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ALICE CHERKI Une « neutre et bienveillante » violence
Alice Cherki est psychanalyste.

Origine : http://www.revue-chimeres.org/pdf/08chi03.pdf


JE PARLE ICI EN TANT QU'ANALYSTE PRATICIENNE, mais aussi au titre de mon devenir analyste, tant il est vrai que ce devenir est et pour tout le temps qu'on a à « vivre avec » pétri de notre expérience de vie antérieure et simultanée, de ce que nous avons été amenés à rencontrer depuis notre naissance ou avant même, et bien avant notre propre analyse. Tout ce que nous avons été amenés à rencontrer les langues multiples, les cultures et les environnements entre lesquels tout un chacun se constitue, c'est ce poids de vie qui viendra soutenir la pratique de l'analyse. Et pendant des années, plusieurs heures par jour, se joue la rencontre surprenante d'une étrange temporalité et d'un étrange espace qui semblent filer hors des années et du présent, ayant constamment affaire aux mutations des représentations actuelles, et sûrement pas seulement des représentations...

Langues multiples, cultures, environnements divers « entre » lesquels tout un chacun se constitue mais comment ? Pour un analyste, quelles que soient les théories auxquelles il se réfère ou qu'il promeut, la langue est incontournable. En psychanalyse, elle est instrument de la parole, tissu de l'expression de la subjectivité, en ce sens qu'elle est la source de représentations de mots qui, pour Freud, constituent le préconscient qui n'apparaît qu'avec le langage. C'est dans la mesure où ces représentations de mots se lieront aux représentations des choses inconscientes qui sont les traces mnésiques, en réorganisant leur traduction, que s'exprimerait le sujet de l'inconscient. Le signifiant serait l'articulation même de la représentation de choses à une représentation de mots. Ces représentations verbales circulent dans tous les langages, au sens large du terme, dans lesquels baigne, ou auxquels est confronté, le sujet en devenir. Faisceaux multiples de représentations véhiculées par le collectif. C'est dire l'historicité de ces représentations, leur possibilité mutative selon les époques, les lieux, les circonstances de l'environnement, affectant pourtant la singularité de chaque sujet.

Ce qui nous constitue dans notre singularité dépend, ainsi, des contenus représentatifs des « foules » auxquelles nous avons eu et avons toujours affaire. Mais il dépend tout autant de ce qui « s'en » est inscrit dans notre mémoire. Retenons, pour l'instant, le présent, que l'on soulignera pour garder présent à notre esprit que c'est toujours à partir de la réceptivité des perceptions (Wabrnehmungen) que s'élaborent les traces mnésiques. En deçà de l'articulation signifiante « représentation de choses/représentation de mots », mais au coeur même de l'essentielle mise en scène du sujet pour qu'il puisse se manifester dans sa singularité, cette capacité de notre mémoire à produire des traces mnésiques à partir des perceptions est encore plus incontournable que la langue. Elle dépend de nombreux facteurs. Mais c'est dire le lien étroit de la sensorialité et de la mémoire, du corps et du sujet. C'est souligner aussi que, de toutes parts, le sujet de l'inconscient a affaire à des productions de la collectivité. Le cabinet d'analyste est particulièrement peuplé, même si c'est parfois à se situer dans le désert que l'on peut écouter tout ce peuple. Tout ce peuple, et pourtant ce qu'il advient de la singularité est de la singularité est ce vers quoi tend le travail analytique et le projet, avoué ou non, de toute cure. Apparemment plus que Freud, en tout cas plus explicitement que lui, Lacan, en indiquant l'apparition du sujet de l'inconscient, en montrant son surgissement à partir de l'aliénation, en insistant sur les structures de la langue dans laquelle est pris et d'où émerge le sujet, a d'une certaine façon fait place à la singularité. Mais, faire du sujet un signifiant pour un autre signifiant, l'inscrire comme temps évanescent d'une chaîne du signifiant amènent à rater dans la cure ce qui n'est pas déjà du signifiant, au sens de trace acoustique liant représentation de choses et représentation de mots dans la langue. Ce qui n'est pas déjà du signifiant est pourtant souvent omniprésent : qu'on l'appelle irreprésentable, traumatisme, ou tout simplement signes de perception sans articulation signifiante.

Il y a sûrement une autre façon de l'exprimer, mais si cela n'est pas pris en compte, toute subjectivation est impossible, vouée à l'échec, et ce, pas seulement dans la psychose, mais chez tous ceux à qui a manqué la possibilité d'engrammer dans leur mémoire les perceptions pourtant présentes d'événements de leur histoire, vouées alors aux deuils impossibles, à la pétrification, au clivage. « Le clivage au sein d'un même sujet de deux attitudes psychiques différentes, écrit Claudie Cachard, dans Les Gardiens du silence (1), opposées et indépendantes l'une de l'autre, (et, j'ajouterai, qui produit des effets de sidération et barre la créativité), n'est le propre ni de la psychose ni de la perversion. » Et bon nombre d'analystes, cela dit en passant, s'accordent aujourd'hui à souligner, chacun à sa façon, que ce qui se passe dans une cure excède l'interprétation desdites formations de l'inconscient, si l'on tient à ne pas rester dans l'assujettissement.

Or, à mon sens, en fonction de ce que je viens d'évoquer, le prix théorique de la conception du sujet lacanien, ou en tous les cas de ses effets sur la pratique, est de privilégier une structure au détriment de données « historiques » (même si ce n'est pas le terme tout à fait adéquat). Celles-ci jouent et pèsent de tout leur poids dans l'organisation des représentations sociales plus ou moins codées auxquelles non seulement tout individu, mais également tout sujet de l'inconscient ont affaire. Qu'elles se présentent comme multiplicité de références ou comme code univoque, « novlangue du système avec ses vérités monosémiques » comme l'écrit Marcelo Vinar (2) à propos de la terreur d'État en Amérique latine , les conséquences ne sont pas les mêmes, ni quant à la subjectivation ni quant aux possibilités de constitution du sujet. L'autre impasse théorique de cette conception est la mise en excentrement de tout un pan inévacuable de la psyché, appelée « Chose », « femme » ou « lalangue »... Cette mise en excentrement conduit à une conception atemporelle et univoque du symbolique, toujours au singulier et affecté de l'article défini, tandis que, par un étrange effet de bascule, est déportée du côté du réel et présentée comme exclue du sujet la densité à laquelle il a justement affaire. Pourtant, comment oublier que ce que Lacan, à la suite de Freud, désigne comme « la Chose » « das Ding » représente en fait l'altérité première, « cette part du complexe perceptif émanant du proche » « Nehenmensch » en sa présence même et non en son absence. Ce sont les perceptions sensorielles diverses, d'un cri, d'un mouvement de la main, qui vont faire retour de l'un à l'autre et finalement permettre au sujet de ramener les perceptions émanant du proche à des informations provenant de son propre corps, l'amenant alors à se souvenir de son propre mouvement ou de son propre cri, en dehors de toute perception réelle. Ce détour ingrat par « l'esquisse » montre que ce proche est à une place primordiale pour la constitution du sujet et qu'il n'est pas négatif, excentré. Il ne s'agit pas, toutefois, d'une totalité originaire, mais de fragments, signes perceptifs fragmentaires conduisant à une première séparation par la mise en place du souvenir. Et ce mouvement est déterminant pour le devenir du sujet, en dehors et en deçà de toute représentation verbale. Trouvailles du temps de l'esquisse, souvent recouvertes depuis. Évacuer de la subjectivité toute une part de ce qui la conditionne, ou plutôt la produit, et qui est étroitement liée à cette altérité-là, hors de toute représentation verbale, risque de limiter l'écoute de l'analyste et de conduire à une idéologie contraignante, en ce sens que sera fixé comme immuable un certain rapport à l'organisation du monde où seul compte le fonctionnement de la structure. Un des effets paradoxaux en serait l'organisation du monde lui-même en fonction d'un certain type de paramètres, apparemment anhistoriques, mais qui sont en fait ceux de l'hégémonie de la civilisation occidentale, d'un certain type d'organisation de la société et de « l'Erklärung » faisant bon ménage avec la tradition chrétienne dont elle est issue. Les mathèmes se substituent à la Trinité. Ces dernières remarques demanderaient, pour ne pas être considérées comme délirantes, de plus amples développements et ne sont pas directement mon propos. Je veux simplement souligner que s'en tenir de nos jours à une conception du sujet, anhistorique, atemporel, n'émergeant que sur fond d'absence et pris tout entier dans la parole ou nécessairement lié à la représentation verbale, est une violence inouïe faite à ce sujet. Violence inouïe car, dans certaines situations historiques, collectives ou singulières, les représentations verbales en circulation n'offrent pas au sujet ce qui pourrait faire lien avec ses propres traces mnésiques, le condamnant à un impossible dire ou à un dire qui, au lieu d'ouvrir à une expression de la subjectivité singulière, opère des effets de censure, d'exclusion de sa mémoire ou de sa possible mémoire. Violence inouïe, car l'analyste, partant en quête de signifiants en fait vidés de leur rapport intime aux premières inscriptions, ne fait que renforcer l'exclusion. Je ferai, sans aborder tout de suite une séquence de cure, un détour par ce qui s'est joué de la violence dans le fait colonial. Quels que soient les avatars nationaux que l'on peut constater aujourd'hui chez les peuples qui ont eu affaire à cette aventure « d'être colonisés », quels que soient les effets de renfermement collectif ou individuel d'après coup, il y eut oppression, exploitation économique, aliénation de l'individu. Violence fut faite à l'individu, et violence fut faite au sujet, radicalement, traumatiquement exclu des différents repères de langue, de culture et de politique de son environnement. Il fut déjeté de sa propre langue et des référents culturels des générations antérieures ; également, il fut exclu des réseaux de vie politique et sociale qui furent source de représentation pour d'autres, offerts à d'autres comme condition possible de subjectivité sur fond de sa propre négation. Déporté des systèmes symboliques pluriels ayant fourni des contenus représentatifs à ses ancêtres, il fut pourtant porté, nourri, bercé dans la langue de ces derniers, y nouant l'inscription de ses premières expériences intimes de sujet. Dans le même temps, il ne sait plus, il n'a plus à savoir cette langue, exclue des systèmes de représentation dominants dans le monde culturel et politique dans lequel il est tenu de s'inscrire, d'apprendre, de se mouvoir et qui, dans le même moment, l'exclut. Rien ou presque rien ne se présente alors comme réseau de représentations susceptibles de s'articuler à ses premières inscriptions pour qu'à partir d'elles puisse se produire du « représenter », du représenter singulier (et aussi de l'activité de penser). Traumatisme, certes, mais encore ? Les conditions du « se représenter » supposent l'articulation entre une multiplicité de réseaux, que j'appellerai « réseaux symboliques », support éventuel de représentation, et les premières inscriptions que sont les perceptions associées simultanément fragments, marques, rythmes.

Cette articulation, condition d'émergence de la subjectivité, nécessite que les réseaux soient multiples et non pas réduits à une « novlangue », mais aussi qu'ils ne fonctionnent pas comme un langage codé, coupé des premières inscriptions, sans pont, sans scène, mise en scène possible. Car cette articulation est une mise en scène et elle suppose un minimum de possibilité de mise en scène, un minimum « d'espace de négociation ». Dans cet espace pourront émerger les représentations singulières. Un « espace de négociation » qui peut faire penser, entre autres, à « l'aire de jeu », l'aire de l'illusion de Winnicott, ou à certains aperçus de Dolto à propos de l'image inconsciente du corps (3). (Cet « espace de négociation » me renverrait, s'il fallait être renvoyé, à la toute première trouvaille de Freud, bien recouverte par la suite, que fut celle des différentes strates de la mémoire et surtout des échecs de « traduction », des « ratés », lors des réagencements d'inscriptions. Ceci n'est pas abstrait quand on sait les conséquences de ces échecs. En effet, le réagencement des inscriptions n'est possible que si peuvent s'opérer les articulations que nous avons soulignées ; ce processus suppose un minimum de cet « espace de négociation » où, à partir des représentations offertes par tout ce qui l'entoure, le sujet pourra non seulement se constituer, mais se manifester divisé, certes, mais non clivé.)

Si l'espace de négociation se rétrécit, la scène est pétrifiée. D'un côté, assujettissement à des mots codés venus d'ailleurs, tentations de se vêtir des oripeaux de représentations simulacres ; de l'autre, sidération ligne de fracture traumatique, fragments enkystés de langue, qui se figent en langue idéalisée, originaire, fragments de corps qui s'immobilisent en « cadavre encerclé ». Si j'ai commencé par l'exemple d'une situation de violence coloniale, c'est qu'elle dessine, à l'insu même des protagonistes, le resserrement de l'espace de négociation (la pétrification de la scène). Les effets débouchent sur deux voies au moins. L'une que j'appellerai celle de la servitude volontaire, tentative de s'approprier les représentations venues de l'autre, de les utiliser, cela peut tenir un temps, le plus souvent au prix d'individus clivés, mettant un masque de fer sur ce qui n'a pu s'élaborer de leurs propres inscriptions. Les choses existent mais, sans leur ombre portée qui permettrait de faire sens, le temps se fige, car non articulé à la mémoire. L'autre voie, la plus fréquente, extrême, conduit inévitablement à la violence. Silence sidérant, temps figé, corps opaque, déserté. Le seul recours est de repartir de ces perceptions en attente de représentations, de ces fragments, points de désordre et de désastre, pour que s'ouvre un espace de négociation où se réarticulent de nouvelles représentations. Seulement alors suivra une possibilité d'organiser le conflit avec l'autre et de le négocier. Mouvements d'une violence inouïe, mouvements de corps, cris de femmes, forces déchaînées, mais qui permettent de mettre en scène ce qui n'a pas pu avoir de scène, pour que se joue une représentation inscrite dans la langue singulière, un espace de liberté et, alors seulement, la capacité d'oubli qui seule permet de se souvenir.

J'aurais assez envie de m'en tenir là. Mais j'entends déjà : « C'est bien abstrait ! On ne comprend pas ce qu'elle veut dire ! Et l'analyse dans tout cela ? » Pourquoi ce détour ? Parce que de tels effets ne cessent pas de hanter nos divans. Non seulement avec ceux qui sont nés dans une telle situation, mais aussi avec ceux qui ont grandi sous la terreur d'État. Non seulement avec eux, mais également avec leurs descendants et aussi les descendants de ceux qui ont disparu dans les camps, pour ne citer qu'eux (beaucoup de monde par les temps qui courent !). Il ne s'agit pas forcément d'enfants autistes, pas particulièrement non plus de psychotiques. Il s'agit d'hommes, de femmes qui parlent, souvent beaucoup et dans une langue très élaborée. Récits, descriptions de fantaisies imaginaires, généralement dans « l'ici et maintenant », associations parfois. D'un côté, donc, verbalisation apparemment riche en représentations ; en fait, langue qui se tait. Non pas parce que cesserait la définition du statut de la parole par rapport aux formations de l'inconscient. Non. C'est essentiellement comme si les représentations verbales ne liaient qu'elles-mêmes, comme si les mots étaient à eux-mêmes des représentations de choses. De l'autre côté, silence sidérant, gardien de cadavres sans nom et sans visage, de bris de langue arrimés à des bris de corps, mais exclus des représentations censées les représenter, les « traduire », les lier dans une chaîne signifiante. « Impossible d'oublier, impossible de se souvenir », écrit Blanchot. Impossible de s'en souvenir, parce qu'impossible à mettre en scène, à représenter. Il est toujours recommandé n'est-ce pas ? de se mettre à l'écoute de ce qu'il advient, dans le discours, du retour du refoulé. Mais y a-t-il eu du refoulé ? Il ne s'agit justement pas de « refoulement ». Ou, pour le dire autrement, il est toujours possible de se prévaloir de l'entendement de liaisons de signifiants. Mais, pour le sujet, que sont ces signifiants vidés de leurs engrammes, sinon un code ? Persister dans cette voie est lui faire violence. Il peut être souhaitable, en repérant ces zones de silence, d'indicible, de non-représenté, d'abandonner le champ de l'attente de l'énonciation et le registre de l'interprétation, de proposer des représentations de la langue intime pétrifiée, du disparu incorporé, pour tenter d'aménager l'espace de négociation précédemment évoqué. À cette réserve près que les représentations proposées peuvent parfois venir seulement renforcer le code.

Proposer des représentations, voire des reconstructions, élaborer des scénarios de la terreur, reconstruire une histoire « viable » et en rester là. Et pourtant, cela ne suffit pas. Paradoxalement, l'analyste aura à casser les représentations simulacres, rompre avec l'attente de l'énonciation et lui donner du sens, ouvrir une zone de l'insensé en prêtant attention à ce qui excède la dimension strictement symbolique de la langue, qu'il s'agisse d'agencements ou de contenus représentatifs. Cela suppose alors d'être à l'écoute de rythmes, d'accents, de suspens, de gestes aussi, qui viennent brouiller le dire. Cela suppose d'affronter des zones désertiques et d'être à l'écoute... comme dans le désert. Simple métaphore ? Connaître le désert, c'est savoir combien il est peuplé de formes, de mouvements, de sonorités plurielles sans signification mais un jour, dans l'après-coup, porteuses de sens. Être attentif aux perceptions, de cette façon-là. Cela ne va pas toujours sans violence, jamais en tout cas sans déchaînements d'affects pour l'analysant... et pour l'analyste, parfois. En outre, pour ce dernier, être dans cette écoute-là, c'est accepter de se défaire d'un certain recours à l'image spéculaire, accepter d'être acéphale. D'être une voix, certes, mais aussi un oeil qui deviendra regard, une main parfois. Je ne choisirai pas de vous parler de quelqu'un qui a subi les effets de la situation coloniale. Ceci est encore trop actuel, en tout cas dans les cures. Il ne s'agit pas seulement du classique respect que l'on doit à l'anonymat.

C'est surtout parce que je ne sais pas quels seraient, pour moi-même, les effets sur le déroulement de notre travail analytique à venir, d'exporter ici, dans mes propres représentations, ce qui est en train de se chercher une scène. Je le regrette. Car il y aurait aussi beaucoup à dire au sujet de ceux que l'on appelle la « troisième génération de Maghréhins », nés en France, parlant français, mais porteurs d'une mémoire « autre », enclavée pour eux dans des bris de langue gelés dans leur articulation même. « Mémoire qui, pour se donner à se représenter dans la langue française, écrit Smaïn Hadjadj, aurait à repasser par un brasier mortifère. » Trêve de détours. J'évoquerai un cas plus lointain, plus distant mais aussi quotidien, d'une apparente banalité. Il s'agit d'une jeune femme, née après la guerre, dans une famille juive. Ses parents, maintes fois inquiétés et sur le point d'être arrêtés par les nazis, ont traversé la guerre vivants et se sont réinstallés dans leur petite ville de province. Être juif, ça compte les nazis, son père en parle beaucoup , mais toute son enfance et son adolescence à elle se sont déroulées dans le climat ordinaire d'une famille ordinaire d'une ville de province. C'était dans les années 1950/1960.

Malgré des études brillamment menées et les marques d'amour qu'elle reçoit de son entourage, sa vie est devenue impossible parce que, très souvent, lorsqu'elle sort de chez elle et notamment prend un moyen de transport, elle doit compulsivement descendre, s'arrêter et toucher trois fois avec la main un poteau ou un arbre, pour faire cesser la pensée obsédante que, si elle ne fait pas ce geste, un de ses proches va mourir. Sur le divan, le corps figé, elle parle interminablement, d'une petite voix monocorde et assourdie. Elle a toujours à dire, à associer. Récits, fantasmes, associations sur le nom effectivement porteur de sens , sur le prénom, sur le diminutif enfantin du prénom qui, en effet, se découpe en phonèmes porteurs de sens... Récits, fantasmes, associations dites polysémiques, souvenirs : rien ne manque. Notamment un souvenir, un temps enfoui, de son père, quittant en pleine nuit le lit conjugal pour venir dans la chambre de la petite fille qui crie et restant de longues heures à lui tenir la main. Travail analytique, donc, élaboration de la culpabilité de ses désirs enfantins, de la rivalité avec le frère aîné. Découverte douloureuse de son identification aux nazis dans ses souhaits de mort vis-à-vis de sa mère. Identification aux déportés aussi, qu'elle jouera avec son corps dans l'analyse, en « fondant » littéralement tout un temps, sous mes yeux inquiets, et qui sera toujours associée par elle à l'histoire maternelle et à la mise à l'épreuve, dans le transfert, de ma capacité de « la soutenir alors sans en mourir ».

De séance en séance, de mois en mois, la culpabilité s'estompe, la compulsion a disparu. Une histoire est reconstruite, viable. Nous pourrions en rester là. Et pourtant, elle ne parle pas de me quitter. Pour moi, il y a toujours comme un brouillage, comme quelque chose qui est là et qui n'est pas advenu, présence sourde qui n'est pas entrée sur la scène. Quelque chose la retient. Dans sa vie aussi, il y a comme un suspens, une retenue. Elle pourrait sûrement être plus créatrice et surtout l'être pour elle-même. Le travail, maintenant considérable, qu'elle accomplit dans son domaine témoigne d'une certaine inventivité, mais est toujours pris en main par d'autres. Sa vie sentimentale, fragmentaire, est toujours suspendue à des personnes qui, pourrait-on dire, la « tiennent ». C'est dans ces temps-là qu'elle dit en début de séance, répétitivement, que, quand j'apparais à l'entrée de la salle d'attente, elle ébauche un geste, comme pour m'étrangler : geste fugace, « même pas associé à une image », précise-telle d'une voix toujours inaffectée. Et elle s'empresse alors « d'associer » à ses sentiments hostiles vis-à-vis de sa mère.

Un jour, dans ce contexte, pendant qu'elle parlait ainsi, au cours d'une séance, un bruit est venu de l'extérieur. C'était le bruit d'une machine quelconque, mais dans le même temps sa voix se suspend. Un suspens bref, empli d'une immense intensité affective, comme si une émotion très forte l'envahissait ou plutôt envahissait la scène, car je suis moi-même suspendue, je ne sais plus qui est qui, ou même s'il y a quelqu'un. Je m'entends lui dire, d'une voix blanche : « Il y a quelque chose dans ce bruit... » Sa voix, presque éteinte, étranglée, balbutie en syllabes syncopées : « Tram, bruit de tram. Idiot : il n'y a plus de tram ! » De mon côté, même flottement, même voix blanche : « Train, peut-être... ? » Bruit, tram de ma propre enfance, certes, pourtant ce ne sont pas les images associées à mon propre roman familial qui surgissent alors. J'étais, à ce moment-là, tout entière (si l'on peut dire !) dans la pure perception du bruit, du « teuf-teuf ». J'étais transportée dans un lieu, oui, comme le désert, un lieu de silence peuplé de perceptions intenses, une traînée sur la dune, un bout de ciel, des sonorités multiples sans signification. C'est de ce lieu-là que je m'entends dire « train ». Ce qui surgit alors, ce qui entre en scène, c'est la figure d'une tante, soeur du père, disparue bien avant sa naissance, arrêtée par les Allemands, déportée, emmenée en train. Il y avait eu, pourtant, un long travail analytique, au cours duquel, ne fut-ce que par connaissance de ce qui hanta longtemps à mon insu mon histoire personnelle et celle de quelques autres, j'avais osé lui proposer des pistes de reconstruction des drames de l'histoire familiale et où furent évoqués des destins multiples. Le mot « morte » ne fut jamais prononcé à propos de cette disparue, jamais enterrée, maintenue en suspens ni vivante ni morte (pour la grand-mère, disait-on).

Quand cette jeune femme fut emmenée, probablement à l'âge qu'avait ma patiente quand elle fut envahie par son symptôme compulsif, elle avait le poignet dans le plâtre. C'est à cause de cette immobilisation qu'elle ne put sauter du train avec d'autres. Mais elle jeta une lettre, qu'elle avait écrite de sa main valide pour son fiancé. Cette lettre parvint jusqu'à lui. Plusieurs années après (à peu près à l'époque de la naissance de ma patiente), cet homme, au moment de se marier, de demander sa main à une autre femme, remit cette lettre de la main à la main au père de ma patiente, sous le sceau du secret... Ma patiente demandera cette lettre à son père. Elle m'annonce un jour qu'elle en a une copie dans son sac et, à la fin de la séance, la sort, la met dans ma main. J'accepte mais, dans un même mouvement, j'ébauche de l'autre main un geste vers elle, un geste volontairement retenu, un geste qui esquisse le mouvement d'une main qui entoure, sans l'entourer réellement. Étonnée, elle lève sa propre main dans un même geste et la regarde. Ceci se passe sans un mot, en ce même lieu de silence peuplé de perceptions que j'ai tenté de vous transcrire. Je n'en dirai pas plus, y compris sur ce que vous ne pourriez manquer de me rétorquer au sujet de toutes les possibilités interprétatives : éclairer son symptôme à la lumière de cette histoire, remettre en circulation le signifiant « main », ou encore redéployer la position pulsionnelle d'incorporation dans une fantasmatique de servir de tombe à cette tante disparue, ou encore... Sans doute. Mais ce n'est pas ce qu'il m'importait de vous faire connaître ; alors, je vous laisse dire.


A.C.

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1. Ed des Femmes, 1989.

2. Maren et Marcelo Vinar, Exil et torture, Paris, Denoël, 1989.

3. Dans la constitution de l'image du corps, Dolto se réfère très fermement à l'articulation des perceptions et représentations et à la médiation par un autre soumis aux mêmes éléments perceptifs, faute de quoi, insiste-t-elle le sujet se bricolera dans son corps un symptôme représentatif. Mais, pour elle, autre est constamment et avant tout vecteur de sens par les mots. Par ailleurs, si elle suppose et parle d'un sujet pré-spéculaire, elle en fait un sujet transcendantal et anhistorique.