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Origine : http://www.revue-chimeres.org/pdf/08chi03.pdf
JE PARLE ICI EN TANT QU'ANALYSTE PRATICIENNE, mais aussi au titre
de mon devenir analyste, tant il est vrai que ce devenir est et
pour tout le temps qu'on a à « vivre avec » pétri
de notre expérience de vie antérieure et simultanée,
de ce que nous avons été amenés à rencontrer
depuis notre naissance ou avant même, et bien avant notre
propre analyse. Tout ce que nous avons été amenés
à rencontrer les langues multiples, les cultures et les environnements
entre lesquels tout un chacun se constitue, c'est ce poids de vie
qui viendra soutenir la pratique de l'analyse. Et pendant des années,
plusieurs heures par jour, se joue la rencontre surprenante d'une
étrange temporalité et d'un étrange espace
qui semblent filer hors des années et du présent,
ayant constamment affaire aux mutations des représentations
actuelles, et sûrement pas seulement des représentations...
Langues multiples, cultures, environnements divers « entre
» lesquels tout un chacun se constitue mais comment ? Pour
un analyste, quelles que soient les théories auxquelles il
se réfère ou qu'il promeut, la langue est incontournable.
En psychanalyse, elle est instrument de la parole, tissu de l'expression
de la subjectivité, en ce sens qu'elle est la source de représentations
de mots qui, pour Freud, constituent le préconscient qui
n'apparaît qu'avec le langage. C'est dans la mesure où
ces représentations de mots se lieront aux représentations
des choses inconscientes qui sont les traces mnésiques, en
réorganisant leur traduction, que s'exprimerait le sujet
de l'inconscient. Le signifiant serait l'articulation même
de la représentation de choses à une représentation
de mots. Ces représentations verbales circulent dans tous
les langages, au sens large du terme, dans lesquels baigne, ou auxquels
est confronté, le sujet en devenir. Faisceaux multiples de
représentations véhiculées par le collectif.
C'est dire l'historicité de ces représentations, leur
possibilité mutative selon les époques, les lieux,
les circonstances de l'environnement, affectant pourtant la singularité
de chaque sujet.
Ce qui nous constitue dans notre singularité dépend,
ainsi, des contenus représentatifs des « foules »
auxquelles nous avons eu et avons toujours affaire. Mais il dépend
tout autant de ce qui « s'en » est inscrit dans notre
mémoire. Retenons, pour l'instant, le présent, que
l'on soulignera pour garder présent à notre esprit
que c'est toujours à partir de la réceptivité
des perceptions (Wabrnehmungen) que s'élaborent les traces
mnésiques. En deçà de l'articulation signifiante
« représentation de choses/représentation de
mots », mais au coeur même de l'essentielle mise en
scène du sujet pour qu'il puisse se manifester dans sa singularité,
cette capacité de notre mémoire à produire
des traces mnésiques à partir des perceptions est
encore plus incontournable que la langue. Elle dépend de
nombreux facteurs. Mais c'est dire le lien étroit de la sensorialité
et de la mémoire, du corps et du sujet. C'est souligner aussi
que, de toutes parts, le sujet de l'inconscient a affaire à
des productions de la collectivité. Le cabinet d'analyste
est particulièrement peuplé, même si c'est parfois
à se situer dans le désert que l'on peut écouter
tout ce peuple. Tout ce peuple, et pourtant ce qu'il advient de
la singularité est de la singularité est ce vers quoi
tend le travail analytique et le projet, avoué ou non, de
toute cure. Apparemment plus que Freud, en tout cas plus explicitement
que lui, Lacan, en indiquant l'apparition du sujet de l'inconscient,
en montrant son surgissement à partir de l'aliénation,
en insistant sur les structures de la langue dans laquelle est pris
et d'où émerge le sujet, a d'une certaine façon
fait place à la singularité. Mais, faire du sujet
un signifiant pour un autre signifiant, l'inscrire comme temps évanescent
d'une chaîne du signifiant amènent à rater dans
la cure ce qui n'est pas déjà du signifiant, au sens
de trace acoustique liant représentation de choses et représentation
de mots dans la langue. Ce qui n'est pas déjà du signifiant
est pourtant souvent omniprésent : qu'on l'appelle irreprésentable,
traumatisme, ou tout simplement signes de perception sans articulation
signifiante.
Il y a sûrement une autre façon de l'exprimer, mais
si cela n'est pas pris en compte, toute subjectivation est impossible,
vouée à l'échec, et ce, pas seulement dans
la psychose, mais chez tous ceux à qui a manqué la
possibilité d'engrammer dans leur mémoire les perceptions
pourtant présentes d'événements de leur histoire,
vouées alors aux deuils impossibles, à la pétrification,
au clivage. « Le clivage au sein d'un même sujet de
deux attitudes psychiques différentes, écrit Claudie
Cachard, dans Les Gardiens du silence (1), opposées et indépendantes
l'une de l'autre, (et, j'ajouterai, qui produit des effets de sidération
et barre la créativité), n'est le propre ni de la
psychose ni de la perversion. » Et bon nombre d'analystes,
cela dit en passant, s'accordent aujourd'hui à souligner,
chacun à sa façon, que ce qui se passe dans une cure
excède l'interprétation desdites formations de l'inconscient,
si l'on tient à ne pas rester dans l'assujettissement.
Or, à mon sens, en fonction de ce que je viens d'évoquer,
le prix théorique de la conception du sujet lacanien, ou
en tous les cas de ses effets sur la pratique, est de privilégier
une structure au détriment de données « historiques
» (même si ce n'est pas le terme tout à fait
adéquat). Celles-ci jouent et pèsent de tout leur
poids dans l'organisation des représentations sociales plus
ou moins codées auxquelles non seulement tout individu, mais
également tout sujet de l'inconscient ont affaire. Qu'elles
se présentent comme multiplicité de références
ou comme code univoque, « novlangue du système avec
ses vérités monosémiques » comme l'écrit
Marcelo Vinar (2) à propos de la terreur d'État en
Amérique latine , les conséquences ne sont pas les
mêmes, ni quant à la subjectivation ni quant aux possibilités
de constitution du sujet. L'autre impasse théorique de cette
conception est la mise en excentrement de tout un pan inévacuable
de la psyché, appelée « Chose », «
femme » ou « lalangue »... Cette mise en excentrement
conduit à une conception atemporelle et univoque du symbolique,
toujours au singulier et affecté de l'article défini,
tandis que, par un étrange effet de bascule, est déportée
du côté du réel et présentée comme
exclue du sujet la densité à laquelle il a justement
affaire. Pourtant, comment oublier que ce que Lacan, à la
suite de Freud, désigne comme « la Chose » «
das Ding » représente en fait l'altérité
première, « cette part du complexe perceptif émanant
du proche » « Nehenmensch » en sa présence
même et non en son absence. Ce sont les perceptions sensorielles
diverses, d'un cri, d'un mouvement de la main, qui vont faire retour
de l'un à l'autre et finalement permettre au sujet de ramener
les perceptions émanant du proche à des informations
provenant de son propre corps, l'amenant alors à se souvenir
de son propre mouvement ou de son propre cri, en dehors de toute
perception réelle. Ce détour ingrat par « l'esquisse
» montre que ce proche est à une place primordiale
pour la constitution du sujet et qu'il n'est pas négatif,
excentré. Il ne s'agit pas, toutefois, d'une totalité
originaire, mais de fragments, signes perceptifs fragmentaires conduisant
à une première séparation par la mise en place
du souvenir. Et ce mouvement est déterminant pour le devenir
du sujet, en dehors et en deçà de toute représentation
verbale. Trouvailles du temps de l'esquisse, souvent recouvertes
depuis. Évacuer de la subjectivité toute une part
de ce qui la conditionne, ou plutôt la produit, et qui est
étroitement liée à cette altérité-là,
hors de toute représentation verbale, risque de limiter l'écoute
de l'analyste et de conduire à une idéologie contraignante,
en ce sens que sera fixé comme immuable un certain rapport
à l'organisation du monde où seul compte le fonctionnement
de la structure. Un des effets paradoxaux en serait l'organisation
du monde lui-même en fonction d'un certain type de paramètres,
apparemment anhistoriques, mais qui sont en fait ceux de l'hégémonie
de la civilisation occidentale, d'un certain type d'organisation
de la société et de « l'Erklärung »
faisant bon ménage avec la tradition chrétienne dont
elle est issue. Les mathèmes se substituent à la Trinité.
Ces dernières remarques demanderaient, pour ne pas être
considérées comme délirantes, de plus amples
développements et ne sont pas directement mon propos. Je
veux simplement souligner que s'en tenir de nos jours à une
conception du sujet, anhistorique, atemporel, n'émergeant
que sur fond d'absence et pris tout entier dans la parole ou nécessairement
lié à la représentation verbale, est une violence
inouïe faite à ce sujet. Violence inouïe car, dans
certaines situations historiques, collectives ou singulières,
les représentations verbales en circulation n'offrent pas
au sujet ce qui pourrait faire lien avec ses propres traces mnésiques,
le condamnant à un impossible dire ou à un dire qui,
au lieu d'ouvrir à une expression de la subjectivité
singulière, opère des effets de censure, d'exclusion
de sa mémoire ou de sa possible mémoire. Violence
inouïe, car l'analyste, partant en quête de signifiants
en fait vidés de leur rapport intime aux premières
inscriptions, ne fait que renforcer l'exclusion. Je ferai, sans
aborder tout de suite une séquence de cure, un détour
par ce qui s'est joué de la violence dans le fait colonial.
Quels que soient les avatars nationaux que l'on peut constater aujourd'hui
chez les peuples qui ont eu affaire à cette aventure «
d'être colonisés », quels que soient les effets
de renfermement collectif ou individuel d'après coup, il
y eut oppression, exploitation économique, aliénation
de l'individu. Violence fut faite à l'individu, et violence
fut faite au sujet, radicalement, traumatiquement exclu des différents
repères de langue, de culture et de politique de son environnement.
Il fut déjeté de sa propre langue et des référents
culturels des générations antérieures ; également,
il fut exclu des réseaux de vie politique et sociale qui
furent source de représentation pour d'autres, offerts à
d'autres comme condition possible de subjectivité sur fond
de sa propre négation. Déporté des systèmes
symboliques pluriels ayant fourni des contenus représentatifs
à ses ancêtres, il fut pourtant porté, nourri,
bercé dans la langue de ces derniers, y nouant l'inscription
de ses premières expériences intimes de sujet. Dans
le même temps, il ne sait plus, il n'a plus à savoir
cette langue, exclue des systèmes de représentation
dominants dans le monde culturel et politique dans lequel il est
tenu de s'inscrire, d'apprendre, de se mouvoir et qui, dans le même
moment, l'exclut. Rien ou presque rien ne se présente alors
comme réseau de représentations susceptibles de s'articuler
à ses premières inscriptions pour qu'à partir
d'elles puisse se produire du « représenter »,
du représenter singulier (et aussi de l'activité de
penser). Traumatisme, certes, mais encore ? Les conditions du «
se représenter » supposent l'articulation entre une
multiplicité de réseaux, que j'appellerai «
réseaux symboliques », support éventuel de représentation,
et les premières inscriptions que sont les perceptions associées
simultanément fragments, marques, rythmes.
Cette articulation, condition d'émergence de la subjectivité,
nécessite que les réseaux soient multiples et non
pas réduits à une « novlangue », mais
aussi qu'ils ne fonctionnent pas comme un langage codé, coupé
des premières inscriptions, sans pont, sans scène,
mise en scène possible. Car cette articulation est une mise
en scène et elle suppose un minimum de possibilité
de mise en scène, un minimum « d'espace de négociation
». Dans cet espace pourront émerger les représentations
singulières. Un « espace de négociation »
qui peut faire penser, entre autres, à « l'aire de
jeu », l'aire de l'illusion de Winnicott, ou à certains
aperçus de Dolto à propos de l'image inconsciente
du corps (3). (Cet « espace de négociation »
me renverrait, s'il fallait être renvoyé, à
la toute première trouvaille de Freud, bien recouverte par
la suite, que fut celle des différentes strates de la mémoire
et surtout des échecs de « traduction », des
« ratés », lors des réagencements d'inscriptions.
Ceci n'est pas abstrait quand on sait les conséquences de
ces échecs. En effet, le réagencement des inscriptions
n'est possible que si peuvent s'opérer les articulations
que nous avons soulignées ; ce processus suppose un minimum
de cet « espace de négociation » où, à
partir des représentations offertes par tout ce qui l'entoure,
le sujet pourra non seulement se constituer, mais se manifester
divisé, certes, mais non clivé.)
Si l'espace de négociation se rétrécit, la
scène est pétrifiée. D'un côté,
assujettissement à des mots codés venus d'ailleurs,
tentations de se vêtir des oripeaux de représentations
simulacres ; de l'autre, sidération ligne de fracture traumatique,
fragments enkystés de langue, qui se figent en langue idéalisée,
originaire, fragments de corps qui s'immobilisent en « cadavre
encerclé ». Si j'ai commencé par l'exemple d'une
situation de violence coloniale, c'est qu'elle dessine, à
l'insu même des protagonistes, le resserrement de l'espace
de négociation (la pétrification de la scène).
Les effets débouchent sur deux voies au moins. L'une que
j'appellerai celle de la servitude volontaire, tentative de s'approprier
les représentations venues de l'autre, de les utiliser, cela
peut tenir un temps, le plus souvent au prix d'individus clivés,
mettant un masque de fer sur ce qui n'a pu s'élaborer de
leurs propres inscriptions. Les choses existent mais, sans leur
ombre portée qui permettrait de faire sens, le temps se fige,
car non articulé à la mémoire. L'autre voie,
la plus fréquente, extrême, conduit inévitablement
à la violence. Silence sidérant, temps figé,
corps opaque, déserté. Le seul recours est de repartir
de ces perceptions en attente de représentations, de ces
fragments, points de désordre et de désastre, pour
que s'ouvre un espace de négociation où se réarticulent
de nouvelles représentations. Seulement alors suivra une
possibilité d'organiser le conflit avec l'autre et de le
négocier. Mouvements d'une violence inouïe, mouvements
de corps, cris de femmes, forces déchaînées,
mais qui permettent de mettre en scène ce qui n'a pas pu
avoir de scène, pour que se joue une représentation
inscrite dans la langue singulière, un espace de liberté
et, alors seulement, la capacité d'oubli qui seule permet
de se souvenir.
J'aurais assez envie de m'en tenir là. Mais j'entends déjà
: « C'est bien abstrait ! On ne comprend pas ce qu'elle veut
dire ! Et l'analyse dans tout cela ? » Pourquoi ce détour
? Parce que de tels effets ne cessent pas de hanter nos divans.
Non seulement avec ceux qui sont nés dans une telle situation,
mais aussi avec ceux qui ont grandi sous la terreur d'État.
Non seulement avec eux, mais également avec leurs descendants
et aussi les descendants de ceux qui ont disparu dans les camps,
pour ne citer qu'eux (beaucoup de monde par les temps qui courent
!). Il ne s'agit pas forcément d'enfants autistes, pas particulièrement
non plus de psychotiques. Il s'agit d'hommes, de femmes qui parlent,
souvent beaucoup et dans une langue très élaborée.
Récits, descriptions de fantaisies imaginaires, généralement
dans « l'ici et maintenant », associations parfois.
D'un côté, donc, verbalisation apparemment riche en
représentations ; en fait, langue qui se tait. Non pas parce
que cesserait la définition du statut de la parole par rapport
aux formations de l'inconscient. Non. C'est essentiellement comme
si les représentations verbales ne liaient qu'elles-mêmes,
comme si les mots étaient à eux-mêmes des représentations
de choses. De l'autre côté, silence sidérant,
gardien de cadavres sans nom et sans visage, de bris de langue arrimés
à des bris de corps, mais exclus des représentations
censées les représenter, les « traduire »,
les lier dans une chaîne signifiante. « Impossible d'oublier,
impossible de se souvenir », écrit Blanchot. Impossible
de s'en souvenir, parce qu'impossible à mettre en scène,
à représenter. Il est toujours recommandé n'est-ce
pas ? de se mettre à l'écoute de ce qu'il advient,
dans le discours, du retour du refoulé. Mais y a-t-il eu
du refoulé ? Il ne s'agit justement pas de « refoulement
». Ou, pour le dire autrement, il est toujours possible de
se prévaloir de l'entendement de liaisons de signifiants.
Mais, pour le sujet, que sont ces signifiants vidés de leurs
engrammes, sinon un code ? Persister dans cette voie est lui faire
violence. Il peut être souhaitable, en repérant ces
zones de silence, d'indicible, de non-représenté,
d'abandonner le champ de l'attente de l'énonciation et le
registre de l'interprétation, de proposer des représentations
de la langue intime pétrifiée, du disparu incorporé,
pour tenter d'aménager l'espace de négociation précédemment
évoqué. À cette réserve près
que les représentations proposées peuvent parfois
venir seulement renforcer le code.
Proposer des représentations, voire des reconstructions,
élaborer des scénarios de la terreur, reconstruire
une histoire « viable » et en rester là. Et pourtant,
cela ne suffit pas. Paradoxalement, l'analyste aura à casser
les représentations simulacres, rompre avec l'attente de
l'énonciation et lui donner du sens, ouvrir une zone de l'insensé
en prêtant attention à ce qui excède la dimension
strictement symbolique de la langue, qu'il s'agisse d'agencements
ou de contenus représentatifs. Cela suppose alors d'être
à l'écoute de rythmes, d'accents, de suspens, de gestes
aussi, qui viennent brouiller le dire. Cela suppose d'affronter
des zones désertiques et d'être à l'écoute...
comme dans le désert. Simple métaphore ? Connaître
le désert, c'est savoir combien il est peuplé de formes,
de mouvements, de sonorités plurielles sans signification
mais un jour, dans l'après-coup, porteuses de sens. Être
attentif aux perceptions, de cette façon-là. Cela
ne va pas toujours sans violence, jamais en tout cas sans déchaînements
d'affects pour l'analysant... et pour l'analyste, parfois. En outre,
pour ce dernier, être dans cette écoute-là,
c'est accepter de se défaire d'un certain recours à
l'image spéculaire, accepter d'être acéphale.
D'être une voix, certes, mais aussi un oeil qui deviendra
regard, une main parfois. Je ne choisirai pas de vous parler de
quelqu'un qui a subi les effets de la situation coloniale. Ceci
est encore trop actuel, en tout cas dans les cures. Il ne s'agit
pas seulement du classique respect que l'on doit à l'anonymat.
C'est surtout parce que je ne sais pas quels seraient, pour moi-même,
les effets sur le déroulement de notre travail analytique
à venir, d'exporter ici, dans mes propres représentations,
ce qui est en train de se chercher une scène. Je le regrette.
Car il y aurait aussi beaucoup à dire au sujet de ceux que
l'on appelle la « troisième génération
de Maghréhins », nés en France, parlant français,
mais porteurs d'une mémoire « autre », enclavée
pour eux dans des bris de langue gelés dans leur articulation
même. « Mémoire qui, pour se donner à
se représenter dans la langue française, écrit
Smaïn Hadjadj, aurait à repasser par un brasier mortifère.
» Trêve de détours. J'évoquerai un cas
plus lointain, plus distant mais aussi quotidien, d'une apparente
banalité. Il s'agit d'une jeune femme, née après
la guerre, dans une famille juive. Ses parents, maintes fois inquiétés
et sur le point d'être arrêtés par les nazis,
ont traversé la guerre vivants et se sont réinstallés
dans leur petite ville de province. Être juif, ça compte
les nazis, son père en parle beaucoup , mais toute son enfance
et son adolescence à elle se sont déroulées
dans le climat ordinaire d'une famille ordinaire d'une ville de
province. C'était dans les années 1950/1960.
Malgré des études brillamment menées et les
marques d'amour qu'elle reçoit de son entourage, sa vie est
devenue impossible parce que, très souvent, lorsqu'elle sort
de chez elle et notamment prend un moyen de transport, elle doit
compulsivement descendre, s'arrêter et toucher trois fois
avec la main un poteau ou un arbre, pour faire cesser la pensée
obsédante que, si elle ne fait pas ce geste, un de ses proches
va mourir. Sur le divan, le corps figé, elle parle interminablement,
d'une petite voix monocorde et assourdie. Elle a toujours à
dire, à associer. Récits, fantasmes, associations
sur le nom effectivement porteur de sens , sur le prénom,
sur le diminutif enfantin du prénom qui, en effet, se découpe
en phonèmes porteurs de sens... Récits, fantasmes,
associations dites polysémiques, souvenirs : rien ne manque.
Notamment un souvenir, un temps enfoui, de son père, quittant
en pleine nuit le lit conjugal pour venir dans la chambre de la
petite fille qui crie et restant de longues heures à lui
tenir la main. Travail analytique, donc, élaboration de la
culpabilité de ses désirs enfantins, de la rivalité
avec le frère aîné. Découverte douloureuse
de son identification aux nazis dans ses souhaits de mort vis-à-vis
de sa mère. Identification aux déportés aussi,
qu'elle jouera avec son corps dans l'analyse, en « fondant
» littéralement tout un temps, sous mes yeux inquiets,
et qui sera toujours associée par elle à l'histoire
maternelle et à la mise à l'épreuve, dans le
transfert, de ma capacité de « la soutenir alors sans
en mourir ».
De séance en séance, de mois en mois, la culpabilité
s'estompe, la compulsion a disparu. Une histoire est reconstruite,
viable. Nous pourrions en rester là. Et pourtant, elle ne
parle pas de me quitter. Pour moi, il y a toujours comme un brouillage,
comme quelque chose qui est là et qui n'est pas advenu, présence
sourde qui n'est pas entrée sur la scène. Quelque
chose la retient. Dans sa vie aussi, il y a comme un suspens, une
retenue. Elle pourrait sûrement être plus créatrice
et surtout l'être pour elle-même. Le travail, maintenant
considérable, qu'elle accomplit dans son domaine témoigne
d'une certaine inventivité, mais est toujours pris en main
par d'autres. Sa vie sentimentale, fragmentaire, est toujours suspendue
à des personnes qui, pourrait-on dire, la « tiennent
». C'est dans ces temps-là qu'elle dit en début
de séance, répétitivement, que, quand j'apparais
à l'entrée de la salle d'attente, elle ébauche
un geste, comme pour m'étrangler : geste fugace, «
même pas associé à une image », précise-telle
d'une voix toujours inaffectée. Et elle s'empresse alors
« d'associer » à ses sentiments hostiles vis-à-vis
de sa mère.
Un jour, dans ce contexte, pendant qu'elle parlait ainsi, au cours
d'une séance, un bruit est venu de l'extérieur. C'était
le bruit d'une machine quelconque, mais dans le même temps
sa voix se suspend. Un suspens bref, empli d'une immense intensité
affective, comme si une émotion très forte l'envahissait
ou plutôt envahissait la scène, car je suis moi-même
suspendue, je ne sais plus qui est qui, ou même s'il y a quelqu'un.
Je m'entends lui dire, d'une voix blanche : « Il y a quelque
chose dans ce bruit... » Sa voix, presque éteinte,
étranglée, balbutie en syllabes syncopées :
« Tram, bruit de tram. Idiot : il n'y a plus de tram ! »
De mon côté, même flottement, même voix
blanche : « Train, peut-être... ? » Bruit, tram
de ma propre enfance, certes, pourtant ce ne sont pas les images
associées à mon propre roman familial qui surgissent
alors. J'étais, à ce moment-là, tout entière
(si l'on peut dire !) dans la pure perception du bruit, du «
teuf-teuf ». J'étais transportée dans un lieu,
oui, comme le désert, un lieu de silence peuplé de
perceptions intenses, une traînée sur la dune, un bout
de ciel, des sonorités multiples sans signification. C'est
de ce lieu-là que je m'entends dire « train ».
Ce qui surgit alors, ce qui entre en scène, c'est la figure
d'une tante, soeur du père, disparue bien avant sa naissance,
arrêtée par les Allemands, déportée,
emmenée en train. Il y avait eu, pourtant, un long travail
analytique, au cours duquel, ne fut-ce que par connaissance de ce
qui hanta longtemps à mon insu mon histoire personnelle et
celle de quelques autres, j'avais osé lui proposer des pistes
de reconstruction des drames de l'histoire familiale et où
furent évoqués des destins multiples. Le mot «
morte » ne fut jamais prononcé à propos de cette
disparue, jamais enterrée, maintenue en suspens ni vivante
ni morte (pour la grand-mère, disait-on).
Quand cette jeune femme fut emmenée, probablement à
l'âge qu'avait ma patiente quand elle fut envahie par son
symptôme compulsif, elle avait le poignet dans le plâtre.
C'est à cause de cette immobilisation qu'elle ne put sauter
du train avec d'autres. Mais elle jeta une lettre, qu'elle avait
écrite de sa main valide pour son fiancé. Cette lettre
parvint jusqu'à lui. Plusieurs années après
(à peu près à l'époque de la naissance
de ma patiente), cet homme, au moment de se marier, de demander
sa main à une autre femme, remit cette lettre de la main
à la main au père de ma patiente, sous le sceau du
secret... Ma patiente demandera cette lettre à son père.
Elle m'annonce un jour qu'elle en a une copie dans son sac et, à
la fin de la séance, la sort, la met dans ma main. J'accepte
mais, dans un même mouvement, j'ébauche de l'autre
main un geste vers elle, un geste volontairement retenu, un geste
qui esquisse le mouvement d'une main qui entoure, sans l'entourer
réellement. Étonnée, elle lève sa propre
main dans un même geste et la regarde. Ceci se passe sans
un mot, en ce même lieu de silence peuplé de perceptions
que j'ai tenté de vous transcrire. Je n'en dirai pas plus,
y compris sur ce que vous ne pourriez manquer de me rétorquer
au sujet de toutes les possibilités interprétatives
: éclairer son symptôme à la lumière
de cette histoire, remettre en circulation le signifiant «
main », ou encore redéployer la position pulsionnelle
d'incorporation dans une fantasmatique de servir de tombe à
cette tante disparue, ou encore... Sans doute. Mais ce n'est pas
ce qu'il m'importait de vous faire connaître ; alors, je vous
laisse dire.
A.C.
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1. Ed des Femmes, 1989.
2. Maren et Marcelo Vinar, Exil et torture, Paris, Denoël,
1989.
3. Dans la constitution de l'image du corps, Dolto se réfère
très fermement à l'articulation des perceptions et
représentations et à la médiation par un autre
soumis aux mêmes éléments perceptifs, faute
de quoi, insiste-t-elle le sujet se bricolera dans son corps un
symptôme représentatif. Mais, pour elle, autre est
constamment et avant tout vecteur de sens par les mots. Par ailleurs,
si elle suppose et parle d'un sujet pré-spéculaire,
elle en fait un sujet transcendantal et anhistorique.
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