégulation des systèmes symboliques
poussée à l’extrême, puisqu’il ne
s’agissait même pas de conflits de souveraineté
entre des systèmes symboliques différents mais de
dévalorisation, d’exclusion, de rejet, de déni
par l’ordre symbolique hégémonique, des langues,
des repères familiaux, du droit etc. de l »indigène
». Et le recul du temps, de génération en génération,
permet de voir ce qu’il advient au sujet ayant vécu
ou étant l’héritier de ces situations.
Deuxième partie : Silences des violences de l’histoire
coloniale et empêchement d’exil
Je me proposai de vous parler du silence sur les violences de l’histoire
coloniale et l’empêchement d’exil. Il faut entendre
par là l’empêchement de l’élaboration
de l’exil psychique chez les personnes prises dans cette histoire
mais aussi chez leurs descendants. Et en fait j’insisterai
surtout sur leurs descendants. Il faut, pour cela, tenter de restaurer
dans sa complexité ce qui fut plus particulièrement
en France l’histoire de la colonisation et de la décolonisation
et ce qui concerne mon travail à savoir la situation coloniale
en Algérie et la violence toute particulière, en ce
lieu, de la décolonisation. Avec l’émergence
actuelle de témoignages, d’écrits, souvent passionnés,
de thèses, etc. on ne peut plus ignorer que ce fut une guerre
longue, complexe, violente, prise dans une historicité dans
laquelle quelque chose s’est déréglementé
de l’humain. L’impensable a été agi par
des personnes qui n’étaient apparemment pas disposées
à accomplir certains actes et pourtant ces actes ont eu lieu
avec ce déferlement, ce déchaînement de la pulsion
de destruction dans lequel tant de personnes se sont trouvées
engouffrées, piégées, trahies par un ordre
symbolique mortifère. Cela pose au passage la question de
ce qui peut advenir à tout être humain quand il y a
une déréglementation des systèmes symboliques.
Mais cette histoire fut tenue sous le boisseau pendant très
longtemps, obéissant au mécanisme connu du déni
: faire comme si ce qui a eu lieu n’avait pas eu lieu, mécanisme
de défense contre la détresse répandu tout
autant chez l’individu que dans le collectif. Mais quand il
affecte le collectif dans son ensemble, il met à mal les
systèmes symboliques régissant le monde environnant
dans lequel tout petit d’homme a inévitablement à
s’inscrire, on pourrait dire dès sa naissance. C’est
ainsi qu’il se constituera comme sujet : tout enfant en avalant
sa bouillie avale en même temps les bruits du monde, la télé
allumée, les comptines de grand-mère, y compris dans
une langue qu’ultérieurement il ne parlera pas, et
aussi le bruit des bombes et des mitrailleuses.
Or, pour un psychanalyste, parler de sujet est parler de capacité
de représentations psychiques. Pour cela tout sujet a à
accomplir un parcours marqué par la séparation du
premier objet, l’exil de la langue et la perte. Ce parcours
lui permet, en principe, de s’inscrire dans la différence
sexuée et générationnelle et de vivre avec
sa propre incomplétude. Cet accès à la représentation
psychique, à la symbolisation, est lié à la
mémoire inconsciente et à la capacité de refoulement,
à la capacité de se souvenir pour oublier. Ce lien
du trajet de la subjectivation avec la mémoire inconsciente
et son rapport paradoxal avec la conscience et l’accès
à la capacité de refoulement est du point de vue psychanalytique
un fait incontournable. En principe, les instances symboliques ont
pour fonction, relayant ou redoublant ce que l’on nomme habituellement
la fonction paternelle, d’instaurer des tiers, une fonction
tierce ; or quand à l’inverse le symbolique proposé
se fonde sur le gommage, l’exclusion ou l’effacement
de ce qui ferait tiers en proposant comme référence
ce qui aplatit les différences de génération,
ou en faisant croire au tout est possible que ce soit le primat
du tout technique, du tout économique, comme le droit à
l’enfant, le droit à l’immortalité, c’est-à-dire
tout ce qui est de l’ordre du tout pouvoir sans manque et
sans limite, ce trajet subjectif est mis à mal. Je vous l’ai
brièvement énoncé dans mon préambule.
Mais un cas de figure très particulier est celui du colonialisme
et de son héritage. Je pense spécialement à
l’Algérie coloniale, exemplaire de cette situation.
Les systèmes dominants de références proposés,
langue, culture, politique, juridique, étaient fondés
sur la dévalorisation, le rejet, plus encore l’exclusion
des valeurs, des références, des langues des générations
antérieures de ceux que l’on a appelés les colonisés.
Au delà des personnes, ce rapport dominant-dominé
était un fait de structure, dont la violence, même
implicite, était constante.
La conséquence en était une conduite générale
de déni et de désaveu. Déni du dominant, le
colonisateur en l’occurrence, l’« agent traumatisant
», mais pour ceux qui y furent soumis, silence, désaveu
d’une part d’eux-mêmes qui reste encryptée,
incluse comme un corps étranger à l’intérieur
même du psychisme . Le trajet vers la subjectivation est en
panne. Mais s’il importe de reconnaître que le sujet
est affecté, encore faut-il préciser comment Il ne
s’agit pas de s’arrêter à un contenu, à
des valeurs véhiculées, ni même à la
construction de récits, mais de comprendre l’empêchement
de la constitution même de la mémoire inconsciente,
de l’organisation de traces mnésiques entrant dans
le libre jeu du refoulement et du retour du refoulé. Or le
déni et le désaveu de l’agent traumatisant,
qui dit « tu mens, ce n’est pas vrai, cela n’a
pas eu lieu », maintient le sujet dit traumatisé dans
le trouble, sans représentation possible, clivé, portant
en lui cette part morte qui l’habite et dont il ne peut se
défaire. C’est là que se constitue pour le sujet
ce qu’on peut appeler le suspens du traumatisme. Il n’a
pas de mots à sa disposition pour l’élaborer,
pas de lieux tiers pour soutenir la réinscription en souvenirs
de cette part morte, silencieusement omniprésente. D’où
le silence si souvent observé chez ces personnes . Mais ce
trauma en suspens encrypté, cette part secrète et
muette passeront dans la transmission chez les descendants. Ils
auront pour charge impossible d’élaborer pour leurs
ascendants et pour eux-mêmes ce qui n’a pu trouver une
scène représentable par faillite des garanties symboliques.
Ils n’y parviennent pas toujours, ce qui constitue une véritable
entrave à leur devenir de sujet.
Vous comprendrez donc ce que j’entends par nécessité
de systèmes symboliques pouvant offrir des représentations
en libre circulation, dans lesquelles chaque sujet puisse puiser
de quoi constituer ses propres traces, trouver les fictions et les
métaphores permettant cet exil psychique, nécessaire
trajet subjectif de tout infans, et d’accéder au libre-jeu
de se souvenir pour oublier. Cela suppose qu’il n’y
ait pas de conflit de souveraineté entre ces systèmes,
d’exclusion réciproque ou plus encore de rejet et de
dévalorisation de l’un par l’autre, ce dont fut
tissée l’histoire coloniale et son après-coup.
Ces empêchements subjectifs prennent une figure très
particulière que je nommerai enfant de l’actuel. Aussi
on ne peut que se réjouir que de façon multiple, plurielle,
resurgissent les tentatives d’écriture, de mémoire
et d’histoire. Si je dis se réjouir c’est que
peut être cela pourrait fournir pour la singularité
des sujets un minimum de représentations prises dans les
systèmes symboliques dans lesquels ils pourraient puiser
de quoi avancer dans leur trajet et constituer des souvenirs ni
honteux ni glorieux. Toutefois, souligner l’importance de
systèmes symboliques, véhiculant des représentations
dans lesquelles chaque sujet pourra puiser le matériau constitutif
des ses propres traces, est une autre dimension que la démarche
ethnopsychiatrique. Car dans les cas que nous évoquons, les
« héritiers des violences coloniales », il est
impossible de faire abstraction de la nécessaire et forcée
altération des différents systèmes symboliques
« du colonisé et du colonisateur » ou ultérieurement
de celle qu’accompagne le mouvement même du déplacement.
Il est impossible de barrer d’un trait l’histoire violente
entre ces systèmes qui en firent des rapports de forces irréductibles
sans espace de médiation, d’espace ouvert de négociation
possible. Cette dimension est à mon sens absente de ce qu’on
appelle l’ethnopsychiatrie qui évacue conflits et altérations
pour proposer des référents culturels homogènes,
imperméables les uns aux autres, fixant d’une certaine
façon l’assignation à des origines et des identités
ghettos. Il s’agit là d’une sorte d’évitement
culturaliste qui n’est paradoxalement pas sans rappeler un
certain esprit de la psychiatrie coloniale et qui en aucune façon
ne correspond aux sujets qui n’ont eu d’autre choix
que de naître de ce type de situation. Sous forme de ce que
je croyais alors n’être qu’une boutade, je me
disais il y a quelques années : « décidément,
il y a les analysants freudiens : les enfants du sexuel, comment
se séparer du premier objet d’amour et de pulsions,
comment faire avec l’objet perdu ? et les analysants lacaniens
: les enfants du langage, comment faire avec l’entrée
traumatique dans le langage, avec la métonymie et la métaphore
? Pour les uns et pour les autres, la présence d’un
tiers.
Et puis, il y a les analysants de l’actuel, marqués
de l’empêchement à la représentation psychique
et de son lien avec une panne de la mémoire inconsciente
et qui posent de façon aiguë la question : « Qu’est-ce
qui est arrivé à la métaphore, à une
possible métaphorisation ? » Les enfants de l’actuel
ne sont certes pas tout à fait hors sexualité infantile,
ni hors langage, ils ne sont ni pervers, ni psychotiques. Car, même
si certains sont traités comme des cas à proximité
de la psychose, il ne s’agit pas de forclusion, au sens de
la forclusion du nom du père, irréversible dans la
structure. Ils sont dans le registre de la Verleugnung et du clivage.
Certes, ceux qui s’occupent de la folie insistent eux aussi
sur la fracture du tissu psychique au niveau même du remaniement
des inscriptions de la mémoire freudienne. Solal Rabinovitch
met l’accent sur la fracture de la trace signifiante d’avec
la trace perceptive, et montre de la forclusion qu’elle s’instaure
au niveau même du remaniement des signes de perceptions en
représentations de choses (il serait plus exact de parler
de possible ou impossible traduction). Max Gaudillère insiste
davantage sur les effets de l’explosion des garanties du symbolique
entraînant un impossible de l’inscription, je dirais
de la réinscription (représentations de choses en
représentations de mots). Les enfants de l’actuel ,
qui hantent le social et certains divans ne sont pas tous psychotiques
ni même pervers, loin de là... Mais si la folie enferme
dehors, ceux dont je parle sont exclus de l’intérieur.
Les discours psychologiques et même psychanalytiques cherchent
à les classer phénoménologiquement ou structurellement
en Etats limites, pathologies addictives, délinquances, névroses
narcissiques, généralement affectés du signe
moins : non-élaboration des identifications secondaires,
carence de la régulation des pulsions, etc., affecté
du signe moins en effet par rapport à la négativité,
un « moins de moins ». Ce signe moins je le marquerais
plutôt dans un excès : car, à les entendre,
que retrouve-t-on le plus souvent ?
Le sujet témoigne :
- d’une douleur de la langue : il dit que les mots ne disent
rien.
- d’une temporalité troublée, toujours décalée,
et même l’errance est toujours circonscrite, tournant
finalement en rond dans des espaces clos, deux bancs de boulevard
ou un carré entre deux tours d’immeubles.
- d’une absence de mémoire des rêves, dont la
langue elle-même est appauvrie, et d’une non-réappropriation
de la mémoire du passé. Certes des souvenirs peuvent
être égrenés, mais c’est comme s’ils
appartenaient à quelqu’un d’autre. Et peut-on
alors parler de souvenirs ? Et en excès cette fois, un corps
exposé, exclu de la parole, souvent marqué de signes,
d’entailles, véritables hiéroglyphes faisant
appel à l’ouverture d’un espace de symbolisation
pour accéder à une traduction, une inscription en
traces psychiques, et ce qui parfois s’en repère, c’est
la honte. Honte et non culpabilité. La honte, cet "affect"
ou plutôt "expérience" à la jonction
du privé et du social, du plus intime et dupublic,du psychique
et du culturel, de la subjectivité désubjectivée
et du culturel, mais qui marque la violence faite à la capacité
de se représenter, laisse sans mots, sans voix aussi, et
le corps propulsé veut disparaître, s’enfoncer
et est condamné à l’assignation immobile. La
honte, marque temporaire ou permanente de la désintégration
du lien social, est une rupture de la continuité subjective,
dans laquelle se trouble profondément l’image de soi,
s’éprouve la perte des repères dans l’espace
et dans le temps, et se profile la menace d’effondrement des
investissements, alors que dans un tout autre registre, la culpabilité
accompagne une aventure de soi intériorisée, où
les fantasmes peuvent se déployer en de multiples scénarii,
préservant finalement la liberté du sujet. Mais cette
honte est en même temps un signe de la survie, un appel. Marque
de la désubjectivation mais dans cet éprouvé
catastrophique, cet effondrement de tout recours à la parole,
elle est un appel muet mais urgent à l’Autre, un appel
à sauvegarder en soi l’humanité de l’homme
qui doit exister même déniée, chez l’agent
traumatisant éhonté. Avoir honte pour un autre qui
n’a pas eu honte. Il revient à Nicolas Abraham et Maria
Torok d’avoir insisté sur le lien entre la honte, le
trauma et le secret.
Ce secret qui concerne l’idéal du moi qu’il
ne faut pas perdre, le descendant en hérite sous la forme
de l’incorporation au prix d’une objectivation - «
ce qui est subi n’est pas blessure subjective mais menace
de perte d’objet qu’il faut maintenir » - et au
prix surtout d’une démétaphorisation, d’une
destruction active de la figurabilité des mots. L’incorporation
implique la destruction de ce par quoi la métaphore est possible,
l’annulation du différentiel,de l’écart.
La honte est à la fois motrice de l’incorporation et
apparemment annulée par elle. Honte si insistante dans la
clinique de l’actuel, accompagnant le clivage et signant à
la fois l’impossibilité et la nécessité
de trouver de la représentation à ces zones clivées.
A la suite de Ferenczi et d’Imré Hermann, Nicolas Abraham
et Maria Torok ont été effectivement les premiers
en France à repérer ces situations dans l’analyse,
d’où les récits et la remémorisation
paraissent exclus. Les mots tournent à vide face à
l’incorporation. Le secret de la situation indicible, survenue
chez les parents, non seulement ne peut être dit mais doit
être maintenu encrypté, surtout s’ils ont disparu.
Si ces descendants n’arrivent pas trouver les lieux métaphoriseurs,
ils restent « enfermés » dans l’errance
psychique. Dans cet enfermement, on peut distinguer trois temps
au sens des moments logiques freudiens : identification au déchet,
trouble profond de l’image de soi, et recours à une
origine et une identité originelle.
Dire identification au déchet est abrupt et pourtant je
désignerais ainsi ce qui est jeté de la langue et
qui dans le même temps est toujours là, et qui est
là en soi comme un déchet. Cela reste comme cette
part morte encryptée que je décrivais tout à
l’heure. C’est toujours là et c’est rien.
On ne peut rien en faire. Cela insiste pour accéder à
la symbolisation, à la représentation psychique de
façon à pouvoir s’en absenter et puis cela chute
sans cesse, non nommé, non nommable, non accessible au refoulement,
non accessible à l’appropriation-désappropriation
de quelque chose de soi. Dans le ressac de ce sentiment de vide
intérieur dans lequel l’individu concerné se
débat ou se love, il peut se prendre pour ce rien, pour cette
part morte innomée mais présente, omniprésente.
Vous avez tous entendu « j’ai la haine », et s’il
fallait transitiver, je dirais « j’ai la haine de ça
de moi ». qui succède au « j’ai la honte
». Le deuxième moment logique est le trouble de l‘image
de soi ou plus exactement la défaillance de l’assise
imaginaire. Se regarder dans le miroir en même temps qu’un
autre vous regarde suppose un assentiment de cet autre qui permet
alors de se « retourner « . Dans cette opération
de retournement peut se constituer alors une image de soi, une image
d’un autre de soi qui ne soit pas cet autre dont on a à
se séparer. Si cela ne peut se faire, il est difficile de
sortir de ce collage imaginaire. Et malheureusement souvent, cette
opération de retournement est en faillite. A se regarder
dans le miroir, il se profile toujours autre chose qui serait derrière,
ne fusse que l’ombre d’un bout de ciel, mais quelque
chose qui aurait le statut précaire, quoique vital de l’illusion,
« illusion temps et illusion espace » qui viendrait
sous forme de tiers. Ce tiers serait un premier temps de ce qui
n’est pas encore un lieu métaphoriseur mais qui en
prépare l’assise. Il vient rompre le collage à
l’autre ou la figure de l’étranger absolu qui
protège de l’autre mais interdit de se reconnaître
partiellement dans cet autre.
Or dans cette espèce de désastre narcissique, c’est
comme si rien ne se donnait à voir de cette illusion qui
ferait bord, qui ferait cette première assise imaginaire
ou cette première surface d’ardoise sur laquelle dans
un deuxième temps vont s’inscrire ses traces mnésiques.
Or ce sont elles qui vont constituer la mémoire qui permettra
qu’il y ait du sujet. Le troisième moment serait celui
du recours à une origine » originelle » c’est
à dire non pas à une origine qui est un manque à
être de l’origine et dont on se déplacerait pour
la reconnaître d’ailleurs, mais une origine pleine qui
serait l’originel de l’origine. Ceci est un temps de
résolution régressive. On renonce à l’affrontement
de l’empêchement, au franchissement des zones d’exclusion.
On retourne à la case départ. Le recours à
la crispation sur l’origine, à la croyance en une origine
originelle où il n’y aurait ni écart ni perte,
s’imposent alors comme une certitude, une certitude souvent
sans affect d’ailleurs, par ce que, ce que l’on prend
pour cette certitude passionnelle est assez désaffecté...
Ce recours qui se fait au prix de la désubjectivation, -
on n’est même plus dans l’empêchement subjectif
- rend parfois vivable l’enfermement, et vient habiller le
sentiment de vide intérieur des oripeaux de croyances anoblies.
Cela conduit à l’assignation à une logique identitaire,
cette identité une dont est exclue la question de sa propre
étrangeté et de son altérité à
l’autre mais aussi à l’autre de soi. Cette position
fait le lit de l’intégrisme.
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