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Origine : http://www.cairn.info/le-retour-des-camps--9782746709263-page-57.htm
http://www.revuedroledepoque.com/articles/n13/brossat.pdf
Les militants d'associations s'activant autour des questions liées
au droit d'asile, les observateurs attentifs ou scandalisés
du traitement que subissent des étrangers dans les zones
d'attente, les centres de rétention et autres sites appartenant
à la même constellation sont naturellement portés
à envisager ces lieux et les pratiques policières
et administratives qui y ont cours du point de vue de ceux qui y
subissent des torts et des mauvais traitements ; du point de vue
des infractions multiples à la loi et au droit commun qui
s'y constatent. Ils les évaluent donc négativement,
en termes de privation, de défaut ou d'excès, en tant
que lieux de non-droit, comme on dit couramment, des espaces dans
lesquels les étrangers qui y sont stockés manquent
de tout ou de presque tout ce qui, en principe, est constitutif
d'une existence humaine, sont démunis des protections dont
bénéficient les personnes, quelle que soit leur condition,
dans des sociétés démocratiques[1]
2 Il s'agira ici d'envisager ces lieux exactement sous l'angle
inverse ¬ en tant qu'espaces de prolifération de «
libertés » singulières, celles de la police.
Le mot liberté est ici entendu dans le sens qu'a exposé
la philosophie politique classique, celle de Hobbes par exemple
¬ un sens physique d'abord, la liberté comme désir
et capacité d'expansion qui ne rencontre pas d'obstacle.
Et donc, partons de cette quasi-tautologie : pour qu'il y ait manque,
privation, suppression, déni, d'un côté (ce
dont pâtissent des étrangers traités en sous-hommes
dans les zones d'attente et les centres de rétention), il
faut bien qu'il y ait de l'autre cette activité ou dynamique
d'expansion, celle des « libertés » que s'accorde
et que l'on accorde à la police qui agit en maître
dans ces lieux, qui y exerce de fait une souveraineté déléguée.
3 Quelle forme prend cette expansion ou cette prolifération
des libertés policières ? Des œuvres ou documents
récents, comme le film de Nicolas Klotz, La Blessure, ou
bien l'enquête d'Anne de Loisy, en ont proposé une
description des plus scrupuleuses, fondée sur une documentation
incontestable : violences physiques, humiliations, privations, pressions
psychologiques, mensonges, insultes, menaces, discriminations raciales,
absence de soins, etc.[2]
Cette expansion d'une « liberté » policière
que rien ne semble borner peut s'analyser en termes divers : juridiques,
psychologiques, politiques, philosophiques...
4 Au plan juridique, ces libertés revêtent une tournure
paradoxale : elles s'énoncent fondamentalement comme «
droit » (coutumier, de facto ¬ mais qu'est-ce qu'un droit
de facto ?) d'agir constamment en dehors de la loi, au mépris
de celle-ci, par exemple en refusant d'« entendre »
une demande d'asile et de l'enregistrer, en brutalisant une personne
qui refuse d'embarquer ou en retenant un mineur en zone d'attente
; ce droit n'est pas une simple licence que les policiers s'arrogent,
de manière « sauvage » et ponctuelle, il repose
au contraire sur une autorisation permanente quoique inofficielle
qui est accordée aux policiers par l'autorité dont
ils dépendent ¬ le ministère de l'Intérieur,
l'État, donc. Davantage : il découle de directives
qui sont données aux policiers par leur autorité de
tutelle. Ainsi, par exemple, lorsque des violences commises par
les agents de la Police de l'air et des frontières dans les
zones d'attente (Roissy, en premier lieu) sont dénoncées,
que ce soit par les victimes elles-mêmes ou par des associations,
des hommes politiques, des organismes nationaux ou internationaux,
comme le Comité de prévention de la torture, des médecins,
des avocats, etc., les policiers sont systématiquement couverts,
non seulement par leur hiérarchie, mais par l'autorité
politique elle-même qui rejette ces « allégations[3]
5 De notre point de vue, donc, ces espaces ne sont pas tant des
zones de non-droit (où se constateraient un manque de droits
ou des défectuosités de l'État de droit) que
des sites « décadrés », « hors champ
», dans lesquels prévaut un droit d'exception, celui
qui tient à l'institution non écrite de la prévalence
des libertés policières sur le droit commun. Ce droit
consiste en l'attribution par l'autorité à la police
agissant en maître dans ces lieux d'un crédit de violence
et d'arbitraire qui révoque toutes les normes courantes dans
un État démocratique moderne. Ce crédit de
violence n'est certes pas illimité, car, contrairement à
ce qui était le cas dans les camps de concentration nazis,
par exemple, il n'inclut pas la possibilité de tuer à
discrétion ni, contrairement à ce qui est le cas dans
les prisons irakiennes placées sous la tutelle des armées
d'occupation états-unienne et britannique, de torturer en
application de techniques enseignées et de consignes venues
d'en haut. Lorsqu'il y a mort d'homme, comme ce fut le cas à
plusieurs reprises au cours des dernières années,
c'est en conséquence d'une « bavure », d'une
irrégularité, et cela se constate comme telle, même
quand la hiérarchie policière affirme qu'aucune faute
n'a été commise[4]
. Il y a problème (les journaux en parlent), mais pas au
point, remarquons-le, que les coupables soient activement recherchés
et sanctionnés ¬ que la justice pénale soit conduite
à statuer. À ces conditions d'exclusion près,
les policiers ont, dans les zones d'attente notamment, à
peu près tous les droits.
6 Il est important d'envisager ces questions sous l'angle de ce
que l'on appelle ici les « libertés policières
» et pas seulement sous celui des manquements à l'État
de droit. Une approche exclusivement humanitaire ou « juridiste
» de ces questions sera constamment portée à
percevoir la situation qui est faite aux étrangers dans ces
lieux en termes d'abus ou, au contraire, de manques, de carences,
d'irrégularités, de désordres, etc. Dans cette
perspective, on sera donc porté à exhorter les pouvoirs
publics à faire en sorte que ces défauts soient corrigés,
que ces abus soient enrayés, de façon qu'enfin les
normes générales prévalant dans un État
de droit règlent les conduites en ces lieux excentrés
aussi. Combat infiniment nécessaire, bien sûr, mais
travail de Sisyphe, et quête d'un idéal inaccessible.
En effet, l'examen de ces questions sous l'angle des « libertés
policières » attire notre attention sur la constitution
de zones d'exception légitimées, dans lesquelles prévaut
un droit de violence, celui de la police en tant que corps répressif,
un droit qui s'exerce ici à l'encontre de catégories
particulières, des catégories fragiles et exposées
de demandeurs d'asile, d'étrangers en situation irrégulière
¬ comme il s'exerce, avec d'autres protagonistes, dans les prisons
par exemple. Ici, ce n'est pas l'enjeu du crime et de sa punition,
mais celui de la frontière et de sa protection qui constitue
la « réserve » infinie des pratiques d'exception
et des violences qui en sont l'expression la plus courante.
7 L'institution non écrite des libertés policières
qui prévalent en ces lieux attire notre attention sur la
parfaite compatibilité, dans nos sociétés,
entre ce qui se nomme couramment « État de droit »
et des usages réglés et locaux de l'exception[5]
8 Que cela soit concerté ou non, les zones d'attente et
les centres de rétention sont des terrains d'expérimentation.
Nous entrons ici dans la dimension anthropologique et philosophique
du problème. Que se passe-t-il lorsque, dans une société
moderne, modelée par un long processus de pacification des
mœurs, un corps dépositaire de la violence de l'État
(violence légitime et concentrée) se voit confier
une mission d'épuration dont il est appelé à
s'acquitter à l'écart du regard du public et, pour
l'essentiel, en étant protégé du jugement de
l'opinion ? Ce point est crucial : il faut se rappeler ici que même
les associations ayant accès à ces sites se voient
imposer de nombreuses restrictions : elles n'ont pas accès
à tous les lieux de rétention ; là où
elles ont accès, elles sont généralement accompagnées
par des policiers ; leur droit de visite est conditionnel et rare[6].
Que se passe-t-il, d'autre part, lorsque ce corps répressif
se voit tout à la fois désigner une sorte d'ennemi
(l'étranger demandeur d'asile en tant que fraudeur à
refouler coûte sur coûte ou bien l'étranger en
situation irrégulière à réexpédier
dans son pays) et engagé à remplir une mission impossible
(trier, stocker, surveiller, expulser l'immense majorité
de cette catégorie litigieuse d'étrangers avec des
moyens constamment insuffisants en effectifs et en matériel),
à « faire du chiffre » pour des motifs électoraux
?
9 Ce qui est fondamental, ici, c'est le conditionnement du corps
répressif par son autorité de tutelle, une mise en
condition qui, littéralement, le propulse dans la dimension
de l'exception. Le message que reçoivent, depuis toujours
et sous tous les régimes ou gouvernements, les policiers
appelés à officier dans ces espaces est en effet le
suivant : la mission que vous avez à accomplir est d'une
importance telle, les catégories d'indésirables auxquelles
vous aurez affaire sont d'une espèce telle et, d'une façon
générale, les circonstances dans lesquelles vous agirez
sont telles que vous n'aurez pas à être regardants
quant aux moyens employés pour vous en acquitter. Réglez-vous
sur la nécessité, sur l'urgence, bien plus que sur
la loi et le droit. Agissez pour le mieux, soyez énergiques,
efficaces et inflexibles, vous êtes couverts[7]!
10 Ce qui est décisif, ici, c'est le rapport qui s'établit
entre ce type d'autorisation accordé à un corps répressif
et le caractère irréaliste de la mission qui lui est
confiée ¬ par exemple, doubler le nombre de reconduites
à la frontière au cours de l'année à
venir, un charter par semaine, pour évoquer quelques-uns
des slogans sécuritaires de Nicolas Sarkozy. Une combinaison
se forme entre le crédit de libertés accordé
aux policiers et leur mise sous tension, pour autant qu'ils ne sont
jamais en situation de s'acquitter de leur tâche dans des
conditions « normales ». Eh bien, l'évidence
qui s'établit, lorsqu'une telle configuration est dessinée,
est la suivante : placé dans de telles conditions, le corps
policier « vit » pleinement sa liberté en tant
que celle-ci est la liberté « naturelle » d'un
corps répressif, donc destiné à la violence
¬ liberté d'interdire, de supprimer, de terroriser, de
brutaliser, d'humilier, de décréter, etc. Ce qui a
en gros pour résultat l'établissement, en ces lieux,
d'une « norme » correspondant, pour ce qui est des droits
des personnes et des mœurs étatiques, à ce qui
se constate dans un régime policier, disons, « semi-autoritaire
», pour employer un langage convenu[8.
11 Ce qui est frappant, ici, c'est l'étanchéité
qui s'établit entre une normativité générale
¬ celle qui prévaut dans les démocraties immunitaires
d'aujourd'hui et qui insiste toujours davantage sur les droits des
personnes à ne pas subir d'atteintes violentes à leur
intégrité, qui code toujours plus rigoureusement cette
notion immunitaire de la liberté (« Noli me tangere
! ») ¬ et ces zones où, au contraire, prévaut
cette forme de liberté « sauvage », celle d'un
corps répressif d'agents de l'État auquel l'autorité
lâche la bride sur le cou et qui invente sa propre «
loi » dans ces zones d'extraterritorialité[9].
12 Dans des circonstances qui sont celles d'une paix civile durable,
d'un retrait, du moins apparent, des formes traditionnelles du conflit
social et de la division politique, se constate néanmoins
l'absence de toute espèce d'inhibition nourrie par la culture
démocratique ou l'éducation républicaine et
qui serait susceptible de retenir ou de modérer les policiers
mis « en situation » et « en condition »
d'agir en permanence de manière violente et arbitraire à
l'endroit des indésirables désignés à
leur vindicte[10]. On voit bien ici que, comme l'a montré
le sociologue Zygmunt Bauman dans son grand livre Modernité
et holocauste, les processus globaux de pacification des conduites
qu'ont connus nos sociétés ne constituent d'aucune
manière une entrave à la cristallisation de la violence
décivilisatrice de l'État dans des lieux et circonstances
donnés, dès lors que se produisent ces combinaisons
spécifiques qui en créent les conditions[11. Ici,
nous l'avons dit, a lieu la rencontre d'un corps de répression
composé des plus ordinaires des hommes ordinaires, de lieux
dés-exposés au regard public, de groupes stigmatisés
et pauvres en droits, de tâches irréalisables et d'obsessions
sécuritaires.
13 À l'évidence ne se manifeste aucunement, dans
ces circonstances, l'efficace d'une moralité propre au policier
républicain qui le convaincrait de prendre en compte le demandeur
d'asile ou l'irrégulier comme une personne humaine et non
comme un corps en trop. Ce qui ne veut pas du tout dire que les
organes policiers concernés ¬ Police de l'air et des
frontières, CRS ¬ seraient composés d'individus
dotés d'un profil particulier, mais, plus simplement et d'une
manière plus troublante, que la notion même d'une «
police démocratique », intrinsèquement démocratique,
est vide de sens ; tant il est clair que le lien entre une condition
démocratique générale, un régime démocratique,
et le degré de moralité ou le niveau de conscience
civique d'un corps répressif, surtout lorsqu'il est mis en
condition comme c'est le cas ici, demeure infiniment problématique.
14 Dans de telles circonstances, il n'est aucun élément
relevant d'une normativité générale qui puisse
garantir le caractère civique des conduites, ou une retenue
inspirée par des considérations humanitaires, dès
lors qu'un tel corps est mis « en situation[12] ». Au
contraire, ce qui saute aux yeux, quand on lit les documents qui
évoquent les conduites policières dans les zones d'attente
et les centres de rétention, c'est qu'une police en liberté
est constamment portée à aller jusqu'au bout de l'exercice
de cette liberté, c'est-à-dire de l'exercice d'une
forme de pouvoir de type, disons, despotique ou tyrannique : violent,
arbitraire, vindicatif, colérique, inconséquent et
porté au fond à traiter les humains placés
sous sa coupe en troupeau, comme du bétail. L'expérience
montre que les « traditions démocratiques » rituellement
évoquées en pareil cas ne pèsent pas bien lourd
auprès des mécanismes producteurs de telles catégories
de « mauvais bergers » (mauvais, car ils brutalisent
les « brebis » dont ils ont la charge au lieu de veiller
sur elles).
15 La lecture des rapports de l'Anafé (Association nationale
d'assistance aux frontières pour les étrangers), de
la Cimade ou des articles de journaux incite souvent, involontairement,
à opérer des rapprochements entre ces lieux et d'autres,
que la mémoire collective associe au pire, au maximum de
la terreur et de l'effroi ¬ les camps nazis. Quand on lit le
récit d'« appels » dans le froid, susceptibles
de durer des heures si quelqu'un vient à manquer, de hurlements
nocturnes dans des haut-parleurs, destinés à réveiller
en sursaut dès deux heures du matin des personnes qui ne
seront conduites au tribunal qu'en début de matinée,
les évocations d'insultes racistes (« macaques »),
de l'usage de chiens policiers et, en bref, de la manifestation
sous des formes multiples de cette sorte de bassesse ou de méchanceté
« ontologique » (Jankélévitch) qui se
manifeste dans certaines brimades (interdire à quelqu'un
d'accéder aux toilettes, lui refuser de l'eau, l'empêcher
de recevoir la visite d'un médecin, lui confisquer ses médicaments,
etc.), il est bien difficile de s'empêcher de faire ce type
de rapprochement.
16 Mais, d'un autre côté, il ne suffit pas que certains
traits des violences que subissent les étrangers dans ces
lieux, certains comportements, certains termes employés nous
« fassent penser », par association automatique, aux
camps nazis, pour que les zones d'attente et les centres de rétention
soient des variétés de camps, au sens que l'expérience
historique a fixé, des « camps de la mort ».
Une différence fondamentale est qu'on n'y est pas retenu
pour mourir ou pour y être détruit à force de
mauvais traitements, mais pour être rejeté, vomi par
l'État français ¬ quitte à mourir ensuite,
une fois que l'on a regagné son pays. Dans tous les cas,
cette différence est fondamentale : c'est celle qui persiste
entre une thanatopolitique terroriste de masse et une bio-politique
ségrégationniste, sécuritaire et discriminatoire.
De ce point de vue, les lieux-non-lieux auxquels nous nous intéressons
ici ne sont pas des camps de basse intensité, des camps vaguement
soft, ils sont bien autre chose, pour autant que le dispositif politique
général dont ils relèvent est hétérogène
à celui qui présida à l'invention de ce qui
demeure pour nous l'étalon de la forme-camp ¬ le camp
de concentration nazi, Ravensbrück, Dachau ou Buchenwald.
17 On aurait bien tort, pour autant, de s'en trouver soulagé.
Car ce qui persiste ici, en tant que facteur d'alerte maximale,
c'est ceci : les pratiques policières établies dans
les zones d'attente et les centres de rétention, les violences
et les humiliations qu'y subissent les étrangers qui y sont
détenus (le « retenu » officiel relève
déjà de ces pratiques d'euphémisation des violences
d'État qui sont devenues routinières dans les sociétés
modernes) sont tout simplement le maximum de ce qui peut se pratiquer
en de tels lieux, en situation de paix civile. Et c'est cette notion
du maximum qui, précisément, doit nous alerter. Ce
n'est pas en premier lieu ou substantiellement parce que la France
est un pays démocratique et que sa police n'est pas composée
de gorilles et de tortionnaires-nés, que l'on ne tue ni ne
viole ni ne torture dans ces espaces hors champ, mais tout simplement
parce que la généralisation de l'exception n'est pas
à l'ordre du jour dans les circonstances politiques actuelles.
Nous ne sommes pas dans une de ces situations politiques où
les passions et les obsessions sécuritaires se muent en programme
liquidateur de fractions d'humanité ciblées. Mais
la façon dont les corps policiers concernés, dans
ces lieux, vont jusqu'au bout de l'exercice de leurs libertés
dans les circonstances données montre qu'il suffit que se
présente une nouvelle combinaison de facteurs, dans une situation
de crise internationale aiguë ou de guerre civile, pour que
les pratiques rodées dans les zones d'attente fassent tache
d'huile, se radicalisent et que, de l'humiliation et la discrimination,
l'on passe au meurtre à plus ou moins grande échelle.
18 Ce qui est déterminant, c'est la routinisation locale
de l'exception, en temps de paix, dans le contexte général
de la plus ordinaire des normalités. Le reste n'est que question
de circonstances. Il suffit de suivre cette actualité pour
saisir que la transformation de gens ordinaires, pris en charge
par une institution donnée et placés dans des conditions
données, en séides violents et vaguement sadiques
dans un cas, en tortionnaires ou en tueurs dans un autre (ou pourrait
appeler cela le paradigme d'Abou Graïb...) n'a rigoureusement
rien de mystérieux et encore moins d'impossible. La démocratie
n'est pas un vaccin universel contre la barbarie, ce ne sont pas
les occasions récentes de nous en convaincre qui manquent.
Encore une fois, tout est question de convergences de facteurs et
ce n'est pas en soufflant sur les cendres du Mal absolu ou en invoquant
le motif passe-partout de la « folie des hommes » que
nous ferons face à cette évidence. Dès l'instant
où l'exception est établie, où elle acquiert
ce statut de fait qui est le sien dans les zones d'attente et les
centres de rétention, ce qui fait la différence entre
une zone d'attente et un camp est simple : l'exception revêt
un caractère local, ou bien elle est généralisée
; l'horizon de son exercice est celui d'une politique du rejet,
ou bien celui de l'administration de la mort en masse.
19 Et donc, si nous voulons vraiment imaginer un remède
efficace contre l'injustice et les brutalités que subissent
les étrangers dans les zones d'attente, notamment, il faut
énoncer tout simplement ceci : que ces gens-là qui
ne sont pas des délinquants, qui n'ont commis ni délits
ni crimes mais demandent le bénéfice d'un droit immémorial
cessent d'être aux mains de la police. Que tout ce qui concerne
notamment les procédures administratives ¬ enregistrement
de la demande du requérant, prise en charge provisoire de
celui-ci, information sur ses droits et ses obligations, etc. ¬
cesse d'être une prérogative policière, que
ces gens soient pris en charge par exemple par des fonctionnaires
spécialisés du ministère de la Justice, comme
l'est, par exemple, l'enfance en danger. Car le cœur du problème
est bien que, dans une Europe qui se prétend toujours plus
ouverte à toutes les circulations et à tous les échanges,
les prérogatives policières ne cessent de s'étendre
et d'empiéter sur des domaines qui, jadis ou naguère,
relevaient de la justice, du travail social, des douanes, etc. Il
importe en premier lieu que des questions fondamentales comme celle
de l'asile ou celle de l'accueil des étrangers en France
cessent d'être traitées avant tout comme des questions
policières et donc sur ce mode spécifiquement policier
selon lequel l'exception et la règle deviennent constamment
indistinctes.
NOTES
[1] « Les centres de rétention sont loin de respecter
la dignité humaine » : Alvaro Gil-Robles, commissaire
aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Le Monde, 4 octobre
2005 ; « Les atteintes au droit d'asile et les intimidations
et violences continuent d'entacher les reconduites à la frontière
des étrangers. Dans le rapport qu'elle a rendu public mercredi
25 novembre, au terme de six mois d'observation de l'aéroport
de Roissy, l'Association nationale d'assistance aux frontières
pour les étrangers (Anafé) s'inquiète de ce
constat », Le Monde, 26 novembre 2004 ; « Le Comité
de prévention de la torture critique les carences des zones
d'attente. Cet organisme dépendant du Conseil de l'Europe
s'inquiète du traitement de certains étrangers à
l'aéroport de Roissy », Le Monde, 17 décembre
2003.
[2] La Blessure, film de KLOTZ NICOLAS et PERCEVAL ÉLISABETH,
2004 ; LOISY ANNEDE, Bienvenue en France, Paris, Le Cherche-Midi,
2005.
[3] En janvier 2003, un Argentin, Ricardo Barrientos, est mort
à Roissy, pendant son expulsion, d'un arrêt cardiaque.
Il avait été embarqué de force, entravé,
menotté, plié en deux la tête sur les genoux
par deux policiers. « La procédure normale a suivi
son cours », a commenté le service de communication
de la Police nationale, voir Le Monde, 8 janvier 2003.
[4] Quelques semaines après la mort de Ricardo Barrientos,
un Somalien, Mariame Getu Hagos, est mort dans des conditions similaires
(embarquement forcé) à Roissy, voir Le Monde, 22 janvier
2003.
[5] Sur ce point, notre analyse se sépare de celle de Giorgio
Agamben : il ne suffit pas d'évoquer un processus général
tendant à rendre indistinctes l'exception et la règle,
dans les sociétés démocratiques contemporaines,
encore faut-il montrer cette intrication à l'œuvre dans
des configurations singulières ¬ ce qui est précisément
le cas dans les zones d'attente et les centres de rétention.
[6] Voir sur ce point notamment les rapports annuels de l'Anafé
et LOISY ANNE DE, Bienvenue en France, op. cit.
[7] C'est ici une règle générale des conduites
policières, en tant qu'elles intègrent constamment
de nouveaux usages de l'exception, qui se dévoile. Lorsque,
au lendemain des attentats commis à Londres début
juillet 2005, la police britannique s'est vu décerner par
l'autorité politique un permis de tirer à vue sur
les « terroristes », cette autorisation n'a pas tardé
à être suivie d'effet : le 22 du même mois, un
jeune Brésilien que les policiers avaient pris à tort
pour un poseur de bombe a été expéditivement
exécuté dans le métro par des policiers zélés.
En juillet 2006, la justice britannique a exonéré
la police de toute responsabilité, voir Libération,
18 juillet 2006.
[8] Des Ivoiriens expulsés par charter en 2003 témoignent
des méthodes policières auxquelles ils ont eu affaire
: « J'y [au poste de police du terminal 2A de Roissy] suis
resté cinq jours sans me laver, dans des conditions inhumaines
; nous étions près de cent personnes entassées.
Seule une dizaine d'entre nous pouvait aller aux toilettes à
des horaires précis, 6 h 30, 13 h 30 et 22 h 30 [...]. Ils
nous ont mis tout nus et nous ont regardé le derrière
pour voir si on n'avait pas de rasoir caché [...]. Ils nous
ont déshabillés et filmés nus [...]. J'ai refusé
l'embarquement mais ils m'ont frappé à coups de poing
dans la poitrine », Le Monde, 14 mars 2003.
[9] Je renvoie sur ce point à mon essai La Démocratie
immunitaire, Paris, La Dispute, 2003.
[10] En septembre 2004, un syndicaliste policier affecté
à la police aux frontières de Metz et chargé
de la reconduite des étrangers en situation irrégulière
a été menacé de sanctions par sa hiérarchie
et lâché par l'ensemble des syndicats de policiers,
après avoir critiqué, dans des entretiens accordés
à des médias, les expulsions destinées à
« faire du chiffre » : « On expulse à tour
de bras, on fait les fonds de tiroir. On va chercher tout ce qui
peut traîner comme étranger en situation irrégulière
[...]. Jouer avec des familles pour faire du chiffre, c'est inadmissible
», voir Le Monde, 24 septembre 2005.
[11] BAUMAN ZYGMUNT, Modernité et holocauste, trad. Paule
Guivarch, Paris, La Fabrique, 2003.
[12] Le cas récurrent des mineurs retenus en zone d'attente
en dépit de décisions contraires prises par des juges
pour enfants et en violation manifeste de la Convention des droits
de l'enfant est ici éclairant : le décret souverain
de l'autorité policière, l'exercice poussé
à sa limite extrême de la liberté policière
prévalent ici sur toute espèce de considération
humanitaire.
POUR CITER CET ARTICLE
Alain Brossat « Zones d'attente, centres de rétention
et « libertés » policières », in
Le retour des camps ?, Autrement, 2007, p. 57-67.
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