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ZONES D'ATTENTE, CENTRES DE RETENTION ET « LIBERTES » POLICIERES
ALAIN BROSSAT

Origine : http://www.cairn.info/le-retour-des-camps--9782746709263-page-57.htm

http://www.revuedroledepoque.com/articles/n13/brossat.pdf



Les militants d'associations s'activant autour des questions liées au droit d'asile, les observateurs attentifs ou scandalisés du traitement que subissent des étrangers dans les zones d'attente, les centres de rétention et autres sites appartenant à la même constellation sont naturellement portés à envisager ces lieux et les pratiques policières et administratives qui y ont cours du point de vue de ceux qui y subissent des torts et des mauvais traitements ; du point de vue des infractions multiples à la loi et au droit commun qui s'y constatent. Ils les évaluent donc négativement, en termes de privation, de défaut ou d'excès, en tant que lieux de non-droit, comme on dit couramment, des espaces dans lesquels les étrangers qui y sont stockés manquent de tout ou de presque tout ce qui, en principe, est constitutif d'une existence humaine, sont démunis des protections dont bénéficient les personnes, quelle que soit leur condition, dans des sociétés démocratiques[1]

2 Il s'agira ici d'envisager ces lieux exactement sous l'angle inverse ¬ en tant qu'espaces de prolifération de « libertés » singulières, celles de la police. Le mot liberté est ici entendu dans le sens qu'a exposé la philosophie politique classique, celle de Hobbes par exemple ¬ un sens physique d'abord, la liberté comme désir et capacité d'expansion qui ne rencontre pas d'obstacle. Et donc, partons de cette quasi-tautologie : pour qu'il y ait manque, privation, suppression, déni, d'un côté (ce dont pâtissent des étrangers traités en sous-hommes dans les zones d'attente et les centres de rétention), il faut bien qu'il y ait de l'autre cette activité ou dynamique d'expansion, celle des « libertés » que s'accorde et que l'on accorde à la police qui agit en maître dans ces lieux, qui y exerce de fait une souveraineté déléguée.

3 Quelle forme prend cette expansion ou cette prolifération des libertés policières ? Des œuvres ou documents récents, comme le film de Nicolas Klotz, La Blessure, ou bien l'enquête d'Anne de Loisy, en ont proposé une description des plus scrupuleuses, fondée sur une documentation incontestable : violences physiques, humiliations, privations, pressions psychologiques, mensonges, insultes, menaces, discriminations raciales, absence de soins, etc.[2]

Cette expansion d'une « liberté » policière que rien ne semble borner peut s'analyser en termes divers : juridiques, psychologiques, politiques, philosophiques...

4 Au plan juridique, ces libertés revêtent une tournure paradoxale : elles s'énoncent fondamentalement comme « droit » (coutumier, de facto ¬ mais qu'est-ce qu'un droit de facto ?) d'agir constamment en dehors de la loi, au mépris de celle-ci, par exemple en refusant d'« entendre » une demande d'asile et de l'enregistrer, en brutalisant une personne qui refuse d'embarquer ou en retenant un mineur en zone d'attente ; ce droit n'est pas une simple licence que les policiers s'arrogent, de manière « sauvage » et ponctuelle, il repose au contraire sur une autorisation permanente quoique inofficielle qui est accordée aux policiers par l'autorité dont ils dépendent ¬ le ministère de l'Intérieur, l'État, donc. Davantage : il découle de directives qui sont données aux policiers par leur autorité de tutelle. Ainsi, par exemple, lorsque des violences commises par les agents de la Police de l'air et des frontières dans les zones d'attente (Roissy, en premier lieu) sont dénoncées, que ce soit par les victimes elles-mêmes ou par des associations, des hommes politiques, des organismes nationaux ou internationaux, comme le Comité de prévention de la torture, des médecins, des avocats, etc., les policiers sont systématiquement couverts, non seulement par leur hiérarchie, mais par l'autorité politique elle-même qui rejette ces « allégations[3]

5 De notre point de vue, donc, ces espaces ne sont pas tant des zones de non-droit (où se constateraient un manque de droits ou des défectuosités de l'État de droit) que des sites « décadrés », « hors champ », dans lesquels prévaut un droit d'exception, celui qui tient à l'institution non écrite de la prévalence des libertés policières sur le droit commun. Ce droit consiste en l'attribution par l'autorité à la police agissant en maître dans ces lieux d'un crédit de violence et d'arbitraire qui révoque toutes les normes courantes dans un État démocratique moderne. Ce crédit de violence n'est certes pas illimité, car, contrairement à ce qui était le cas dans les camps de concentration nazis, par exemple, il n'inclut pas la possibilité de tuer à discrétion ni, contrairement à ce qui est le cas dans les prisons irakiennes placées sous la tutelle des armées d'occupation états-unienne et britannique, de torturer en application de techniques enseignées et de consignes venues d'en haut. Lorsqu'il y a mort d'homme, comme ce fut le cas à plusieurs reprises au cours des dernières années, c'est en conséquence d'une « bavure », d'une irrégularité, et cela se constate comme telle, même quand la hiérarchie policière affirme qu'aucune faute n'a été commise[4]


. Il y a problème (les journaux en parlent), mais pas au point, remarquons-le, que les coupables soient activement recherchés et sanctionnés ¬ que la justice pénale soit conduite à statuer. À ces conditions d'exclusion près, les policiers ont, dans les zones d'attente notamment, à peu près tous les droits.

6 Il est important d'envisager ces questions sous l'angle de ce que l'on appelle ici les « libertés policières » et pas seulement sous celui des manquements à l'État de droit. Une approche exclusivement humanitaire ou « juridiste » de ces questions sera constamment portée à percevoir la situation qui est faite aux étrangers dans ces lieux en termes d'abus ou, au contraire, de manques, de carences, d'irrégularités, de désordres, etc. Dans cette perspective, on sera donc porté à exhorter les pouvoirs publics à faire en sorte que ces défauts soient corrigés, que ces abus soient enrayés, de façon qu'enfin les normes générales prévalant dans un État de droit règlent les conduites en ces lieux excentrés aussi. Combat infiniment nécessaire, bien sûr, mais travail de Sisyphe, et quête d'un idéal inaccessible. En effet, l'examen de ces questions sous l'angle des « libertés policières » attire notre attention sur la constitution de zones d'exception légitimées, dans lesquelles prévaut un droit de violence, celui de la police en tant que corps répressif, un droit qui s'exerce ici à l'encontre de catégories particulières, des catégories fragiles et exposées de demandeurs d'asile, d'étrangers en situation irrégulière ¬ comme il s'exerce, avec d'autres protagonistes, dans les prisons par exemple. Ici, ce n'est pas l'enjeu du crime et de sa punition, mais celui de la frontière et de sa protection qui constitue la « réserve » infinie des pratiques d'exception et des violences qui en sont l'expression la plus courante.

7 L'institution non écrite des libertés policières qui prévalent en ces lieux attire notre attention sur la parfaite compatibilité, dans nos sociétés, entre ce qui se nomme couramment « État de droit » et des usages réglés et locaux de l'exception[5]

8 Que cela soit concerté ou non, les zones d'attente et les centres de rétention sont des terrains d'expérimentation. Nous entrons ici dans la dimension anthropologique et philosophique du problème. Que se passe-t-il lorsque, dans une société moderne, modelée par un long processus de pacification des mœurs, un corps dépositaire de la violence de l'État (violence légitime et concentrée) se voit confier une mission d'épuration dont il est appelé à s'acquitter à l'écart du regard du public et, pour l'essentiel, en étant protégé du jugement de l'opinion ? Ce point est crucial : il faut se rappeler ici que même les associations ayant accès à ces sites se voient imposer de nombreuses restrictions : elles n'ont pas accès à tous les lieux de rétention ; là où elles ont accès, elles sont généralement accompagnées par des policiers ; leur droit de visite est conditionnel et rare[6]. Que se passe-t-il, d'autre part, lorsque ce corps répressif se voit tout à la fois désigner une sorte d'ennemi (l'étranger demandeur d'asile en tant que fraudeur à refouler coûte sur coûte ou bien l'étranger en situation irrégulière à réexpédier dans son pays) et engagé à remplir une mission impossible (trier, stocker, surveiller, expulser l'immense majorité de cette catégorie litigieuse d'étrangers avec des moyens constamment insuffisants en effectifs et en matériel), à « faire du chiffre » pour des motifs électoraux ?

9 Ce qui est fondamental, ici, c'est le conditionnement du corps répressif par son autorité de tutelle, une mise en condition qui, littéralement, le propulse dans la dimension de l'exception. Le message que reçoivent, depuis toujours et sous tous les régimes ou gouvernements, les policiers appelés à officier dans ces espaces est en effet le suivant : la mission que vous avez à accomplir est d'une importance telle, les catégories d'indésirables auxquelles vous aurez affaire sont d'une espèce telle et, d'une façon générale, les circonstances dans lesquelles vous agirez sont telles que vous n'aurez pas à être regardants quant aux moyens employés pour vous en acquitter. Réglez-vous sur la nécessité, sur l'urgence, bien plus que sur la loi et le droit. Agissez pour le mieux, soyez énergiques, efficaces et inflexibles, vous êtes couverts[7]!

10 Ce qui est décisif, ici, c'est le rapport qui s'établit entre ce type d'autorisation accordé à un corps répressif et le caractère irréaliste de la mission qui lui est confiée ¬ par exemple, doubler le nombre de reconduites à la frontière au cours de l'année à venir, un charter par semaine, pour évoquer quelques-uns des slogans sécuritaires de Nicolas Sarkozy. Une combinaison se forme entre le crédit de libertés accordé aux policiers et leur mise sous tension, pour autant qu'ils ne sont jamais en situation de s'acquitter de leur tâche dans des conditions « normales ». Eh bien, l'évidence qui s'établit, lorsqu'une telle configuration est dessinée, est la suivante : placé dans de telles conditions, le corps policier « vit » pleinement sa liberté en tant que celle-ci est la liberté « naturelle » d'un corps répressif, donc destiné à la violence ¬ liberté d'interdire, de supprimer, de terroriser, de brutaliser, d'humilier, de décréter, etc. Ce qui a en gros pour résultat l'établissement, en ces lieux, d'une « norme » correspondant, pour ce qui est des droits des personnes et des mœurs étatiques, à ce qui se constate dans un régime policier, disons, « semi-autoritaire », pour employer un langage convenu[8.

11 Ce qui est frappant, ici, c'est l'étanchéité qui s'établit entre une normativité générale ¬ celle qui prévaut dans les démocraties immunitaires d'aujourd'hui et qui insiste toujours davantage sur les droits des personnes à ne pas subir d'atteintes violentes à leur intégrité, qui code toujours plus rigoureusement cette notion immunitaire de la liberté (« Noli me tangere ! ») ¬ et ces zones où, au contraire, prévaut cette forme de liberté « sauvage », celle d'un corps répressif d'agents de l'État auquel l'autorité lâche la bride sur le cou et qui invente sa propre « loi » dans ces zones d'extraterritorialité[9].

12 Dans des circonstances qui sont celles d'une paix civile durable, d'un retrait, du moins apparent, des formes traditionnelles du conflit social et de la division politique, se constate néanmoins l'absence de toute espèce d'inhibition nourrie par la culture démocratique ou l'éducation républicaine et qui serait susceptible de retenir ou de modérer les policiers mis « en situation » et « en condition » d'agir en permanence de manière violente et arbitraire à l'endroit des indésirables désignés à leur vindicte[10]. On voit bien ici que, comme l'a montré le sociologue Zygmunt Bauman dans son grand livre Modernité et holocauste, les processus globaux de pacification des conduites qu'ont connus nos sociétés ne constituent d'aucune manière une entrave à la cristallisation de la violence décivilisatrice de l'État dans des lieux et circonstances donnés, dès lors que se produisent ces combinaisons spécifiques qui en créent les conditions[11. Ici, nous l'avons dit, a lieu la rencontre d'un corps de répression composé des plus ordinaires des hommes ordinaires, de lieux dés-exposés au regard public, de groupes stigmatisés et pauvres en droits, de tâches irréalisables et d'obsessions sécuritaires.

13 À l'évidence ne se manifeste aucunement, dans ces circonstances, l'efficace d'une moralité propre au policier républicain qui le convaincrait de prendre en compte le demandeur d'asile ou l'irrégulier comme une personne humaine et non comme un corps en trop. Ce qui ne veut pas du tout dire que les organes policiers concernés ¬ Police de l'air et des frontières, CRS ¬ seraient composés d'individus dotés d'un profil particulier, mais, plus simplement et d'une manière plus troublante, que la notion même d'une « police démocratique », intrinsèquement démocratique, est vide de sens ; tant il est clair que le lien entre une condition démocratique générale, un régime démocratique, et le degré de moralité ou le niveau de conscience civique d'un corps répressif, surtout lorsqu'il est mis en condition comme c'est le cas ici, demeure infiniment problématique.

14 Dans de telles circonstances, il n'est aucun élément relevant d'une normativité générale qui puisse garantir le caractère civique des conduites, ou une retenue inspirée par des considérations humanitaires, dès lors qu'un tel corps est mis « en situation[12] ». Au contraire, ce qui saute aux yeux, quand on lit les documents qui évoquent les conduites policières dans les zones d'attente et les centres de rétention, c'est qu'une police en liberté est constamment portée à aller jusqu'au bout de l'exercice de cette liberté, c'est-à-dire de l'exercice d'une forme de pouvoir de type, disons, despotique ou tyrannique : violent, arbitraire, vindicatif, colérique, inconséquent et porté au fond à traiter les humains placés sous sa coupe en troupeau, comme du bétail. L'expérience montre que les « traditions démocratiques » rituellement évoquées en pareil cas ne pèsent pas bien lourd auprès des mécanismes producteurs de telles catégories de « mauvais bergers » (mauvais, car ils brutalisent les « brebis » dont ils ont la charge au lieu de veiller sur elles).

15 La lecture des rapports de l'Anafé (Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers), de la Cimade ou des articles de journaux incite souvent, involontairement, à opérer des rapprochements entre ces lieux et d'autres, que la mémoire collective associe au pire, au maximum de la terreur et de l'effroi ¬ les camps nazis. Quand on lit le récit d'« appels » dans le froid, susceptibles de durer des heures si quelqu'un vient à manquer, de hurlements nocturnes dans des haut-parleurs, destinés à réveiller en sursaut dès deux heures du matin des personnes qui ne seront conduites au tribunal qu'en début de matinée, les évocations d'insultes racistes (« macaques »), de l'usage de chiens policiers et, en bref, de la manifestation sous des formes multiples de cette sorte de bassesse ou de méchanceté « ontologique » (Jankélévitch) qui se manifeste dans certaines brimades (interdire à quelqu'un d'accéder aux toilettes, lui refuser de l'eau, l'empêcher de recevoir la visite d'un médecin, lui confisquer ses médicaments, etc.), il est bien difficile de s'empêcher de faire ce type de rapprochement.

16 Mais, d'un autre côté, il ne suffit pas que certains traits des violences que subissent les étrangers dans ces lieux, certains comportements, certains termes employés nous « fassent penser », par association automatique, aux camps nazis, pour que les zones d'attente et les centres de rétention soient des variétés de camps, au sens que l'expérience historique a fixé, des « camps de la mort ». Une différence fondamentale est qu'on n'y est pas retenu pour mourir ou pour y être détruit à force de mauvais traitements, mais pour être rejeté, vomi par l'État français ¬ quitte à mourir ensuite, une fois que l'on a regagné son pays. Dans tous les cas, cette différence est fondamentale : c'est celle qui persiste entre une thanatopolitique terroriste de masse et une bio-politique ségrégationniste, sécuritaire et discriminatoire. De ce point de vue, les lieux-non-lieux auxquels nous nous intéressons ici ne sont pas des camps de basse intensité, des camps vaguement soft, ils sont bien autre chose, pour autant que le dispositif politique général dont ils relèvent est hétérogène à celui qui présida à l'invention de ce qui demeure pour nous l'étalon de la forme-camp ¬ le camp de concentration nazi, Ravensbrück, Dachau ou Buchenwald.

17 On aurait bien tort, pour autant, de s'en trouver soulagé. Car ce qui persiste ici, en tant que facteur d'alerte maximale, c'est ceci : les pratiques policières établies dans les zones d'attente et les centres de rétention, les violences et les humiliations qu'y subissent les étrangers qui y sont détenus (le « retenu » officiel relève déjà de ces pratiques d'euphémisation des violences d'État qui sont devenues routinières dans les sociétés modernes) sont tout simplement le maximum de ce qui peut se pratiquer en de tels lieux, en situation de paix civile. Et c'est cette notion du maximum qui, précisément, doit nous alerter. Ce n'est pas en premier lieu ou substantiellement parce que la France est un pays démocratique et que sa police n'est pas composée de gorilles et de tortionnaires-nés, que l'on ne tue ni ne viole ni ne torture dans ces espaces hors champ, mais tout simplement parce que la généralisation de l'exception n'est pas à l'ordre du jour dans les circonstances politiques actuelles. Nous ne sommes pas dans une de ces situations politiques où les passions et les obsessions sécuritaires se muent en programme liquidateur de fractions d'humanité ciblées. Mais la façon dont les corps policiers concernés, dans ces lieux, vont jusqu'au bout de l'exercice de leurs libertés dans les circonstances données montre qu'il suffit que se présente une nouvelle combinaison de facteurs, dans une situation de crise internationale aiguë ou de guerre civile, pour que les pratiques rodées dans les zones d'attente fassent tache d'huile, se radicalisent et que, de l'humiliation et la discrimination, l'on passe au meurtre à plus ou moins grande échelle.

18 Ce qui est déterminant, c'est la routinisation locale de l'exception, en temps de paix, dans le contexte général de la plus ordinaire des normalités. Le reste n'est que question de circonstances. Il suffit de suivre cette actualité pour saisir que la transformation de gens ordinaires, pris en charge par une institution donnée et placés dans des conditions données, en séides violents et vaguement sadiques dans un cas, en tortionnaires ou en tueurs dans un autre (ou pourrait appeler cela le paradigme d'Abou Graïb...) n'a rigoureusement rien de mystérieux et encore moins d'impossible. La démocratie n'est pas un vaccin universel contre la barbarie, ce ne sont pas les occasions récentes de nous en convaincre qui manquent. Encore une fois, tout est question de convergences de facteurs et ce n'est pas en soufflant sur les cendres du Mal absolu ou en invoquant le motif passe-partout de la « folie des hommes » que nous ferons face à cette évidence. Dès l'instant où l'exception est établie, où elle acquiert ce statut de fait qui est le sien dans les zones d'attente et les centres de rétention, ce qui fait la différence entre une zone d'attente et un camp est simple : l'exception revêt un caractère local, ou bien elle est généralisée ; l'horizon de son exercice est celui d'une politique du rejet, ou bien celui de l'administration de la mort en masse.

19 Et donc, si nous voulons vraiment imaginer un remède efficace contre l'injustice et les brutalités que subissent les étrangers dans les zones d'attente, notamment, il faut énoncer tout simplement ceci : que ces gens-là qui ne sont pas des délinquants, qui n'ont commis ni délits ni crimes mais demandent le bénéfice d'un droit immémorial cessent d'être aux mains de la police. Que tout ce qui concerne notamment les procédures administratives ¬ enregistrement de la demande du requérant, prise en charge provisoire de celui-ci, information sur ses droits et ses obligations, etc. ¬ cesse d'être une prérogative policière, que ces gens soient pris en charge par exemple par des fonctionnaires spécialisés du ministère de la Justice, comme l'est, par exemple, l'enfance en danger. Car le cœur du problème est bien que, dans une Europe qui se prétend toujours plus ouverte à toutes les circulations et à tous les échanges, les prérogatives policières ne cessent de s'étendre et d'empiéter sur des domaines qui, jadis ou naguère, relevaient de la justice, du travail social, des douanes, etc. Il importe en premier lieu que des questions fondamentales comme celle de l'asile ou celle de l'accueil des étrangers en France cessent d'être traitées avant tout comme des questions policières et donc sur ce mode spécifiquement policier selon lequel l'exception et la règle deviennent constamment indistinctes.

NOTES

[1] « Les centres de rétention sont loin de respecter la dignité humaine » : Alvaro Gil-Robles, commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Le Monde, 4 octobre 2005 ; « Les atteintes au droit d'asile et les intimidations et violences continuent d'entacher les reconduites à la frontière des étrangers. Dans le rapport qu'elle a rendu public mercredi 25 novembre, au terme de six mois d'observation de l'aéroport de Roissy, l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) s'inquiète de ce constat », Le Monde, 26 novembre 2004 ; « Le Comité de prévention de la torture critique les carences des zones d'attente. Cet organisme dépendant du Conseil de l'Europe s'inquiète du traitement de certains étrangers à l'aéroport de Roissy », Le Monde, 17 décembre 2003.

[2] La Blessure, film de KLOTZ NICOLAS et PERCEVAL ÉLISABETH, 2004 ; LOISY ANNEDE, Bienvenue en France, Paris, Le Cherche-Midi, 2005.

[3] En janvier 2003, un Argentin, Ricardo Barrientos, est mort à Roissy, pendant son expulsion, d'un arrêt cardiaque. Il avait été embarqué de force, entravé, menotté, plié en deux la tête sur les genoux par deux policiers. « La procédure normale a suivi son cours », a commenté le service de communication de la Police nationale, voir Le Monde, 8 janvier 2003.

[4] Quelques semaines après la mort de Ricardo Barrientos, un Somalien, Mariame Getu Hagos, est mort dans des conditions similaires (embarquement forcé) à Roissy, voir Le Monde, 22 janvier 2003.

[5] Sur ce point, notre analyse se sépare de celle de Giorgio Agamben : il ne suffit pas d'évoquer un processus général tendant à rendre indistinctes l'exception et la règle, dans les sociétés démocratiques contemporaines, encore faut-il montrer cette intrication à l'œuvre dans des configurations singulières ¬ ce qui est précisément le cas dans les zones d'attente et les centres de rétention.

[6] Voir sur ce point notamment les rapports annuels de l'Anafé et LOISY ANNE DE, Bienvenue en France, op. cit.

[7] C'est ici une règle générale des conduites policières, en tant qu'elles intègrent constamment de nouveaux usages de l'exception, qui se dévoile. Lorsque, au lendemain des attentats commis à Londres début juillet 2005, la police britannique s'est vu décerner par l'autorité politique un permis de tirer à vue sur les « terroristes », cette autorisation n'a pas tardé à être suivie d'effet : le 22 du même mois, un jeune Brésilien que les policiers avaient pris à tort pour un poseur de bombe a été expéditivement exécuté dans le métro par des policiers zélés. En juillet 2006, la justice britannique a exonéré la police de toute responsabilité, voir Libération, 18 juillet 2006.

[8] Des Ivoiriens expulsés par charter en 2003 témoignent des méthodes policières auxquelles ils ont eu affaire : « J'y [au poste de police du terminal 2A de Roissy] suis resté cinq jours sans me laver, dans des conditions inhumaines ; nous étions près de cent personnes entassées. Seule une dizaine d'entre nous pouvait aller aux toilettes à des horaires précis, 6 h 30, 13 h 30 et 22 h 30 [...]. Ils nous ont mis tout nus et nous ont regardé le derrière pour voir si on n'avait pas de rasoir caché [...]. Ils nous ont déshabillés et filmés nus [...]. J'ai refusé l'embarquement mais ils m'ont frappé à coups de poing dans la poitrine », Le Monde, 14 mars 2003.

[9] Je renvoie sur ce point à mon essai La Démocratie immunitaire, Paris, La Dispute, 2003.

[10] En septembre 2004, un syndicaliste policier affecté à la police aux frontières de Metz et chargé de la reconduite des étrangers en situation irrégulière a été menacé de sanctions par sa hiérarchie et lâché par l'ensemble des syndicats de policiers, après avoir critiqué, dans des entretiens accordés à des médias, les expulsions destinées à « faire du chiffre » : « On expulse à tour de bras, on fait les fonds de tiroir. On va chercher tout ce qui peut traîner comme étranger en situation irrégulière [...]. Jouer avec des familles pour faire du chiffre, c'est inadmissible », voir Le Monde, 24 septembre 2005.

[11] BAUMAN ZYGMUNT, Modernité et holocauste, trad. Paule Guivarch, Paris, La Fabrique, 2003.

[12] Le cas récurrent des mineurs retenus en zone d'attente en dépit de décisions contraires prises par des juges pour enfants et en violation manifeste de la Convention des droits de l'enfant est ici éclairant : le décret souverain de l'autorité policière, l'exercice poussé à sa limite extrême de la liberté policière prévalent ici sur toute espèce de considération humanitaire.

POUR CITER CET ARTICLE

Alain Brossat « Zones d'attente, centres de rétention et « libertés » policières », in Le retour des camps ?, Autrement, 2007, p. 57-67.

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