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origine : http://refractions.plusloin.org/spip.php?article86
Au premier rang des nombreuses incitations qui nous sont venues
de Foucault, il y a celle-ci : apprendre à desceller la question
politique d’avec celle de l’État. S’exercer
à voir la politique prendre forme là où s’ouvre
la brèche d’un événement, où se
compose une résistance à l’intolérable,
où les machines de pouvoir s’enrayent, où des
déplacements se produisent, engageant des subjectivités
et des actions dévoilant le vide de la situation antérieure.
Foucault nous a, entre autres choses, aidé à comprendre
à quel point la doxa marxiste avait enchaîné
notre approche de la politique à celle de l’État
- que soit en question sa conquête, sa colonisation ou sa
destruction. Il nous a encouragés dans l’entreprise
de reconditionnement de notre entendement politique, là où
il importait de se délier d’une saisie de la politique
aux conditions de la dialectique historique, du progressisme et
de l’historicisme, de la fétichisation du signifiant
majeur de toute politique marxiste - le prolétariat.
Foucault ne nous a pas proposé une « théorie
de rechange » de l’action politique, il nous a, simplement,
ouvert sa « boîte à outils ». Nous y avons
trouvé quelques mots clés : plèbe, intolérable,
résistance, pouvoir, événement. Ce qui nous
intéresse, avec ces mots, est de deux ordres : d’une
part, la possibilité d’envisager un récit de
l’histoire des sociétés modernes en Occident
qui échappe aux contraintes de la fausse alternative - histoire
de l’État ou histoire des bonnes fins révolutionnaires
; de l’autre, celle d’une approche de l’action
politique qui se délie aussi radicalement que possible des
conditions établies par la soumission de toute politique
aux règles de la représentation, du parlementarisme,
du jeu des partis. Foucault est l’un des « lieux »
rares à partir desquels peut s’envisager un renouveau
ou un sauvetage de la politique au temps du déclin de la
démocratie parlementaire. Ce redéploiement de la politique
ne prend pas la forme, dans cette perspective, de la mythique «
alternative » vantée par les néo-marxistes et
les nébuleuses attenantes (« altermondialisme »,
Attac, etc.), mais bien plutôt d’une résistance
infinie à l’ensemble de ces faits accomplis qui tissent
la trame de l’insupportable. Une résistance qui ne
recule pas devant l’éclat violent, mais sait distinguer
les bifurcations majeures ou les moments décisifs de ces
supposées « luttes finales » qui nous allégeraient
une fois pour toutes du poids de la division. Il ne s’agit
donc pas ici de se faire l’avocat d’une introuvable
politique foucaldienne, mais bien plutôt de tenter de montrer
comment une critique générale de la politique contemporaine
peut tirer parti de la perspective foucaldienne - celle qui prend
corps notamment à partir de la « troisième topique
» de l’œuvre, où se manifeste distinctement
un intérêt explicite et intensifié pour les
questions politiques (Surveiller et punir, la Volonté de
savoir, etc.).
La première des « incitations » foucaldiennes
à repenser la politique s’agence autour de la notion
de plèbe. Celle-ci va se présenter comme le premier
des opérateurs du redéploiement de l’entendement
politique dans un contexte où la critique radicale de l’antipolitique
étatique (la gestion pastorale du troupeau humain) ne peut
plus s’effectuer aux conditions d’une théorie
de la révolution de type marxiste. Rappelons brièvement
les prémisses d’une approche foucaldienne de la plèbe
: il s’agit, d’un point de vue résolument anti-sociologique,
de cerner ce « quelque chose » qui « dans le corps
social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes,
échappe d’une certaine façon aux relations de
pouvoir ; quelque chose qui est non point la matière première
plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement
centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée.
“La” plèbe n’existe sans doute pas, mais
il y a “de la plèbe” ». [1]
Ces remarques ne font sens que si on les réfère au
travail de Foucault sur la notion de pouvoir ; à son effort
pour redéfinir le pouvoir en l’abordant davantage en
termes de diffusion, de structures réticulaires, d’échanges,
de circulations, de machines et de dispositifs qu’en termes
d’appropriation, de formes séparées et concentrées
(la question du pouvoir réduite à celle de l’État).
Il y a « de la plèbe », des effets de plèbe,
pourrait-on dire, lorsque se produisent des mouvements de déprise,
de résistance, de fuite ou d’affrontement, en réaction
à « toute avancée du pouvoir ». Lorsque
se dessinent de ces brèches ou de ces lignes de fuite qui
suspendent les logiques du pouvoir, perturbent ou suspendent l’efficace
des « réseaux de pouvoir ». Il y a cet élément
d’irréductibilité aux jeux de pouvoir et dont
la plèbe est, si l’on veut, le déictique, lorsque
des détenus d’une prison se révoltent, lorsque
- pour reprendre l’exemple de Foucault - des milliers d’Algériens
descendent dans la rue à Paris pour protester contre le couvre-feu
qui leur a été imposé, le 17 octobre 1961,
et font l’objet d’une féroce répression
de la part de la police parisienne. Ainsi définie, cette
plèbe dépourvue de toute substance propre, historique
ou sociale, se présente comme « l’envers »
ou « la limite » par rapport au pouvoir. On ne peut
donc lui assigner la place d’un sujet historique dont l’action
continue imprimerait sa marque sur le cours des choses. Elle surgit
par flux irréguliers et variables, produisant, selon les
circonstances, des effets divers d’interruption, de déplacement,
de sidération. Ses visages autant que ses manifestations
sont infiniment variables. Ce qui importera toujours en premier
lieu, finalement, c’est la constance avec laquelle elle sera
désignée comme le rebut, l’inclassable, l’ininscriptible
ou l’infâme selon les logiques de l’ordre. C’est
ce que relevait Foucault, en 1972, à propos de la manifestation
des Algériens susmentionnée : « Personne ou
presque ne parle plus de la manifestation des Algériens du
17 octobre 1961. Ce jour-là et les jours suivants, des policiers
ont tué dans la rue et jeté à la Seine pour
les noyer, environ 200 Algériens. En revanche, on parle tous
les jours des neuf morts de Charonne où se termina, le 8
février 1962, une manifestation contre l’OAS. »
[2]
Foucault attire ici notre attention sur l’opposition radicale
qui s’est établie dans les sociétés modernes
entre une notion politique du peuple et la condition, également
politique, de la plèbe. Le peuple est une substance politique
et historique, car il a accès au récit et à
la mémoire, il est l’inscriptible même. Des commémorations,
des manifestations, des livres, des articles, des plaques de marbre
jalonnent le récit, ininterrompu depuis février 1962,
du crime policier de Charonne, ils perpétuent la mémoire
des victimes, en tant que celles-ci incarnent un peuple - communiste,
anticolonialiste, en l’occurrence. Derrière ces neuf
morts se profile tout un peuple visible et dicible, structuré
par ses organisations, représenté par ses dirigeants
syndicaux ou politiques, mais aussi par ses martyrs et héros
de jadis et naguère. [3] Par contraste, la « masse
» indistincte et anonyme sur laquelle s’acharne la police
en cette nuit d’octobre 1961, n’inscrit pas de traces.
Elle est une « plèbe » en ce sens précisément,
non pas essentiellement qu’elle est un groupe-victime, mais
bien que ce qu’elle fait comme ce qu’elle subit, en
cette occasion, est voué à une condition de disparition.
Aujourd’hui encore, les noms des victimes n’apparaissent
sur aucun monument, le nombre des victimes demeure l’objet
de contestations, les archives policières concernant l’événement
peu accessibles, les témoins rares ; les corps des victimes
ont été, le plus souvent, escamotés, comme
ont disparu des pans entiers des archives de la brigade fluviale
de la police qui les avait repêchés... [4] Le contraste
est donc total entre la capacité immédiate d’un
regroupement plébéien de se former, de manifester
une énergie qui résiste à la violence d’un
pouvoir (le couvre-feu discriminatoire imposé aux Algériens),
de produire un effet puissant d’interruption des logiques
de l’ordre (les Algériens des bidonvilles de la banlieue
convergent vers Paris, défient les injonctions policières,
ne cèdent pas à l’intimidation) et cette sorte
de chute de l’événement hors des annales, dont
l’effet n’est toujours pas compensé quatre décennies
plus tard. La plèbe a, en ce sens, partie liée à
l’événement, pour autant, notamment, qu’elle
manifeste cette capacité d’enrayer et défaire
les logiques policières, qu’elle soit calme et désarmée,
comme le 17 octobre 1961 ou bien, au contraire, séditieuse,
armée, furieuse, incendiaire ou barricadière, comme
c’est souvent le cas avec les émotions populaires du
xviiie siècle ou les émeutes du xixe. Ce n’est
qu’aux conditions d’une téléologie rétrologique
que le 14 juillet 1789 se transfigure en premier pas d’un
peuple révolutionnaire qui se met en mouvement ; dans son
effectivité immédiate, il ne s’agit de rien
d’autre que d’un violent désordre plébéien,
avec ses figures familières de ménagères et
d’artisans « enragés » ; ce n’est
que pour autant que cet événement plébéien
s’enchaîne à une succession interrompue d’autres
(la nuit du 4 août, etc.) qu’il subit cette métamorphose
glorieuse qui lui permet d’acquérir le statut historique
sublime de moment inaugural d’une Révolution et, conjointement,
de fête nationale d’un peuple-nation (d’un État).
Pour autant qu’un événement se présente
comme pure interruption du cours du temps, qu’il est sans
précédent ni antécédent, soulèvement
pur, c’est avec la plèbe bien davantage qu’avec
le peuple qu’il entretient des affinités.
Le peuple est enchaîné à sa mémoire,
à ses traditions, à ses « acquis » et
statuts, à ses organisations, à ses réseaux
d’interdépendance avec l’État, etc. La
plèbe, parce qu’elle est sans substance propre, est
fille de l’occasion, elle s’agrège en vue d’en
finir avec une situation, un abus, un scandale qui suscite sa fureur,
d’abattre un ennemi exécré, elle se défait
et se recompose, toujours variable, flux de luttes et de résistances,
concrétion d’affects et de mouvements de subjectivation
intriqués à des actions. L’énergie populaire
est captée par des organisations - partis et syndicats, associations
- dont la fonction est de dissocier peuple et événement.
La plèbe est une force qui se compose contre des logiques
de pouvoir oppressives, policières, et qui produit des mouvements
de désassignation si vifs que se dévoile dans l’instant
l’inconsistance, la désuétude ou l’infamie
de la situation établie.
Il y a chez Foucault ce que l’on pourrait appeler un cercle
de la plèbe. D’une certaine manière, la plèbe
peut être désignée comme une production de l’ordre,
une invention de la police des pouvoirs modernes. L’institution
pénitentiaire, par exemple, est la manufacture d’une
« espèce » spécifique, les irrécupérables,
aujourd’hui les « détenus à risque »,
et la présence de ce « déchet » de l’ordre
social va servir de justification aux dispositifs de contrôle
et de répression. S’il n’y avait pas cette constance
du crime, des illégalismes, de l’insécurité,
des incivilités, qui est le fait même de la plèbe,
il n’y aurait pas besoin de police : « Si nous acceptons
la présence au milieu de nous de ces hommes en uniforme qui
ont le droit exclusif de porter des armes, d’exiger nos papiers
[...] - comment cela serait-il possible s’il n’y avait
pas de criminels ? Et s’il n’y avait pas chaque jour
dans les journaux ces articles nous racontant combien nombreux et
dangereux sont ces criminels ? » [5]
D’autre part, souligne Foucault, la plèbe occupe,
dans la société capitaliste, une place stratégique,
car elle permet aux dominants de réactiver sans cesse une
coupure à l’intérieur du peuple ou du prolétariat,
de diviser le peuple contre lui-même. Cette division vise
à l’affaiblissement de l’énergie populaire,
en tant que celle-ci est virtuellement tournée contre l’ordre,
la domination, la police.
« Au fond, remarque Foucault, ce dont le capitalisme a peur,
à tort ou à raison, depuis 1789, depuis 1848, depuis
1870, c’est de la sédition, de l’émeute
: les gars qui descendent dans la rue avec leurs couteaux et leurs
fusils, qui sont prêts à l’action directe et
violente » [6]
La division sans cesse reconduite par un certain nombre d’opérations
policières (celle, par exemple, qui consiste à opposer
le « travailleur honnête » au voleur ou au délinquant
ou bien, aujourd’hui, le travailleur en règle et le
« clandestin » qui travaille au noir) entre peuple (ou
prolétariat) et plèbe ou pègre a pour fin de
produire des associations péjoratives entre plèbe
et violence et de conduire le peuple « sain » à
adopter le point de vue de l’ordre sur tous les phénomènes
de violence, notamment de violence politique, émeutière
ou séditieuse.
Ce n’est pas le long discours et la longue patience de la
stratégie révolutionnaire et des lendemains qui chantent
- toujours reportés au surlendemain - qui effraient la bourgeoisie,
c’est la capacité actuelle de la plèbe d’entrer
en effervescence aujourd’hui, demain, et de produire ainsi
cette « échappée » hors de rapports de
pouvoir qui fait ouverture sur ces « ailleurs », ces
« autrement » de la politique et de la vie en commun
que les gens d’État assimilent à l’«
anarchie » (qu’ils considèrent sottement, comme
équivalente au chaos). Ce dont a peur la bourgeoisie, c’est
de l’imprévisibilité des soulèvements
et des flux insurrectionnels plébéiens, de toutes
ces irrégularités et débordements qui mettent
à mal les disciplines, la production, les circulations réglées,
etc. Et donc, la classe dominante va s’efforcer de susciter,
parmi le prolétariat révolutionnaire, une constante
aversion à l’égard des mouvements plébéiens,
lui tenant ce langage : « Ces gens-là qui sont prêts
à servir de fer de lance à vos séditions, il
n’est pas possible, dans votre propre intérêt,
que vous fassiez alliance avec eux. » [7]
Légalisation de la classe ouvrière, institutionnalisation
du mouvement ouvrier contre mise au ban et stigmatisation constante
de la plèbe dite intrinsèquement violente : «
Toute cette population mobile, [...] sans cesse prête à
descendre dans la rue, à faire des émeutes, ces gens-là
ont été en quelque sorte exaltés à titre
d’exemples négatifs par le système pénal.
Et toute la dévalorisation juridique et morale qu’on
a fait de la violence, du vol, etc., toute cette éducation
morale que l’instituteur faisait en termes positifs auprès
du prolétariat, la justice le fait dans des termes négatifs.
C’est ainsi que la coupure a été sans cesse
reproduite et réintroduite entre le prolétariat et
le monde non prolétarisé parce qu’on pensait
que le contact entre l’un et l’autre était un
dangereux ferment d’émeutes. » [8]
La perspective foucaldienne n’est pas, ici, seulement analytique
ou constatative ; le point de vue qu’elle adopte sur cette
division est celui d’une défection des rapports de
pouvoir, d’une résistance aux logiques et « ruses
» de la domination ou de l’ordre. Il est clair que,
sous cet angle, le prolétariat est la dupe de cette opération
qui le sépare de la plèbe. Le réformisme et
le contrat implicite qui le fonde (la « respectabilité
» du prolétariat assise au prix du dépôt
de sa réserve de violence) est le tombeau de ses espérances
(ici, Foucault renoue avec l’inspiration sorélienne).
La question stratégique serait donc de savoir comment la
puissance (potentia) prolétarienne peut réenchaîner
sur l’énergie et l’initiative plébéienne,
plutôt que s’en détourner : « Quand je
disais que le problème, c’était précisément
de montrer au prolétariat que le système de justice
qu’on lui propose, qu’on lui impose est en réalité
un instrument de pouvoir, c’était précisément
pour que l’alliance [je souligne, A.B.] avec la plèbe
ne soit pas simplement une alliance tactique d’une journée
ou d’un soir, mais qu’effectivement il puisse y avoir,
entre un prolétariat qui n’a absolument pas l’idéologie
de la plèbe et une plèbe qui n’a absolument
pas les pratiques sociales du prolétariat, autre chose qu’une
rencontre de conjoncture. » [9]
L’« alliance » que s’efforce de penser
Foucault ici n’est pas équivalente à celle d’un
parti parlementaire avec un autre, d’une classe avec une autre
- tactique ou stratégique, en vue d’un objectif commun.
Il ne s’agit pas tant de sceller les retrouvailles de l’émeute
et de la révolution que d’envisager le mouvement global
d’une migration de la masse populaire, prolétarienne,
hors des réseaux denses du pouvoir qui la rendent captive
de l’État et de son discours. Il s’agit de se
déplacer vers cette marge, cette « limite » ou
ce point de fuite des rapports de pouvoir existants, tels que se
produisent de massifs mouvements de défection, d’excentrement
et d’irréconciliation par rapport à ce qui,
dans nos sociétés, est constitutif de la police des
conduites et des discours et, à ce titre, facteur de ce désastre
sans fin qu’est le présent (Benjamin) : « Je
voudrais poser une question : et si c’est la masse qui se
marginalise ? C’est-à-dire si c’est précisément
le prolétariat et les jeunes prolétaires qui refusent
l’idéologie du prolétariat ? En même temps
que la masse se massifie, il se pourrait bien que la masse se marginalise
; contrairement à ce que nous attendions, il n’y a
pas tellement de chômeurs parmi les gens qui passent devant
les tribunaux. C’est des jeunes ouvriers qui se disent : pourquoi
je me ferais suer pendant toute ma vie à cent mille francs
par mois alors que... À ce moment-là, c’est
la masse qui est en train de se marginaliser. » [10]
Il est bien clair que ce qu’énonce Foucault ici n’a
pas valeur de programme (pour une politique ou une philosophie politique),
mais plutôt de stimulation en vue d’établir de
nouvelles dispositions dans lesquelles pourrait être pensée
une politique radicale. Ce que suggère Foucault, notamment,
est que la politique doit être pensée moins en termes
de stockage de forces, d’accumulation, de conquête,
que de capacité de déprise, de défection, de
déliaison, de décomposition, de démolition,
aussi, de déplacement vers ces « bords » où
les rapports de pouvoir trouvent leur limite. Bien sûr, Foucault
est mieux que quiconque avisé du fait qu’il n’existe
pas de position de pure et simple extériorité aux
rapports de pouvoir : là où se compose une force qui
résiste à une autre force s’établissent
de nouvelles relations et concrétions de pouvoir - c’est
le paradigme de ces organisations révolutionnaires qui deviennent
de redoutables machines à recycler les modèles autoritaires
; mais, ce dont une organisation comme le Groupe d’information
sur les prisons (GIP) est, à ce titre, exemplaire, c’est
de la volonté de déplacer l’action politique
du côté d’une optique plébéienne,
en déjouant les pièges de son inscription dans des
formes établies où se recomposent des rapports de
pouvoir traditionnels. Le GIP se constitue comme un lieu de rencontres,
de débats et d’initiatives fondé en premier
lieu sur le refus des tutelles politiques (les organisations d’extrême
gauche), culturelles (les intellectuels), mais aussi de choix qui
reconduiraient la fatale coupure entre peuple et plèbe. Pour
autant qu’il est directement issu du grand mouvement de mai
1968, le GIP aurait pu se concevoir comme destiné à
soutenir les militants emprisonnés, à réclamer
pour eux un statut politique, en séparant leur condition
(honorable) d’avec celle des détenus de droit commun.
Cette approche de l’institution pénitentiaire se serait
située, par exemple, dans le droit fil de celle qu’adoptèrent
les communistes pendant la Seconde Guerre mondiale, récusant
avec indignation la propagande des occupants et des collaborateurs
qui faisait des résistants des « bandits » ou
des « terroristes » - c’est-à-dire de la
plèbe (exterminable, à ce titre). Au contraire, en
statuant que le problème qui préoccupe le GIP n’est
pas celui du « régime politique dans les prisons, mais
celui du régime des prisons », Foucault récuse
le partage entre peuple et plèbe - tous les détenus,
de toutes conditions, et leurs familles, sont inclus dans les préoccupations
du GIP. Ce déplacement du « point de vue » d’où
se détermine une action politique se heurte naturellement
à l’incompréhension de tous ces « progressistes
» qui ont inclus le partage entre peuple (prolétariat)
et plèbe dans leur programme (au sens informatique du terme,
ici, autant que politique) - le PC, la CGT, les organisations du
mouvement ouvrier traditionnel. Cette opposition entre une politique
« prolétarienne » et une politique « plébéienne
» est aussi tranchée au plan des formes et moyens d’action
: pour Foucault, le GIP présente une autre politique possible
en récusant les structures hiérarchiques, les jeux
de notoriété, le mimétisme grégaire
: « Au GIP, cela signifie : aucune organisation, aucun chef,
on fait vraiment tout pour qu’il reste un mouvement anonyme
qui n’existe que par les trois lettres de son nom. Tout le
monde peut parler. Quel que soit celui qui parle, il ne parle pas
parce qu’il a un titre ou un nom, mais parce qu’il a
quelque chose à dire. L’unique mot d’ordre du
GIP, c’est : “la parole aux détenus !”
» [11]
C’est le caractère même de la plèbe,
informel, protoplasmique, nomade, qui se transpose dans le cadre
du lieu d’action. Lorsqu’on demande à Foucault
jusqu’à quel point le GIP était un groupe, s’il
avait une « constitution organique », il répond
distinctement : « Non, aucune. C’était un lieu
de réunion. Le groupe n’était pas constitué...
» L’accent porté sur le désir d’anonymat
(paradoxal en un regroupement qui rassemble quelques célébrités
du monde littéraire et universitaire) va dans le même
sens. C’est le trait distinct de la plèbe que de présenter
des visages et des noms incertains, interchangeables, évanescents
- à l’encontre du peuple formel, rigoureusement identifié
à ses chefs, ses héros et ses martyrs. À l’époque
où Foucault s’efforce ainsi de définir les linéaments
d’une autre politique possible, le modèle léniniste
est encore prospère à l’extrême gauche
- celui d’une cohorte de fer politique, calquée sur
l’organisation militaire, disciplinée, hiérarchisée,
galvanisée. C’est tout à la fois contre ce modèle,
tel qu’il imprègne la culture politique radicale des
années 1970, que contre celui de la politique parlementaire
(qui soumet les partis aux conditions de l’État et
de l’étatisme) que se conçoit cette expérience
d’inspiration libertaire : antiautoritaire (« pas de
chefs, pas d’ordres donnés »), égalitaire
(« la parole à la disposition de tous ») et moléculaire
(pas d’organisation). Depuis que ces « incitations »
ont été lancées par Foucault, le modèle
léniniste s’est effondré à l’extrême
gauche formelle et celle-ci est en voie de conversion rapide, quoique
encore inavouée, aux conditions de l’appareillage parlementaire
de la politique. Qui s’étonnerait, dès lors,
que les suggestions foucaldiennes rencontrent toujours plus distinctement
des pratiques, des gestes, des acteurs et, d’une façon
plus générale, un nouveau ton de la politique radicale
qui a en commun de récuser ces rituels de la politique qui,
tous, nous reconduisent à une institution parlementaire et
à un signifiant majeur (la démocratie) dont le déclin
historique crève pourtant les yeux de tous et chacun ?
Au reste, les questions sur lesquelles s’est cristallisée
de façon croissante la politique vive (extraparlementaire)
dans les pays d’Europe occidentale ne sont-elles pas précisément
de celles au cœur desquelles apparaissent des acteurs et des
enjeux plébéiens : sans papiers, demandeurs d’asile,
chômeurs de longue durée, jeunes des cités et
des banlieues, intermittents du spectacle, malades du sida, désaffiliés
et abandonnés, etc. ? Du coup, le tableau de la bataille
qui fait rage change du tout au tout : non plus un front de lutte
unique, une bataille mettant aux prises des méta-sujets (prolétariat
contre bourgeoisie, « représentés » par
leurs partis respectifs), dans la perspective de l’épreuve
finale, mais une multitude de théâtres dispersés
de l’affrontement, de foyers décentralisés,
de résistances par éclats, plus ou moins éphémères
ou durables. Ceux qui ne voient dans ces proliférations que
déperdition et perte de substance, anomie, disparition de
toute force susceptible de faire pièce à la domination,
ne comprennent tout simplement pas que nous sommes saisis par un
changement d’époque ; l’enjeu de celui-ci est
rien moins que le passage d’un régime clausewitzien
de la politique (la guerre des classes parodiant la guerre entre
états-nations et culminant dans la grande bataille qui décide
de tout - mais qui ne vient jamais, sous nos latitudes tout du moins)
à un régime de proliférations et d’intensités
dans lequel la division se perpétue et s’atteste sous
la forme d’une multitude d’affrontements hétérogènes
- à ceci près que tous convergent en acte non pas
vers la notion d’une « amélioration » du
système, mais bien d’une défection généralisée.
Ce qu’appelle la lutte des sans- papiers, ce n’est pas
une « forteresse Europe » un peu moins étanche,
des ministres de l’Intérieur un peu moins portés
sur les charters, mais bien un retour de l’hospitalité
; un retour qui passe par tant de mouvements de déprise,
tant de déplacements violents, tant d’oublis de nous-mêmes
tels que nous sommes modelés par notre condition immunitaire
et nos angoisses sécuritaires, que nous en viendrions un
jour à « voir » Sangatte et les zones d’attente
avec la même incrédulité dégoûtée
que nous voyons le bûcher des sorcières et les combats
de gladiateurs. [12]
Le cercle de la plèbe, c’est donc ce retour inopiné,
au cœur du renouvellement des pratiques politiques et de l’intensification
des formes de défection, de cela même que le calcul
des dominants avait conçu comme une machine de guerre contre
les desseins prométhéens du prolétariat (voire
contre la simple énergie du peuple de Michelet et de Péguy).
La plèbe revient comme agent de dissolution, facteur d’irrégularité,
mais aussi comme vecteur de déplacements et d’invention
(le capitalisme étant non pas ce que nous avons à
détruire et dépasser mais bien à déserter
et oublier en apprenant à « faire autrement »,
en opérant le « pas de côté décisif,
en nous dessaisissant », selon la belle leçon de Paul
Veyne, à propos du passage des modalités de vie antiques
à la vie chrétienne). Les mouvements plébéiens,
les modes plébéiens de l’action politique ne
s’enchaînent pas selon un régime dialectique
à ce dont ils prendraient la relève, en le relevant,
précisément (une traduction possible de la fameuse
Aufhebung, mère de toutes les dialectiques), mais en posant
des différences, dit Foucault. Le mode d’approche plébéien
de la politique est indissociable de ce mouvement d’abandon
massif des schémas hégéliens (« n’être
plus du tout hégélien » - mot d’ordre
foucaldien). Le déplacement ou l’arrachement violent
auquel convie cette démarche passe par l’épreuve
redoutable, douloureuse de la défection vis-à-vis
de toute une série de grands signifiants de la politique
contemporaine - l’homme, bien sûr, celui du discours
humaniste et humanitaire, mais aussi le citoyen du discours de la
post-démocratie consensuelle, humanitaire, « juridiciste
» - dont il s’est avéré à l’usage
qu’il n’était que le pseudonyme de l’homme
de la classe moyenne des métropoles du « premier monde
». La plèbe revient, en force, sur un mode nullement
idyllique sur les ruines de cette version (devenue obèse
et despotique) de l’espérance démocratique qui
avait tout misé sur l’institution républicaine,
le suffrage universel, la concurrence des partis étatiques,
le système parlementaire et le pouvoir de la presse (généralement
confondu avec la décorative « liberté d’opinion
»).
Ce sont des hasards improbables, des éclats de violence
imprédictibles qui rappellent au monde la permanence de cette
poussière humaine vouée à l’oubli et
aux ténèbres qu’est la plèbe. Ce sont
ces extraits des archives de l’Hôpital général
et de la Bastille qui, contre toute attente, sauvent quelque chose
de la vie infime de ces « hommes infâmes » du
xviie et du xviiie siècle (déments, débauchés,
religieux apostats, filles des rues, etc.), de ces existences obscures
cernées un jour par le faisceau lumineux du pouvoir ; ce
sont ces lettres de poilus morts au front qui, des décennies
plus tard, réémergent au hasard d’un anniversaire,
d’une commémoration ; c’est le mémoire
rédigé en prison par le parricide Pierre Rivière,
ce sont ces lettres et journaux épars de Richard Durn, le
« tueur fou » de Nanterre, dont la presse livre des
bribes... [13] Ces sauvetages ne sont que des récifs isolés
au milieu de l’océan d’oubli où s’immerge
la totalité infinie des événements plébéiens.
Mais ils sont en nombre suffisant pour attester l’affinité
constitutive entre la plèbe et l’événement
- quand celui-ci n’est pas pur et simple désastre (et
encore : Auschwitz et Hiroshima sont des opérations thanatocratiques
dont le propre est de réduire à la condition de plèbe
- exterminable - une fraction d’humanité). Ce que montre
le travail de Foucault, c’est combien nous sommes constamment
traversés, à notre corps défendant, par une
multitude d’événements plébéiens
- là même où nous sommes constamment portés
à chercher l’Histoire ou le « faire époque
» du côté des « sommets », de ce
qui inscrit des traces visibles, glorieuses ou désastreuses,
de ce qui compose un patrimoine, de ce qui atteste un déplacement
: « Notre inconscient est fait de ces millions, de ces milliards
de petits événements qui, petit à petit, comme
des gouttes de pluie, ravinent notre corps, notre manière
de penser, et puis le hasard fait que l’un de ces micro-événements
a laissé des traces, et peut devenir une espèce de
monument, un livre, un film. » [14]
Se définissant comme un homme « aimant la poussière
», énonçant l’ambition d’écrire
« des histoires » de « la poussière »,
Foucault nous incite à reconditionner notre perception de
l’événement du côté de l’infinitésimal,
de l’innommable, de l’indicible ; à tenter de
comprendre à quel titre - mais à coup sûr -
le « coup de folie » de Richard Durn fait davantage
événement et époque qu’une douzaine de
remaniements ministériels ; à voir en Pierre Rivière
moins un malheureux aliéné que le témoin d’une
histoire massacrante scandée par les guerres napoléoniennes,
les conquêtes coloniales, les violences sociales...
Ce qui caractérise en propre l’action de la plèbe,
tel geste plébéien strident et isolé ou, au
contraire, tel mouvement ou passage à l’acte collectif,
c’est sa capacité à balafrer le présent,
à le défigurer - ce qui est une autre manière
d’en rendre sensible, pour un instant et, rarement, durablement,
l’insoutenable laideur... Il en va ainsi du « geste
» de Pierre Rivière qui lacère l’ordre
des familles ; de celui de Richard Durn qui taillade l’institution
politique ; de celui de Ben Laden qui incise dans l’ordre
(impérial) mondial. L’événement est là,
où le scandale d’un geste (comme un cri) plébéien
crée une nouvelle et insupportable visibilité. L’effet
de choc produit par de tels actes coupés de toute «
logique » des enchaînements et des discours tient à
ce qu’ils émanent d’invisibles, de sans-pouvoir
ou de vaincus. Il tient à leur déliaison d’avec
des actes de langage ou des efforts de communication. Il y a cette
inaltérable affinité de la plèbe avec le silence,
le déficit de parole, l’impossibilité d’«
enchaîner » sur une phrase (Lyotard), le cri ou la voix
là où le discours est en défaut. Foucault :
« Oui, j’aimerais bien écrire l’histoire
des vaincus. C’est un beau rêve que beaucoup partagent
: donner enfin la parole à ceux qui n’ont pu la prendre
jusqu’à présent, à ceux qui ont été
contraints au silence par l’histoire, par la violence de l’histoire,
par tous les systèmes de domination et d’exploitation.
» [15]
Ce dont sont témoins nombre d’événements
plébéiens d’aujourd’hui, in-vus ou au
contraire relevés comme l’innommable même (Durn),
c’est de l’effondrement du « rêve »
foucaldien ici énoncé : notre temps est en effet celui
où « beaucoup partagent » avant tout le désir
d’ensevelir l’histoire des vaincus sous une épaisse
chape de silence et d’empêcher, plus que jamais, que
les vaincus accèdent à la parole. La télé,
entre autres, est ce dispositif de pouvoir (de monopole de la «
communication ») dont la finalité première est
d’empêcher toute espèce de prise de parole plébéienne
- d’où l’importance et la légitimité
des irruptions d’intermittents du spectacle dans des émissions
de variété ou des journaux télévisés.
Mais, d’un autre côté, on dira que c’est
précisément parce qu’elle n’a pas de langue
propre et parce qu’elle éprouve ce déficit constant
du côté du langage que la plèbe a partie liée
avec l’événement. Les maîtres de la langue
(les hommes politiques, les clercs, les journalistes, les prêtres,
etc.) ont, depuis bien longtemps, déserté cette configuration
dans laquelle le discours (de l’orateur, du pamphlétaire,
du prédicateur, etc.) enchaîne sur l’action qui
transforme. Leur aptitude au discours est solidaire de l’état
des choses, suspensive de l’événement, policière
- elle se veut exorcisme de toute violence, quelle qu’elle
soit, or l’événement fait violence, mortellement,
aux choses établies, à l’ordre des places, aux
régularités et aux routines efficaces. Ce que les
instruits et les gouvernants détectent et désignent
couramment comme l’indice de « barbarie » des
mouvements ou gestes plébéiens renvoie toujours d’une
manière ou d’une autre à cette impossibilité
de les inclure dans ces réseaux langagiers et communicationnels
qui sont les dispositifs les plus performants de neutralisation
des intensités violentes. La plèbe laconique ou muette
qui n’entre pas en communication, ne délibère
pas, mais passe à l’acte - voilà qui conserve
intacte la marque horrifiante et terrifiante de l’insupportable.
En d’autres termes, nous dirons : dans la bouche des hommes
politiques, des professeurs, des gens de télévision
et des prêtres (etc.), le langage est ce qui a pour destination
première d’empêcher les gens de se soulever.
Or toute politique orientée vers l’émancipation
commence non par une divine surprise électorale, mais bien
par un soulèvement. C’est ce que rappelle Foucault
dans sa série d’articles tant décriés
- pour cette raison précisément et quelques autres
encore - sur le soulèvement iranien qui, à la fin
des années 1970, provoqua la chute du shah : « Je ne
suis pas d’accord avec qui dirait : “Inutile de vous
soulever, ce sera toujours la même chose.” On ne fait
pas la loi à qui risque sa vie devant un pouvoir. A-t-on
raison ou non de se révolter ? Laissons la question ouverte.
On se soulève, c’est un fait ; et c’est par là
que la subjectivité (pas celle des grands hommes, mais celle
de n’importe qui) s’introduit dans l’histoire
et lui donne son souffle. Un délinquant met sa vie en balance
contre des châtiments abusifs ; un fou n’en peut plus
d’être enfermé et déchu ; un peuple refuse
le régime qui l’opprime. Cela ne rend pas innocent
le premier, ne guérit pas l’autre, et n’assure
pas au troisième les lendemains promis [...]. Nul n’est
tenu de trouver que ces voix confuses chantent mieux que les autres
et disent le fin fond du vrai. Il suffit qu’elles existent
et qu’elles aient contre elles tout ce qui s’acharne
à les faire taire, pour qu’il y ait un sens à
les écouter et à chercher ce qu’elles veulent
dire. Question de morale ? Peut-être. » [16]
La plèbe, c’est ce « n’importe qui »
manifestant une capacité maintenue de se soulever ; une aptitude
à produire des effets qui l’emporte sur le «
parler clair » ou le « dire vrai » auxquels nos
sociétés accordent tous les privilèges. Dans
leur « confusion » même, les voix et les cris
qui accompagnent le soulèvement sont dotés d’une
forte capacité d’énonciation : ils rappellent
à l’immémorial, à l’insuppressible
- à l’irréductibilité du « reste
» plébéien aux disciplines et aux règlements
policiers. Ils rappellent que cela même qui est voué
à un rigoureux régime de disparition - la vie de la
plèbe et son énergie - revient sans fin, et que c’est
cela même qui fait que l’histoire n’est pas une
pure forme vide, un pur continuum sans contenu : « Le mouvement
par lequel un homme seul, un groupe, une minorité ou un peuple
tout entier dit : “Je n’obéis plus” et
jette à la face d’un pouvoir qu’il estime injuste
le risque de sa vie - ce mouvement me paraît irréductible.
Parce qu’aucun pouvoir n’est capable de la rendre absolument
impossible [...]. Tous les désenchantements de l’histoire
n’y feront rien : c’est parce qu’il y a de telles
voix que le temps des hommes n’a pas la forme de l’évolution,
mais celle de l’“histoire”, justement. »
[17]
L’histoire est - mais ne le savons-nous pas depuis Nietzsche
au moins, et Blanqui ? - cette combinaison de retour de l’immémorial
(le même) et de surgissement de l’hétérogène.
De ce double régime, la plèbe est l’exacte incarnation
: ce « toujours là » recouvert par les strates
du mépris et de l’oubli et ce « toujours nouveau
» qui s’invente au fil des séquences et des événements
sous de nouveaux atours, dans de nouveaux gestes. Les mollahs prêchant
l’insoumission, de mosquée en mosquée, pendant
le soulèvement iranien, c’est le retour de Münster,
de Savonarole, la vengeance des vaincus, entendue non comme ressentiment
mais comme l’affect qui met en mouvement la pure énergie
résistant au pouvoir et le démasquant. Mais c’est
tout autant l’inédit et le sans-précédent
d’une situation inconcevable aux yeux de tous ces spécialistes
qui diagnostiquaient l’irréversible « occidentalisation
» de la société iranienne... a plèbe
a donc partie liée avec l’histoire (le retour du disparu
et la production des différences) pour autant qu’elle
est cette contre-force qui entrave le pouvoir, le disperse, en brouille
les effets - pour autant qu’elle est l’im-pouvoir, pourrait-on
dire. Le pouvoir, en effet, loin de coïncider avec la composition
d’une histoire, est ce qui vise à l’empêcher.
Le propre d’une machine de pouvoir est de constituer de l’homogène,
des régularités, de combattre l’imprévu,
de densifier, d’identifier. Et le propre du pouvoir est de
repousser toute limite. Les logiques du pouvoir sont, par définition,
antipolitiques, car rigoureusement allergiques aux intervalles et
à un régime de diversité et de division. La
plèbe est, précisément, ce qui résiste
au pouvoir là où celui-ci est « par ses mécanismes
», dit Foucault, porté à l’infini. La
plèbe est donc ce qui fait revenir la politique dans le jeu
du pouvoir, en l’entravant. Elle incarne ou donne corps à
cette sorte de droit naturel à la résistance, à
l’expansion mécanique du pouvoir, résistance
sans laquelle nos sociétés ne sont que policières
(ce qui ne veut pas dire exclusivement répressives). Un droit
naturel, en tant que tel, ne se codifie pas, il se proclame, il
se constate. La plèbe demeure infiniment sans « légitimité
», n’étant que le corps ou la texture de ce jeu
de forces antagoniques infini dont est faite « la vie »
et dont la loi est : là où s’établit
du pouvoir, survient une force qui y résiste et s’y
oppose. Le passage - conditionnel - à la dimension morale
va se jouer dans l’affirmation d’une inéluctabilité
de la résistance de la plèbe à l’infinitude
du pouvoir, quoi qu’il doive en coûter, quelque forme
qu’elle prenne, par-delà le bien et le mal. S’il
est une petite musique utopique qui accompagne cette phénoménologie
de la plèbe, de ses cents visages et actions, elle tiendrait
à cette définition : elle est ce qui, obstinément
et sans fin, présente la limite de tout pouvoir et objecte
à son expansion sans fin.
Une autre façon de le dire, qui rapprocherait Foucault de
Pierre Clastres, serait : le pouvoir est ce qui ne va pas de soi.
La figure de l’abus de pouvoir est incluse dans toute forme,
la plus légitime fût-elle, d’institutionnalisation
du pouvoir. D’où l’importance de penser le hors-champ
(hors pouvoir) radical de ce « droit » qui fonde ces
mouvements qui résistent au pouvoir ou l’infectent,
mais qui, aussi bien, simultanément, réactivent la
politique elle-même. Ce que Foucault nomme : « Être
respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant
dès que le pouvoir enfreint l’universel. » Le
« dès que » le dit suffisamment : il n’est
pas de pouvoir que le philosophe puisse décréter substantiellement
bon au point de s’y rallier. Ici, Foucault se sépare
distinctement de ses amis maoïstes de l’époque,
rejetant pêle-mêle la figure autoritaire du dirigeant
omniscient, celle du tribunal « populaire » et celle
de l’intellectuel fidélisé. [18] Sous le feu
de sa critique, la logomachie des maos se dévoile comme un
avatar de plus de la politique réduite aux conditions de
l’État. S’efforçant de dessiner les contours
d’une politique déplacée du côté
de la plèbe, Foucault renouvelle la pensée libertaire
de l’action.
Alain Brossat
[1] « Enquête sur les prisons : brisons les barreaux
du silence », Dits et Écrits (abrégé
ci-après en DeÉ), II, pp. 176 sqq.
[2] ibidem
[3] 3. Je n’aborde pas ici la question de l’affaiblissement
notoire, au fil des dernières décennies, de ce récit.
Je parle ici d’un régime de récit, indexé
sur la relation entre un groupe constitué, son expérience
collective, sa mémoire et les traces de son existence durable.
[4] 4. À l’occasion du quarantième anniversaire
de la manifestation du 17 octobre 1961, une plaque commémorative
a été inaugurée sur le pont Saint-Michel, à
l’initiative de la Mairie de Paris, elle-même sollicitée
par de nombreuses associations. Mais le texte qui y est inscrit
demeure vague, éludant notamment la responsabilité
de la police parisienne et de l’autorité politique
dans la perpétration de ce crime d’État.
[5] « Entretien sur la prison : le livre et sa méthode
», DeÉ, II, pp. 740 sqq.
[6] « Table ronde », DeÉ, pp. 316 sqq.
[7] Ibidem
[8] Ibidem
[9] Ibidem
[10] Ibidem
[11] « Le grand enfermement », DeÉ, II, pp.
296 sqq.
[12] 12. Voir à ce propos le dossier consacré aux
zones d’attente par la revue Drôle d’époque
,n° 13, Nancy, novembre 2003
[13] Voir à ce propos : Arlette Farge et Michel Foucault
: le Désordre des familles, lettres de cachet des archives
de la Bastille, Archives Gallimard/Julliard, 1982 ; Moi, Pierre
Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur
et mon frère... Un cas de parricide au xixe siècle
présenté par Michel Foucault, Archives Gallimard/Julliard,
1973 ; « La vie des hommes infâmes », DeÉ,
III, pp 237 sqq. À propos de la « tuerie de Nanterre
», je me permets de renvoyer à mon article sur l’affaire
Durn in le Passant ordinaire (Bègles), n° 40/41.
[14] 14. « Le retour de Pierre Rivière », DeÉ,
III, pp. 114 sqq.
[15] « La torture, c’est la raison », DeÉ,
III, pp. 390 sqq.
[16] « Inutile de se soulever ? », DeÉ, III,
pp. 790 sqq.
[17] 17. Ibidem.
[18] Voir par exemple « Sur la justice populaire, débat
avec les maos », DeÉ, II, pp. 340 sqq.
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