|
origine : http://probe.20minutes-blogs.fr/archive/2010/04/13/daniel-bensaid-portrait-du-militant-en-philosophe-alain-bros.html#more
L'échange que l'on va lire, qui nous est transmis par Alain
Brossat, avait été préparé à
l'origine pour la revue Lignes, à la demande du directeur
de celle-ci, Michel Surya. Il devait trouver place dans un numéro
à paraître, consacré au philosophe marxiste
Daniel Bensaïd, récemment disparu. Le ton de l'hommage
convenu s'effaçant dans ce texte devant celui de la critique
politique, il a été rejeté...
Article de chez Combat En Ligne (avec son aimable autorisation)
MG : Il faudrait commencer par situer le contexte de cette rencontre,
de cet entretien. En le préparant, je me disais qu’il
aurait été plus juste qu’il ait lieu directement
entre Daniel Bensaïd et toi, mais qu’il n’aurait
pu avoir lieu ainsi, compte tenu de votre éloignement de
ces dernières années. Aussi as-tu imaginé parler,
transmettre quelque chose de la singularité d’un rapport
tissé sur de nombreuses années, entre la pensée,
et ce que je serais tentée de nommer malgré tout,
l’engagement. La philosophie, et la politique.Transmettre
donc à quelqu’un qui se tient en dehors, à distance
du champ d’expérience qui vous a réunis, afin
de soumettre la permanence de vos questions à la présence
d’une autre génération.
Il me semble en même temps que vous n’avez jamais
véritablement cessé de communiquer, Daniel Bensaïd
et toi, quoique cette communication soit restée finalement
indirecte, et portée par la mémoire. Par vos écrits
respectifs, je pense ici à votre commune capacité
d’intervention sur le vif des enjeux d’actualité,
et votre appartenance à différents espaces de travail,
l’université de Paris VIII, ou la revue Lignes, les
mots se répondaient. Ainsi sur d’importantes questions
appelées par le présent de la pensée politique,
vous partagiez cette capacité d’accueillir l’événement
et d’en désirer la puissance, bien que vos outils d’analyse
et finalement vos positions politiques aient pu diverger. Le cadre
de la démocratie pourrait être l’un de ces points
de divergence, Daniel Bensaïd restant attaché à
la représentativité politique, à l’espace
du parti – via la LCR, puis le NPA - , et toi-même qui
mets au contraire violemment en cause la démocratie dans
l’ordre des discours, la démocratie malgré tout.
On pourrait dire ainsi que vous ne partagez pas le même rapport
à la séparation, au dissensus, au conflit politique,
et avec provocation, on dirait que si Bensaïd était
habité d’une mélancolie de révolution,
tu es habité par la possibilité de la guerre civile
et son insubordination à tout gouvernement.
Avant d’en venir plus précisément à
la complexité des rapports entre la pensée politique
et l’action, tels qu’ils se sont partagés dans
votre expérience commune, souhaiterais-tu dire quelques mots
sur le contexte de votre rencontre à la LCR, votre communauté
politique de l’époque ?
AB : Il me semble que rien de ce qui renvoie à l’incidence
biographique ne devrait venir encombrer cet échange. Je n’ai
pas, dans l’état présent des choses, de «
souvenirs » de compagnonnage avec Daniel Bensaïd –
politique, universitaire ou intellectuel, et encore moins personnel
– à égrener publiquement. Nos interactions s’établissent
au présent et non pas dans un champ où il s’agirait
de « raconter », que ce soit sur un mode nostalgique,
déploratif, commémoratif, héroïque, autocritique,
dérisoire...
Peu importe, de ce point de vue, ce qui nous sépare à
présent, du fait de sa mort : Bensaïd est, du fait même
de son hyperprésence continue dans l’espace public
au cours des dernières décennies, dans l’engagement
politique comme dans le débat intellectuel, une figure ou
un acteur dont le tracé, plus que la trace, persiste, dans
le temps même de sa disparition : un nom propre autour duquel
se trouvent agencées toutes une série de positions
auxquelles il importe de continuer à répondre, sur
lesquelles chacun est appelé à enchaîner ses
propres énoncés, ses propres prises de position. À
ce titre, il n’y a pas, contrairement à ce qu’a
pu suggérer toute une déploration de circonstances
dont sa disparition annoncée a été l’occasion
réglée d’avance, d’événement
public de sa mort. Il y a bien, pour ses proches, pour ses amis,
un événement privé de son décès,
sous les coups de l’horrible maladie qui le minait depuis
si longtemps et dont il a relevé le gant avec une incroyable
endurance ; mais pour le reste, le rôle qu’il s’était
lui-même assigné et que lui avaient accordé
de bon cœur les médias (« le philosophe de la
LCR/ du NPA ») fait de lui une singularité politique,
intellectuelle, philosophique tout à fait… singulière
: il ne « s’appartient »pas comme un intellectuel,
un auteur, un universitaire le fait ordinairement, en composant
sa petite marque déposée individuelle et en tentant
d’imposer une « signature » qui se détache
de toutes les autres – bref, en s’individualisant. En
tant que toute sa pensée comme son action étaient
agencées sur un collectif, un grand récit historique,
même malmenés ces temps derniers, sur un projet politique
enraciné dans une tradition déjà ancienne et
partagé avec une supposée communauté (militante),
il n’était pas et continue à n’être
pas un nom propre ou une « figure » courants de la vie
intellectuelle contemporaine. Car ce qu’il élaborait,
publiait, défendait dans le débat public, n’était
son propre qu’à la condition d’un partage constant
avec un « nous » politisé et idéologisé
– condition qui créait un écart irréductible
avec l’immense majorité de ses pairs universitaires
– puisqu’il était aussi professeur des universités.
De ce point de vue, il ne faut pas craindre de dire que la construction
de la fonction autorale - celle-là même qui donne son
occasion à ce numéro de Lignes et est l’occasion
de promouvoir le « nom d’auteur » Bensaïd
au côté de ceux de Baudrillard, Jean-Luc Nancy ou Derrida
- suppose une opération de normalisation ou de domestication
subreptice, donc une réduction ou un effacement, de cela
même qui le singularisait comme un militant avant toute chose,
et ceci sans interruption et jusqu’au bout. Toutes sortes
de circonstances assez triviales sur lesquelles je ne veux pas gloser
ici ont fait que l’on a assisté à la promotion,
avec le consentement actif et légèrement flatté
de l’intéressé, de la figure autorale du «
philosophe marxiste Daniel Bensaïd », une production,
une fabrication dirais-je presque, résultant de la conjonction
de l’intérêt politique de certains (sa communauté
politique d’appartenance) et des effets réglés
de dispositifs comme ceux de la presse, des médias, de l’édition
consistant à promouvoir des noms d’auteurs, fonctionnant
pour l’édition, le marché et le public comme
fétiches et comme marqueurs. C’est ainsi que le militant
de toujours, et nullement repenti, a été saisi par
la fonction-auteur, épinglé, discipliné, classé
comme « philosophe marxiste » et célébré
comme tel lors de sa disparition. Mais il faut avoir un regard bien
peu critique sur le présent et ses conditions pour ne pas
être sensible (avec Foucault, notamment) au faux-semblant
constitutif d’une telle alchimie. C’est qu’il
ne suffit pas d’être un scripteur, un « écrivant
» compulsif et prolifique (ce qu’était assurément
Bensaïd, je le dis sans nuance péjorative aucune, je
m’appliquerais volontiers à moi-même la même
étiquette) pour devenir un auteur, davantage, un auteur de
référence. Ce dont l’oubli est ici organisé
est aussi simple que massif : Daniel Bensaïd, c’est le
NPA aux conditions de la philosophie universitaire et du Monde des
livres, de la même façon qu’Olivier Besancenot,
c’est le NPA aux conditions de Michel Drucker et de la télé
du samedi après-midi.
Au reste, ce n’est sans doute pas seulement par coquetterie
(il avait quand même bien fini par se prendre au rôle
et au jeu) que, donnant son nom à une « oeuvre »
aussi abondante, il nous infligeait rituellement cette antienne,
en chaque occasion publique où il lui fallait endosser le
rôle du philosophe – et ce jusqu’à sa soutenance
d’habilitation, en présence de Derrida et autres importants
de la philosophie contemporaine : je ne suis, comme philosophe,
qu’un amateur, un imposteur, presque, tout sauf un spécialiste,
professeur de philosophie par concours de circonstances, étant,
de par ma vocation profonde et mon engagement fondamental un être
politique avant tout, un militant, donc, un homme de parti, et,
à ce titre, non pas tant un ténor qu’une voix
dans le chœur… Que de fois ne l’ai-je entendu faire
ce « numéro » qui, je le répète,
n’était pas tout de duplicité, même si,
à force d’être répété, à
contretemps de sa notoriété philosophique croissante,
il tendait à acquérir le statut d’une ritournelle
un peu affectée, destinée à distinguer celui
qui l’entonnait du tout venant de la philosophie des professeurs…
Comme toujours, concernant ce personnage public (j’ai dit
que je ne dirais rien de l’homme privé dont l’évocation
n’a pas sa place dans cet espace) fait de strates multiples,
d’agencements infiniment variables, il y a quelque chose de
rigoureusement indéterminable dans ce « jeu »
entre le militant et le philosophe : d’un côté,
il y avait assurément un certain panache, du courage même,
dans la persistance contre vents et marées d’une posture
militante, dans l’affirmation d’une actualité
de la figure du militant contre tant de pseudo-évidences
d’époque ; mais de l’autre, il y avait comme
une forme de dandysme dans cette posture, pour autant qu’elle
était, chez celui qui l’adoptait, indissociable de
l’effet d’autorité produit par sa « stature
» intellectuelle reconnue ou sa condition d’auteur.
On sait, depuis Brecht, et on en a aujourd’hui la confirmation
avec Badiou, comment une certaine pose militante, ouvriériste,
une certaine manière d’adopter, dans le champ intellectuel,
la posture du (faux) outsider peut rapporter, à celui-même
qui s’y établit, une solide plus-value en termes de
notoriété, de reconnaissance journalistique, de légitimité
autorale… Pour autant que, dans les conditions présentes
du champ intellectuel, la concurrence fait rage entre les vrais
insiders pour occuper la position du plus intransigeant des outsiders,
tout ce qui s’apparente à un tel jeu, même chez
quelqu’un qui, comme Bensaïd, est demeuré jusqu’au
bout, pour le meilleur comme pour le pire, un vrai militant (un
soldat du Parti), ne peut que susciter, pour le moins, qu’étonnement
et déception… Comme Badiou, Bensaïd a toujours
campé dans la posture consistant à ignorer superbement
les capacités d’apprivoisement de la posture critique
voire « subversive » des appareils culturel ou médiatique,
au profit d’une foi du charbonnier dans la force propre des
« vérités », quelles que soient les conditions
non pas dans lesquelles, mais bien auxquelles elles sont énoncées.
Ce qui est, naturellement, la meilleure façon de devenir
l’ami des journalistes et une valeur sûre sur France
3. Cette position de fausse souveraineté pourra utilement
être rapprochée de la formule en forme de roulement
de tambour, « Seule la vérité est révolutionnaire
», prêtée alternativement à Lénine
et Gramsci, et à laquelle on opposerait tout aussi utilement
celle d’un écrivain : « La vérité,
pour ne pas s’écailler, a besoin d’être
régulièrement repeinte » (Alain Robbe-Grillet).
MG : Ton propos m’invite d’abord à dire que
tu n’es sans doute pas exclu de cette posture qui consiste
à paraître pour « le plus intransigeant des outsiders
». Je constate ensuite que tu ne souhaites aujourd’hui
évoquer rien de commun vous concernant Bensaïd et toi,
au point que je m’interroge sur la nécessité
qu’il y a pour toi à refuser cette commune appartenance,
et à la contrarier systématiquement. Mais peut-être
cette mémoire appartient-elle aussi au secret, et ne désires-tu
communiquer que sur ce qui l’a trahie.
Je suis surprise enfin par l’idée selon laquelle
il n’existerait aucune séparation entre le philosophe,
l’historien du communisme que fut Daniel Bensaïd, et
le militant, « soldat du parti ». Cela suppose de reconduire
le philosophe à un statut d’extériorité
vis-à-vis de l’espace public, ou d’envisager
comme impossible au contraire l’exposition de celui-ci à
la présence politique. Il peut sembler malvenu d’engager
la critique à cet endroit, de mettre en cause l’engagement
d’un homme en raison de sa notoriété ou de sa
pensée. On pourrait dire aujourd’hui que l’espace
public et politique manque cruellement d’une présence
comme la sienne, quoi qu’on pense du rôle de son autorité
intellectuelle ou de la complexité de ses interventions.
On connaît de ce point de vue des intellectuels plus équivoques.
Sortant du cadre de l’engagement militant, on peut imaginer
que vous avez pu devenir l’un vis-à-vis de l’autre
des lecteurs très exigeants, confrontant vos écrits
à votre capacité d’en assumer les effets, les
actes, le caractère résistant. Je veux dire ici que
l’engagement, l’expérience commune de la politique
rend implacable le jugement de ceux que cette expérience
a par la suite séparés. Vous avez ainsi partagé
des repères philosophiques et politiques importants - sauf
essentiellement Foucault qui s’est affirmé dans ton
analyse de la politique -, Trotski, Lénine et Marx évidemment,
mais aussi Sartre ou Benjamin. Une proximité issue de votre
appartenance à la Ligue, avec le même souci d’une
fragilité du motif révolutionnaire. Mais ces pensées
du politique ne vous ont finalement pas conduits vers les mêmes
devenirs. C’est dire d’abord que la philosophie, la
pensée plus généralement, ne sauraient être
directement utiles à l’engagement, qu’elles ne
sauraient davantage être les garantes d’une communauté
politique univoque. Daniel Bensaïd a ainsi consacré
de nombreux écrits à la possibilité de penser
une actualité de la critique marxiste – Marx l’intempestif
–, à la métamorphose du mythe révolutionnaire
– Le Pari mélancolique –, à l’analyse
des temporalités en jeu dans cette mémoire politique
dans le contexte de l’explosion des démocraties libérales.
Dans quelle mesure ces écrits ont communiqué avec
ta position ? Et à quel endroit vous ont-ils séparés
?
AB : Il me semble qu’il ne faudrait pas réduire la
question du désaccord théorique ou politique au champ
des noms propres – des noms d’auteurs, précisément.
Ce qui a pu m’opposer à lui, d’une manière
toujours plus vive et tranchée au fil du temps, depuis les
années 1980, était à la fois analytique et
stratégique. En tant qu’il était peut-être
le dernier représentant de cette espèce qui a joué
un rôle clé dans tout le XX° siècle des
luttes et des révolutions – l’intellectuel organique
de la classe ouvrière – il était porté
à adopter constamment la posture de l’administrateur
de l’héritage fondateur de l’identité
et des « acquis » de sa communauté d’appartenance,
le monde ouvrier, les exploités dans la version socio-historique,
le mouvement trotskiste, la IV° Internationale dans la version
politico-politicienne. Chacun de ses livres (qui, à ce titre,
se ressemblent tous et se chevauchent les uns les autres) était
voué à cette tâche première et dernière
– réactualiser, re-déployer, re-présenter,
re-démontrer cet héritage et en démontrer la
validité inentamée dans le présent. Chacun
de ces textes est un précis de marxisme, remis en selle à
l’occasion de tel ou tel objet ou de telle ou telle circonstance,
la méthode consistant non pas à faire face à
l’événement, aux discontinuités, aux
bifurcations inconcevables, mais bien à rappeler cela même
qui, dans le présent, prend la théorie (comme héritage,
encore une fois) par le travers, aux exigences de celles-ci. Cette
position d’exécuteur testamentaire a, par définition,
horreur des épreuves qu’impose à la pensée
le surgissement de l’hétérogène ou de
la différence ; elle récuse l’imprédictible
et les blessures narcissiques qu’il lui inflige. Ainsi, jusqu’au
bout, c’est-à-dire jusqu’à l’effondrement
final et au-delà, Bensaïd a maintenu sa position de
parti, héritée des analyses élaborées
par Trotsky dans les années 1920-30, sur l’URSS, ses
satellites et le phénomène soviétique en tant
que régime, forme d’organisation sociale, « culture
» - une position placée sous l’égide du
concept de l’Etat ouvrier dégénéré.
On voit à cet exemple particulièrement absurde (et
fondé sur une approche exclusivement et délibérément
livresque de ces objets, rien n’empêchait alors Bensaïd
d’aller se colleter, comme nous fûmes nombreux à
le faire alors, avec la réalité du soviétisme
finissant sur le terrain) combien la marque de l’orthodoxie,
du dogme était profondément imprimée sur cette
pensée ; une pensée qui, au reste, avait tant à
cœur de présenter le visage ouvert du marxisme, attentif
aux mutations du présent et sensible aux vents nouveaux de
la vie intellectuelle.
Le motif omniprésent de la mélancolie, dans l’œuvre
de la « maturité » (période où
elle fut promue par un grand éditeur parisien en tant qu’elle
représentait un visage nouveau et avenant du marxisme universitaire)
est destiné, précisément, à inverser
les signes du triomphalisme, de l’optimisme débridé,
des assurances absolues qui prévalent dans les années
1970. Il est la nouvelle modulation d’une œuvre qui baisse
d’un ton et fait désormais profession de modestie,
de prise en compte de l’incertitude, qui introjecte les reculs
et les déceptions.
Mais il ne fait jamais au fond qu’accentuer les traits de
la position du veilleur de nuit qui « défend les acquis
», du stratège installé dans la position défensive.
Pour dire les choses sommairement, dans les années 1970,
sous l’effet de souffle de Mai 68, le concept organisateur
de la pensée théorique et des prises de position politiques
de Bensaïd, y compris dans les débats internes à
la LC puis LCR après la dissolution de la première
est celui de l’actualité de la révolution, une
notion héritée de Lénine et Lukacs. Dans sa
communauté d’appartenance politique, Bensaïd incarne
alors distinctement les positions les plus radicales, « la
gauche », et il se voit fréquemment taxé de
« gauchisme », d’ « aventurisme »
par ses camarades mêmes, vu notamment la fascination qu’exercent
sur lui les modèles insurrectionnels et la lutte armée,
qu’ils soient d’inspiration léniniste ou guévariste.
Lorsque s’ouvre le long hiver du reflux, dans les années
1980, il va glisser, au fur et à mesure que son œuvre
devient plus abondante et que la figure de l’auteur-philosophe
vient recouvrir celle du militant, vers une posture bien différente
: celle de l’autorité savante, de l’administrateur
de biens du corpus marxien et marxiste, mettant son autorité
intellectuelle au service de l’action et des ambitions de
son parti. Ce n’est pas pour rien qu’en termes de référents
l’accent se trouve toujours davantage placé, dans ce
redéploiement, sur Marx et le fonds marxien et moins sur
Lénine, le léninisme et la Révolution d’Octobre
comme paradigme, même si celui-ci n’est jamais renié.
J’ai, de ce point de vue, été durablement
estomaqué par la manière dont cet intransigeant défenseur
des textes et des doctrines avait avalisé l’abandon
en douceur par son parti du modèle stratégique agencé
sur la dictature du prolétariat (indexé notamment
sur la référence à la révolution russe)
au profit d’une conversion furtive et subreptice au régime
de la démocratie de représentation (une conversion
dont le symptôme criant est l’activisme, le crétinisme
électoral de ce parti). Il faut, pour prendre vraiment la
mesure de ces silencieuses inflexions, se rappeler les cris d’orfraie
que les « marxistes révolutionnaires » avaient
poussés lorsque le PCF, dans les années 1970, avait
« abandonné la référence à la
dictature du prolétariat » - mais du moins l’avait-il
fait à voix haute et intelligiblement.
Fondamentalement, la posture intellectuelle, théorique
qu’adopte Bensaïd à partir des années 1980
est celle d’un conservatisme post-révolutionnaire consistant
à batailler sans fin et sur tous les fronts contre les dangereuses
innovations qui menacent l’intégrité du corps
de la théorie ou les engagements politiques apparaissant
en rupture avec la tradition. La part prédominante de la
pensée contre dans l’œuvre de cette période,
qu’il s’agisse de récuser le concept de multitude
ou celui d’empire proposé par Negri et Hardt, celui
de plèbe, dans ses usages foucaldiens, de batailler contre
des analyses comme celles de Gorz ou Castel à propos des
métamorphoses du travail ou des puissances politiques de
la classe ouvrière, de récuser, au nom d’un
anti-impérialisme de convention, toute action destinée
à empêcher de nuire Milosevic et sa clique –
tout ceci dessine distinctement les limites de cette pensée
vouée, pour l’essentiel, à la gestion avisée
de « vérités utiles », elles-mêmes
destinées à conforter dans ses assurances et convictions
le public de militants et le peuple de la gauche de la gauche auxquelles
elle sont adressées. Le propre des livres de Bensaïd
est d’être constamment inscrit dans un horizon d’attente,
celui du public composite « à gauche de la gauche »,
auquel il permet de ne pas désespérer de tout face
aux palinodies de la gauche de gouvernement – mais nul n’ignore
qu’il ne faut pas trop espérer des livres trop attendus…
Il convient de remarquer que la formation de ces interactions entre
notre auteur et ce public n’a pas accompagné une radicalisation
de ce dernier, mais, plutôt un glissement à droite
(le « réalisme » version NPA ou le néo-gauchisme
rhétorique à la Daniel Mermet)…
Au reste, où sont, dans ces livres, la puissance affirmative
de la pensée, les déplacements qui font date, les
concepts nouveaux ? C’est, pour l’essentiel, une philosophie
de gardien du temple – une position dont le fondement se détecte
aisément, lorsque l’époque est aussi réactionnaire
que l’est notre présent, mais dont le propre est d’accompagner
le reflux, d’organiser les retraites en aussi bon ordre que
possible (c’est ainsi que le signifiant passe-partout «
la démocratie » n’a cessé d’occuper
une place toujours plus insistante dans les textes de Bensaïd
de la dernière période) et nullement de susciter une
disponibilité pour des mouvements, des coups d’arrêt,
des flux d’inversion de ce cours des choses.
Le poison du fameux « réalisme » qui n’est
que la concession par des irréconciliés d’hier,
d’une clause résignée d’adaptabilité
aux « contraintes », aux conditions du présent
est partout instillé dans cette posture de fidélité
à l’héritage et de « fermeté »
sur les principes. Comment comprendre autrement la liquidation,
en forme de congédiement de l’époque dont Mai
68 fut le climax, de la LCR (un sigle qui, à défaut
d’autre chose, maintenait un double référent
non soluble dans la démocratie parlementaire) au profit d’un
parti au nom inodore et sans saveur, une petite machine électorale
erratique – sans débouchés parlementaires, sans
stratégie de gouvernement - cela même, dans cette inconsistance
stratégique, que Trotsky appelait un parti « centriste
». Mais du moins, lorsque le débat stratégique
« réforme ou révolution ? » traversait
le mouvement ouvrier, ce type de parti centriste avait-il la capacité,
dans des périodes de radicalisation, de cristalliser une
partie de l’énergie combattante (PSOP dans les années
1930, PSU ans les années 1970…). Dans la phase actuelle
où tout tend à glisser à droite, le NPA tel
que Bensaïd l’a porté sur les fonts baptismaux,
avec la vieille garde de la LCR, n’est pas un pôle de
radicalité, mais un moyen de canalisation de ce qui demeure
de la combativité ouvrière, ou juvénile, vers
les sables mouvants de l’institution politique, de la «
démocratie » somnambulique. De ce point de vue, on
serait porté à dire, avec tous les sentiments mêlés
que nous inspire la disparition de celui qui fut un ami, un orateur
admirable, un lecteur infatigable, un débatteur brillant,
un enseignant captivant, que sa chance (comparable ici à
celle de Jaurès) aura été d’avoir tiré
sa révérence avant que ne le conduise aux palinodies
et aux retournements les plus pathétiques l’impasse
dans laquelle il s’était engagé…
MG : Bensaïd a voulu, il me semble, ne renoncer à
rien, ni au désir de révolution, ni aux conditions
possibles de sa réalisation en terme de représentation
: « Même si tu n’es pas sûr d’y parvenir,
agis en sorte que le nécessaire devienne possible ».
Il a souhaité tenir ensemble ces deux espaces de la politique,
quand la plupart des philosophes aujourd’hui se sont détournés
de la machine militante. Cet investissement de la politique dans
un lieu qui précède sa condition d’exposition
aurait, selon toi, orienté son discours. Tu mets en cause
une rupture de radicalité dans la position politique de Bensaïd
et tu discrédites sans réserve ses ouvrages au titre
de leur supposée allégeance à la rhétorique
militante; mais la nécessité qu’il incarnait
à contretemps et à contre-courant, de défendre
une pensée actuelle de la révolution, de la lutte
des classes, n’était-elle pas forcée de se transformer
au contact de la réalité économique et sociale?
Il s’est d’ailleurs exprimé largement sur la
complexité de ce passage, de ces mouvements que l’histoire
politique insuffle ; ses réflexions sur l’échec,
le hasard et le pari vont dans ce sens me semble-t-il. Aussi je
me demande si le cadre du parti peut être tenu comme seule
cause de cet infléchissement que tu désignes. Le présent
situe tous les signifiants issus de l’expérience communiste
dans un état d’anachronisme, un décalage aussi
efficace qu’inévitable. Et c’est le caractère
intempestif de ces énoncés qui détermine aussi
leur puissance imaginaire, projective et anticipatrice. Il y a donc
nécessairement plusieurs valeurs d’usage de ces signifiants
; et c’est parce que tu as été toi-même
trotskiste que tu peux juger de ces usages, de ces devenirs, comme
tu peux aussi juger la reprise par Badiou de « l’hypothèse
communiste ». Il m’est ainsi plus difficile de départir
entre ces discours, je cherche les moyens de me les (ré)approprier
quand tu les as mis à l’épreuve depuis longtemps.
En ce sens tu défends toi aussi une certaine idée
de la révolution par laquelle tu réponds aujourd’hui
à Bensaïd. Et tu sembles dire que le cadre du parti
invalide la pensée elle-même, ou est responsable de
son adaptation à l’opinion. C’est l’histoire
du communisme lui-même qui s’articule entre ces lignes,
l’effet du Parti sur l’idée, sur l’idéologie.
Or je pense qu’il existe des espacements entre les écrits,
la position de pensée de Bensaïd, et le cadre du parti
qu’il a dirigé. Sauf à penser que le parti produit
sa propre vérité politique, encore, au point que celle-ci
s’impose totalement à la pensée. Auquel cas,
c’est de pouvoir, et non plus de politique qu’il faut
parler.
AB : La béante fracture qui s’ouvre entre une rhétorique
de la radicalité en pilotage automatique (celle que l’on
trouvait par exemple à l’œuvre dans le texte récent
que Bensaïd livra à Lignes sous le titre « Une
violence stratégiquement régulée » et
où il en appelait à une « politisation »
de la violence à coup de citations de Marx, Sorel et Benjamin)
et une politique dont le fond consiste à entrer dans des
jeux de forces entre partis « de gauche » est une figure
très familière aux yeux de quiconque s’est intéressé
aux processus d’institutionnalisation, dans nos sociétés,
des mouvements révolutionnaires ; à la domestication
des dispositifs destinés à renverser le cours des
choses. Longtemps après s’être soumis aux conditions
de l’appareil parlementaire, les partis réformistes
continuent de vouer un culte de pure forme aux grands référents
– la révolution, la lutte des classes, la lutte contre
l’exploitation capitaliste, etc. De ce point de vue, Bensaïd,
dans son double rôle de transmetteur des grands récits
enchantés et d’autorité légitimant les
conversions « réalistes » dans le présent,
est bien au courant marxiste révolutionnaire issu de la tradition
bolchevik et trotskiste (« L’Opposition de gauche »),
relayée par Mai 68, ce que Kautsky fut à la social-démocratie
allemande – l’opérateur du passage subreptice,
nécessairement subreptice, d’un paradigme à
un autre.
Mais ce passage se produit dans une configuration où le
motif de la réforme est passé avec armes et bagages
dans l’autre camp – celui des partisans de l’ultra-libéralisme
et où aucune réserve n’existe plus pour un réformisme
classique, porté par des partis « ouvriers »
(désormais aux abonnés absents)… Si bien que
le seul lien organique à la tradition qui demeure au Kautsky
d’aujourd’hui et à ses amis est l’esprit
de secte – le legs léniniste, transposé dans
les conditions de la démocratie parlementaire et qui, donc,
interdit (encore) au NPA d’entrer dans des jeux d’alliances
classiques, le conduit à cultiver aux élections un
repli sur soi insupportable à une grande partie de ses électeurs
potentiels – ceux qui ne comprennent pas, et pour cause, que
l’on demeure au milieu du gué sur le chemin du ralliement
à la démocratie de représentation. Si l’on
examine attentivement l’histoire de cette conversion (dont
le paradoxe et l’aveuglement est qu’elle s’effectue
dans un topos où la démocratie parlementaire a perdu
toute capacité d’incarner un quelconque principe politique)
, on note que, de LCR en NPA, Bensaïd se fit constamment l’agent
le plus intransigeant de cette persévérance «
léniniste » à contretemps – en s’opposant
toujours avec la dernière énergie à la formation
de coalitions avec d’autres forces, susceptibles d’embrayer
sur des dynamiques de convergence ou de rassemblement à la
gauche de la gauche – ceci de l’épisode de la
candidature Juquin aux Présidentielles, sous Mitterrand,
à l’épisode Bové plus récemment.
Chaque fois, il s’activa personnellement à faire échouer
l’émergence de telles dynamiques placées sous
l’égide d’une composition de forces que son parti
n’aurait pas contrôlée de a à z.
D’où, inversement, son émerveillement sans
mesure lors de l’émergence du pauvre miracle que constitua
la montée de la « popularité » d’Olivier
Besancenot, un pur produit du parti. Qu’il fallût bien,
pour qu’un tel phénomène s’accordât
aux conditions du pouvoir médiatique, faire de ce dernier
le propagateur d’une version des plus allégées
du programme fondamental importait peu – l’essentiel
était que le chouchou de Drucker et des jeunes militants
appartînt au sérail et portât les couleurs de
la seule LCR (du NPA). On voit aujourd’hui où a conduit
ce cocktail de léninisme résiduel et de « réalisme
» parlementaire : aux récentes Régionales, le
NPA peine loin derrière l’attelage relooké du
PCF, tant de fois donné pour mort et enterré…
La sombre leçon de tout cela, s’il en est une, est
simple : lorsqu’un programme politique s’effondre, dans
ses fondements historiques, culturels, lorsque l’imaginaire
politique sur lequel il était établi se dissout, ne
reste offert à ceux dont le métier et la fonction
étaient de l’incarner, dans nos sociétés,
que le sombre mirage du pouvoir. Quand la « mayonnaise a commencé
à prendre » (comme ils disent) autour de Besancenot,
Bensaïd et ses amis (qui tous furent, en leur temps, non seulement
d’admirables militants, mais qui, mieux encore, avaient su
agencer, dans les années 1970, une communauté politique
assez joyeuse et dotée d’un considérable potentiel
d’affirmation, d’invention tous azimuts) ont cru que
« c’était arrivé », enfin, après
une si longue patience… Quoi ? Ils ne le savaient pas vraiment,
vu la radicale incohérence de leur perspective stratégique.
A défaut de se rattacher à des visées distinctes
(tant est vaste le no man’s land qui sépare la prise
du Palais d’Hiver d’une Union de la gauche comprenant
des ministres post-trotskystes), cette douce euphorie se confondait
avec la petite musique du pouvoir. Seule une frange minoritaire
de la LCR sut assumer jusqu’au bout la tentation pour aller
jouer les utilités auprès de Buffet et Mélanchon.
Mais le symptôme était bien là…
Plus les amis sincères de Bensaïd, ses admirateurs,
ses collègues auront à cœur de le faire entrer,
post-mortem, dans le rôle de l’intellectuel engagé,
de l’érudit, du professeur, du philosophe, donc, même
marxiste, et plus ils contribueront, nolens volens, à effacer
deux dimensions constitutives du personnage public : l’homme
d’action et l’homme de pouvoir. Avant sa maladie, il
fut constamment un formidable organisateur de campagnes, de manifestations,
de services d’ordre, de « coups » de nature diverses
– un stratège et un activiste. Faire passer cette dimension
aux pertes et profits de sa « panthéonisation »
même locale, ce n’est pas lui rendre justice. Il était,
dans les manifs qui tournaient à l’affrontement, d’une
incroyable bravoure et le notable de la philosophie marxiste devenu,
dans les années 1990, salonfähig, ne refusant aucune
invitation à la radio ou à la télé,
aucun « dialogue » avec aucune figure du PAF, ne devrait
pas effacer cette belle figure de l’émeutier en blouson
de cuir que sa myopie n’empêchait pas de s’orienter
avec détermination et sûreté dans le combat
de rue.
Mais, en vrai léniniste, il fut tout aussi constamment
un homme de pouvoir, c’est-à-dire d’appareil,
expert dans l’art de diriger, d’entraîner, de
commander – et aussi (c’est cela le talent de l’homme
de pouvoir) de tenir entre les mains les fils de réseaux
multiples, de cultiver la confiance et cultiver l’amitié
(au sens politique du terme, il n’en connaissait pas d’autre)
d’individus, de groupes, de milieux de sensibilités
des plus diverses, voire antagoniques. Ce talent, il l’exerçait
en premier lieu dans son organisation où les luttes de tendances
et fractions ont toujours été intenses. Mais il avait
aussi son côté « Leroy » (lequel, dans
les années 1970, incarnait le visage « ouvert »
du PCF autant que Marchais en figurait l’intransigeance post-stalinienne),
qui lui permettait de faire bonne figure dans les salons intellectuels
tout en étant parfaitement à l’aise au Bureau
politique parmi ces professionnels de la politique trotskiste dont
Alain Krivine demeure le modèle insurpassable. Un personnage
comme Mitterrand, que, politiquement, il vouait aux gémonies,
le fascinait en tant qu’homme de pouvoir, dans son rôle
de politicien retors et florentin, dans sa capacité à
faire « tenir ensemble » toute cette société
de l’Etat agrégée autour de lui, si composite,
si hétéroclite. Il ne s’est pas contenté
de lui « adresser », sur le mode d’un tutoiement
légèrement impertinent, son livre sur le bicentenaire
de la Révolution française (Moi la Révolution),
il le lui a envoyé, avec une dédicace, mi-ironique,
mi-respectueuse et l’autre, bien sûr, n’a pas
manqué d’accuser aimablement réception, tant
étaient infaillibles son talent pour déployer ses
filets et son flair pour identifier un pair, un interlocuteur pour
demain… Par la suite, le contact ne s’est jamais rompu,
maintenu via un certain nombre de ralliés dont le sénateur
Weber n’est que le plus illustre échantillon. L’anecdote
n’est pas ici insignifiante et décorative : elle rappelle
que, jusqu’au bout, le lien avec le PS n’aura pas été
rompu, une continuité régulièrement entretenue
par les appels rituels de la Ligue à se désister en
faveur des candidats et listes socialistes au second tour des élections.
Quand donc la social-démocratie française a-t-elle
cessé au juste de mériter le label de « parti
ouvrier » ? – the answer, my friend, is blowing in the
wind…
MG : Tu parles donc bien des jeux de pouvoir, avec ce qu’ils
impliquent de déplaisant, et j’avoue être encore
une fois surprise par un tel procès, duquel je ne peux d’ailleurs
saisir que certains fragments, tant ta pensée s’inscrit
dans une perspective politique, une temporalité qui m’échappent.
Il se peut que les gens de ma génération aient manqué
quelques épisodes, et tu insistes à montrer le pire
des mouvements et compromis que la politique des partis engage.
Pourquoi pas. Mais je ne vois pas quel sens donner à cette
référence de la relation de Bensaïd à
Mitterrand. Pas plus que je ne comprends ce que tu entends par son
côté « Leroy ». Tu retiens de Bensaïd
les seuls jeux de pouvoir de l’homme de parti, quand il prit
position à bien des occasions, sur des questions politiques
et de pensée fondamentales, et qui communiquaient davantage
avec le présent de nos préoccupations. Qu’il
le fît à sa façon, suivant les fidélités
qui l’attachaient, n’enlève rien il me semble
à la nécessité qui le faisait parler au-delà
de ces questions d’appareils, vers un dehors bien plus vaste
que celui que tu désignes.
La figure de Bensaïd, ses écrits, nous invitent à
concevoir ainsi le devenir de la pensée marxiste dans une
tentative de convergence avec un présent politique que tout
semble éloigner. Il s’agit pour lui, les Fragments
mécréants, le recueil de Penser agir en témoignent
récemment, de ne pas oublier les mots, les énoncés
dont la politique révolutionnaire se tisse : lutte des classes,
émancipation, violence, communisme ou engagement. Il invite
ainsi à penser le caractère intempestif de l’imaginaire
communiste, et récemment cette proposition a rencontré
celle d’A. Badiou, à partir de son texte L’hypothèse
communiste. On a eu ici à faire avec deux propositions inactuelles,
celle de Bensaïd s’inscrivant dans la correspondance
possible du communisme et de la démocratie, celle de Badiou
appelant au contraire le signifiant communiste à l’encontre
de l’identité démocratique. Bensaïd a répondu
à Badiou, en mettant en cause son identification de la démocratie
au capitalisme – régimes des équivalences marchandes
et politiques, « où tout se vaut et s’équivaut
». En mettant en cause aussi le sort que Badiou fait à
l’histoire du communisme « réel » et le
sens qu’il donne aux « échecs » du communisme.
Or c’est précisément dans un lien indissoluble
à l’histoire que Bensaïd a pensé l’évolution
du motif communiste, y compris en assumant la part de mélancolie
qu’une telle démarche suscitait. Pour Bensaïd,
l’analyse de Badiou tend à consolider l’hypothèse
philosophique au détriment de l’histoire, ou suivant
une lecture singulièrement orientée de celle-ci. Cette
opération a pour conséquence de séparer par
effet de discours le nom de la réalité historique
qui l’a supporté et qui en a fait l’épreuve.
Il écrit ainsi : « Dans ces définitions, le
communisme perd cependant en précision historique et politique
ce qu’il gagne en extension (et en éternité)
philosophique. […] Or il n’y a pas pour nous d’extériorité,
de dehors absolu de la politique par rapport aux institutions, de
l’événement par rapport à l’histoire,
de la vérité par rapport à l’opinion.
Le dehors est toujours dedans. »
Puisque tu as pris part toi aussi à cette proposition,
dans le texte intitulé « Il y a du communisme »(1),
avec le souci d’en rendre compte au plus près des pratiques
politiques, que penses-tu de cette séquence, qui réactualise
les conditions de possibilité d’une réappropriation
du signifiant communiste ? N’est-elle pas l’occasion
d’observer sa valeur d’usage, ses valeurs d’usage
– telles qu’elles se partagent entre la rhétorique
militante des partis et le fantasme d’une nouvelle vérité
politique impulsée par le « philosophe-roi »
?
AB : « Le fait que par la magie du découpage électoral,
trois curés, une bonne sœur, un colonel en retraite,
un garde-champêtre, une vieille fille acariâtre repliés
en Lozère pèsent autant – un député
– que cent mille prolétaires entassés dans la
circonscription de Gennevilliers »… – c’est
du Bensaïd, version août 1968, lorsque, recherché
par la police après la dissolution de la JCR, replié
dans l’appartement de Marguerite Duras, à Saint-Germain-des-Prés,
il écrivait avec Henri Weber /Mai 68 : une répétition
générale. Ce Bensaïd-là savait que l’on
ne prononce pas impunément le nom de « la démocratie
» lorsqu’on entend énoncer un programme révolutionnaire
et placer le présent sous l’égide de l’espérance
communiste. Il savait qu’une telle position ne peut s’énoncer
qu’à la condition de manifester une volonté
et une capacité de différer radicalement d’avec
la forme sensible de « la démocratie » dans nos
sociétés – la démocratie de représentation
et sa sœur jumelle, la démocratie de marché.
C’est la raison pour laquelle ce livre reprend à son
compte, avec la joyeuse humeur que manifeste cette envolée,
le mot d’ordre spontané issu du mouvement, en juin
68 – « Elections, piège à cons ! ».
Nul ne peut ignorer que la promotion du mot « démocratie
» au rang de signifiant-maître de toute politique possible,
pensable et acceptable, est ancrée au cœur de la dynamique
qui, depuis les années 1980, a porté l’inversion
du courant et le triomphe, sur toute la ligne, d’une réaction,
d’une contre-révolution dont les effets s’éprouvent
dans les espaces politiques, intellectuels, culturels, universitaires,
médiatiques, etc. Ce n’est pas la moindre des incohérences
de Rancière (ce qui place, ici, Bensaïd en bonne compagnie)
que d’insister, et à bon escient, sur l’importance
et la constance de ce renversement de tendance, tout en se faisant
le promoteur tout aussi infatigable d’un signifiant «
démocratie » toujours plus effrangé –
plus seulement l’opération qui montre l’égalité
en perforant l’ordre policier, l’immémorial des
répartitions inégalitaires, mais, tout simplement,
cela même qui ferait l’objet de la « haine »
des antidémocrates supposés dont la liste peut, ad
libitum, être allongée jour après jour…
Sur ce point, Badiou a parfaitement raison de tenir bon, de ne
rien céder au tout-démocratique ambiant, de ne pas
se laisser intimider par le chantage consistant à assimiler
tout refus de se laisser coloniser par le total-démocratisme
contemporain à une forme de néo-maurassisme. Lorsqu’il
écrivait son premier livre, Bensaïd savait que l’on
peut défendre les revendications ouvrières, les droits
politiques, les libertés publiques sans faire allégeance
à la religion du démocratisme – et pour cause,
celle-ci était distinctement à l’époque
le « fait de l’autre », la foi et le culte de
l’ennemi. Le pan-démocratisme contemporain est une
idéologie qui n’a rien en commun avec la manière
dont, dans la société des individus contemporaine,
tout un chacun introjecte l’habitus démocratique en
tant que composante de la civilisation des mœurs - mettez Badiou
à l’épreuve d’un débat public,
et vous constaterez qu’il n’en respecte pas moins les
formes et les codes, dans les échanges, l’écoute
de la position adverse, que le plus convaincu de nos « démocrates
». La question n’est donc pas du tout celle de la montée
de passions ou d’idées anti-démocratiques, mais
bien celle du refus d’une forme de codification de la vie
politique qui place celle-ci sous le régime de l’Un
(démocratique) – seul.
S’il est un facteur qui contribue aujourd’hui à
miner la démocratie comme idée et comme valeur, c’est
en tout premier lieu l’institution de la démocratie
de représentation en tant que machine à discréditer
et ruiner la vie politique. Le refus d’acteurs de premier
plan du débat philosophique sur la politique, comme Rancière
ou Bensaïd, de mettre les choses au point en donnant à
leur différence d’avec le tout venant du discours de
promotion de la démocratie un tour irrécusable et
irréversible, leur refus de prendre en considération
ce qui se joue dans le piège des mots ne relève pas
d’une distraction, cela a un sens profondément politique
: il s’agit, encore et toujours, de ménager l’institution
démocratique en tant qu’elle demeurerait, envers et
contre tout, le moins pire des systèmes d’institutions
politiques. Ce qu’objecte Bensaïd à Badiou à
propos de l’ « hypothèse communiste » est
ici infiniment moins actuel et signifiant que son passage en douceur
d’une posture stratégique selon laquelle la politique
révolutionnaire a pour condition le parti d’avant-garde
de type léniniste à une autre où la forme-parti
tout court doit être défendue envers et contre-tout,
contre les tentations libertaires et plébéiennes notamment,
en tant que cette forme est le conservatoire obligé de la
représentation. Ce n’est donc pas par scrupule post-bolchevik
et pour se garder contre les incriminations tendant à faire
de tout marxiste un totalitaire et un ennemi des libertés
que Bensaïd tient tant, dans ses derniers écrits, à
s’établir dans la position du démocrate «
radical ». C’est bien parce que, converti par défaut
à la démocratie de représentation, il a vu
son programme, son espérance et son utopie colonisés
par le proliférant paradigme du pan-démocratisme contemporain.
Le reste n’est que rhétorique – un communisme
pour discours dominicaux, comme on disait jadis.
Alain Brossat - Mathilde Girard, 2 avril 2010
1 A. Brossat, « “Il y a” du communisme »,
in Tous Coupat tous coupables, Lignes, 2009.
|
|