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Origine : http://www.denistouret.net/textes/Caille.html
1
La grande originalité historique des classes moyennes européennes
est de ne s'en imaginer aucune. Elles se pensent comme l'incarnation
d'une nature et d'une virtualité communes à tous les
hommes. Si l'on se rapelle l'ardeur des plus petites tribus sauvages
à affirmer que seuls leurs membres sont véritablement
humains, ou la passion des aristocraties et des élites traditionnelles
d'être sans pareilles, ou mesure la singularité historique
que représente cet amour de l'identique. Il est certainement
pour beaucoup, pour l'essentiel peut-être, dans le triomphe
à l'échelle mondiale des valeurs associées
au marché.
Critique de la raison utilitaire, La Découverte, Paris, 1989,
p. 65.
2
Si tous les hommes sont identiques à l'homme des classes
moyennes, qui ne retire sa fierté que de son utilité
et de son travail, alors l'interprétation de l'histoire et
de ce qui régit la vie en société est des plus
simples. Au début de l'histoire humaine, la prédéterminant
entièrement, il y a le fait anthropologique premier de la
rareté matérielle. C'est lui qui entraîne la
nécessité de travailler durement. Lui, encore, qui
suscite la rivalité et la concurrence entre les hommes, en
en faisant des calculateurs égoïstes ou en les répartissant
en des classes antagonistes. Les sociétés humaines
sont donc, avant toute chose, des organismes productifs, voués
à réduire la rareté, gràce aux avantages
de la division du travail.
Ibidem pp. 65-66.
3
La diversité des croyances et des formes de pouvoir, qui
se sont succédé au long de l'histoire des hommes,
peut être expliquée par trois types de considérations.
Elles ont été, tout d'abord et principalement, le
fruit de l'ignorance. Compte tenu de l'ignorance générale,
des croyances étranges et absurdes ont pu être utiles,
un temps, pour canaliser les énergies productives. A moins,
troisième possibilité, qu'elles aient été
purement et simplement imposées à coups d'autorité
et de violences physiques, par des prêtres fanatiques ou des
guerriers sans scrupules. En tout état de cause, tout cela
est révolu. Gràce à l'autonomisation du marché,
les sociétés modernes développées sont
enfin pleinement conformes à l'essence jusque-là voilée
de toute société. Parce qu'elles savent cantonner
le pouvoir et le savoir dans les bornes de l'utile, conjurant ainsi
tout risque d'abus, elles deviennent des organismes productifs pleinement
efficaces.
Ibidem p.66.
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ALAIN CAILLÉ, sociologue anti-utilitariste, s'insurge contre
la vision économiste du monde
Le capitalisme a démantelé les régulations
sociales et symboliques, Eric Dupin, Libération, 5-6 mai
2001, p. 40-41
Comment peut-on être «anti-utilitariste» ? Qu'est-ce
que ce Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales (Mauss)
dont vous êtes l'un des animateurs ?
Le Mauss est apparu en réaction au triomphe de la vision
économiste du monde. Il est né en 1981 afin de réagir
à une déferlante surgie alors dans les sciences sociales
visant à répandre partout une explication économiste
du monde par le jeu des intérêts individuels calculés.
Jusque dans les années 70, les économistes réservaient
l'usage de leurs modèles explicatifs à la seule étude
des phénomènes de marché. Mais, à partir
de cette période, la vision économiste sort de son
lit. Des économistes d'un nouveau genre commencent à
postuler qu'avec leur modèle on peut expliquer l'ensemble
des actes sociaux - qu'il s'agisse de l'amour, des crimes, de la
politique ou de la religion... La science économique devient
ainsi impérialiste. Plus surprenant : dans les mêmes
années, les sociologues, les historiens, les philosophes,
une partie des anthropologues, certains biologistes acceptent au
bout du compte cette généralisation du modèle
économique, même si cela s'effectue selon des modalités
très variables.
En France, ce mouvement se fait connaître sous l'étiquette
d'«individualisme méthodologique» avec le Raymond
Boudon de l'époque. Michel Crozier y participe alors à
sa manière. Pierre Bourdieu répand une explication
économiste de type marxiste. Aux Etats-Unis, on parle de
théorie de l'action rationnelle (RAT) qui est à la
base d'un renouveau de la philosophie politique, avec John Rawls
ou Richard Nozick.
C'est contre cet impérialisme de l'économisme que
se constitue la Revue du MAUSS. Mouvement anti-utilitariste en sciences
sociales, cela signifie d'abord mouvement antiéconomiciste.
Il s'agit, en somme, de reprendre le geste inaugural d'Emile Durkheim
(1) s'opposant à l'utilitarisme d'un Spencer alors triomphant.
Mais l'appellation rend aussi hommage à Marcel Mauss (2),
le successeur et neveu de Durkheim et surtout l'auteur de l'Essai
sur le don, qui représente la plus extraordinaire machine
à critiquer le postulat central de l'économisme. Mauss
conteste la naturalité même de l'Homo economicus :
l'homme n'a pas toujours été un animal économique
doublé d'une machine à calculer. Avant d'être
économique, il est soumis, montre Mauss, à la triple
obligation de donner, recevoir et rendre. Cette découverte
entraîne des implications éthiques et politiques considérables.
Ce courant de pensée n'est-il pas «centriste»,
situé entre l'individualisme méthodologique dont vous
venez de parler et la vision holiste de la société
considérée seulement comme un tout ?
Oui, en un sens, puisqu'au plan théorique nous explorons
la voie d'un interactionnisme généralisé, qui
est médiane entre l'individualisme méthodologique
et le holisme traditionnel. Politiquement, il existe un certain
«centrisme» du MAUSS, puisque nous ne plaidons principalement
ni pour le marché ni pour l'Etat, mais plutôt pour
la société elle-même. Cela donne, au bout du
compte, une position interrogative, non dogmatique, et qui oscille
entre un certain modérantisme et un certain radicalisme.
Comment expliquez-vous que la manière dont la société
se représente elle-même fasse autant la part belle
à l'économisme ?
Il est important d'observer que le triomphe de l'économisme
s'est opéré dans la théorie avant de se manifester
dans la pratique. L'extension de la marchandise à des sphères
qui en étaient jusque-là préservées
ainsi que la mondialisation néolibérale sont postérieures.
Tout cela a été précédé par une
sorte de contre-révolution idéologique dont la figure
de proue est Hayek (3).
Observons que la possibilité du capitalisme, de l'émancipation
de l'économique par rapport au social, est présente
dans toutes les sociétés. Mais elle se voit en permanence
contrebalancée par d'autres forces politiques, religieuses,
culturelles. Et elle leur est généralement subordonnée.
Cela a été le cas très longtemps en Europe.
Jusqu'à il y a quinze ou vingt ans, le marché capitaliste
était réencastré, comme disait Polyani (4),
dans des régulations étatiques, dans des systèmes
de limitations culturelles et symboliques. Ce sont ces anticorps
qui commencent à sauter dans les années 70 ou 80.
Pourquoi ? D'abord à cause de la réfutation pratique
de plus en plus évidente des systèmes totalitaires
qui s'étaient opposés à la logique capitaliste.
Même les systèmes sociaux-démocrates qui essaient
de civiliser, de canaliser le capitalisme. Avant la chute du mur
de Berlin, ils tendaient à s'ossifier, à se fossiliser
dans de la bureaucratie et du corporatisme. Par ailleurs, la mondialisation
rend les régulations étatiques de plus en plus impuissantes.
Qu'est-ce qui pourrait contrecarrer cette domination de l'économisme
qui, si l'on comprend bien, est un phénomène très
déterminé par les évolutions politiques ?
Dans toutes les sociétés, y compris les sociétés
archaïques dont parle Mauss, la sphère des relations
utilitaires, la logique du calcul intéressé, est présente.
Ce n'est pas une invention des modernes. Dans les pratiques de troc,
on peut voir des embryons de marché. Mais toutes ces pratiques
individualistes se coulent dans les formes de l'échange cérémoniel
et rituel qui comporte une vocation sociale et redistributive.
La logique d'accumulation de la puissance financière propre
au capitalisme permet à l'individu et aux entreprises d'échapper
au contrôle social. Ils n'ont plus de comptes à rendre
et s'affranchissent de l'exigence de réciprocité qu'incarnait
la logique du don et de la démocratie. Il se produit dans
l'Histoire une guerre permanente entre cette dynamique capitaliste
d'accumulation individuelle et la dynamique sociale qui vise à
remettre la richesse privée au service de la collectivité.
Nous sommes en train d'assister à un démantèlement
complet des logiques de régulation sociale, des compromis
fordiste et keynésien qui avaient fonctionné depuis
l'après-guerre. Ces régulations opéraient à
l'échelle des Etats-nation, qui n'est plus celle de l'économie.
Cette distorsion d'échelle rend très problématique
la formulation d'objectifs politiques ou même d'ambitions
culturelles. L'Europe se dérobe en permanence, je ne suis
pas du tout optimiste sur son avenir. Et on ne voit pas se profiler
un Etat mondial. C'est cela qui empêche l'émergence
d'une nouvelle régulation du capitalisme. L'espoir réside
dans la naissance d'une société civile internationale
associationniste : c'est là que ça bouge. Mais ce
mouvement, esquissé à Porto Alegre, est extraordinairement
disparate, hétérogène, ambigu.
Quel capitalisme précisément critiquez-vous ?
On peut distinguer le mégacapitalisme actuel du capitalisme
d'hier à partir de quatre points de vue. La première
dimension est celle de la mondialisation ou, plus exactement, de
la transnationalisation. La deuxième, c'est qu'il devient
surpuissant par rapport aux Etats politiques. Le chiffre d'affaires
de General Motors est plus important que le budget du Danemark !
Celui d'Exxon-Mobil est plus élevé que le PIB de l'Autriche...
Troisième différence, le champ du «merchandisable»
s'est considérablement accru depuis une vingtaine d'années.
C'est évident dans les domaines du sport, de l'art et de
la culture où se déchaîne la monétarisation
de toute chose. Quatrième caractéristique : l'ensemble
des sphères de la société, la technique, la
science, la politique, la culture, la nature sont désormais
soumises immédiatement, et non plus indirectement comme hier,
au marché. Tout devient partie intégrante de la logique
du capital. L'exemple le plus frappant est sans doute celui de la
brevetabilité des gènes.
Cette transcroissance du capitalisme soulève trois problèmes
principaux. Le plus fondamental, c'est la destruction de la pluralité
des valeurs légitimes. Ce qui est critiquable, ce n'est pas
le capitalisme en tant que tel mais son «illimitation»
et son omniprésence. Aujourd'hui, le capitalisme commence
vraiment à se conformer à la description marxiste
; ayant réussi à s'affranchir de toute régulation,
non seulement politique mais aussi morale, éthique ou culturelle,
il n'est plus compensé par d'autres principes et n'a plus
de comptes à rendre qu'à lui-même. L'extraordinaire
explosion des inégalités est l'un des résultats
de cette disparition du pluralisme social. Tout doit être
fait aujourd'hui pour gagner de l'argent et servir à l'accumulation
d'une puissance financière qui devient aussitôt puissance
politique, scientifique, culturelle, puisque tout cela se confond.
Cette colonisation de l'ensemble de la société par
une logique capitaliste hégémonique détruit
les ressources éthiques, normatives, héritées,
ce qu'Orwell appelait la common decency, le sens de ce qui se fait
et de ce qui ne se fait pas, et la possibilité même
de faire les choses «pour elles-mêmes» et non
pour de l'argent.
Deuxième point : les rapports de plus en plus complexes
et problématiques entre le capitalisme et la démocratie.
A l'origine, il existait un lien étroit entre le capitalisme
et les formes de la démocratie moderne. Les villes libres
du Moyen Age naissent en même temps que les premières
pulsions marchandes. Elles sont toutes deux impulsées par
cette quête de l'égalité des conditions dont
parlait Tocqueville. Mais ce lien existe-t-il toujours ? Il n'est
pas évident que le capitalisme ait encore besoin d'une démocratie
active. Au fur et à mesure que la mondialisation rend les
peuples introuvables, il ne subsiste plus qu'une logique procédurale
formelle. La démocratie devient de plus en plus rhétorique.
Troisième point : le rapport au temps. La destruction des
repères symboliques dilue le débat social dans une
logique de l'instantanéité. Il y a là une symétrie
assez frappante avec le totalitarisme. Dans les régimes totalitaires,
la lutte politique était inscrite dans une référence
permanente à la fois au passé perdu ou répudié
et à l'avenir à conquérir. Aujourd'hui, c'est
le contraire. Seul compte encore l'instant présent. L'intérêt
dominant du moment l'emporte sur l'intérêt général
de long terme. Le refus par George W. Bush de se plier aux accords
de Kyoto est typique de cette logique. De même, la fameuse
corporate governance des entreprises est dominée par les
cours de la Bourse au jour le jour. Des licenciements s'opèrent
alors sans considération pour le long terme. C'est le règne
de l'éternel présent.
Ce rapport très particulier au temps ne rend-il pas difficile
la critique de l'univers dans lequel nous vivons ?
Marx le disait déjà, le capitalisme ne peut exister
sans se révolutionner sans cesse. Mais on observe actuellement
une curieuse conjonction entre le capitalisme et sa critique. L'idée
de progrès s'est écroulée et dissoute dans
l'injonction à une sorte de révolution permanente
devenue à elle-même sa propre fin. D'où une
curieuse et troublante symbiose entre les dirigeants des grandes
firmes et les progressistes new look, que Jean-Claude Michéa
(5) appelle de manière amusante et profonde les «gardes
rouges du capital»...
Peut-on dès aujourd'hui imaginer d'autres formes de gestion
?
Sur un plan social d'ensemble, oui, sûrement. Dépasser
l'économisme suppose d'aller en direction d'une radicalisation
de l'exigence démocratique qui, sur le plan de l'économie,
passe par trois voies principales :
1) Réaliser une véritable «révolution
du temps choisi».
2) Contribuer à l'émergence d'une société
civile associationniste autonome par rapport au marché et
à l'Etat.
3) Enfin, pour réaliser ces deux objectifs, garantir un revenu
minimum irrévocable, pour ceux qui n'ont que lui pour vivre,
qui soit cumulable à la marge avec d'autres ressources.
Au plan de l'entreprise, il est facile et tentant de critiquer les
discours sur l'éthique de l'entreprise et de dire qu'ils
servent seulement à faire du profit. Mais je crois que nous
devons faire le pari d'un progrès possible de la rationalité
axiologique des entrepreneurs. Il est envisageable de définir
des normes de respect de la dignité et de l'autonomie des
citoyens et des salariés. Si les entreprises se veulent «citoyennes»,
qu'elles le prouvent !
N'imposons pas des tonnes de règles inapplicables, mais réfléchissons
à la possibilité de définir des normes raisonnables
passant par une politique de labellisation éthique et la
menace de campagnes de boycottage.
(1) Emile Durkheim (1858-1917), considéré comme l'un
des pères de la sociologie française, auteur, entre
autres, de l'étude le Suicide (1897).
(2) Marcel Mauss (1873-1950), sociologue et anthropologue français,
auteur de l'Essai sur le don (1934).
(3) Frederich von Hayek (1899-1992), économiste d'origine
autrichienne, l'un des principaux inspirateurs du «néolibéralisme».
(4) Karl Polyani, économiste d'origine autrichienne, auteur
de la Grande Transformation (1944), favorable à une régulation
sociale de l'économie.
(5) Jean-Claude Michéa, philosophe français, auteur
de l'Enseignement de l'ignorance (1999).
Professeur d'économie et de sociologie à l'université
de Paris 10 (Nanterre).
Fondateur de La Revue du Mauss (Mouvement anti-utilitariste en sciences
sociales), qu'il dirige depuis 1981.
Auteur, notamment, de :
Critique de la raison utilitaire, La Découverte, 1989 ;
Don, intérêt et désintéressement, La
Découverte, 1994 ;
Anthropologie du don, Desclée de Brouwer, Paris 2000.
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