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Date: Wed, 31 Dec 2003 09:42:36 +0100
Subject: [infozone_l] "Rendre le monde moins injuste", Alain
Caillé d'Attac, Le Monde
A lire ce texte on peut penser que Attac pourrait se prononcer
pour un minimum de revenu de 500 euros, tout en revendiquant un
revenu mensuel maximal de 100 000 euros. Est-ce une façon
de propser un minima pour les pauvres et la "base" tout
en gardant de quoi survivre pour les chefferies, y compris celle
d'Attac ?
La gauche est encore loin de la notion d'égalité.
Les problèmes seront "techniques", la politique
est encore engluée dans la gestion du capitalisme, merci
Monsieur Caillé ! Si Jospin avait appliqué cette proposition,
serait-il devenu "de gauche" ?
Le gestionnaire du site
Pour contenir le capitalisme et lui donner des limites, les altermondialistes
doivent sortir de questionnements trop philosophiques et se concentrer
sur la question des inégalités.
"Rendre le monde moins injuste"
mercredi 31 décembre 2003
Alain Caillé,
économiste et sociologue, professeur d'université
à Paris X-Nanterre,
directeur de «La Revue du Mauss» (www.revuedumauss.com),
il est membre du conseil scientifique d'Attac.
Le combat prioritaire à mener passe par le couplage de la
lutte contre la logique de la démesure - les puissances de
l'illimitation libérées par l'explosion du capitalisme
spéculatif - avec la lutte contre les inégalités.
Un autre monde est-il réellement possible ? Sans doute, mais
comment ? Organisé selon quelles lignes de force principales
? Obéissant à quel principe de cohérence central
? C'est sur la réponse à ces questions que, de l'aveu
même de ses animateurs, la mouvance altermondialiste, qui
a acquis en quelques années une audience et une légitimité
que peu d'observateurs prévoyaient, commence à achopper.
Trop de réponses partielles, d'importance et de rang bien
différents, parfois contradictoires, sont proposées
et s'entrechoquent ou voisinent à l'occasion des multiples
ateliers, rencontres et séminaires ; au risque qu'au plaisir
de se retrouver «tous ensemble», à l'effervescence
festive initiale, au sentiment de se trouver à l'aube et
à l'origine d'un monde nouveau ne se substitue peu à
peu un sentiment de cacophonie et d'impuissance. C'est d'ailleurs
sur ce trait que se sont focalisés les comptes rendus et
les analyses du récent forum social de Saint-Denis. La dénonciation,
ou la célébration, des «nouvelles radicalités»
a fait place au constat de leur hétérogénéité
et à la question lancinante : «Mais qu'est-ce qu'ils
proposent, au bout du compte, ces altermondialistes ?»
Pourtant, personne ne doute vraiment qu'un autre monde ne soit souhaitable,
tant celui qui existe est menaçant. Selon sa sensibilité,
sa trajectoire intellectuelle, religieuse ou idéologique
propre, selon l'air du temps aussi, chacun s'inquiétera plutôt
de la persistance de la faim dans le monde, des risques écologiques
majeurs, de la raréfaction prochaine des sources énergétiques,
du manque d'eau, de la pollution atmosphérique, de la réduction
du nombre des espèces, de la recrudescence des maladies épidémiques,
de la dévastation de l'Afrique par le sida, de l'explosion
des inégalités dans le monde, de l'exacerbation des
intégrismes, de la flambée des communautarismes, de
la multiplication des conflits ethniques, culturels ou religieux
plus ou moins génocidaires, du poids croissant de la corruption,
des mafias et du crime organisé, etc. La diversité
même de ces menaces donne le tournis et contribue au sentiment
d'impuissance générale.
On ne peut pas être sur tous les fronts à la fois.
Par où donc commencer ? À quoi s'attaquer en priorité
? Qui doit et qui peut faire quoi ? Pour tenter de se frayer une
voie à travers cet entrelacs de questions épineuses,
il ne sera pas inutile d'observer tout d'abord que les menaces qui
pèsent sur le monde sont de deux types assez différents.
Les premières soulèvent la question de la «durabilité»
physique et écologique de notre système économique,
i.e. du capitalisme boursier mondialisé. Les secondes posent
celle de savoir s'il n'engendre pas des inégalités
et des injustices intrinsèquement incompatibles avec l'idéal
démocratique.
Remarquons que le deuxième questionnement a une sorte de
priorité logique sur le premier. Il ne peut exister en effet
de débat sur la possibilité (ou l'impossibilité)
d'un développement durable que dans le cadre d'une démocratie
effective. Ne rêvons pas : les bonnes solutions techniques
et écologiques ne naîtront pas comme par enchantement
de la libre discussion. Cette dernière ne peut pas être
la condition suffisante du développement durable. Néanmoins,
elle en est la condition nécessaire. Il n'y aura donc pas
de développement durable - pas plus que d'éventuelle
«décroissance conviviale» - sans démocratie
durable.
C'est donc sur la question de la démocratie qu'un mouvement
altermondialiste soucieux de peser effectivement sur le cours du
monde doit mettre l'accent au premier chef. Toutefois, il existe
de multiples manières de se référer à
l'idéal démocratique, ouvertes chacune à de
nombreuses interprétations. Supposons, par exemple, qu'on
identifie la démocratie à l'obtention de droits. La
question se pose alors aussitôt ; lesquels ? Les droits de
l'homme ? Les droits sociaux ? Les droits des minorités,
religieuses, ethniques, sexuelles ? Ceux des communautés,
ceux des femmes, ceux des individus ? A nouveau, le tournis nous
prend.
Nous voudrions suggérer ici que le combat prioritaire à
mener aujourd'hui - celui qui pourrait rallier l'essentiel des suffrages
de tous ceux qui se préoccupent du bien commun de l'humanité
- passe par le couplage de la lutte contre la logique de la démesure
- les puissances de l'illimitation libérées par l'explosion
du capitalisme spéculatif - avec la lutte contre l'explosion
des inégalités. On pourrait montrer, en effet, comment
la quasi-totalité des problèmes qui se posent à
nous aujourd'hui - des problèmes environnementaux aux problèmes
bioéthiques en passant par les multiples conflits sociaux
et politiques - renvoie systématiquement à la question
des limites qu'il nous faut définir et imposer aux forces
de la démesure, de l'hubris, si nous voulons que notre monde
reste humain et vivable.
Cette question de l'illimitation et des limites ne doit pas être
posée en termes philosophiques trop abstraits. Ce qu'il nous
faut comprendre, c'est que la démesure trouve à la
fois sa source et son aboutissement dans une explosion sans précédent
des inégalités. Tout le monde connaît les chiffres
spectaculaires qui attestent de l'inégalité ahurissante
qui règne entre les nations. Selon le rapport du Pnud (ONU),
par exemple, les 1 % les plus riches du monde ont un revenu égal
aux 57 % les plus pauvres. Ou encore : les trois personnes les plus
riches du monde possèdent une fortune supérieure au
PIB des 58 pays les plus pauvres.
Ces chiffres sont tellement impressionnants qu'à la limite
ils nous laissent incrédules et sans réaction. Plus
parlantes sont, en fait, les analyses qui enregistrent la montée
de l'inégalité au sein des pays riches. L'économiste
Thomas Piketty montre comment nous avons retrouvé un monde
d'inégalités comparable à celui d'avant 1914.
Plus près de nous, l'économiste américain Paul
Krugman rappelait, il y a peu, dans le New York Times, qu'en 1970
les cent patrons américains les mieux payés gagnaient
en moyenne 39 fois plus que leurs salariés de base. Le rapport
est passé aujourd'hui à mille pour un. Autrement dit,
le taux de cette inégalité-là a été
multiplié par plus de 25 en une trentaine d'années.
Voilà qui donne une mesure concrète du basculement
du monde opéré en si peu de temps. Or, comme l'écrit
à juste titre l'écrivain Norman Mailer, «personne
(...) n'a jamais professé qu'un authentique système
démocratique permettait aux plus riches de gagner mille fois
plus que les pauvres».
Ces observations mènent directement à la formulation
de deux propositions à la fois plausibles et universalisables,
susceptibles de devenir conjointement la revendication première
non seulement de tous ceux qui se disent altermondialistes mais
de tous les hommes et les femmes de bonne volonté, sincèrement
attachés à faire vivre l'idéal démocratique
:
Proposition 1 : Tout Etat doit assurer à chacun de ses ressortissants
un niveau de ressources au moins égal à la moitié
du salaire de base local - ou de son équivalent.
Proposition 2 : Aucun Etat ne doit tolérer qu'une personne
obtienne des gains annuels régulièrement supérieurs
à cent fois le salaire de base. Ou encore, et pour faire
court : aux tendances à l'illimitation qui menacent la planète,
il faut d'abord répondre en instaurant simultanément
un revenu minimum et un revenu maximum.
La mise en oeuvre de telles mesures soulève nécessairement
une infinité de problèmes techniques plus ou moins
délicats. Aussi leur portée est-elle d'abord symbolique.
Cependant, il convient d'observer qu'elles ne se heurtent à
aucune impossibilité pratique véritable. Cent fois
le salaire de base, par exemple, c'est encore près de trois
fois le taux d'inégalité propre au capitalisme américain
en 1970 qui n'était pas, que l'on sache, de type bolchevique
ou socialiste. Le problème principal est en fait celui qui
résulte de l'inégalité du monde. Ces mesures
doivent-elles être adoptées sur une base nationale
ou internationale ? Si l'on remarque qu'il n'y a aucun sens à
définir un revenu minimum international qui serait la moyenne
entre un revenu minimum congolais et américain par exemple,
il en résulte aussitôt que c'est au niveau national
(ou régional) qu'il faut raisonner. Avec l'énorme
avantage qu'en faisant pression sur les Etats qui n'assurent pas
ce minimum de ressources, l'opinion publique internationale pèserait
ipso facto en faveur de leur démocratisation et de la protection
des minorités. D'un autre côté, il est difficile
d'interdire à des entrepreneurs africains, par exemple, de
gagner plus que cent fois le revenu de base de leur pays, sachant
que ce revenu resterait dérisoire au regard de ce que gagnent
et gagneraient encore ses homologues des pays riches.
Pour ce qui concerne l'instauration d'un revenu maximum, est-ce
par les pays les plus riches qu'il faudra commencer. Quant à
la création d'un revenu minimum dans les pays pauvres, le
mieux sera de la coupler avec l'abolition de la dette qui pèse
sur eux. Qui poussera à l'adoption de telles mesures ? Ne
risquent-elles pas de se révéler utopiques faute de
combattants ? Tout dépend de leur pertinence symbolique.
Si l'opinion publique mondiale se persuade que c'est bien là
qu'est le combat premier à mener, il sera alors assez facile
de boycotter les entreprises et les Etats dont les dirigeants ne
respecteraient pas la nouvelle norme. Les organismes internationaux,
les grandes consciences et les petits actionnaires suivront...
I N F O Z O N E .
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